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Le patrimoine est une production qui suppose la mobilisation de diverses forces qui viennent de divers fronts d’intérêt... Du point de vue de l’État, la patrimonialisation suppose l’intérêt de construire des matérialités et des espaces qui identifient la nation.

Londoño 2014 : 165

Chaque pays possède des relations particulières avec son patrimoine archéologique. Des liens s’expriment à travers les lois, les structures administratives mises en place pour gérer cet héritage collectif et les institutions muséales pour en assurer la diffusion et transmettre les connaissances qui en découlent. Le patrimoine archéologique prend ainsi plusieurs sens en fonction de diverses réalités sociales, politiques, culturelles, touristiques et économiques. La diffusion des connaissances sur le patrimoine archéologique au sein des musées relève de choix de société qui se justifient de multiples façons. Les plus évidentes ont trait aux apports touristiques et économiques des musées. Les plus fondamentales relèvent de leur mission première qui consiste à conserver, à étudier et à présenter leurs collections à des fins éducatives. Les plus subtiles se situent dans les messages transmis et dans l’idéologie qu’ils sous-tendent.

Le présent survol examine la manière dont le patrimoine archéologique est présenté dans les principaux musées colombiens. L’exercice origine d’une volonté plus large d’évaluer la contribution de la recherche archéologique dans les musées de divers pays au xxie siècle et, plus particulièrement, sa pertinence au sein de la société. Cette vision sociale de l’archéologie se veut une réaction constructive au néolibéralisme qui prévaut dans les pays occidentaux, la Colombie n’y échappant pas, supportée par des lois qui devraient protéger le patrimoine archéologique alors qu’elles justifient habituellement sa destruction. Malgré tout, et grâce à de telles lois, l’archéologue joue aujourd’hui un rôle dans le développement économique, social et culturel de la société, ainsi que dans l’aménagement du territoire. Confronté à ces différentes réalités, il est appelé à participer aux débats de société et à y contribuer de son expertise. En l’occurrence, d’un côté, il ne peut rester indifférent au commerce illégal des antiquités, au pillage des sites et à la destruction accrue du patrimoine archéologique lors des travaux et, de l’autre côté, aux pressions des peuples autochtones pour se réapproprier leur héritage culturel et aux choix de conservation à prendre devant ce patrimoine menacé.

L’archéologue colombien Wilhelm Londoño résume bien la place que l’archéologie doit avoir dans la société : « Nous n’avons donc pas besoin d’une archéologie qui montre le passé, mais d’une archéologie qui nous aide à comprendre pourquoi le monde est comme il est dans le présent. » (2018 : 745)

Méthodologie

L’étude porte sur les principaux musées d’archéologie colombiens, plus particulièrement les musées d’État, et sur leur mise en exposition du patrimoine archéologique mobilier et immobilier vu sous trois volets complémentaires : encyclopédique, anthropologique et scientifique. Ces trois aspects servent à cerner l’apport de la recherche et comment celle-ci se traduit dans l’interprétation faite auprès du public-visiteur.

Dans le modèle archéomuséologique élaboré lors d’une étude précédente sur les musées d’archéologie québécois, il a été établi que la recherche archéologique et sa diffusion font partie d’un processus de transmission des connaissances (Desrosiers 2011). Ainsi, sur le plan théorique, les recherches menées sur un site archéologique servent à montrer son importance dans la construction de l’histoire du pays[1]. L’accumulation des recherches sur les sites permet ensuite de construire des lieux phares, c’est-à-dire des références utiles pour mieux comprendre le passé et les événements qui l’ont façonné ; puis, graduellement, un portrait d’ensemble se bâtit sur le plan chronologique, spatial et culturel où les caractéristiques de l’occupation humaine du territoire sont également mises de l’avant ; s’ajoutent enfin les recherches provenant d’autres disciplines qui se conjuguent et qui étoffent la base archéologique.

L’Amérique latine représente un territoire de prédilection pour les chercheurs québécois qui ont des préoccupations identitaires – comme c’est le cas au Québec – où le nationalisme et la colonisation européenne ont laissé leurs marques. À ce titre, le présent article fait suite aussi aux regards croisés effectués par l’auteur en 2008 sur les institutions muséales québécoises et péruviennes (Desrosiers 2010).

Le volet encyclopédique correspond au volet traditionnel et classique du musée de civilisation, tel que présenté au Musée du Louvre à Paris ou au British Museum à Londres, et adapté aux civilisations et cultures caractéristiques d’un pays comme le font le Musée de l’Acropole à Athènes et le Museo Arqueológico Nacional à Madrid. Ce volet correspond essentiellement à la présentation d’une vision d’ensemble dans un cadre culturel chronologique et spatial, ce qu’on appelle aussi la reconstitution de l’histoire culturelle. Il met généralement en scène les trésors nationaux (les objets vedettes) et les principaux éléments culturels et naturels caractéristiques d’un territoire.

Le volet anthropologique aborde les modes de vie des gens et leur environnement, allant jusque dans leur intimité et leur quotidien. L’approche thématique y est généralement utilisée pour décrire les divers aspects de la société. L’horizontalité du regard anthropologique tente d’expliquer comment les sociétés fonctionnent d’une époque à l’autre. Ce volet se distingue du volet encyclopédique des musées de civilisation qui ne couvrent souvent que les éléments les plus notoires des sociétés du passé.

Le volet scientifique est présent dans les musées d’archéologie à partir du moment où l’archéologue développe ses propres méthodes, distinctes de celles de l’antiquaire qui, lui, ne s’intéresse qu’aux objets sans tenir compte de leur contexte de découverte. Cette volonté se concrétise au cours du xxe siècle grâce à l’utilisation des datations absolues, la datation au 14C en particulier, en plus des datations relatives déjà employées, pour ancrer plus fermement les objets dans le temps et dans l’espace. Aujourd’hui le volet scientifique comprend tous les éléments qui se rattachent à la recherche archéologique proprement dite et à la diffusion des résultats qui en découlent, en passant par une reconnaissance de la contribution des archéologues. Il inclut aussi les nombreux apports scientifiques d’autres disciplines, les défis entourant la conservation, la restauration et la reconstitution en plusieurs dimensions réelles ou virtuelles des divers aspects des cultures du passé.

Une fois les trois volets des musées décortiqués, l’exercice consiste ensuite à décoder les orientations et motivations des musées, les objectifs visés, les traits distinctifs du patrimoine archéologique colombien et les messages transmis au public. C’est le moment aussi d’évaluer la place de l’archéologie dans les musées colombiens et de vérifier comment elle se rattache aux réalités sociales et culturelles du pays. L’élément-clé d’une telle évaluation réside dans l’utilisation des contextes archéologiques, c’est-à-dire des résultats issus de la recherche effectuée sur les sites. En d’autres mots, ce qui fait de l’archéologie une science.

Présentation générale

L’idée de rédiger le présent article est née pendant la visite d’une dizaine des principaux musées d’archéologie colombiens – n’incluant pas les musées universitaires et les musées locaux. Et c’est avec le regard critique de l’archéologue curieux de voir comment on s’approprie l’archéologie en Colombie et, plus particulièrement, comment on la met en valeur dans les musées que l’auteur s’est senti interpellé à poursuivre sa réflexion sur la place de l’archéologie dans la société (voir Desrosiers 2018, 2019 ; voir aussi Desrosiers et Limoges 2019).

L’histoire du pays ne sera pas abordée ici. Comme dans tous les pays d’Amérique latine, beaucoup d’événements ont marqué les Colombiens et le vaste territoire depuis plus de 10 000 ans. Les références suggérées sont : Historia mínima de Colombia (Melo 2017) et Historia de Colombia y sus Oligarquías (Caballero 2018).

Connue comme étant le pays de l’or (el dorado), la Colombie présente évidemment un attrait irrésistible pour le visiteur étranger qui s’attend à y découvrir des cultures mystérieuses et des trésors fabuleux. Il en a d’ailleurs plein la vue dès qu’il entre au Museo del Oro de Bogotá. Cet engouement demeure constant puisque les principaux musées du pays exposent des trésors inestimables. En comparaison avec d’autres pays portant un imposant héritage préhispanique[2], en Colombie on préfère parler de cultures plutôt que de civilisations comme c’est le cas au Pérou (les Incas, les Moches, etc.) ou en Mésoamérique (les Aztèques, les Mayas, etc.). C’est sur la base de traits caractéristiques des vestiges mobiliers et immobiliers trouvés dans un territoire donné que les cultures ont été identifiées. La culture matérielle des ancêtres des Muiscas, un des peuples autochtones préhispaniques encore présents sur le territoire colombien, ainsi que les sites monumentaux de San Agustín et Tierradentro constituent des références incontournables du paysage archéologique national.

À première vue, la prépondérance du passé préhispanique dans les musées fait contraste avec l’absence relative du passé de la période coloniale. Pourtant l’histoire du pays depuis l’arrivée des Européens provenant surtout de la péninsule ibérique est loin d’être banale tant sur le plan social et politique que culturel : colonisation espagnole, résistance autochtone, arrivée massive d’esclaves noirs, migration graduelle d’autres groupes allochtones (groupes issus de divers pays et religions) et métissage d’origines ethniques différentes[3]. À cela, il faut ajouter la présence des Européens de souche qui occupaient les principaux postes de l’administration civile et de l’armée, dont celui de vice-roi, le représentant du trône espagnol sur le territoire, en plus du clergé omniprésent et omnipotent.

En Colombie, le patrimoine archéologique mobilier et immobilier appartient à l’État. Il existe toutefois bon nombre de collections privées en Colombie. Celles-ci se retrouvent dans des musées privés comme les MUSA (musées d’archéologie), partiellement financés par l’État, ou dans des musées communautaires, comme celui de San Jacinto dans le département de Bolivar (https://www.museocomunitariosanjacinto.com/quienes-somos). Mises à part celles qui continuent d’être achetées par le Banco de la República, le propriétaire le plus influent du pays, plusieurs collections archéologiques se retrouvent sur le marché international en raison d’un trafic illicite induit par une forte demande (UNESCO, Ministerio de Cultura de Colombia, s.d. : 1).

Les musées visités en 2019 sont :

  • Museo del Oro de Bogotá

  • Museo nacional de Colombia de Bogotá

  • Museo arqueológico de la casa del Marqués de San Jorge (MUSA) de Bogotá

  • Museo del Oro Calima de Cali

  • Museo arqueológico de la Merced (MUSA) de Cali

  • Parque arqueológico de San Agustín, incluant la Casa-Museo Luis Duque Gómez, la Casa-Museo Juan Friede (Alto de los Ídolos) et le Museo Comunitario Obando

  • Parque arqueológico de Tierradentro, incluant le Museo Etnográfico

  • Museo del Oro Zenú de Cartagena (exposition temporaire pendant les travaux de rénovation du musée)

  • Museo de Antioquia de Medellín

  • Museo del Oro Tayrona de Santa Marta

Les volets encyclopédique, anthropologique et scientifique retenus pour cette étude sont présentés en fonction des entités qui gèrent les musées. Ainsi, les musées de l’or qui relèvent du Banco de la República constituent le premier regroupement ; viennent ensuite les musées d’archéologie privés (MUSA) et le musée du gouvernement régional d’Antioquia de Medellin. Le Museo nacional de Colombia et les parcs archéologiques gérés par l’Instituto Colombiano de Antropología e Historia (ICANH) au sein du Ministerio de Cultura ferment la boucle. À titre d’information, les parcs archéologiques de San Agustín et de Tierradentro ont été classés par l’UNESCO comme sites du patrimoine de l’humanité en 1995.

Le multiculturalisme, les groupes ethniques et le métissage en Colombie

La Constitución política de Colombia de 1991 (article 7) [http://www.corteconstitucional.gov.co/inicio/Constitucion%20politica%20de%20Colombia.pdf] reconnaît des droits aux groupes ethniques incluant les communautés autochtones, noires et métissées du pays et ouvre la porte au multiculturalisme, c’est-à-dire à la coexistence de plusieurs cultures, dans toutes les sphères de la société colombienne. Cette reconnaissance était d’autant plus nécessaire que plusieurs de ces mêmes groupes ethniques ont été dépossédés de leur territoire lors de l’indépendance du pays au xixe siècle par des propriétaires « absents », qui ne se sont jamais rendus sur le territoire (Rappaport 1985 : 27). L’ouverture au multiculturalisme devait avoir des retombées concrètes dans les musées, entre autres dans les musées d’État, sauf que le changement ne s’opère pas facilement.

La société colombienne est maintenant largement métissée. En effet, les mélanges entre les différentes ethnies ont été importants au fil des siècles et ils ont été motivés par une volonté d’assimilation et d’acculturation de l’État (Zagefka : 2006 : 2), voire de « cannibalisation des différences raciales » (Ribeiro 2003 : 48, dans Gnecco 2010 : 59). Bref, le métissage s’est opéré dans la population comme un processus naturel et inévitable et comme la solution la plus humaine et la moins traumatisante entourant le « problème ethnique » (ibid. : 60-61). Il en résulte que la société colombienne est aujourd’hui composée de criollos (des Colombiens qui se considèrent de « race blanche ») et de meztisos (des Colombiens d’ascendance « blanche » ou autochtone), puis d’autochtones et d’autres ethnies[4].

Les défis entourant le multiculturalisme surviennent entre autres lors de l’application de la loi entourant la protection du patrimoine archéologique (Gnecco et Piñacué 2016). Comme propriétaire du patrimoine archéologique, l’État doit aussi reconnaître les droits accordés par la Constitution aux groupes ethniques.

Le cas du parc archéologique de Tierradentro, situé sur un territoire occupé depuis plusieurs siècles par les Nasas, est un exemple patent des tensions entre les groupes autochtones et l’État. Tierradentro comprend bon nombre de sites archéologiques à l’intérieur comme à l’extérieur du parc. Ce sont principalement des hypogées contenant une ou plusieurs chambres funéraires (guacas), considérés comme des lieux sacrés par les Nasas (Sevilla Casas et Piñacué Achicué 2007). Toutefois, lors de l’exercice menant au classement de Tierradentro par l’UNESCO, les Nasas n’auraient pas été consultés ni informés préalablement (Montoya-Guevara 2017 : 26), malgré le fait que la consulta previa (consultation préalable) des peuples autochtones est affirmée dans la convention de l’Organisation internationale du Travail depuis 1991 (https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C169#A7). Plus récemment, lors de l’élaboration du plan de gestion du parc, les positions des archéologues de l’État et celles des Nasas étaient diamétralement opposées (Gnecco et Piñacué 2016). Aujourd’hui, si les Nasas ont obtenu la gouvernance du parc, c’est néanmoins sous l’autorité de l’ICANH. Bref, les revendications des autochtones se butent à un système colonialiste étatisé bien ancré dans la société colombienne menée par une élite bourgeoise et criolla.

Figure 1

Le Museo nacional affiche sa nouvelle mission à vocation sociétale : « Un nouveau musée pour un nouveau pays. Être un musée de rencontre entre les citoyens de la Colombie et du monde, avec nos patrimoines, pour dialoguer, célébrer, reconnaître et réfléchir sur ce que nous sommes et sur ce que nous voulons être. »

Photo Pierre Desrosiers

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Un autre irritant majeur qui empêche de protéger le patrimoine archéologique du pays est le pillage des sites archéologiques (appelé guaquería), une activité qui existe depuis cinq cents ans, lorsque les Espagnols se sont emparés du territoire et de son or. Même si elle est illégale, la guaquería a toujours cours en Colombie et semble bien difficile à endiguer (González-Fernández 2006 : 42). Pour le gouvernement et l’ICANH, cette activité s’expliquerait principalement par l’appât du gain et par le fait que ceux qui la pratiquent, les guaqueros, jouent un rôle-clé dans le commerce illicite international. Pour certains groupes ethniques, cette activité fait partie des rapports qu’ils entretiennent avec leur territoire : un espace qu’ils habitent physiquement, mais aussi spirituellement (Rappaport 1985 : 28). À cause de leurs origines diverses et de l’importance du métissage, les Colombiens ont des attitudes fort diverses envers le patrimoine archéologique. Pour certains d’entre eux, les peuples autochtones notamment, l’activité constitue une façon de se réapproprier un territoire et de communiquer avec les forces de la nature présentes dans des lieux sacrés, les mêmes lieux qui correspondent à des sites archéologiques. Pour d’autres qui n’ont pas ces mêmes liens avec le territoire, les criollos en particulier, c’est bel et bien un commerce illicite de biens culturels à dénoncer. Quant aux mestizos, leur attitude demeure ambivalente ou même indifférente. Enfin, si les archéologues colombiens condamnent généralement cette activité, certains d’entre eux prennent conscience de l’impasse actuelle et voient davantage la guaquería comme une pratique culturelle et sociale à pondérer dans une analyse plus globale du phénomène (Londoño 2003, 2016).

Des structures et des institutions gouvernementales

Jusqu’au xxe siècle, l’État était la référence nationale pour construire la narration sur l’histoire de l’archéologie, pour la valider et la critiquer.

Piazzini Suárez 2015 : 28-29

Depuis 1939, le Banco de la República gère le commerce de l’or du pays et collectionne des trésors nationaux en privilégiant les beaux objets de valeur plutôt que ceux qui possèdent un intérêt scientifique. Dès 1968, il a ouvert un premier musée puis, à partir des années 1980, il a créé un réseau de Museo del Oro. Ce réseau comprend aujourd’hui sept musées régionaux et un musée d’ethnographie. Via sa Fundación de Investigaciones Arqueológicas Nacionales (FIAN), le Banco de la República finance aussi certains projets archéologiques, soit des fouilles, des restaurations et des publications (http://www.banrepcultural.org/fian). Parmi les fouilles récentes subventionnées par la FIAN, il y a eu celles de la Casa de la Aduana – Museo del Oro Tayrona (dont il sera question plus loin). De fait, le Banco de la República est une institution gouvernementale omniprésente en Colombie. En plus des musées, il gère aussi les centres culturels, le réseau des bibliothèques dans toutes les capitales départementales (l’équivalent d’une capitale provinciale) du pays, en plus des collections archéologiques, artistiques, philatéliques et numismatiques (http://www.banrepcultural.org/).

Le Ministerio de Cultura encadre deux institutions : l’ICANH et le Museo nacional de Colombia. La délivrance des permis de recherche archéologique et la protection du patrimoine archéologique national sont dévolues à l’ICANH fondé en 1952, après la fusion du Servicio Arqueológico Nacional (1938) et de l’Instituto Etnológico (1941) [http://www.icanh.gov.co]. L’ICANH gère aussi les parcs archéologiques de San Agustín et de Tierradentro incluant chacun un musée d’archéologie. Celui de San Agustín présente le mobilier archéologique trouvé sur place et fait l’interprétation des découvertes. À Tierradentro, le musée d’archéologie est actuellement en rénovation. De plus, Tierradentro possède aussi un musée d’ethnographie qui invite le visiteur à se familiariser avec les Nasas, la communauté autochtone qui vit sur le territoire et assure la gouvernance du parc.

Le Museo nacional de Colombia est situé à Bogotá dans un bâtiment qui abritait jadis une prison. Depuis sa création en 1823, il gère des collections archéologiques, ethnologiques, historiques et artistiques. Il se veut la principale ressource éducative sur l’histoire de la culture colombienne dans le pays et un centre de diffusion de la recherche sur l’identité multiethnique et multiculturelle de la nation. Son principal défi consiste à présenter un multiculturalisme plus critique, plutôt que de le « célébrer » (Lleras 2011 : 456-464).

Présentation des volets

Le volet encyclopédique

Le Museo del Oro de Bogotá constitue la référence internationale au pays. Il présente une vision d’ensemble des cultures préhispaniques de la Colombie, et ses antennes régionales (voir la liste des musées visités) abordent plus spécifiquement celles que l’on retrouve sur le territoire dans lequel elles se sont ancrées. Depuis 2008, les expositions du Museo del Oro de Bogotá déclinent l’histoire culturelle préhispanique en images, en dates, en régions et en artéfacts, en prenant soin de situer ses manifestations par rapport aux civilisations du Pérou et de Mésoamérique et, plus globalement, aux civilisations occidentales. L’introduction aux cultures préhispaniques passe par la section El trabajo de los metales, qui porte sur les aspects technologiques associés au travail de l’or. Le visiteur se familiarise avec la fabrication des bijoux, des ornements et d’autres pièces du trésor colombien. Vient ensuite la section La Gente del Oro qui présente ce que les gens fabriquaient et de quoi ils s’ornaient dans les différentes régions culturelles. La dernière section porte sur la cosmologie et le symbolisme, un thème qui sera abordé plus loin dans le volet anthropologique. À l’étage supérieur du musée, l’Exploratorio inclut La mirada del arqueólogo (La perspective de l’archéologue), qui sera décrite dans le volet scientifique.

Tous les musées de l’or visités adoptent la même formule : ils exposent les trésors nationaux, principalement les artéfacts en or et en céramique ; ils les associent à une culture, une région et une période plus ou moins longue, mais l’information y demeure sommaire en l’absence de la provenance exacte (le site de la découverte) et du contexte archéologique (obtenu à la suite d’une intervention archéologique). Par contre, les artéfacts sont généralement associés aux lieux d’inhumation, la principale source de découvertes au pays, et accompagnés de descriptions de certains rites funéraires et de leur signification présumée. Les musées de l’or colombiens constituent d’excellents véhicules pour résumer le passé préhispanique et montrer ses richesses. Dans l’esprit encyclopédique, ils présentent leur contenu le plus objectivement possible tout en évitant les controverses. Les moyens utilisés sont considérables et le personnel, compétent. Manifestement l’expertise est au service du public-visiteur, qu’il soit du pays ou de l’étranger.

Les deux musées privés du MUSA suivent le modèle établi dans les musées de l’or, sauf que les moyens technologiques sont restreints et l’expertise sur place, quasi-absente. C’est avant tout l’occasion de présenter des trésors pour leur valeur artistique et culturelle. Le Museo de Antioquia à Medellin possède une collection de belles pièces préhispaniques exposées dans un musée d’art ; il décode aussi la production préhispanique de la céramique dans une salle permanente qui lui est consacrée : El barro tiene voz (L’argile a une voix). Ce faisant, le musée crée un lien entre le passé et le présent, ce qui ne se fait pas dans les musées de l’or.

Le Museo nacional de Colombia constitue pour sa part une autre référence nationale. Certains aspects lui confèrent un caractère encyclopédique, dont une vision d’ensemble de l’histoire de l’occupation humaine. Dans le cadre du renouvellement de sa mission, le musée a inauguré en octobre 2018 une nouvelle exposition permanente intitulée Tiempo sin Olvido. Diálogos desde el mundo prehispánico (Le temps n’oublie pas. Dialogues avec le monde préhispanique). L’exposition, divisée en plusieurs thèmes, permet de traverser le temps et les cultures en se servant des collections archéologiques, historiques, ethnologiques et artistiques. Cette façon d’utiliser le passé préhispanique est reprise dans d’autres nouveaux espaces du musée pour raconter l’histoire du pays, aborder le multiculturalisme et montrer la richesse de ses collections. Les pièces archéologiques en céramique et en or sont des trésors nationaux qui ne proviennent généralement pas de fouilles. En conséquence, leurs descriptions restent sommaires. L’expertise du Musée est évidente dans sa mise en exposition. Ses contenus sont plus élaborés que ceux du Museo del Oro et possèdent des éléments plus didactiques. Le public-visiteur visé est avant tout national.

De leur côté, les parcs archéologiques montrent des vestiges mobiliers et immobiliers appartenant à des cultures distinctes dont le nom véritable reste inconnu, faute de documents écrits ou de recherches suffisantes qui permettraient de mieux les définir. Par défaut, on les identifie par le nom du territoire dans lequel ils sont situés : San Agustín et Tierradentro. La période associée à la culture de San Agustín va du ier au ve siècle de notre ère, alors que celle de Tierradentro couvre celle du vie au ixe siècle de notre ère. La visite des parcs procède selon un modèle conçu et réalisé par l’ICANH : un musée de site à l’entrée, un parcours de sentiers naturels menant aux différentes stations, des vestiges mobiliers et immobiliers conservés généralement sous abri, le tout accompagné de panneaux de signalisation et d’interprétation.

Le musée de site de San Agustín présente globalement les découvertes, décode la signification des principaux vestiges mobiliers et immobiliers, identifie les chercheurs qui les ont mis au jour et donne un aperçu des connaissances acquises. Sur le site et dans le musée l’accent est mis sur les statues de pierre volcanique et les tumulus contenant les inhumations. Le propos est généralement descriptif. San Agustín dispose aussi d’un Bosque de las Estatuas (Boisé des statues) qui réunit les nombreuses stèles qui ont été trouvées dans toute la région.

Le musée de Tierradentro est présentement en rénovation, et seules quelques pièces, plans et dessins sont montrés dans une salle temporaire. Le parc contient des hypogées (chambres funéraires creusées dans le sol), souvent décorés de dessins représentant des formes géométriques, anthropomorphiques et zoomorphiques, à l’aide de pigments naturels rouges et noirs sur fond blanc. Comme à San Agustín, les vestiges archéologiques sont répartis dans plusieurs stations et des panneaux d’interprétation sommaires et descriptifs rendent compte des caractéristiques des lieux funéraires.

Figure 2

Figure 2 (suite)

a) La salle multimédia du Museo del Oro expose la richesse que peuvent receler les lacs sacrés de la Colombie, de quoi entretenir le célèbre mythe de l’el dorado ; b) Le musée possède aussi quelques rares représentations féminines en or qui font valoir leur statut social

Photos Pierre Desrosiers

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Le caractère encyclopédique des parcs s’exprime par la présentation d’une histoire culturelle et d’une terminologie adoptée pour les civilisations de la Mésoamérique et du Pérou mais empruntée à l’archéologie américaine soit : les périodes Archaïque, Formative et Classique. Les statues et les hypogées sont décrits et illustrés sous forme de croquis et de dessins, et leurs probables significations sont proposées. Le contenu s’adresse au public-visiteur national et étranger. L’expertise est toutefois absente sur place et aucune intervention archéologique ne semble s’y être déroulée récemment. Ce sont les vigilantes (les gardiens) qui servent de guides dans les différents secteurs des parcs.

Le volet anthropologique

Le volet anthropologique des musées d’archéologie colombiens visités s’incarne principalement à travers leur contenu thématique et explore certains aspects des sociétés préhispaniques.

Le Museo del Oro présente des thèmes relatifs aux sociétés orfèvres. La section appelée La Gente del Oro fait parler les objets en les rattachant aux gens qui les ont portés et aux personnages, êtres surnaturels et animaux qu’ils voulaient représenter. Sous le thème combiné de la cosmologie et du symbolisme, les artéfacts exposés proviennent de contextes funéraires et essentiellement des élites. Le visiteur y découvre les liens que celles-ci entretenaient avec leurs dieux, leurs ancêtres, les forces de l’univers, la nature, la faune, la flore et l’au-delà. C’est là qu’entre en jeu l’imaginaire et que le propos devient tout à fait fascinant pour le visiteur. Tous les musées de l’or poussent d’ailleurs très loin leurs interprétations et n’ont aucune réticence à aborder des sujets plus abstraits, voire métaphysiques, ou plus délicats tels que le rôle de la coca lors des rituels. Le Museo del Oro de Bogotá en remet en rappelant l’importance de la tradition orale entourant les lacs sacrés où des rituels et des sacrifices humains étaient pratiqués par un cacique muisca vêtu d’or (el dorado). Il propose enfin un multimédia qui reprend la légende et en rajoute allègrement sur ce qu’un lac sacré pourrait contenir de trésors dorés inestimables.

Essentiellement, les musées de l’or mettent en scène l’élite, c’est-à-dire ceux qui détiennent le pouvoir politique et spirituel, ainsi que les personnages importants d’une hiérarchie socialement bien établie (Lleras-Pérez 2013 : 6-7). Les élites apportaient avec elles dans leurs tombes leurs objets les plus précieux tantôt pour célébrer leur vie sur terre, tantôt pour les accompagner dans l’autre vie. L’élite était constituée presque toujours de personnages masculins : les caciques (chefs), les chamanes (sorciers) et les officiants (prêtres). Une place de choix est donnée aux représentations anthropozoomorphiques (homme et animal à la fois) et aux représentations humaines illustrant souvent des pratiques rituelles (mutilations, tatouages, déformations, etc.), considérées comme hautement symboliques. Par contre, les représentations féminines sont rares chez les élites – et par conséquent parmi les artéfacts exposés. On les retrouve surtout parmi les objets en céramique, montrant les rôles traditionnels liés à la fertilité et à la maternité.

Le Museo del Oro Tayrona se distingue des autres musées de l’or par l’ajout de deux sections contenant un volet historique et un volet anthropologique à son exposition sur le passé préhispanique. Ces sections abordent l’histoire de la maison de la Douane (La Casa de la Aduana) et de la ville de Santa Marta et décrivent les groupes ethniques de la région (Noirs, Autochtones et autres mélanges). Dans la section historique, il est question de la société coloniale aux xviiie et xixe siècles et des relations entre les groupes ethniques et les Espagnols nés dans le pays. Dans la section ethnographique, chacun des groupes est présenté en montrant son mode de vie. Cette description est aussi l’occasion de faire un examen de conscience sur ce qu’ils ont pu subir au fil des siècles aux mains de la société blanche.

À travers son approche thématique, le Museo nacional de Colombia se démarque des autres musées en créant un véritable pont entre le passé et le présent, en particulier dans sa nouvelle exposition Le temps n’oublie pas qui aborde plusieurs thèmes tels que : Habiter, Échanger, Travailler, Célébrer, Lutter, Mourir. Chacun d’eux est présenté dans une pièce qui comprend à la fois des objets archéologiques (préhispaniques), des objets historiques (récents) et des objets ethnographiques (autochtones surtout) et une oeuvre d’art contemporaine. À titre d’exemple, la pièce consacrée au thème « Lutter » contient la représentation d’un guerrier en céramique de la période préhispanique, des objets trouvés dans les décombres du Palacio de Justicia de Bogotá (après l’assaut de l’armée colombienne au palais de justice occupé par des membres du groupe guérillero M-19 en novembre 1985) et une toile d’un artiste colombien représentant un paysan armé se défendant contre l’oppresseur. Cette fusion des collections du musée et des contenus préhispaniques se révèle d’ailleurs dans les autres salles d’exposition du musée. À la fin de chaque thème, des questions sont posées au visiteur telles que : « Quels liens tissez-vous avec votre famille, vos amis, les gens autour de vous que vous ne connaissez pas ? » Cette approche transpose le passé dans des réalités à la fois traditionnelles et contemporaines du pays. Elle atteste la volonté du Musée de décloisonner le passé préhispanique et, du même coup, sa collection archéologique. L’exposition fait aussi valoir l’importance de préserver la langue des groupes autochtones et de redécouvrir le territoire par la toponymie. L’approche préconisée ainsi que les contenus présentés témoignent d’une volonté didactique qui s’inscrit du même coup dans la promotion du multiculturalisme.

À Tierradentro, le volet anthropologique se retrouve essentiellement dans le musée d’ethnographie. Des membres de la communauté autochtone nasa qui vivent dans la région et assurent la gouvernance du parc en lien avec les représentants de l’ICANH y présentent leurs modes de vie traditionnels. À San Agustín, le volet anthropologique se limite à des informations succinctes sur la proximité des lieux domestiques et lieux d’inhumation sur quelques panneaux de certaines mesitas (stations).

L’absence d’information sur les sociétés préhispaniques est d’autant plus étrange que plusieurs fouilles ont été pratiquées par des archéologues étrangers et nationaux dans les deux parcs au fil des décennies. Le site de Tierradentro est connu depuis les années 1930 et celui de San Agustín depuis plus de cent ans. Ils ont d’abord été repérés et étudiés par des chercheurs allemands qui ont pris certaines mesures pour nettoyer les vestiges et les protéger des intempéries, mais ce sont principalement des chercheurs colombiens qui ont fouillé les sites après la Seconde Guerre mondiale et poursuivi la restauration des hypogées et des statues. Si l’anthropologie professionnelle en Colombie est née en 1941 avec la venue du français Paul Rivet et la création de l’Instituto Etnológico Nacional (Gnecco 2008 : 1107), les fouilles ont servi essentiellement à dégager les vestiges et à les présenter au public jusque dans les années 1970. Il semble donc évident que les résultats d’intérêt anthropologique provenant des fouilles menées depuis les dernières décennies n’ont pas encore été intégrés à la mise en valeur du lieu.

Figure 3

Figure 3 (suite)

a) Le plan du parc archéologique de San Agustín ; b) Un détail du même plan montre où sont situés les habitations domestiques et le village (points blancs et cercle), par rapport aux lieux d’inhumation (points noirs). Il y est mentionné qu’ils pourraient être contemporains mais que les recherches archéologiques ne peuvent le confirmer

Photos Pierre Desrosiers

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Le volet scientifique

Dans son volet scientifique, le musée nous démontre en quoi les recherches faites jusqu’à présent nous aident à faire avancer la connaissance, ce qui inclut aussi les contributions d’autres disciplines dans la conservation et la mise en valeur du patrimoine archéologique.

Au quatrième étage du Museo del Oro consacré à l’Exploratorio (Exploratorium), on présente La mirada del arqueólogo (La perspective de l’archéologue), une exposition qui permet au visiteur de saisir le rôle de l’archéologue dans l’acquisition de connaissances sur le passé. Un site de fouilles y est reconstitué et la démarche y est décrite. Ailleurs dans le musée, c’est à la fin de la section El trabajo de los metales sur les techniques de fabrication des objets en or que sont décrits les divers aspects de la métallurgie, les techniques de réparation utilisées durant la période préhispanique et les défis actuels entourant la conservation d’un métal comme l’or. Quelques reconstitutions font partie de la mise en exposition, dont une chambre funéraire de Tierradentro, un lieu d’inhumation contenant des offrandes et une sépulture avec momie.

Figure 4

Figure 4 (suite)

Figure 4 (suite)

Description des modes d’inhumation préhispaniques présentée au MUSA de Bogotá (a) et, au Museo del Oro Calima de Cali, reconstitution du cercueil (fabriqué à même un tronc d’arbre) d’une élite avec ses offrandes (b) et un personnage en apparat cérémoniel (c)

Photos Pierre Desrosiers

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Les autres musées de l’or et les MUSA offrent généralement des cartes identifiant les principales cultures préhispaniques, des croquis, des dessins et quelques reconstitutions des modes d’inhumation des élites et de leur apparat cérémoniel.

Au musée de site de San Agustín, consacré à l’archéologue colombien Luis Duque Gómez (1916-2000), l’exposition se termine avec un bilan des recherches faites sur place depuis sa découverte en 1913. Le musée de site de Tierradentro était en rénovation lors de la visite et seuls quelques objets et dessins des chambres décorées des hypogées étaient présentés.

Figure 5

Figure 5 (suite)

a) Vue partielle de la Mesita B de San Agustín (avec statue et tombe funéraire) ; b) Dessins représentant l’intérieur richement décoré d’un hypogée de Tierradentro

Photos Pierre Desrosiers

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La conservation de la Fuente de Lavapatas (Source de Lavapatas) du parc archéologique de San Agustín est exceptionnelle. Comme l’indiquent les panneaux d’interprétation, plusieurs équipes scientifiques ont contribué aux études qui permettent aujourd’hui de préserver l’esprit du lieu. On maintient ainsi la magie du lieu en permettant à l’eau de continuer à circuler comme elle le faisait jadis dans les divers canaux, même si cela risque d’éroder certains dessins et figures gravés dans le roc.

Selon l’archéologue Roberto Lleras-Pérez (2014 : 24), les reconstructions des vestiges immobiliers de San Agustín et de Tierradentro ont été faites à une époque où on se souciait peu de la démarche scientifique et de l’authenticité. Leur configuration actuelle doit donc être considérée comme approximative. Il en va aussi de même pour la restauration des hypogées et des décors et représentations peints. En ce qui a trait à la restauration des lieux d’inhumation et à leur mise en valeur in situ, on demeure vague.

Figure 6

Figure 6 (suite)

a) L’abri protégeant l’affleurement rocheux sacré traversé par des canaux et garni de représentations anthropomorphiques et animalières de la Fuente de Lavapatas ; b) Plan de la Fuente de Lavapatas reproduisant les canaux et les dessins gravés dans le roc

Photos Pierre Desrosiers

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Le Museo del Oro Tayrona consacre une section complète à des fouilles de la période coloniale, le site de l’ancienne douane qui date de 1513 et qui a été habitée en 1830 par El Libertador, Simon Bolivar, ce héros national qui libéra le pays du joug espagnol. On y décrit sur plan les vestiges architecturaux et on montre les artéfacts qui ont été trouvés lors des fouilles, ce qui permet de reconstituer la société de l’époque. Le contenu et la présentation des recherches reflètent la démarche scientifique habituelle entourant le travail de l’archéologue. De plus, à la sortie du musée, il est mentionné que des activités archéologiques sont réalisées depuis longtemps dans la région et que celles des guaqueros ont cependant détruit plusieurs sites importants.

Au Museo nacional de Colombia de Bogotá, le thème qui rejoint le plus le volet scientifique est Hilar: el tejido de la sociedad (Tisser : le tissu de la société). La salle qui lui est consacrée met en vedette le site préhispanique de Nueva Esperanza qui a fait l’objet des plus importantes fouilles réalisées au pays au cours de la dernière décennie. Ces fouilles ont été financées par l’Empresa de servicios publicos de Medellin (EPM), une entité gouvernementale qui gère les ressources naturelles du pays – et qui a aussi financé la nouvelle exposition permanente. La salle offre une production vidéographique des fouilles, une reconstitution du village, et présente de nombreux artéfacts servant de poids de filet décorés en pierre, recueillis lors des interventions archéologiques.

Figure 7

Tableau du Museo del Oro Tayrona reconstituant à partir des recherches archéologiques une scène de l’époque où Simon Bolivar habitait la maison de la Douane à Santa Marta

Photo Pierre Desrosiers

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En somme, le volet scientifique est peu exploité dans les musées d’archéologie colombiens. La démarche scientifique est présentée seulement dans le Museo del Oro de Bogotá, mais dans une section à part, La mirada del arqueólogo, où il n’y a pas de véritable lien avec les autres sections. Il en va de même pour la conservation et la mise en valeur in situ, deux démarches qui ne sont pas explicitées. Même les formes traditionnelles de présentation des collections archéologiques, comme la sériation des objets en céramique, pourtant nombreux dans les lieux d’inhumation, sont absentes. Bref, le processus d’acquisition de connaissances qui mène à leur diffusion dans le musée ne semble pas être d’intérêt suffisant pour le transmettre au public-visiteur, sauf pour des cas particuliers telle la fabrication de l’or au Museo del Oro de Bogotá ou la conservation exceptionnelle dont a bénéficié la Fuente de Lavapatas dans le parc de San Agustin et qui s’est mérité l’attention de plusieurs spécialistes en environnement.

Les musées d’archéologie colombiens décodés

Le décodage des musées d’archéologie constitue un exercice que je fais depuis que j’ai commencé à conjuguer archéologie et muséologie dans un modèle archéomuséologique, où l’acquisition et la transmission des connaissances doivent se réaliser de façon dynamique et en continu (Desrosiers 2011). L’aspect particulier exploré en Colombie, c’est le rôle de l’État dans les musées.

Après avoir examiné de plus près les volets encyclopédique, anthropologique et scientifique des musées archéologiques colombiens, on peut aisément remarquer que ceux qui ont été conçus et réalisés par l’État s’inscrivent dans une idéologie nationaliste qui expose fièrement et habilement son passé préhispanique (Piazzani Suárez 2015 : 29-31). À travers ce prisme, il est possible de cerner la volonté gouvernementale, tantôt orientée vers le touriste avec ses musées de l’or et ses parcs archéologiques auréolés par l’UNESCO, tantôt vers le citoyen avec son Museo nacional. Du même coup, on constate que son passé colonial est fort peu valorisé. Ces choix qui mettent en scène (ou non) le citoyen et le touriste, d’une part, et le passé préhispanique et le passé colonial d’autre part, révèlent des traits sociaux et culturels caractéristiques du pays, notamment la valorisation du patrimoine archéologique et le rôle de l’archéologue, le phénomène de la guaquería et la persistance du colonialisme dans la société colombienne.

Une attraction touristique figée dans le passé qui sert l’idéologie nationale

[…] l’objectivation de l’altérité dans les musées, surtout l’altérité indigène, a contribué à la soumettre au projet national.

Gnecco 2002 : 135

Les musées d’archéologie, et en particulier les musées de l’or, sont de merveilleuses attractions touristiques pour l’État. Ils impressionnent avec leurs merveilleuses collections d’objets en or, la production artistique exceptionnelle des maîtres-artisans préhispaniques, les statues anthropomorphes géantes de San Agustín et les mystérieux hypogées ornés de Tierradentro. Ils en disent long aussi sur les pratiques funéraires, sur les visions du monde et les rituels des sociétés préhispaniques. Il s’agit d’un passé fascinant et énigmatique, dont on ne saisira peut-être jamais toute l’essence car les liens avec le présent sont rompus depuis longtemps. Voilà le premier message véhiculé par le Banco de la República dans ses musées de l’or et par l’ICANH dans ses parcs archéologiques. Du même coup, le visiteur est invité à admirer les vestiges et les richesses du passé qui sont associées aux éléments distinctifs d’une civilisation : une hiérarchie sociale, une élite puissante et dominante, une population soumise à des caciques (chefs) et au clergé, une société où les femmes sont quasi absentes, un ordre social idéal. Les parallèles sont évidents. Il n’en faut pas plus pour croire que la société colombienne d’aujourd’hui est constituée sur les mêmes bases. C’est essentiellement le but recherché : les musées ne présentent pas l’histoire autochtone mais plutôt les origines de la civilisation actuelle.

A contrario, ce n’est pas l’histoire coloniale qui est mise de l’avant dans les musées. Celle-ci serait même occultée par la société blanche colombienne qui condamne les siècles de gouvernement européen comme brutaux, barbares, criminels, arriérés et isolés (Gnecco 2010 : 56). Dans les musées de l’or, on préfère s’identifier à une société préhispanique comme celle des Muiscas, qu’on considère civilisée au sens où elle est stratifiée et comprend plusieurs niveaux décisionnels, des institutions distinctes, un appareil légal, une religion, une armée et des taxes ou, en d’autres mots, une société civilisée différente en degré, mais pas en nature, des sociétés européennes contemporaines (Gnecco 2008 : 1105). De plus, ce passé qui est présenté dans les différentes expositions ne met en scène qu’une partie de la société. Les élites et plus spécifiquement le pouvoir au masculin y sont à l’honneur. S’il est vrai que les représentations féminines chez les élites sont rares dans les collections, le visiteur se questionne néanmoins sur ce déséquilibre dans le contenu de l’exposition. Pourrait-on leur donner une place plus importante ? Enfin, les descriptions des rituels pratiqués par les élites renforcent aussi le message que seuls les plus hauts placés dans la hiérarchie pouvaient communiquer avec les dieux, la nature et le cosmos, et que la population devait être entièrement à leur service. C’est ainsi que l’image de la soumission à l’autorité s’impose petit à petit dans le propos offert au visiteur.

Le citoyen face au multiculturalisme

Même si le multiculturalisme est enchâssé dans la Constitution depuis 1991, il tarde à se refléter dans le contenu des musées d’archéologie colombiens, en particulier les musées de l’or, signe qu’il existe encore un clivage entre la population blanche colombienne et les groupes ethniques. Pour sa part, le défi que s’est donné le Museo nacional dans le cadre du renouvellement de ses expositions, consiste à marier les collections artistiques, préhispaniques, historiques et ethnographiques tout en faisant la promotion du multiculturalisme, une tâche fort ambitieuse. Les résultats ne pourront toutefois être pleinement évalués qu’en 2023 lors de son 100e anniversaire, une fois les travaux terminés. Déjà il y fait référence dans une vaste salle située au coeur du musée, Memoria y Nación (Mémoire et Nation), et dans celle qui est consacrée au monde préhispanique, Tiempo sin Olvido. Diálogos desde el mundo prehispánico (Le temps n’oublie pas. Dialogues avec le monde préhispanique). Ces deux salles établissent des liens entre le passé et le présent et interrogent le citoyen sur sa place dans la société. Le dialogue semble donc bel et bien entamé.

Le défi réside toutefois dans la façon de résoudre les fractures actuelles entre la société blanche (criolla), les autochtones et les autres ethnies colombiennes dans un contexte où les premiers veulent oublier leur passé colonialiste et où les autres veulent, non seulement une reconnaissance de leur existence, mais aussi une place dans la société colombienne – ce qui semble loin d’être évident en tant que minorités.

Dans les parcs archéologiques, les investissements se sont concentrés visiblement sur les aménagements et les accès aux visiteurs plutôt que sur les contenus qui demeurent descriptifs et plutôt techniques. Quant au musée de site de Tierradentro, il faudra attendre son ouverture prochaine pour voir comment le multiculturalisme sera traité, mais celui de San Agustín, pourtant récent (2014), n’y fait aucunement allusion. D’emblée, on peut constater que les parcs archéologiques constituent des vitrines touristiques plus que des lieux culturels servant à des fins éducatives auprès de la population colombienne[5]. Ils servent à glorifier le passé monumental préhispanique de la Colombie et contribuent à l’image d’une société moderne bâtie à même les assises « civilisatrices » du passé. Ce sont des « théâtres adéquats pour la mise en scène du nationalisme. L’accent mis sur la monumentalité, au détriment des traits culturels « moins civilisés », faisait partie de la rhétorique de la civilisation… » (Gnecco 2008 : 1105). En conséquence, dans un discours aussi orienté et épuré le multiculturalisme se matérialise véritablement. De plus, tout étant axé sur l’extraordinaire, le citoyen ne peut que s’émerveiller sans comprendre comment ces sociétés préhispaniques ont vécu et ont atteint un tel degré de civilisation.

La valorisation du patrimoine mobilier et immobilier archéologique et le rôle des archéologues dans les musées colombiens

La recherche archéologique professionnelle en Colombie débute au xxe siècle, alors que des chercheurs allemands, espagnols et nord-américains sont très actifs sur le territoire. Mais peu après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les chercheurs colombiens qui prennent la relève. À partir de ce moment, les chercheurs étrangers évitent la Colombie, d’une part parce que – à leurs yeux – le développement social et politique des cultures préhispaniques colombiennes n’a pas atteint la complexité culturelle caractéristique des Andes centrales et de la Mésoamérique et, d’autre part, à cause de la violence chronique qui prévaut au pays à partir des années 1950 (ibid. : 1103). Il en résulte que l’archéologie nationale s’est développée en vase clos durant une période charnière où les archéologues colombiens se sont graduellement professionnalisés. Cette période de maturation a été l’occasion de faire des expériences sur des sites majeurs comme ceux de San Agustín et de Tierradentro. Aux fouilles exécutées de façon plutôt empiriques que scientifiques, se sont ajoutées des restaurations malhabiles. À titre d’exemple, la reconstitution d’un tumulus funéraire faisait parfois appel à des vestiges provenant d’autres tombes pour combler les manques, ou encore, la restauration des peintures dans les hypogées avait tendance à imiter ceux d’Arthur Evans sur le site du palais de Minos à Cnossos en Crête. Ajouté à cela, le pillage incessant des tombes par les guaqueros a rendu la tâche des archéologues encore plus ardue. Le résultat de ces travaux n’est guère convaincant aujourd’hui et, triste constat, il est irréversible.

Tout au long du xxe siècle, les archéologues colombiens semblent avoir privilégié les sites préhispaniques au détriment des sites coloniaux. C’est du moins ce qu’on perçoit à partir de la mise en valeur qui en est faite dans les institutions muséales du pays. S’est ainsi construite une idéologie nationale reniant l’histoire coloniale comme le souhaitait la société blanche (criolla) colombienne, sous le couvert d’une archéologie scientifique, neutre et objective, excluant les autochtones contemporains (Gnecco 2010 : 62). À vrai dire, il s’agit d’une archéologie au service de l’État qui, de plus, est en porte-à-faux avec la Constitution de 1991. Un exemple récent illustre bien la tension entre les groupes autochtones et l’État et le rôle joué par les archéologues. En 2013, le Museo del Oro de Bogotá a voulu souligner le centenaire de la découverte des vestiges archéologiques de San Agustín en proposant une exposition qui aurait entraîné le transfert de plusieurs statues dans la capitale. L’INCAH et ses archéologues étaient les mandataires du projet. Les gens de la région, dont les Nasas, n’ayant pas été consultés dans la planification du projet, s’y sont bruyamment opposés. L’incident a même ranimé leur frustration de longue date du fait que dans les années 1930 l’auteur des découvertes, l’Allemand Konrad Theodor Preuss, avait apporté bon nombre d’objets et de statues au Musée ethnologique de Berlin, avec le consentement du gouvernement colombien de l’époque (Montero-Fayad 2016). Les difficultés d’arrimage entre l’État, ses archéologues et les communautés autochtones sont donc nombreuses et la polarisation des positions n’aide personne. Autre élément conflictuel omniprésent, la guaquería continue d’exacerber les tensions entre les archéologues de l’État et les autochtones souvent dans l’indifférence complice de la société blanche qui ne se sent pas concernée.

En présentant les trésors nationaux généralement sans contexte archéologique précis, les musées colombiens entretiennent l’engouement sur les richesses préhispaniques et l’aura de mystère autour de ces cultures. D’un point de vue extérieur, cet état des connaissances apparaît bien limité et insuffisant pour valoriser un patrimoine archéologique aussi riche. L’absence de recherches archéologiques et de nouvelles connaissances dans les musées d’archéologie est pour le moins problématique. De toute apparence, celles-ci ne servent pas les messages qui y sont véhiculés. Alors, qu’en est-il des recherches ? De la diffusion des résultats ? Qu’advient-il des collections amassées lors des fouilles ? Sont-elles étudiées et mises en valeur ? Ces rôles doivent être joués par d’autres organismes dans les régions, principalement les universités. Une douzaine de musées universitaires consacrés en tout ou en partie à l’archéologie sont répertoriés en Colombie (Lleras-Pérez 2015). Peut-on supposer que les archéologues s’arriment avec les musées universitaires pour diffuser la recherche qui se fait dans les régions ? C’est du moins l’hypothèse émise ici.

La guaquería face à une société moderne qui condamne une telle pratique

Alors que l’archéologie cherche à comprendre le passé, la guaquería est une lecture du présent ; tandis que l’archéologie décrit les archives archéologiques, la guaquería lit les signes de la nature ; tandis que l’archéologie décrit les matrices géologiques, la guaquería négocie avec des non-humains.

Londoño 2016 : 47

L’argument avancé par l’archéologue Wilhelm Londoño et qui donne voix à la population autochtone, mérite réflexion. Il est vrai que le pillage existe en Colombie, que les guaqueros enfreignent la loi protégeant le patrimoine archéologique, encouragent le trafic illicite international et détruisent les sites archéologiques. De quel droit agissent-ils ainsi ? Il est vrai aussi que la société colombienne blanche n’éprouve pas nécessairement d’attachement au passé préhispanique autrement que pour le glorifier dans les musées et l’utiliser en suggérant ses liens avec la civilisation moderne. Il est vrai aussi qu’il s’agit d’une source de revenus fort attrayante pour les populations rurales qui n’ont pas nécessairement de rapports aussi intimes que les autochtones avec le territoire. Enfin, le nombre croissant de pillages de sites archéologiques par des paysans qui crèvent de faim, au Pérou notamment (Desrosiers 2010 : 22), devrait inciter l’archéologue à être sensible aux différentes réalités entourant la protection du patrimoine archéologique national.

La réponse réside en grande partie dans le fait que les paradigmes sociaux et culturels des peuples autochtones diffèrent des paradigmes occidentaux imposés sous forme de lois qui ne tiennent pas compte de leurs réalités et de leurs croyances. Avec un peu de recul, il est même possible de constater que cette activité n’est pas exclusive à la Colombie, ni même à l’Amérique latine. Elle se manifestait aussi en Grèce au xixe siècle par des citoyens qui se sentaient dépossédés de leur héritage sous le joug ottoman : « Les structures, les objets, les choses et les artéfacts d’une autre époque étaient considérés comme ayant des propriétés surnaturelles, mais ils faisaient en même temps partie de la vie quotidienne de la population locale, et l’interaction avec eux était pleinement incarnée et multisensorielle. » (Hamilakis 2011 : 55) Bref, il faut plus d’empathie et moins d’à priori scientifique pour comprendre la situation. L’éthique de l’archéologue n’est pas transférable à celle du paysan ou de l’autochtone. Enfin, on peut se demander aussi pourquoi le gouvernement colombien condamne une telle pratique et la dénonce vertement dans ses musées, alors que le Banco de la República continue à acheter des artéfacts qui sont le fruit du pillage ?

L’omniprésence de l’État

Un patrimoine commercialisable entouré de l’aura attrayante de l’humanisme est aussi un puissant dispositif de gouvernementalisme.

Gnecco 2015 : 272

Faut-il réitérer que la présence de l’État est particulièrement visible dans les institutions publiques colombiennes ? En l’occurrence, la mainmise du Banco de la República sur les principaux musées, les bibliothèques et les centres culturels est évidemment un carcan assez lourd à porter au quotidien, surtout lorsqu’on appartient à un groupe ethnique qui veut réclamer son autonomie et ses droits.

L’autonomie du Banco de la República ne favorise pas de tels changements dans ses musées de l’or, mais ceux-ci sont plus visibles dans le Museo nacional, qui relève du Ministerio de Cultura. Depuis peu, ce musée a amorcé une transformation profonde qui devrait mieux refléter les aspirations constitutionnelles. Quant aux rapports observés dans les parcs archéologiques entre l’ICANH (qui relève du même ministère) et la population locale, le clivage est palpable. En particulier, les droits des autochtones demeurent encore limités à des rôles subalternes qui ne leur permettent pas véritablement de se réapproprier le patrimoine archéologique. En assumant la gouvernance du parc archéologique de Tierradentro, un pas significatif a été franchi mais le pouvoir central n’est pas diminué pour autant.

La Constitution de 1991 stipule que l’État reconnaît et protège la diversité ethnique et culturelle de la nation colombienne. Il s’agit toutefois d’une nation dominée par une élite bourgeoise et une majorité blanche qui ne se sentent liées ni aux groupes ethniques, ni au passé colonial, ce qui rend la transition encore plus difficile puisqu’elle leur est imposée. Malgré tout cette obligation a entraîné une décentralisation graduelle de certaines fonctions politiques et administratives, ce qui permet à des groupes ethniques de préserver leur culture et leur identité (Lleras 2011 : 453). Le processus est en marche dans l’appareil de l’État, exception faite du Banco de la República qui, selon toute apparence, ne suit pas le mouvement.

L’archéologie au coeur des débats de la société colombienne ?

Le constat qui se dégage de l’archéologie en Colombie au xxe siècle est qu’elle était au service de l’État pour faire valoir avant tout les trésors et la monumentalité (Gnecco 2010). Tout le reste, la recherche archéologique et la diffusion des connaissances qui en découlaient, n’était pas pertinent. Vue à travers le prisme des musées, l’archéologie n’a pas évolué sur le plan scientifique et anthropologique, elle s’est plutôt cantonnée dans un encyclopédisme favorable à promouvoir l’image d’une civilisation qui aurait inspiré et influencé ce qu’est devenue aujourd’hui la Colombie.

En l’occurrence la quasi-absence de sites archéologiques de référence est révélatrice : un seul est mentionné au Museo nacional (Santa Esperanza, une fouille réalisée dans un contexte d’archéologie préventive, c’est-à-dire préalablement à la réalisation d’un grand projet par une société d’État). Même dans les parcs archéologiques, la recherche, bien que soulignée, n’est pas ou peu liée à l’interprétation du lieu. Plutôt que d’aborder les fouilles et la restauration des vestiges qui ont mené à la mise en valeur des parcs archéologiques, l’interprétation se limite à la description sommaire des vestiges en place. Cette forme d’interprétation ne permet aucunement de découvrir la société qui les a produits, ni son histoire, ni son mode de vie.

Par ailleurs, le fait qu’en Colombie le passé préhispanique soit défini en termes de « cultures » plutôt que de « civilisations », intrigue et paraît contradictoire. D’une part, l’importance que les musées d’État accordent au passé préhispanique comme terreau de la civilisation colombienne moderne semble contradictoire avec le fait que les recherches archéologiques n’attestent que les cultures, c’est-à-dire les sociétés qui n’ont pas tout-à-fait atteint le niveau d’une civilisation. Pourquoi les archéologues n’ont-ils pas été mis à contribution pour pousser les recherches en ce sens ? D’autre part, il est évident que cet état de fait porte à conséquence pour les peuples autochtones, puisque ces notions de « cultures » demeurent floues et projettent l’image qu’ils n’ont pas atteint le même degré de civilisation. Vaut-il la peine de revoir ces notions fondées sur des recherches qui datent d’une autre époque ? Peut-on valoriser davantage ce passé en le rendant plus concret, en le fondant sur des nouvelles bases scientifiques et en s’appuyant sur les autochtones eux-mêmes ?

Quant à l’archéologie de la période coloniale qui s’étend du xvie siècle jusqu’au xxe siècle, les musées en font abstraction sauf, rarement, pour mettre l’accent sur la société dominante plutôt que sur les groupes ethniques qui la composent. La recherche archéologique sur le site actuel du Museo del Oro Tayrona semble évidemment avoir été menée dans le but de souligner la présence de Simon Bolivar, le héros national des Colombiens comme de tous les Latinos-Américains. Le contenu muséographique y reprend minutieusement les résultats des fouilles archéologiques et les interprétations qui en ont découlé. L’exemple demeure éloquent et démontre bien l’évolution de la pratique archéologique scientifique en Colombie qui, depuis plusieurs décennies, s’inscrit dans une mouvance internationale. L’expertise archéologique colombienne est donc bien réelle et pourrait être davantage utilisée dans les musées d’archéologie pour transmettre des connaissances et les utiliser à des fins éducatives.

En l’absence de valorisation des résultats de la recherche archéologique dans les musées, à quoi sert véritablement l’archéologie en Colombie ? Entre une société blanche qui s’est bâtie en se distanciant de son passé colonial et les peuples autochtones qui désirent obtenir une reconnaissance, l’archéologie commence à se redéfinir au xxie siècle. Il n’est plus suffisant d’être au service de l’État pour promouvoir le passé préhispanique comme fondement de la société actuelle et il n’est plus possible non plus d’ignorer le passé colonial parce qu’on a tourné la page sur les atrocités commises au nom de la civilisation.

Comme toute société moderne, la Colombie adhère maintenant au néolibéralisme où le secteur public est moins présent, ce qui favorise l’économie de marché. Dans cette même foulée, une attitude réactive s’est mise en place pour protéger le patrimoine archéologique. Face aux grands projets de développement, certains d’entre eux sont maintenant soumis à des études d’impact qui incluent l’archéologie. Bon nombre d’interventions sont maintenant réalisées pour fouiller et, parfois même, mettre en valeur certains vestiges d’intérêt. Cette nouvelle forme d’archéologie au service du développement est maintenant bien implantée en Colombie et peut être l’occasion pour les citoyens de redécouvrir un passé insoupçonné. Mais il faudra assurément du temps avant de parler de réappropriation d’un passé colonial…

Figure 8

Vestiges de l’ancien pont mis en valeur sous verre près du centre historique de Cali après les fouilles archéologiques menées dans le cadre de la réfection du pont actuel qui relie les deux rives de la rivière Cauca

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Conclusion

Selon l’archéologue Cristobal Gnecco (2012 : 390), même si très peu d’archéologues européens ont travaillé en Colombie, une archéologie calquée sur celle qui se fait en Europe domine la pratique archéologique au pays. Il en va de même pour les musées qui sont à la fois inspirés des modèles européens et fortement imprégnés d’idéologie nationale. Qui plus est, en dehors du milieu universitaire, les principales institutions muséales et archéologiques colombiennes relèvent du gouvernement et sont centralisées et calquées sur des paramètres occidentaux qui tiennent peu compte des réalités des groupes ethniques du pays. Cette situation n’empêche pas de constater que les musées d’archéologie n’ont rien à envier à ceux d’autres pays. Ils témoignent d’un professionnalisme évident dans leur contenu et leur mise en exposition, qui se transmet aussi dans les musées régionaux et, à un degré moindre, dans les musées privés.

Le problème réside toutefois dans une archéologie de façade. Les musées exposent des objets qui proviennent de sites archéologiques, sauf qu’il n’y a pas de véritable contexte archéologique pour leur donner vie autrement que pour valoriser la production artistique et faire appel à l’imaginaire. La contribution de la recherche archéologique reste donc marginale et peu valorisée dans les discours encyclopédique, anthropologique et scientifique des musées. L’instrumentalisation de l’archéologie est d’autant plus problématique qu’elle se renouvelle presque uniquement par l’acquisition de nouvelles collections plutôt que par des recherches en bonne et due forme. Le contrôle actuel du Banco de la República ne favorise pas l’acquisition et la diffusion des connaissances archéologiques via ses institutions muséales. De surcroît, elle entretient l’élitisme, laisse dans l’ombre la place de la femme dans la société préhispanique et crée une rupture entre le passé préhispanique et les communautés autochtones contemporaines. Des choix qui laissent songeur en ce xxie siècle, près de trente années après l’adoption d’une constitution qui reconnaît le multiculturalisme en Colombie.

Quant au rôle actuel du Ministerio de Cultura, malgré son ouverture au multiculturalisme on peut s’interroger sur les raisons qui motivent son Museo nacional à continuer à présenter des objets sans contexte plutôt que ceux provenant des recherches archéologiques. Bien sûr, le Musée détient une impressionnante collection préhispanique qu’il veut exposer au public, sauf qu’elle dédouble en cela ce qui est déjà offert dans les musées de l’or. Qu’est-ce qui empêcherait le Musée de substituer les objets sans provenance à ceux qui sont contextualisés par des recherches archéologiques dans les nouvelles salles d’exposition ? Ce faisant, il légitimerait sans doute davantage son action de protection du patrimoine archéologique en diffusant davantage la recherche alors qu’il se limite actuellement à dénoncer les activités de pillage.

Quant à l’ICANH, il semble que cette institution aurait intérêt à revoir en profondeur l’interprétation dans les parcs archéologiques et à la baser sur des nouvelles recherches afin de mieux refléter leur importance et leur richesse culturelle. Une nouvelle approche exigerait cependant d’aborder honnêtement et franchement comment l’archéologie s’est construite au xxe siècle en Colombie et ses conséquences – parfois désastreuses – sur le patrimoine archéologique dans les parcs. Elle devrait aussi exposer les acquis, présenter les défis entourant la poursuite de la recherche et faire revivre les parcs archéologiques autrement que pour les seules fins touristiques. Évidemment, l’apport de la population locale et des communautés autochtones en particulier est indispensable pour établir une dynamique constructive entre l’interprétation au public et l’appropriation du passé du territoire par la communauté locale. Ces parcs sont des lieux identitaires qui devraient servir prioritairement à des fins éducatives. Le processus de réappropriation préconisé dans la Constitution ne fait que commencer ici et exige de l’État encore plus d’ouverture et de souplesse. En ce sens, la recherche archéologique peut représenter une bonne occasion pour travailler conjointement – autochtones, archéologues et muséologues, au devenir de ces lieux fétiches du patrimoine de l’humanité. Bref, pour comprendre davantage leur signification et leur contribution à l’histoire du monde, il faut lui donner davantage qu’une vitrine touristique.

Depuis une vingtaine d’années tout au moins, les chercheurs universitaires sont plus présents sur la scène internationale et suivent de près les courants de pensée en archéologie. Des parallèles de plus en plus fréquents se font entre ce qui se passe ailleurs et les réalités du pays, notamment en ce qui a trait aux discours entourant la pratique archéologique et la protection du patrimoine archéologique (Field, Watkins et Gnecco 2016). Il y a tout lieu de croire que les archéologues colombiens vivent la même situation qu’ailleurs en Amérique. Portés par une archéologie préventive qui est censée protéger le patrimoine archéologique comme le prescrit la loi, les archéologues colombiens sont de plus en mobilisés par ce « sauvetage ». L’archéologie colombienne se transforme actuellement à grande vitesse dans un pays en pleine reconstruction. En 2016, environ cinq cents personnes étaient actives dans le domaine de l’archéologie contractuelle[6] en Colombie (Lleras-Pérez 2016 : 10).

De toute évidence, la recherche figure peu dans les principaux musées d’archéologie du pays, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ne se fait pas. Il faut regarder plutôt du côté des musées universitaires et des musées locaux pour apprécier et mesurer la contribution de la recherche et de la mise en valeur du patrimoine archéologique dans la société colombienne. Face aux lois protégeant actuellement le patrimoine archéologique, la pratique professionnelle en Colombie semble davantage orientée vers les périodes plus récentes, c’est-à-dire les cinq derniers siècles, et sur les territoires des grandes agglomérations là où les transformations sociales et culturelles des dernières décennies sont les plus visibles. Dans un tel contexte, il y a fort à parier que les archéologues sont déjà confrontés à des réalités qui les poussent à s’engager socialement. On peut donc présumer que l’archéologie sociale y a déjà cours même si elle ne figure pas dans les musées d’État.