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Il y a une vingtaine d’années, Audretsch et Thurik (2000, 2004) rendaient compte, à travers la mise en contraste de traits caractéristiques, de deux modèles économiques stylisés et polaires, à savoir les modèles de l’économie managériale et de l’économie entrepreneuriale. Le premier modèle renvoie à une économie où la production est considérée programmable et optimisable dans un environnement relativement stable. Dans une économie de plus en plus globalisée, les perspectives de développement se fondent sur la recherche des rendements d’échelle par la spécialisation. La concentration des entreprises est limitée par des politiques nationales, voire supranationales, cherchant à établir ou maintenir la concurrence et à limiter les positions dominantes. Le modèle de l’économie entrepreneuriale, quant à lui, se caractérise par l’incertitude et une grande turbulence. Le développement économique repose davantage sur les ressources et les capacités locales d’innovation et de changement et sur la différenciation et la variété des produits. La flexibilité est un avantage que nourrit un vivier dynamique de PME entrepreneuriales. Les entreprises sont encadrées par des politiques transversales cherchant à renforcer les ressources et les capacités locales.

Ces modèles largement inductifs découlent de l’observation et de l’interprétation de l’organisation de la production industrielle au cours des soixante dernières années, en particulier dans les économies les plus avancées. Entre la fin des années 70 et le début des années 80, nous serions passés d’un modèle stylisé à un autre, d’une économie managériale à une économie entrepreneuriale.

Pour Thurik et coll. (2013), le changement technologique, porté par le développement et l’application étendue pour ne pas dire généralisée des TIC, aurait joué un rôle catalyseur de première importance dans ce basculement. Dans leur tentative de modèle explicatif, les auteurs intègrent un ensemble de facteurs qui, influencés par le changement technologique, auraient contribué à ce passage : la chute du régime communiste, l’accroissement de la globalisation, une réorganisation de la production, une croissance accélérée dans la production de connaissances à valeur économique, et des niveaux de prospérité jamais atteints.

Corollairement à ce basculement, les économies avancées ont progressivement mis en place et soutenu un ensemble de dispositifs en faveur d’un accroissement de leur capital entrepreneurial : programmes de sensibilisation, de formation et d’accompagnement (incubateurs, catalyseurs), amélioration des conditions d’accès aux financements, stimulation de la créativité, de la R&D et de l’innovation, intensification du réseautage; simplification administrative et adoption de « législation entrepreneuriale ».

Aujourd’hui, l’environnement économique semble « naturellement » privilégier des structures entrepreneuriales, agiles, flexibles, innovantes. D’un point de vue de la gestion des entreprises, l’innovation permanente devenant un enjeu majeur pour la compétitivité et la survie des entreprises, nous assistons à l’émergence de pratiques d’entrepreneuriat organisationnel, plus ou moins institutionnalisées, visant à stimuler la créativité et l’innovation à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise : création d’entreprises à l’interne (internal corporate venturing), nouvelles unités de gestion (business-unit), création d’entreprises à l’externe (external corporate venturing), essaimage, prises de participation dans de jeunes entreprises en croissance ou en démarrage, etc. Soulignons également les pratiques de GRH favorisant la créativité et la gestion par projet.

Le basculement dans l’économie entrepreneuriale entraînerait ainsi des changements considérables et pourtant difficiles à cerner. Nous ne pouvons toutefois pas limiter leurs effets au niveau des sphères économique ou organisationnelle. En effet, ce sont tous les aspects de la société et de l’activité humaine qui sont touchés par ce « renouveau » entrepreneurial. Pour le chercheur, ce qui constitue alors le basculement dans la « société entrepreneuriale » (Audretsch, 2007; voir aussi l’article de cet auteur publié dans ce numéro spécial de Management International) soulève un ensemble de questionnements qui concernent toutes les disciplines en sciences humaines et sociales.

Des balises pour aborder la société entrepreneuriale

Mais qu’est-ce que la société entrepreneuriale ? Quels sont ses principes constitutifs ? Comment s’articulent-ils ? Quelle lecture dynamique en donner ? Si des observations de la réalité contemporaine et leur interprétation peuvent nourrir l’induction vers cette notion, qu’en est-il de son insertion dans un tout qui la dépasse (Audretsch, dans ce numéro) ?

Les questions soulevées ci-dessus offrent assurément des opportunités pour la recherche. Elles fonderaient même un programme de recherche gigantesque, tant elles sont vastes et peu définies. Avant de tenter de décliner plus précisément certaines questions, en nous efforçant aussi d’en suggérer l’importance, nous pouvons essayer de fixer quelques balises sous forme de propositions. Nous en retenons deux à savoir, d’une part, l’unité d’observation et le niveau auquel se poseraient les enjeux fondamentaux de la société entrepreneuriale et, d’autre part, une proposition relative à la place du travail.

Nous posons ainsi que les enjeux de cette société entrepreneuriale se situent tout particulièrement au niveau de l’individu et de l’interindividualité, sans pour autant exclure leur coexistence avec des logiques organisationnelles. En ce sens, nous soutenons que la société entrepreneuriale est aussi une société dans laquelle les logiques individuelles et collectives de création de valeurs se confrontent, s’ajustent et s’agencent et invitent au dépassement et à la recomposition des cadres institutionnels formels et informels.

Relativement à la place du travail, nous posons que celui-ci occupe une place centrale pour l’individu et pour la société entrepreneuriale. La relation au travail est néanmoins renouvelée. Le concept de société entrepreneuriale nous amène à considérer qu’à travers son travail, l’individu démontre non seulement ses capacités, mais aussi ses potentialités. Son environnement le conduit à démontrer sa valeur entrepreneuriale comme artefact identitaire dans presque tous les domaines. Cette logique modifie ses rapports au travail et aux autres individus.

L’individu au travail ne doit plus seulement être capable d’entreprendre, il doit aussi s’entreprendre. Il devient l’entrepreneur de lui-même. Dans l’activité productive et pour l’orientation d’éventuels développements ou bifurcations de « carrière », il doit compter avant tout sur lui-même. Le cas échéant, il travaille en collaboration avec un ensemble d’individus qui, comme lui, partagent une vision du monde façonnée par l’entrepreneurialisme, ou l’entrepreneuriat comme idéologie, comme fin en soi (Dejardin et Luc, 2016). La société entrepreneuriale est une société qui s’organiserait autour de projets (Boltanski et Chiapello, 1999). En forçant volontairement le trait, nous pourrions dire que si l’individu ne s’entreprend pas, autrement dit s’il n’a pas de projet ou s’il n’est pas en projet, il n’existe pas pour la société entrepreneuriale.

A la recherche de la société entrepreneuriale

Compte tenu de ce qui précède, quelles pourraient être plus précisément les questions motivant un examen approfondi de la société entrepreneuriale ? Dans ce qui suit, nous listons ces questions sans néanmoins prétendre à l’exhaustivité. Le cas échéant, nous mentionnons les articles parus dans ce numéro spécial de Management International qui peuvent être reliés plus ou moins directement à ces questions, ainsi que d’autres références qui nous paraissent pouvoir nourrir la réflexion.

Étant donné une littérature qui, à l’origine, est fortement ancrée en économie pour aborder l’organisation de la production industrielle et son contexte (cf. le basculement d’une économie managériale vers une économie entrepreneuriale), c’est sans doute les questions abordant l’organisation qui viennent le plus spontanément à l’esprit.

Ainsi, dans le contexte de la société entrepreneuriale, l’organisation est-elle réinventée ? De nouveaux designs organisationnels sont-ils développés ? Comment sont-ils à mettre en lien avec le contexte ? L’organisation est-elle un acteur d’innovation et d’entrepreneuriat ? Quels sont les principes définissant l’organisation entrepreneuriale ? L’organisation peut-elle rompre avec la dépendance de sentier ? Comment l’organisation peut-elle résoudre la tension entre individualité et collectivité ? Quels sont les contours du leadership dans ces organisations ? (Zingales, 2000; Audretsch, ce numéro; Aubert-Tarby et Aubouin, ce numéro)

Si l’organisation est réinventée, qu’en est-il de la gestion des ressources humaines ? Qu’est-ce qu’une GRH entrepreneuriale ? La GRH inhibe-t-elle, stimule-t-elle la créativité et l’innovation ? Quelle est encore la pertinence de la centralisation de la fonction RH ? Coaching, mentoring, outplacement, sont-ils autant d’avatars de la GRH dans la société entrepreneuriale ? C’est aussi poser la question de la GRH et de sa contribution à l’efficacité de l’entrepreneuriat organisationnel. (Ribeiro Soriano et al., 2010; Montoro‐Sánchez et Ribeiro Soriano, 2011)

Le développement du travail autonome et indépendant, du travail hybride et atypique est-il caractéristique de la société entrepreneuriale, et qu’y devient le salariat ? S’agit-il de formes de travail choisies, induites, voire imposées par la société entrepreneuriale ? Quelles frontières entre travailleur autonome (indépendant), hybride, atypique et l’entrepreneur; entre ces formes et le salariat ? Ces formes de travail contribuent-elles à la créativité et à l’innovation ? (Burke et coll., 2008; D’Amours, 2009; Eichhorst et Tobsch, 2013; Folta et coll., 2010; Hevenstone, 2010; Raffiee and Feng, 2014; Bonnet et coll., 2017; Luc et coll., 2018; D’Amours, ce numéro).

Un questionnement sans doute important a trait à ce que serait la culture de cette société entrepreneuriale : entreprendre ou s’entreprendre ? Quelles sont les spécificités propres à la culture entrepreneuriale ? Les valeurs entrepreneuriales sont-elles exclusives ou inclusives d’autres valeurs (familiales, managériales, pédagogiques…) ? (Thurik et Dejardin, 2011; Osowska, ce numéro; Zidani et Moriceau, ce numéro).

En quoi la société entrepreneuriale remet-elle en question le système éducatif ? Ce dernier contribue-t-il à entreprendre ou à s’entreprendre ? La société entrepreneuriale est-elle une société de l’autonomisation et du désenchâssement ? (Mueller et coll., ce numéro; Ewango-Chatelet, ce numéro).

Si l’on considère les logiques entrepreneuriales individuelle et interindividuelle en s’intéressant à leurs antécédents, nous sommes conduits à nous interroger sur leurs motivations. Se pose dès lors la question de l’adéquation entre motivations, implicites et explicites, intrinsèques et extrinsèques, individuelles et collectives. La solidarité est-elle une valeur de la société entrepreneuriale ? « Business angels’ financing », « crowdfounding », « crowdsourcing », « sharing » : quel est le contenu de ces dispositifs, s’il y en a, en matière de solidarité entrepreneuriale; et pour quels résultats ? (Kwon et coll., 2013; Slabbinck et coll., 2018; Lanciano, ce numéro).

Quels sont les contours de la représentation sociale dans une société entrepreneuriale ? Dans quelle mesure et pour quels aspects la société entrepreneuriale remet-elle en question les mécanismes de représentation et de régulation sociales ? De nouvelles formes de représentation sociale émergent-elles ? En quoi apparaissent-elles adaptées ? En quoi participent-elles à la régulation de la société entrepreneuriale ? (North, 1990; Campbell, 2004; Piore, 2010; Audretsch, ce numéro)

L’éthique entre-t-elle dans l’explication du « renouveau entrepreneurial » ? Du point de vue de l’éthique, la société entrepreneuriale contient-elle les principes de sa reproduction ? L’éthique dans la société entrepreneuriale est-elle une éthique de la transgression ? Conduit-elle à l’éclatement, à l’effondrement ou au renforcement des repères collectifs ? L’intérêt général est-il une notion entrepreneuriale ? Quel serait le rôle de l’éthique dans le processus de décision entrepreneuriale ? (Harris et coll., 2009; Luc et Dejardin, 2015)

Se pose aussi en objet de recherche la problématique de la société entrepreneuriale et de l’action publique. Quel est l’objet de l’action publique dans la société entrepreneuriale ? Quelles seraient les conditions de son efficacité ? La société entrepreneuriale appelle-t-elle des politiques publiques spécialisées ou transversales; ciblées ou générales; centrées sur l’individu ou sur l’organisation ou les collectifs ? (Stiglitz, 1999; Audretsch, 2008; Shane, 2009; Henrekson et Stenkula, 2010; Audretsch, ce numéro).

Les questionnements ouverts par la société entrepreneuriale sont multiples. L’impression qui s’en dégage est vertigineuse, autant que l’écoute de quelques bons morceaux de free jazz (Griffin et coll., 2015).

Cela étant, la société entrepreneuriale est-elle une notion pertinente ? L’est-elle encore pour la société actuelle ? Un retour sur la dimension économique contemporaine introduit quelques doutes. Certes, l’esprit d’entreprendre et les petites entreprises ont pu contribuer à la productivité évaluée au niveau macroéconomique (Erken et coll., 2018). Leur rôle en lien avec le chômage (Thurik et al, 2008) et le cycle économique (Koellinger et Thurik, 2012) a également été documenté. Les changements ont-ils été structurels pour autant ? Les événements et développements récents peuvent indiquer plutôt un retour à l’économie managériale ou un nouvel avatar. La montée en puissance de sociétés technologiques gigantesques telles que Google, Amazon, Facebook, Apple et autre Microsoft peut en être un indicateur. Les nouvelles situations monopolistiques et l’accroissement des markups, ainsi que la financiarisation de l’économie, sont très interpellants (Feldman, 2019). Parallèlement, la volonté de limiter les disparités de revenus et de richesse peut saper l’essor de nouveaux projets entrepreneuriaux. Entrerait-on alors dans une période d’ossification de l’économie (Acs et Storey, 2004; Naudé, 2019) ? Par ailleurs, les conséquences d’approches politiques populistes et non orthodoxes affecteront certainement le paysage économique d’une manière encore mal comprise. Les réponses données aux défis environnementaux engendreront leur lot d’opportunités et d’incertitudes. La maturation de l’économie chinoise et l’ouverture de l’Afrique auront certainement de grandes répercussions sur l’économie des pays de l’OCDE.

En définitive, toutes ces réalités contemporaines nous amènent légitimement à nous poser la question de savoir si l’économie de la société entrepreneuriale correspond à l’économie entrepreneuriale telle que décrite par Audrestch et Thurik il y a une vingtaine d’années. Répondre à cette question invite à se pencher avant tout sur les faits. Afin d’objectiver le basculement qui n’a peut-être finalement pas eu lieu ou qui a bifurqué vers un état hybride, il serait certainement pertinent de revenir sur l’évolution de plusieurs indicateurs fondamentaux tels la répartition par taille des entreprises, la taille moyenne et le nombre d’entreprises, le nombre d’entreprises nouvelles et en démarrage, le nombre de travailleurs indépendants, d’entrepreneurs hybrides, de personnes en auto-emploi, d’entreprises d’une personne, de free-lancers, le nombre de personnes prévoyant activement de démarrer une entreprise, etc. Même si ces indicateurs ne peuvent suffire à caractériser cette société entrepreneuriale, il serait opportun de voir si les séries chronologiques récentes et à venir en produiront le reflet surprenant et fascinant.