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Je ne sais pas où je vais, mais j’essaie de trouver le chemin qui va aller plus loin.

Portal, 2018

Dans l’eau versée la source s’attarde.

Heidegger, 1980, p. 240

Introduction

Nombreux sont aujourd’hui ceux qui interrogent la transition vers la soutenabilité sous l’angle d’une nécessaire capacité des sociétés à déclencher une action collective à grande échelle (Fleury & Prévot, 2017; Laigle, 2013, Ministère de la transition écologique et solidaire, 2017). En effet, la nature et l’ampleur des changements environnementaux auxquels nous faisons face appellent une transformation profonde et massive de nos modes de vie, une transformation qui dépasse l’échelle individuelle comme seul, voire même principal niveau de réponse : « Les risques environnementaux entrent à juste titre dans la catégorie des risques beaucoup trop importants pour être pris en compte de façon rationnelle par les individus, en tout cas sans aide extérieure, institutionnelle, collective ou médiatique » (Fleury & Prévot, 2017, p. 14). Mais en écrivant cela, Fleury et Prévot n’évacuent pas, loin de là, la question de l’individu, spécialement parce qu’elles soulignent qu’une refondation de notre relation avec la nature relève de la richesse des « expériences de nature » vécues par chacun. S’approcher de la nature, c’est, rappellent-elles, activer les champs de la connaissance, des émotions et des valeurs, mais aussi les relations avec nos semblables porteurs de représentations différentes de la nature.

Diverses et nombreuses, les initiatives locales, notamment associatives, offrent à des publics variés de multiples possibilités de se reconnecter à la nature et de découvrir cette dernière sous divers prismes, potentiellement inédits pour eux. Promenades, balades, randonnées, marches en sont des formes ou des cadres privilégiés. Quatre exemples de balades conçues et accompagnées par des associations et collectifs d’associations, expériences destinées avant tout à un public de résidents du territoire – c’est le sens que nous donnerons à l’expression balades habitantes – nous serviront ici de guides pour observer des transformations à l’oeuvre au sein d’une partie du tissu associatif palois. En effet, certains acteurs, confrontés à divers changements, nous paraissent être entrés dans une phase d’ajustements relationnels mutuels. Nous voudrions éprouver ici l’idée selon laquelle, par ces dispositifs, et dans un rapport au lieu, au temps et aux autres ainsi questionné, les associations trouvent matière à renouveler le sens et les modalités de leur action et, ce faisant, repensent leur inscription dans le paysage associatif local. Plutôt que de chercher à comprendre ce que ces balades « font » aux habitants qui y participent, nous envisagerons donc le point de vue des concepteurs eux-mêmes.

La collecte des données qualitatives sur lesquelles se fonde notre analyse repose sur une observation en situation (Martineau, 2005), cette dernière ayant pu être facilitée grâce à la connaissance et à la fréquentation relativement anciennes des acteurs associatifs dont il sera question ici. Depuis une douzaine d’années maintenant, actions, événements et projets nous ont amenées à vivre des situations d’observation variées et, s’agissant des balades habitantes, d’être présentes et contributrices des phases situées en amont de la préparation au déroulé des événements eux-mêmes. C’est cette connaissance fine du contexte palois, développée dans la durée et la proximité géographique, qui a permis de tisser un réseau de connaissances et de contacts avec les acteurs et de devenir partenaires universitaires (accompagnement réflexif, recherche-action) au sein de projets divers. Si l’on ne peut pas parler de participation observante (Soulé, 2007), notre posture est en revanche bien celle d’une observation participante, se déclinant selon différents niveaux d’implication et diverses modalités de relation avec les acteurs. Cette posture nous a donné la possibilité de vivre l’ensemble des processus de création des balades, de leur conception aux bilans qui en ont été tirés, en passant par leur mise en oeuvre. Trois principales formes d’observation participante peuvent être mises en avant :

  1. Une participation en tant que promeneuses à toutes les balades mentionnées;

  2. Un partenariat actif avec certaines associations et certains collectifs centrés sur la balade (par exemple, Têtes de Pioches), avec le Réseau des jardins collectifs de l’agglomération paloise, voire avec certaines associations anciennes sur le territoire, telles Destination Patrimoine ou Écocène. Présentes aux assemblées générales, dans les groupes de travail et/ou les réunions-bilans des balades, nous avons ainsi pu, par exemple, assister à l’émergence d’événements, au repositionnement d’associations à la suite de changements internes importants (liés aux ressources humaines et financières, à la gouvernance), aux temps forts de leurs rencontres qui ont mis en oeuvre « du collectif »;

  3. Une observation participante se traduisant à son tour par diverses formes d’implication :

    • une participation à l’ensemble du processus de conception de la balade Pau, ville comestible en 2015;

    • l’acceptation d’une invitation lancée par l’association le Bruit du frigo à participer à l’atelier créatif Tournée générale, également en 2015;

    • en 2016, une expérimentation pédagogique avec des étudiants du master 2 de Géographie et aménagement de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, dans le cadre de la promenade Les 5 saisons de l’arbre, qui incitait à mettre en tension leur propre subjectivité d’apprentis chercheurs avec celle de personnes rencontrées, et ce, autour de leur récit de vie / récit de lieux;

    • en 2017, l’animation à destination du grand public d’une balade autour du thème de l’arbre en ville;

    • la participation à la rédaction de la charte du Réseau des jardins partagés de l’agglomération paloise lors d’ateliers créatifs qui ont eu lieu en 2019.

Nous avons en outre régulièrement mis en oeuvre des méthodes plus classiques de collectes de données, notamment dans le cadre du suivi de stages et de mémoires de master sur les thématiques de la balade et de la nature, en lien avec celle de la ville :

  • entretiens auprès de concepteurs de balades;

  • enquêtes par questionnaire auprès des promeneurs sur leur perception de la balade Pau, ville comestible;

  • analyse des sites des associations sur leur projet associatif et des traces écrites conçues autour des événements (affiches des balades, carnets de voyage et albums photographiques conçus à l’occasion des balades).

Par ailleurs, l’objet de la balade n’est pas le seul à partir duquel nous cherchons à comprendre les pratiques de même que les représentations associatives et institutionnelles locales : le jardinage urbain et, plus largement, la relocalisation de l’agriculture et de l’alimentation ont été et sont toujours au centre d’une collaboration formalisée dans le cadre de plusieurs projets depuis le début des années 2010[1].

Le propos de cet article, composé de quatre parties, est tout d’abord introduit par un rappel au sujet du potentiel de la marche dans le cadre de la promenade; nous y soulignerons les liens entre le fait de « marcher ensemble » et la possibilité d’apprentissages multiples pour, notamment, partager et enrichir les façons de voir et manières d’agir. La deuxième partie traitera des acteurs publics locaux confrontés à la transition : elle a pour but d’installer la toile de fond de notre réflexion, c’est-à-dire non seulement de présenter les acteurs associatifs locaux et le contexte qui est le leur, mais aussi de tracer les contours d’un désir de médiation partagé entre ceux-ci et la ville institutionnelle dans le but, notamment, de donner corps aux discours désincarnés de la transition écologique. La présentation des dispositifs de balades étudiés ici est au centre de la troisième partie; au-delà de leurs spécificités, ceux-ci sont plutôt appréhendés sous l’angle de leur commune vision d’une promenade : éphémère, inclusive, reposant sur un protocole minimal, non didactique. C’est à partir de la mise en évidence des choix effectués par les concepteurs de ces balades que nous proposons d’interpréter leur manière d’entrer en relation les uns avec les autres, de « marcher ensemble ». Sur cette base, la dernière partie propose de rapprocher balades habitantes – de même que leur mise en oeuvre spécifique – et démarches de transition territoriale. Partant de dimensions connues de la transition socio-écologique et de la balade guidée, il s’agira de les mettre en résonnance l’une avec l’autre pour en éclairer les dynamiques et surtout les zones de recouvrement.

Parmi d’autres, la lecture d’auteurs tels que Gilbert (1989/2003), Jullien (2009), Soubeyran (2014) ou encore Lerbet-Sereni (2017) étayera plus spécifiquement notre réflexion. Les quatre font une place importante à l’indéterminé, à l’incertitude, à l’idée de flux – « au vivant en train de… », pourrait-on dire – et, plus largement, à l’expérience du sujet situé; chacun, en quelque sorte, « image » aussi sa pensée au moyen de métaphores spatiales autour d’une proximité-distance (à autrui notamment), du sens à donner à l’intervalle, à l’écart, à l’« entre- »…, dessinant ainsi plusieurs lignes de pensée qu’il nous appartient de faire cheminer et se rencontrer selon nos propres perspectives. Mais voyons dans une première partie comment le « genre » de la promenade investit la marche.

1. De la marche à la promenade collective : quelques enjeux et défis

La marche, c’est la prise, le contact avec la terre, parce qu’à « l’expérience primitive du mouvement de la marche est nécessairement et implicitement associée une autre expérience, celle, parfaitement réconfortante, de la maîtrise corporelle » (Honeste, 1996, p. 26). Honeste précise aussi que « marcher en français n’est pas un verbe de déplacement comme aller mais un verbe de mouvement » (1996, p. 18, l’italique est de nous) : dans l’attitude de la marche, la finalité du déplacement, qui serait la mise en relation de deux points dans l’espace, n’est pas saillante ou, en tout cas, n’est pas seule présente : le déplacement y est d’abord envisagé comme un processus, une dynamique (p. 21).

« Grâce à la route », écrit Tesson (2005), « je me suis mis en marche, grâce à la marche, je me maintiens en mouvement et paradoxalement, c’est quand j’avance, devant moi, que tout s’arrête : le temps et l’obscure inquiétude de ne pas le maîtriser » (p. 18). Expérience intensément vécue et décrite par cet écrivain-voyageur et essayiste, la marche est aussi une pratique sociale à laquelle la promenade vient donner ses propres contours. Les balades considérées dans le cadre de cet article relèvent en partie de la promenade telle que la définit Montandon (2000). La relation avec la nature et le lien à autrui sont deux dimensions qui entourent historiquement cette dernière comme pratique sociale : « Expérience privilégiée d’une nature ou d’un paysage » dès l’époque préromantique, nous dit Montandon (2000, p. 8), elle a été bien avant cette période une manière de rencontrer ses semblables. Les thématiques de nos balades s’inscrivent fortement dans cette double perspective évoquée à l’instant. Vis-à-vis des participants, leur objectif global est d’agir en faveur d’un ensemble de reconnexions diverses et variées : à des préoccupations sociétales autour de l’alimentation, du handicap, mais aussi au milieu ambiant et à ses richesses parfois insoupçonnées, par un rapport renouvelé à la nature et aux espaces du quotidien. Nous retrouvons d’autres grands motifs de la promenade mis en avant par Montandon : le déroulement dans un environnement proche, souvent sous la forme d’une boucle, plutôt selon un rythme tranquille, dans une alternance de moments où l’on marche « sans penser à rien », ou en laissant aller son esprit, et de moments où l’on est sollicité, dans notre cas par une invitation à expérimenter quelque chose (goûter un aliment, écouter un conte, danser, jouer, etc.), à partager une rencontre (pique-niquer avec les résidents d’une maison de retraite), à nous informer sur une espèce végétale, sur la vie d’un jardin partagé, etc. En revanche, et à la différence de ce que souligne Montandon, la promenade est ici orientée, elle comporte une intention plutôt qu’un but, elle est porteuse d’attentes de la part des organisateurs autour d’expériences et de prises de conscience multiples.

En effet, les quatre balades étudiées, bien que déroulant chacune son propre fil conducteur, partagent l’ambition de relier les individus à des dimensions consciemment ou non négligées, méconnues, voire carrément occultées : il y est question de relocaliser l’alimentation en ville, de décloisonner le regard sur le vieillissement et la maladie, de faire connaître des initiatives citoyennes discrètes et de faire découvrir le métier d’éleveur, mal aimé, ou tout au moins perçu comme tel, dans le regard des professionnels eux-mêmes (voir la Figure 1).

Figure 1

Balades habitantes : les défis de l’articulation entre problématiques globales et appropriations territoriales.

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Si la dimension individuelle de ces « expériences de nature » a toute sa place dans une déambulation, il est important de bien prendre la mesure des apprentissages collectifs visés ici, et ce, précisément au travers d’un « être ensemble » et d’un « faire ensemble ». Depuis un certain temps maintenant, la simple découverte ou la connaissance plus approfondie de leur environnement par les personnes (usagers, décideurs, techniciens, etc.) passe souvent par la marche. Parcours commentés (Thibaud, dès les années 2000; voir Thibaud, 2001), méthodes des itinéraires (Miaux, 2008; Miaux, Morency, Drouin, Paquin, & Gauvin, 2010; Pasquier & Petiteau, 2000; Petiteau, 2006), diagnostics en marchant et marches exploratoires misent ainsi sur la capacité de la marche à aiguiser les sens, à provoquer la parole. Si tout ne se joue pas in situ et que la réflexivité est aussi construite dans les temps qui suivent, l’espace-temps de la marche vient activer, rendre possible quelque chose. On pourrait ici mentionner les parcours apprenants présentés dans ce numéro thématique par Gwiazdzinski, en écho « aux territoires apprenants » de Jambes (2001), au centre desquels se trouvent une posture d’intermédiation (terme de Jambes) et, plus largement, la question d’un « apprendre ensemble ». Les questions de sens, d’appropriation, de réflexivité, de capacitation et d’engagement sont au coeur de la compréhension des dynamiques de transition et font de l’apprentissage collectif un véritable défi.

Dans le rapport du Commissariat général au développement durable (CGDD) intitulé Initiatives citoyennes et transition écologique : quels enjeux pour l’action publique? (Ministère de la transition écologique et solidaire, 2017), le qualificatif apprenant est d’ailleurs associé à de nombreuses réalités : la logique, les communautés, la démarche, etc., deviennent ou sont imaginées comme devant être apprenantes. Dès lors se pose la question des façons de s’accompagner pour oeuvrer à une intelligence collective des situations. Dit autrement, et parallèlement aux reconnexions évoquées plus haut, on voit bien que l’un des défis majeurs du changement que beaucoup appellent de leurs voeux réside dans nos manières d’entrer en relation les uns avec autrui[2]. La promenade est une façon, parmi d’autres, de donner du sens au fait de marcher, de se mettre en marche. S’il s’agit bien en effet d’apprendre à marcher ensemble, quelle posture d’accompagnement d’un processus d’entrée en transition peut être portée par les associations? La partie suivante, bien qu’elle laisse pour l’instant cette question en suspens, présente le contexte dans lequel ce défi est localement relevé.

2. Des acteurs locaux confrontés à la transition « écosociologique »

Les enjeux associés aux transitions sociétales face aux problématiques environnementales peinent à se traduire par un changement des représentations et des pratiques des individus, car ils touchent de très nombreuses facettes de nos modes de vie (Maresca & Dujin, 2014). Aussi des médiations se montrent-elles nécessaires entre les politiques publiques, les discours globaux et les individus ou groupes d’individus situés, et voit-on se préciser aux différents niveaux de l’administration et de la gestion publiques des territoires le besoin de faire dialoguer l’expérience des acteurs : lieux, scènes, dispositifs sont alors inventés pour créer les conditions de possibilité de cette rencontre (Blondiaux & Sintomer, 2009). Considéré sur une période d’une vingtaine d’années, le paysage associatif local (à l’instar de ce qui s’observe à l’échelle nationale) a enregistré de nombreux changements. Une conjonction d’éléments s’avère, semble-t-il, propice à l’accueil de nouvelles modalités d’être et de faire ensemble.

2.1 Une ville en quête de médiations nouvelles

Réfléchissant à une « transition énergétique à visée sociétale » (Laigle, 2013, p. 135), à savoir réellement appropriable par l’ensemble des acteurs et dépassant alors une injonction globale au changement à ce jour encore peu suivie d’effets, Laigle insiste sur l’importance des éléments qui lui confèrent « une portée territoriale » (p. 137) et lui assurent par là même un indispensable ancrage. Parmi ces éléments, citons le fait de favoriser « le pouvoir d’agir [de] la société civile » (p. 137) sur son milieu de vie, celui de s’appuyer sur le lien social et sur les synergies entre acteurs territorialisés[3]. Plus largement, les débats au sujet des transitions insistent sur la nécessaire construction d’un « faire ensemble ». Aujourd’hui jugée à l’aune de sa capacité à cofabriquer une ville durable et juste dans laquelle ses habitants se reconnaissent, la ville institutionnelle engagée dans le pilotage de nombreuses politiques publiques a tout intérêt à porter attention à la capacité des acteurs associatifs à se mettre en mouvement et à le faire, notamment, dans un registre de médiation n’opérant plus seulement vis-à-vis des individus entre eux, mais aussi entre les habitants et elle-même[4]. Dans le cadre de la participation citoyenne, et parallèlement aux dispositifs réglementaires (du type enquête, débat public ou consultation en ligne), de nombreux autres dispositifs voient le jour, visant à associer les citoyens à la réflexion sur les politiques publiques[5]. Présentées dans un document émanant du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (2017), des fiches proposent plusieurs démarches[6] censées faciliter l’exercice d’une participation citoyenne « exigeante et forte », qui ne serait donc pas simplement un moyen de gouvernement ou un élément de communication locale (Rosanvallo, 2011[7]). Comme en un lointain écho à la « démocratie dialogique » décrite par Callon, Lascoumes et Barthe (2001), cette batterie de techniques (encore assez nouvelles) produit une version procédurale de l’échange et du dialogue, une conception didactique qui, tout en signalant l’inquiétude de l’acteur public, révèle en même temps la difficulté de faire vivre dans les lieux d’expression une parole incarnée et rationnelle.

2.2 Des acteurs associatifs parvenus à un « tournant »

Si l’action publique est à un tournant[8], les acteurs associatifs palois (comme ailleurs en France) sont aussi confrontés à un réexamen de la place qu’ils occupent dans le jeu de la participation locale. Ce repositionnement en cours, y compris celui des associations qui avaient jusque-là « pignon sur rue », est en effet lié à divers facteurs. Outre l’arrivée de multiples petites associations occupant des niches (nous les présentons plus loin), citons également l’installation d’une nouvelle municipalité depuis 2014 à Pau, qui, tout en se montrant attentive au tissu associatif local, est aussi plus restrictive en matière de subventions (appliquant notamment des modalités de financement public par appel à projets). En cela, le contexte palois fait face à une baisse des finances locales observable ailleurs en France.

L’espace manque ici pour présenter en détail les très nombreux acteurs impliqués dans les balades. Situons-en néanmoins certains par rapport à trois temps de structuration du paysage associatif local : une période initiale, qui s’engage dès les années 1950, le tournant des années 2000 et la période d’après 2015. Cette tripartition permet de souligner trois configurations très sensiblement différentes au regard des synergies entre acteurs. La Figure 2 donne à voir la réelle diversité de ces derniers, accrue du fait de leurs différences en termes de « notoriété », de rayon d’action, de nombre de salariés, de bénévoles et d’adhérents, voire d’objet principal de leur engagement, etc.

Figure 2

Évolution de la structuration du paysage associatif local.

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La « culture d’intervention » des plus anciens s’enracine essentiellement dans des mouvements d’éducation populaires MJC (Maison des jeunes et de la culture) et des CIVAM (Centres d’initiative pour valoriser l’agriculture en milieu rural), qui représentent deux grands mouvements associatifs anciens et incarnent une première phase/forme de l’action associative locale. Les MJC naissent en 1948 avec pour mission d’accompagner les populations des nouveaux quartiers issus de la croissance urbaine. « Construire une nouvelle société » était leur ambition, aujourd’hui reformulée en ces termes : « Pour plus d’humanisme et d’émancipation humaine dans une société de progrès » (Fédération française des Maisons des jeunes et de la culture [FFMJC], 2009, p. 6). Ainsi, la structure actuelle de la MJC Berlioz est-elle l’héritière d’une action qui prend sa source dans un quartier « difficile » de l’extension urbaine paloise des années 1970. Créée en 1980, elle a poursuivi le travail social entrepris avec les habitants du quartier en 1972. De leur côté, les CIVAM ont accompagné la société paysanne face au vaste mouvement de modernisation de l’agriculture des années 1960, notamment dans le registre de la formation. Ils entendent maintenant favoriser le tissage de liens entre les villes et leurs campagnes de proximité. À Pau, le CIVAM Fertil[9], fortement impliqué dans la coordination du Relais AMAP (Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne), gère une couveuse agricole ainsi que différents jardins partagés. Les Petits Débrouillards, également dans la mouvance de l’éducation populaire depuis 1986 et voués à la découverte de la science par la science, peuvent aussi figurer dans ce premier groupe d’acteurs. Sans que cela soit forcément le cas de toutes les MJC, celles qui nous intéressent ici, Berlioz et Rive Gauche[10], ont historiquement construit leur action sur la base d’un ancrage territorial fort autour du quartier; aujourd’hui, la notion de périmètre d’intervention s’est beaucoup assouplie et n’est plus centrale pour eux ni dans la définition du second groupe d’associations parties prenantes des balades habitantes.

Les années 2000 marquent en effet certains changements. Pour les structures les plus anciennes, cette période correspond à une réorientation de leur engagement militant vers les thématiques environnementales qui s’imposent. À côté de ces structures reconnues pour leur « culture de l’intervention », d’autres associations ont également peu à peu construit et imposé leur potentiel d’animation auprès des publics (aux demandes multiples), professionnalisant aussi une offre sur la base de compétences plus pointues et diversifiées. Une version plus récente de l’éducation populaire est ainsi représentée par Écocène (2002, éducation à l’environnement), Destination Patrimoine (2000, valorisation des patrimoines), Anim’Ousse-ère (2009, défense de la faune dans les cours d’eau urbains) ou encore Le Potager du Futur (2009, accompagnement au jardinage urbain) et Courte Échelle (2009, animation territoriale, communication, photographie, etc.). Pour cet ensemble d’acteurs, la question n’est pas de s’identifier à un espace de référence, mais plutôt d’acquérir légitimité et visibilité vis-à-vis de questionnements sociétaux relevant aujourd’hui de la transition sociale et environnementale. Plusieurs jardins partagés (regroupés en réseau), le Jardin suspendu, le Petit Alizé et les jardins partagés de la friche Lauga, gérés par la MJC Berlioz, complètent ce tableau des acteurs impliqués dans les balades.

La troisième période que nous souhaitons distinguer, qui s’ouvre vers le milieu des années 2010, ne correspond pas tant à l’arrivée de nouvelles associations qu’à la création d’un certain nombre de collectifs, précisément autour de la conception et de la mise en oeuvre de balades (voir Encadré 1). Les 5 saisons de l’arbre (2016) rassemble autour d’acteurs aux activités bien ancrées et liées notamment au soin en milieu hospitalier un collectif de soignants d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et de soins de longue durée (EHPAD-USLD), la psychomotricienne des Ateliers du Cami Salié ainsi que plusieurs artistes (danseurs, chorégraphes et musiciens). Les formes d’expressions artistiques sont convoquées dans les créations de balades sans que l’on puisse dire que ces dernières pivotent principalement autour du geste artistique. Le collectif Têtes de Pioches, qui se donne le mandat de « cultiver et épanouir les biodiversités humaines, végétales et culturelles » (Têtes de Pioches, 2018), va se construire progressivement à partir de 2015 à l’occasion de la conception de la balade Pau, ville comestible, en s’associant à la MJC Rouen Rive Gauche, au Potager du Futur, au Jardin suspendu, aux Petits Débrouillards, à l’agence-bureau d’études Courte Échelle ainsi qu’au collectif d’artistes Ça-i[11]. Sans dénomination à ce jour, un autre collectif composé d’intervenants de la Chambre d’agriculture, de l’Office du Tourisme d’une communauté de communes, du Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE 64), s’est structuré autour des Balades en paysage d’éleveurs.

Quelle que soit la thématique dominante de leurs actions, ces acteurs partagent l’idée que la ville est un territoire politique à investir, physiquement et mentalement, et que ses habitants ont besoin de se le réapproprier. Face au compartimentage de nos existences et de nos sphères d’activités, ils croisent leurs regards et vont les uns vers les autres, traversant au propre comme au figuré le territoire de l’autre, ce qui a pour effet de dessiner un contexte local « nouveau » où, si des concurrences se font jour, des complémentarités sont aussi possibles, voire clairement souhaitées par eux. L’évolution des politiques publiques territorialisées vers des dispositifs d’appels à projets ou d’associations agréées cible aussi fortement les subventions publiques vers les thématiques jugées politiquement porteuses, au risque d’une instrumentalisation des projets associatifs; aussi les responsables doivent-ils exercer une certaine vigilance afin de maintenir le cap de leur projet associatif. À titre d’exemple, un récent projet de valorisation de sentiers urbains et périurbains, présenté en réponse à un appel à projets d’innovation sociale du Conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques (2018-2019), témoigne de l’importance nouvelle prise par les synergies d’acteurs locaux jusque dans le registre de l’animation territoriale et de l’organisation de promenades (en l’occurrence, autour du collectif Têtes de Pioches). En partie voulu, en partie subi, le changement de fonctionnement – soit l’ajustement relationnel mutuel évoqué en introduction – se fait notamment autour de la balade, levier permettant de demeurer dans le changement entre résilience et critique sociale plus ou moins affirmée, selon le positionnement de chaque acteur (Laplace-Treyture & Douence, 2019).

3. La balade, un dispositif en partage

L’hypothèse qui sous-tend cette partie veut que, à l’instar des individus, les associations trouvent dans ces dispositifs de balade un moyen nouveau et privilégié de se re-saisir, de se re-situer localement dans un contexte financièrement moins stable et un paysage associatif plus hétérogène qu’ils ne l’ont été dans un passé encore récent. Construire de tels dispositifs ne les engage-t-il pas sur le chemin d’une (re)découverte d’eux-mêmes en tant qu’associations et des autres acteurs associatifs locaux? Ces dispositifs viennent-ils simplement s’ajouter à l’éventail des actions classiques (événementiels, animations et activités diverses) ou permettent-ils de renouveler, de revisiter plus profondément l’action des associations parvenues à une sorte de tournant?

Si l’intérêt des acteurs pour les balades répond à des attentes sociales aujourd’hui bien identifiées (besoin de nature, de lenteur, de lien social), il peut également être vu comme un signe, un symptôme du « tournant organisationnel » en train de s’accomplir. Trois dimensions se retrouvent d’un dispositif à l’autre : une inclinaison commune à enclencher un ensemble de reconnexions, une volonté de régler son pas sur celui du plus grand nombre, et aussi une forme d’exigence quant à la relation à autrui et au lieu. Structurantes dans le propos des balades, ces trois dimensions nous permettent de mieux saisir la manière dont les acteurs entrent en relation les uns avec les autres, avec quel horizon ils « marchent ensemble ».

3.1 La balade, un nouveau dispositif dans le paysage local

Les territoires urbains proposent de plus en plus de balades urbaines accompagnées à destination des touristes, certes, mais aussi des habitants eux-mêmes. La ville de Pau participe de ce mouvement de (re)découverte des lieux au moyen de la marche guidée comme en témoigne, depuis 2014 notamment, le nombre croissant de propositions faites aux habitants. Diffusées par l’Office du Tourisme de Pau, les classiques visites et circuits guidés – offerts en partenariat avec le service Ville d’art et d’histoire de la ville qui les ont d’ailleurs renouvelés – se voient ainsi complétés par une offre de balades et randonnées généralistes et éphémères, à l’initiative d’associations et de collectifs d’associations eux-mêmes émergents, comme nous l’avons signalé plus haut. De nombreuses études tendent à montrer les bienfaits que ces marches procurent aux participants, tant en termes de santé et de bien-être que de redécouverte et d’une réappropriation des lieux du quotidien (Amar, Apel-Muller, & Chardonnet-Darmaillacq, 2016; Gros, 2009; Le Breton, 2012); elles donnent aussi l’occasion d’habiter et de jouir de la ville autrement (Lord, Ravalet, Klein, & Thomas, 2015; Thomas, 2007). Chemin faisant, et selon les dispositifs qui leur sont proposés, les promeneurs appréhendent les espaces urbains sous un angle sensible et cognitif inhabituel : ils se découvrent, testent, imaginent, interagissent, se surprennent, se racontent, collaborent, etc. Invités à expériencer (Lussault, 2014), c’est-à-dire à mêler expérience et expérimentation, en référence à une spatialité faite « de routines, de reproductions, d’expérimentations, d’inventions, d’intuitions, de sensorialités, d’interactions avec autrui » (Lussault, 2014, p. 87), les promeneurs « s’abandonnent dans de nouvelles formes de récréativité immersive qui redessinent les contours du rapport de l’homme à la nature » (Falaix, 2006, p. 41). Les participants ne sont toutefois pas les seuls « bousculés » dans leurs habitudes : on pourrait en dire tout autant des concepteurs de ces balades habitantes engagés qu’ils sont dans des expériences géographiques (manière d’intervenir et d’être visible sur le territoire, de s’articuler les uns aux autres, de « partager l’affiche » aussi).

La grande diversité des membres en interaction au sein de ces collectifs donne alors naissance à des créations déambulatoires plurielles, tant en termes de localisation des parcours et de dispositifs d’accompagnement que de médiations : artistiques (musique, créations de plasticiens, danse, photographie), littéraires (contes, lecture, textes), culinaires, végétales et paysagères, toutes ancrées dans des gestes liés au soin, ponctuées de temps informatifs, de rencontres d’habitants, de jeux, de discussions, de silences, de collectes-expositions, de lieux autres, d’ambiances, etc., convoquant l’ensemble des sens.

3.2 Une orientation commune vers un ensemble de reconnexions

Bien qu’ils forment un ensemble hétérogène, ces acteurs convergent de manière plus ou moins consciente et affichée vers un certain nombre de points. Tout d’abord, ils positionnent leurs actions en relation avec le cadre de vie, les espaces du quotidien, les habitats bordant des lieux pratiqués ou plus méconnus de la plupart des gens. Ré-enchanter les lieux est ainsi au coeur de l’action de Courte Échelle : « [N]otre vocation est de valoriser et de faire découvrir au plus grand nombre les richesses et trésors insoupçonnés à deux pas de chez soi[12] », pour citer la page Facebook de l’organisme. Tous ces acteurs se rejoignent également par l’intérêt qu’ils portent à la nature et au paysage, aux manières d’habiter les lieux[13], au lien social, des dimensions par ailleurs structurantes des balades. Ces préoccupations témoignent en outre d’une volonté d’être porteurs, propagateurs de transformations sociales, de répondre à de nouvelles aspirations sociétales autour d’autres manières de consommer et de produire, mais aussi d’interagir. Tous poursuivent en effet l’ambition de changer quelque chose dans le quotidien des gens, non seulement durant le temps éphémère de la balade, mais aussi plus globalement en influençant le regard porté sur ce quotidien jour après jour. De fait, il s’agit d’acteurs fortement sensibilisés au thème des transitions : écologique, énergétique, territoriale, alimentaire, etc. S’agissant de la MJC Berlioz, on observe même un repositionnement de plus en plus explicite sur les questions environnementales, paysagères et, tout récemment, alimentaires, alors que, pour l’association Écocène, il s’agit « d’accompagner notre société dans sa transition vers un monde durable » (Écocène, n. d.).

Au-delà de ces convergences, les acteurs se sont orientés vers un certain nombre de partis pris d’autant plus importants à mentionner qu’ils indiquent une façon d’accompagner un chemin de découverte; autrement dit, si les activités proposées durant les balades ne sont pas toujours et en soi « originales » (on en trouve effectivement de semblables ailleurs), les dispositifs installent en revanche un cadre spécifique ambitieux offrant « les conditions de possibilité » d’une expérience individuelle et collective ouverte plutôt qu’une programmation de séquences conçues de façon didactique, qui sous-tendraient une trajectoire bien définie dans ses tenants et aboutissants.

Tout d’abord, il est remarquable que les projets considérés dans le cadre de cette étude ménagent une part d’inconnu, manière de faire qui correspond à l’idée avancée par Gwiazdzinski consistant à « produ[ire] de[s] situations dans une logique de sérendipité » (2017, p. 191), cette dernière pouvant être définie comme la découverte, par hasard et sagacité, d’une chose que l’on ne cherchait pas (Catellin, 2014). Part belle est faite à une approche multisensorielle des lieux, liée au foisonnement des propositions émanant d’acteurs très divers : « Il faut laisser le monde “faire impression” sur nous », écrit Wunenberger (2017), « nous pénétrer, faire que la sensation devienne un canal afférent qui imprime en nous le “pli” du monde » (p. 226). Alors que la balade touristique sacrifie encore largement à un ensemble de curiosités répertoriées par les guides comme méritant d’emblée notre attention, ces balades entraînent le participant sinon à rompre avec un certain nombre de rituels ou d’automatismes – de préjugés aussi –, tout au moins à les reconsidérer, spécialement ceux qui consistent à viser des lieux « valant le détour », à penser que la proximité n’est pas porteuse de dépaysement, à appréhender les interstices urbains comme des non-lieux vides de sens. De façon simultanée, il est offert à chacun, précisément, de renouer avec un ensemble de rituels au coeur de la promenade, tels que décrits plus haut. Gwiazdzinski (2017) a rappelé les dérives et autres instrumentalisations possibles de certaines médiations (par exemple des démarches géoartistiques) qui, en l’occurrence, peuvent aboutir à la construction de balades-vitrines, de mises en spectacle de la ville et de lieux de nature sanctuarisés. C’est en tout cas l’écueil dans lequel l’association Anim’Ousse-ère ne risque pas de tomber en proposant de découvrir agressions et atouts du ruisseau urbain de l’Oussère.

3.3. Un cadre présent, mais non pesant

La part de surprise et, par-là, de propositions non révélées dans le programme s’accorde aussi avec une quasi-absence de protocole, au sens défini par Gwiazdzinski dans ce numéro thématique, soit un ensemble de règles rendant possible une coopération entre parties prenantes. Les consignes données au fil des « activités » sont minimales; peu d’indications suffisent à chacun pour participer, ce qui témoigne d’une volonté de s’en tenir à quelques règles simples et suffisantes à l’instauration d’un climat propice à expériencer les lieux. On pourrait ici parler d’une certaine sobriété du dispositif, qui contraste avec d’autres types de balades aux propositions plus élaborées. Par exemple, si on les compare à celles intégrant une dimension numérique, certaines nécessitent parfois des explications et une habileté qui, certes, s’entendent au regard du dispositif, mais qui peuvent aussi faire obstacle à une prise en main plus autonome et spontanée de la part des participants. De même, d’une durée variable, les concepteurs prévoient toujours au fil des itinéraires des moments où l’on peut s’en dérouter facilement (en bus ou en vélo), ce qui permet au participant d’éviter de devenir captif d’un circuit sans échappatoire possible; il s’agit avant tout d’une invitation à faire un bout de chemin ensemble.

3.4 Régler son pas sur celui d’un plus grand nombre

Difficulté et durée posent la question du format sur lequel reposent les dispositifs, de la balade à la randonnée, ce qui renvoie aux publics visés (ici au grand public dans tous les cas), aux possibilités d’accueil (en nombre de personnes) de même qu’à la question de l’accessibilité (spécialement aux personnes à mobilité réduite). En août 2017, Les 5 saisons de l’arbre ont proposé un parcours « pour les roues » : fauteuils, poussettes, vélo… S’entendre sur la marchabilité des espaces traversés (le moins possible de route goudronnée, préférence pour des espaces de nature, calmes) est ainsi un enjeu pour ces collectifs (voir Figure 3), mais l’attrait du programme imaginé doit aussi être compatible avec un accès au plus grand nombre en toute sécurité. Compte tenu de ces visées, certains dispositifs s’accommodent mal d’une certaine impréparation. Dans le cas de Tournée générale, par exemple, l’itinéraire n’avait pas été mis à l’épreuve du terrain et l’absence de repérage a occasionné quelques ratés (par exemple, un passage impossible). Des choix parfois peu compatibles ou contradictoires ont aussi donné lieu à des arbitrages : une balade qui se veut propre, mais suppose en partie l’usage de la voiture; la difficulté de faire goûter des plantes comestibles sauvages à travers des préparations rapides à exécuter sur place. Mais, à l’inverse, les balades sont aussi l’occasion, par exemple, de présenter une plante telle la renouée du Japon comme étant comestible (en la faisant déguster en confiture), alors même que d’un point de vue naturaliste elle est très fréquemment présentée comme étant particulièrement invasive.

Figure 3

Des itinéraires bien rodés

Source : programme des randonnées distribuées aux participants

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Figure 4

La « marchabilité » comme condition de faisabilité de la balade

photo : H. Douence

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3.5 La question de l’inscription spatiale

On peut souligner ici certains choix en faveur de la discrétion in situ : ne pas laisser de trace, ne pas modifier le paysage, même de façon très marginale. Sans aménagement (danse sans scène par exemple) ni balisage ou inscription, ces balades éphémères reposent sur un même principe consistant à être potentiellement ré-activées, mais non reproduites à l’identique. Autour de l’idée de décloisonnement des regards sur le vieillissement, Les 5 saisons de l’arbre ont proposé durant leurs trois années d’existence des chemins convergeant vers le centre de gérontologie de l’hôpital et des déambulations dans les parcs urbains, sans pour autant dupliquer une programmation. Il semble que la volonté de ne pas laisser d’empreinte soit inversement proportionnelle au désir de garder la mémoire de ces événements, notamment à travers la production de carnets de voyage. Assurer une visibilité auprès de la ville institutionnelle, mais aussi commencer à écrire une histoire – leur propre histoire : celle de la mise en promenade de la ville – deviennent ainsi des enjeux majeurs pour les concepteurs.

Faire que ça « marche vraiment ensemble » suppose ainsi l’exercice de nombreux choix en amont et une confrontation au principe de réalité. Dans ce dispositif devenu presque banal persiste néanmoins toute la force d’une « utopie concrète[14] » : relier corps et esprit, individu et collectif. La balade offre aux participants un espace-temps propice à plusieurs sortes de déplacements, certes physiques, mais aussi psychologiques et intellectuels; des déplacements à envisager alors comme autant de « pas de côté », de « détours » en somme, d’alternatives à la ligne droite, rassurante, rapide, efficace, mais peut-être seulement superficiellement.

Par « l’éprouvé in situ » et l’immersion, les places et les points de vue vis-à-vis de la nature et du monde des autres sont interrogés. L’espace-temps de la balade offre l’opportunité d’une mise à distance, mais jamais celle du regard surplombant, associé à une certaine modernité qui privilégie la perception du monde par la vue au détriment des autres sens. Wunenberger écrit ainsi : « [I]l n’y a pas de meilleure connaissance d’un monde naturel ou urbanisé que de le parcourir avec son corps ouvert par tous les sens » (2017, p. 226). L’expérience « optico-rythmique », « sensori-motrice » que cet auteur voudrait voir restaurée est polysensorielle : elle enrichit « les yeux de l’esprit », restitue « les aspérités et les ombres du réel » (p. 223). Précisant l’enjeu épistémologique de cette « nouvelle poïétique de l’espace » (p. 226), l’auteur inscrit celle-ci dans la promesse d’un dépassement de l’opposition classique sujet-objet, qui rend peu compte de leur interpénétration. Il parle alors d’un « affrontement scopique du sujet et de l’objet » et d’un « dualisme psycho-physique » (p. 226), caractéristiques de la rationalité classique (voir sous 4.2 Un autre rapport au temps).

Sur le chemin de découvertes multiples, en relation avec les thématiques des balades (les diverses reconnections évoquées), les participants peuvent également se réapproprier une variété de rythmes, faire l’expérience d’autres temporalités : une programmation qui se dévoile peu à peu, au fur et à mesure de la journée ou de deux jours; la saisonnalité de la nature; les temps de la vie jusqu’au vieillissement; les ruptures de rythme au fil de la balade (y compris des temps de sieste); bref, le temps des autres pour se signifier à soi-même que la ville est multitemporelle et que prendre en compte ces chronotopies est essentiel pour qui aspire à une ville habitable pour tous, à échelle humaine (Gwiazdzinski, 2016)[15].

Figure 5

Le corps médiateur pour une relation à soi, à l’autre et à son environnement

photo : H. Douence

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3.6 S’accompagner

Les choix qui ont présidé à la conception de ces balades manifestent une certaine forme d’accompagnement dans un temps de transitions, forme sur laquelle nous voudrions maintenant nous arrêter. Si la perspective est celle de contribuer à rendre les personnes plus réflexives afin de transformer les regards et les actes, et qu’elle recèle une visée émancipatrice associée à l’expérience, la rencontre avec autrui et le contact avec la nature ambiante, la question se pose alors des postures d’accompagnement propices à son actualisation. Par exemple, le collectif Ça-i (n. d.) parle de ne pas inculquer, mais de transmettre et de partager. Les balades en paysage d’éleveurs ne sont pas animées par l’Office du Tourisme ou par le CAUE 64, mais par les éleveurs eux-mêmes qui, année après année, s’approprient la modalité de rencontre qu’est la balade guidée. S’interrogeant sur les relations entre autonomie et accompagnement, Lerbet-Sereni (2017) situe la complexité (la richesse, la justesse) de la présence à autrui au carrefour de plusieurs postures qui, toutes, se réfléchissent en regard d’une distance spécifique à l’altérité. L’auteure propose ainsi trois figures qui incarnent chacune cette forme de présence aux autres : le guide (qui devance et montre le chemin), l’accompagnateur (qui marche « à côté de ») et le compagnon (qui « partage avec »). Mais au coeur des trois se dessine la figure de l’accompagnant, « qui incarne les trois postures » et dans laquelle se trouve précisément mis en jeu – mis en tension – le s’ de s’apprendre et qui fait écho au se de se transformer qu’évoque Soubeyran lorsqu’il pense la question de l’action du point de vue de l’improvisation en jazz.

Dans Pensée aménagiste et improvisation. L’improvisation en jazz et l’écologisation de la pensée aménagiste (2014), l’auteur questionne la pensée aménagiste dans sa volonté de prévoir les conséquences de l’action, en somme : de contrôler ce qui vient. Prenant acte du fait que cette forme de planification se trouve souvent en défaut, il nous invite lui aussi à changer de point de vue et à observer l’action aménagiste à travers le prisme de l’improvisation en jazz :

Au risque d’être provocateur, il faut admettre que l’improvisation rend compte de situations où l’action n’est ni purement intentionnelle ni totalement accidentelle. C’est dans cet entre-deux que celui qui improvise est l’auteur de ce qu’il fait. Mais il ne sait qu’en partie ce qu’il fait. Il sait cependant que le sens de son action est appelé à se transformer par les conséquences de celle-ci, plongées dans un milieu qu’il contribue à fabriquer, mais qu’il ne maîtrise pas

Soubeyran, 2014, p. 3

Comme on le lit encore chez Soubeyran :

[L]’improvisateur est engagé dans une oeuvre ouverte, admettant que précisément l’enrichissement de l’action vient de ce qu’il s’ouvre à l’environnement, et que la qualité de l’improvisation est souvent en raison inverse de sa reproductibilité. L’improvisateur ne fait pas de son expérience dans laquelle il est totalement engagé précisément une expérience de laboratoire. Il ne met pas de filtre entre lui et les conséquences de son action quitte à en être affecté, précisément parce qu’il est réflexif

2014, pp. 3-4

Il est à nouveau tentant de faire dialoguer les deux auteurs, l’un interrogeant « une obsession de l’emprise et de la maitrise en aménagement » (Soubeyran, 2014, p. 3) et l’autre proposant d’explorer « une présence ouverte et disponible à l’inconnu, pour s’apprendre (réfléchi et réciproque) du “pas encore connu” » (Lerbet-Sereni, 2017, p. 4). Tesson (2005) semble bien envisager, quant à lui, la marche comme une forme de temps suspendu – proche de celui que Soubeyran associe à l’improvisation en jazz –, un temps ouvert, simplement laissé ouvert.

Y a-t-il un sens à vouloir rapprocher la conception collective de promenades et les démarches de transition « à visée sociétale » du type de celles mentionnées notamment par Laigle? Par-delà leurs spécificités, peut-on espérer les faire dialoguer afin de faire porter sur l’une comme sur les autres un éclairage mutuel?

4. La balade comme chemin de transition : faire que ça « marche ensemble »

Laigle (2013) tempère quelque peu la confiance que l’on serait tenté de placer dans des formes de gouvernance jusqu’ici pratiquées, et dans lesquelles le dialogue n’est que de façade et la participation, sinon sous contrôle, tout au moins sous forte contrainte : « [I]l s’agit de changer les relations et les façons d’agir en société, plutôt que de tenter de rendre le développement plus durable par des compromis institutionnalisés à travers une gouvernance rénovée » (p. 137). Le rapport du CGDD revient sur le virage attendu : « Il ne s’agit plus de considérer la participation comme un “faire-valoir” de la gouvernance, l’une de ses étapes-clés qui en légitiment les tenants et aboutissants » (Ministère de la transition écologique et solidaire, 2017, p. 43).

Que peuvent nous apprendre ces dispositifs de balade non institutionnels sur des acteurs mis à l’épreuve d’une même problématique, soit fabriquer une ville plus durable et plus juste? Quelles voies/voix proposent-ils de faire émerger par leur manière de conduire le changement ou, mieux, de se conduire dans le changement? Notre attention se porte dans cette dernière partie sur les synergies entre acteurs. Pour le dire en des termes simples, nous cherchons ici à saisir la manière dont ces acteurs associatifs se relient les uns aux autres pour faire quelque chose ensemble, autre chose et/ou autrement. De façon schématique, il s’agit de se demander en quoi la balade est un facteur de transformation d’un rapport au territoire, au temps et aux autres (donc à soi). Bien qu’il soit quelque peu artificiel de dissocier ainsi ces trois dimensions, à vrai dire totalement imbriquées, nous les évoquerons néanmoins successivement.

4.1 Un autre rapport au territoire

Cette dynamique de construction de balade suppose de la part des acteurs – spécialement ceux pour lesquels l’ancrage initial, fondateur, est celui d’un quartier (les MJC), du monde rural (le CIVAM) ou prioritairement la ville elle-même (la plupart des acteurs qui se sont ici mobilisés) – qu’ils sortent de leurs habitudes de fonctionnement en élargissant leur territoire professionnel, mais également leur périmètre d’action. Dans un article de 2004, Sancébé analysait avec subtilité la distinction à faire entre « être ici » et « être d’ici », être simplement localisé ou être enraciné. La notion d’ancrage (nos ancrages, au pluriel, compte tenu de nos pratiques actuelles de mobilité) vient dire d’autres articulations encore plus complexes qu’un ici s’opposant à un ailleurs. En réalité, tout un continuum de manières d’être dans un lieu, d’en faire partie (d’y être et/ou d’en être… ou non) existe. Mais, avec la balade, autre chose se profile encore, car elle projette un mode d’ancrage qui n’est pas celui de l’être, ni dans l’assignation ni dans l’arrachement : il s’agit de quelque chose de plus éphémère, de plus fluide et circulant, à géométrie variable pourrait-on dire. C’est une forme de prise – la présence légère, sur un laps de temps très court – qui évoque le passage dans ce qu’il a d’éphémère et peut-être aussi d’initiatique, mais aussi de tissage, en raison de la faculté de la balade de relier les lieux. Par là, ces balades créent du lien, non seulement entre les habitants de la ville (acteurs ou participants), mais aussi entre des micro-lieux dispersés dans la ville, qu’elles mettent en relation les uns avec les autres. Cette démarche de maillage, voire même de continuité, fait écho (mais selon une mise en oeuvre différente) aux corridors écologiques et aux autres trames vertes, bleues ou jaunes que les documents d’urbanisme instaurent. Le collectif Têtes de Pioches, très actif en matière de conception de promenades, ambitionne ainsi d’investir la ville par un quadrillage serré de chemins de promenade. On se prend en effet à imaginer ce que dessineraient des promenades se multipliant et se déployant sur l’ensemble du territoire de la ville, l’arpentant de part en part, la sillonnant d’un entrecroisement de voies laissant chacun libre de la parcourir en tous sens. Certes, et comme c’est le cas d’ailleurs pour toute balade organisée, celles qui ont retenu notre attention présentent bien, en pratique, un début et une fin; cependant elles n’en instaurent pas moins une façon différente de faire circuler : d’abord, physiquement, les acteurs, puis les idées et les expériences, soit tout un vécu territorial qui travaille les frontières non pas dans la séparation – et pas davantage dans l’indifférenciation ou la confusion – mais dans la couture, l’interface, faisant rompre avec un certain compartimentage de l’action en secteurs et territoires aux frontières trop étanches.

L’expression « art de la conversation territoriale » (Gwiazdzinski, 2019) rend bien compte, nous semble-t-il, d’une forme d’échange, de dialogue, où le débat est présent, mais pas la polémique. À la section 4.3 ci-dessous (Un autre rapport aux autres, à soi), nous renvoyons aux travaux de Jullien, mais il nous semble nécessaire d’approfondir dès maintenant l’idée de « conversation territoriale » à la lumière de ce que l’auteur propose dans De l’intime (2013). En effet, il y envisage une forme d’intersubjectivité, de conversation entre deux personnes pensée comme un espace qu’il s’agit toujours d’« entre-tenir » et où est possible un dialogue certes bienveillant, mais où, surtout, l’expression d’une familiarité (quelque chose de l’ordre du même) n’empêche jamais, voire appelle une ouverture vers l’altérité. Jullien parle aussi d’un « dedans partagé ».

Si l’on veut bien considérer que, pour le participant, la balade n’est pas une trajectoire clairement définie dès le départ (il va se passer des choses qu’il entrevoit, mais ne voit ni tout à fait ni tout de suite et, surtout, il ne sait comment cela va faire impression sur lui), il en va de même pour les concepteurs qui s’y engagent sans savoir à l’avance où elle va les conduire et quels en seront les jalons, les exigences, les renoncements et autres bifurcations survenant en fonction des lieux et des opportunités.

4.2 Un autre rapport au temps

La balade bouscule les associations aussi sur le plan du rapport au temps. À travers une triple référence aux temps de la philosophie grecque – chronos, kairos et ayun –, on peut voir comment de tels dispositifs s’insèrent dans la vie associative. En ce qui a trait au chronos, ce temps qui passe, nous dépasse et que l’on poursuit, s’investir dans de tels dispositifs présente un coût non négligeable, au point que la plupart décrivent l’aspect chronophage de tels projets menés à plusieurs, et ce, des premières réunions de travail à la négociation des rôles lors de la balade, en passant par la phase de mise à l’épreuve du terrain. La MJC Berlioz, acteur-agitateur souvent à l’avant-poste d’actions culturelles contestataires, parfois d’envergure, a rapidement fait savoir qu’elle n’avait pas vocation à devenir la cheville ouvrière des initiatives collectives à venir. Certes, mieux les participants se connaissent et moins le temps de mise en route, d’interconnaissance se prolonge, mais le processus a besoin de ce temps, d’un temps incompressible (par exemple, préparer un itinéraire avec la seule aide de Google Maps n’est pas le préparer sur le terrain, directement).

Lors de réunions préparatoires à des randonnées à venir, le collectif Têtes de pioches réaffirme sa volonté d’être une force de propositions, pour autant que celles-ci demeurent construites de façon participative et respectueuses du temps d’élaboration propre à chaque projet. Comme il le précise, le point de départ qui est le sien est l’expérimentation in situ : par l’attention portée à un chemin, à un élément du paysage, etc., c’est de la rencontre avec le terrain que naît l’inspiration et que s’amorce un projet. La démarche n’est donc pas celle d’un diagnostic territorial « surplombant », assorti, au mieux, de propositions de mises en oeuvre à l’ancrage potentiellement faible, et, au pire, d’un modèle livré clé en main, voué à s’appliquer à l’identique d’un territoire à l’autre, à l’exception de quelques ajustements consentis à la marge[16]. Qu’aurait-il alors à gagner à s’adonner à la « discipline du collectif »? Un double mouvement semble conduire ici cette dynamique. Tout d’abord, une certaine lecture du contexte local, que nous avons décrit comme travaillé par des changements (nombre et hétérogénéité des acteurs, demandes de la ville institutionnelle en vue d’une coorganisation des événements, tendance actuelle favorable à la balade), pourrait donner le sentiment que ce dispositif est investi par pur opportunisme. Néanmoins, cette dynamique peut aussi bien être comprise en termes de capacité à donner forme à un engagement et à des valeurs au croisement de plusieurs transitions. Ainsi, le kairos – moment propice, temps venu – serait le bon moment pour passer à autre chose, une chose en devenir, dont la configuration s’élabore d’organisation de balade en organisation de balade. Bien que Wunenberger l’applique à l’expérience individuelle, on pourrait dire ici que ces collectifs trouvent des « accords kairologiques » (2017, p. 227) entre un lieu et un moment où l’on se sent participant du monde qui nous entoure, une posture qui correspond assez bien à cette intelligence collective des situations qui amène aussi à innover sur le plan organisationnel. Plus habitués à la visite à la ferme, à la parade ou au défilé du carnaval, à la dérive urbaine, aux explorations de type urbex, aux marches de protestation, voire aux parcours – mais, cette fois, de soin –, les acteurs engagés dans ces dispositifs ont donc été à l’origine d’un « marcher ensemble » susceptible d’entrer en réseaunance[17] avec l’ambition transformatrice propre à chacun. Comme le font remarquer Lacquement et Quéva (2016), la dimension sociale d’une innovation « s’exprime dans un processus d’interactions entre des individus en situation d’apprentissage, favorisant la création d’activités nouvelles ou reconfigurées » (p. 8).

Face à un temps qui s’écoule et nous prend de vitesse, l’urgence, nous dit Rudolf (2018), semble bel et bien être celle de ralentir, de « lever le pied » pour se donner du temps. D’ailleurs, le sous-titre de son article donne clairement le ton : Pour un ralentissement et contre des choix irréversibles face à l’urgence de la transition écologique. Il s’agit bien de comprendre comment, dans le cadre de certains projets urbains, des alternatives à l’action précipitée (et qui ne sont pas une absence d’action) l’ont conduite à observer

l’émergence d’un art partagé pour faire face à l’urgence sans céder à un agenda de l’urgence. Parce qu’ils [les projets urbains étudiés par l’auteure] nous parlent de tactiques pour préserver des espaces de possibles en situation d’incertitude et offrent des parades contre la tentation de la précipitation, ils méritent qu’on leur réserve du temps et de l’attention[18]

2018, § 28

C’est probablement là que poindrait l’ayun, cette expérience du temps qui relève davantage d’un temps suspendu, hors du temps, au sens où les balades offrent aux acteurs de nourrir leur imaginaire, de vivre des possibles, de se (re)trouver dans des situations et des espaces-temps inhabituels, autant d’« [e]xpériences multiples et hétérogènes qui constituent plutôt des oasis permettant de reprendre souffle », dirait Younès (2017, p. 218). En somme, l’originalité réside tout autant dans le dispositif de la balade que dans la manière de s’en saisir pour se renouveler, comme source et ressource de l’engagement donnant la possibilité de demeurer dans une dynamique de changement pour continuer d’exister dans le paysage associatif palois.

On retrouve ici l’art de l’improvisation en jazz, c’est-à-dire, pour l’artiste, celui de jouer comme « s’il avait tout le temps devant lui, bref jouer, agir dans un temps suspendu et dilaté » (Soubeyran, 2017). Et c’est toute cette puissance des parcours urbains et autre exploration territoriale que Younès compare à « de nouvelles formes poétiques, éthiques et politiques de résistance créative qui font surgir des situations en partage mais aussi préparent de possibles subversions et altermondes » (2017, p. 218) permettant de « lever le pied » et d’activer le sens.

Mais la question du temps peut être interrogée depuis un tout autre univers de références, qui n’est pas celui de la pensée grecque, mais celui de la pensée chinoise – suivant en cela les propositions de Jullien (2009) dans ses Transformations silencieuses. Changement, tournant, transformation font de plus en plus partie du vocabulaire courant à propos de la transition écologique et charrient des idées contradictoires ou paradoxales, tant ces changements paraissent tout à la fois incommensurables et nécessaires, lents à venir et pourtant urgents, incertains quant à leur direction ou finalité, affaire de chacun et de tous; bref, d’une « complexité avec exposant[19] ». « La démarche de transition construit ainsi un cheminement de rupture, pas à pas », nous dit Laigle (2013, p. 141), qui ne se limite ni aux changements des comportements individuels ni à l’interpellation de l’action publique. Parler d’« un cheminement de rupture, pas à pas » par le moyen (mais en apparence seulement) d’une sorte d’oxymore interroge précisément le type de changement auquel on aurait affaire et qui tiendrait justement tout à la fois de l’ordre du radical et de l’ordre du progressif (ou de l’incrémental), soit « d’une rupture, pas à pas ».

Il nous paraît ici intéressant de renvoyer aux réflexions de Jullien (2009), qui invitent à se représenter les processus qui nous affectent – le vieillissement ou la modification des paysages, les saisons – non pas en tant que changements entre deux états A et B ou de trajectoires partant d’un point connu A vers un autre point B constaté (mais l’on pourrait dire également souhaité ou souhaitable s’agissant de la transition écologique), mais sous l’angle d’un passage qui signifie tout à la fois « modification » et « continuation » (pp. 26-27). Jullien s’attache à comprendre le changement du point de vue de la transition au coeur de transformations dites silencieuses (que sont précisément le vieillissement, la saisonnalité, le paysage), posant par-là le défi de les penser sous l’angle de « l’entre », du « passage », du « trans » et de « l’indémarcation » ou, encore, du « en train de » (2009, pp. 33 et 36). On remarque en outre que la pensée de Jullien rejoint celle de Berque autour des notions de trajectivité (état, propriété), de trajection (processus) ou encore de médiance en tant que « couplage structurel entre l’être et son milieu » (2016, séminaire en ligne, paragraphe 1 « le lien écouménal »). D’ailleurs Jullien, tout comme Wunenberger, cite lui-même Berque. Les passages qui suivent, tirés de son ouvrage Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, suggèrent les connivences qui marquent leurs pensées :

L’ontologie des choses force donc à admettre que le monde écouménal de l’être – c’est-à-dire tout bonnement la réalité – ne relève ni proprement de l’objectif, ni proprement du subjectif. Ce mode, je l’appelle trajectivité. […] De même, le milieu est à la fois matériel et immatériel, subjectif et objectif; et telle va l’écoumène dans son ensemble.

Ce n’est pas tout; car dans l’écoumène, le présent n’est rien sans le passé ni sans l’avenir […]. Ainsi, dans l’espace-temps de l’écoumène, c’est à double titre que vaut la trajectivité des choses. De même que, spatialement, leur topos et leur chôra se renvoient l’un l’autre, de même, temporellement, leur présent comporte un passé non moins qu’un avenir. À chaque instant c’est une histoire que chaque chose incarne, et ce sont des lendemains qu’elle engage, dans la mouvance de son milieu

Berque, 2000, pp. 93-94

Pour en revenir à Jullien, ce dernier écrit que « la transition fait littéralement trou dans la pensée européenne, la réduisant au silence » (2009, p. 22), avant de poursuivre :

[C]ette difficulté est celle de penser son être même qu’est en son coeur la transition, celle-ci disant explicitement, si je range un terme sous l’autre, le « passage » permettant d’aller d’une « forme » à la suivante – dans l’entre-formes, si je puis dire – et développant ainsi de son mieux ce trans de la « transformation »

p. 22

L’auteur poursuit :

[M]odification-continuation… d’une part, ces deux termes s’opposent, la modification à la continuation : la modification « bifurque » et la continuation « poursuit », l’une « innove » et l’autre « hérite ». Mais de l’autre, et en même temps, chacun des termes marque la condition de l’autre : c’est grâce à la « modification » que le procès engagé ne s’épuise pas mais, se renouvelant par elle, peut « continuer »; et, réciproquement, c’est la continuité, ou plutôt la continuation, qui permet de « communiquer » au travers même de la « modification » qui survient et fait d’elle aussi un temps de passage

Jullien, 2009, pp. 26-27

On pourrait ici citer à nouveau Soubeyran, qui constate « une obsession de l’emprise et de la maîtrise en aménagement qui tend ainsi à assurer la durabilité d’une modernité fondée sur la rupture et la radicale nouveauté » (2017). En effet, le dessin/dessein de la balade attire l’attention sur quelque chose de fondamental, à savoir les intervalles, partie intégrante du cheminement « entre » les activités et les rencontres prévues le long du parcours. S’agissant des concepteurs des balades, on peut dire que de balade en balade, de temps de rencontre en temps de rencontre en vue de l’organisation de chacune, s’égrènent aussi des « entre-temps » (et contretemps…) semblables à l’éloignement proche ou à la proximité distante que nous allons préciser maintenant.

4.3 Un autre rapport aux autres, à soi

Le travail d’« écoute territoriale » mené par l’Union nationale des acteurs et structures de développement local (UNADEL) propose un retour d’expérience intéressant au sujet des manières, diverses, qu’ont les acteurs de se tourner vers une transition territoriale : « “L’entrée en transition” articule trois exercices difficiles à conduire : celui d’assembler, celui de convaincre, et celui d’apprendre. Avancer concomitamment dans ces trois dimensions nécessite beaucoup de temps » (UNADEL & Mairie-conseils, 2016, p. 4). Sans offrir de recettes, la synthèse dégage les ressorts du « déploiement [de la transition] dans le temps » (p. 15), interroge « des modes de faire » (p. 6) et souligne sous différents angles l’importance du collectif, du passage – ou, mieux, de l’articulation – de l’individuel au collectif. Le vocabulaire employé – pilotage, trajectoire, portage – dit probablement quelque chose qui, en réalité, est beaucoup moins maîtrisé et maîtrisable qu’on le voudrait, mais, ce faisant, il énonce de façon très claire quelques-uns des enjeux centraux de l’« expérience relationnelle » associée à l’entrée en transition. On ne peut ici les rappeler toutes, mais mentionnons au moins les dimensions suivantes, qui signalent quelque chose à partager ou propice à des partages, des « communs » en quelque sorte : « syncrétisme des postures », « discours commun », « démarche matrice ou collective », « culture partagée », « intrication des parties prenantes », « coopération continue entre les acteurs », « éthique de la reliance » (en référence à Edgar Morin) et, dans un registre proche et complémentaire, « besoin d’animation », « accompagnement ».

Quand Laigle s’interroge sur « les possibilités de réappropriation sociale [des] défis [environnementaux] par l’agir en société » (2013, p. 136) ou bien quand Rudolf en vient à conclure son propos sur la question de nos manières de « faire société » (notamment, temporiser, écouter, être attentif aux autres), ils questionnent les lieux, les modalités et les formes possibles de la rencontre entre les individus. Les balades dont il s’agit présentent un certain degré de complexité, à commencer par le nombre des parties prenantes et leur provenance variée. L’intérêt de ces balades réside en outre dans le fait que les différents champs professionnels s’articulent les uns aux autres et ne se juxtaposent pas ou n’interviennent pas seulement de manière successive : pensons à cette activité coanimée par un producteur de haricots-maïs et une psychomotricienne, des professionnels dont les univers sont a priori plutôt éloignés. La variété et la distance des lieux mis en relation constituent une autre facette de la complexité des projets mis en oeuvre. Bien qu’ils convergent sur les points évoqués dans notre troisième partie, cela ne signifie pas que, durant le processus de construction de la balade, le chemin de leur entente, de leur connivence, ait été tout tracé.

Si un acteur tel qu’Écocène pouvait se prévaloir d’une longue expérience dans l’organisation de balades – et encore, pas de manière collective au départ – ce n’était pas le cas des autres acteurs, même si certains mettent aujourd’hui en avant une expertise dans le domaine (c’est le cas par exemple de Courte Échelle). Têtes de Pioches est l’un des fruits de ces balades, notamment Pau, ville comestible (2015). Sans véritable expérience partagée de la conception de balades ni du « collectif formalisé », ce collectif s’est peu à peu imposé comme témoin de liens tissés et facteur d’autres liens à tisser. Face à un dispositif exigeant de leur part un fort investissement, il s’agissait alors de comprendre ce qui lie les acteurs qui s’y impliquent, ce que signifie le fait de se coordonner entre eux, de s’engager vis-à-vis des autres dans ce que Gilbert (1989/2003) nomme des « sujets pluriels », l’espace-temps du dispositif, soit un contexte spécifique coïncidant avec un vécu social permettant « de dire un “nous” qui ne se réduise pas à une addition de “je” » (pp. 11-12). Gilbert s’intéresse aux « micro-entités collectives » et à leur manière, en tant que « sujets pluriels », de s’impliquer dans l’action au moyen de « micro-conventions » constituant « tacitement » un « micro-système de droits et d’obligations à l’égard d’un “nous” qui les dépasse » (voir l’avant-propos, pp. 9-12). Gilbert étudie ce « faire quelque chose ensemble » dont la situation paradigmatique est, selon elle, dans un « marcher ensemble ». On a affaire à « un sujet pluriel, dont l’objectif est justement ce sujet pluriel, par opposition à l’objectif personnel partagé des participants » (p. 63), qui est de vouloir compter dans le paysage associatif local sur la question des transitions et de la fabrique urbaine. De fait, leurs valeurs sont multiples et ne se recoupent pas totalement; pour ne prendre que l’exemple des jardins partagés, ces acteurs énoncent volontiers ne pas partager exactement les mêmes objectifs, sans que cela ne les empêche de s’engager et de construire en chemin, entre eux et peu à peu, un lien d’obligation comportant des appels à la responsabilité collective : « [I]l en va de la responsabilité de chacun »[20] que ce « sujet pluriel » se construise ou pas.

Les réunions auxquelles nous avons pu assister les montrent aujourd’hui de façon encore plus manifeste désireux de s’articuler les uns aux autres de façon étroite et souple, de créer une entente fonctionnelle, mais non fusionnelle, une intimité propre à préserver du proche et du lointain ou, selon les termes de Jullien (2013), un écart fait de familiarité et d’extime. Ce « nous » qui se construit indéniablement, se construit selon une géométrie, une forme d’engagement qui respecte la liberté de chacun :

Accueillir ce qui (se) passe […] c’est-à-dire aussi le laisser passer, sans le retenir. Ce qui se passe est agissant, si on est capable de le laisser agir sans chercher à l’arrêter trop vite, ni à le ranger dans nos habitudes de pensée

Lerbet-Sereni, 2017, pp. 14-15

La balade comme dispositif pour comprendre un régime de proximité-distance des acteurs entre eux amène à considérer, d’une part, que temps de rencontre et temps à distance les uns des autres forment un tout, qu’une balade n’est pas faite que de « points d’expérience » et, d’autre part, que le cheminement tient aussi à l’existence et à l’expérience d’intervalles, sans lesquels rien ne saurait véritablement faire sens :

L’idée de transition va plus loin que celle d’une participation citoyenne : elle replace chaque initiative au sein d’un ensemble d’actions qui se complètent les unes avec les autres et lui donnent sens par rapport à un cheminement qui se construit pas à pas

Laigle, 2013, p. 137

Pour conclure

L’hypothèse au centre de cet article était celle d’une résonnance entre une conception de la balade et l’idée de transition à visée sociétale. Si nous avons tenté de faire saisir le potentiel de la balade, il ne s’agissait pas de n’importe quel type de balade, puisque celles qui ont retenu notre attention sont collectives, conçues et accompagnées par des collectifs. Si nous en avons rappelé tout l’intérêt au regard d’une nouvelle habitabilité urbaine (pensons aux diverses reconnexions présentées, à la nature, à autrui, etc., à « l’élargissement » de son propre monde par la découverte d’autres mondes possibles, concrets, rêvés, imaginaires), et ce, auprès d’un public de plus en plus nombreux à vouloir y participer, nous avons avant tout voulu nous intéresser à ce qu’elles apportent aux concepteurs. Par les déplacements qu’elles opèrent (révèlent ou consolident) dans les habitudes de « fonctionnement » des associations, les questionnements qu’elles engendrent et les apprentissages qu’elles amènent, les balades mobilisent tout un matériau géographique (en lien avec le lieu, l’espace et le territoire) qui met au travail et à l’épreuve ancrages, régimes de visibilité, façons de se déployer, sens des distances, usages des frontières et des passages, tout en leur permettant de revisiter – sur les plans mental, psychologique, corporel et symbolique – leur présence au monde et aux autres.

En ce sens, la balade présente une forme d’innovation sociale et territoriale susceptible de constituer aussi pour ceux qui les conçoivent un chemin de transition, tout particulièrement au regard d’un versant essentiel de cette dernière, qui est la relation à l’altérité et aux autres. Si l’action associative peut être caractérisée, comme l’action publique, « par du bricolage, de l’enchevêtrement de réseaux, de l’aléatoire, une multitude d’acteurs, des finalités multiples, de l’hétérogénéité, de la transversalité des problèmes, des changements d’échelle des territoires de référence » (Le Galès & Lascoumes, 2004, p. 23), la balade offre alors une possible mise en intrigue de tous ces éléments. Par son truchement, nous pouvons nous représenter une forme de « transition en actes ».

L’incertitude, dans l’action aménagiste et plus largement publique, est un thème ancien que ravive la question des transitions. Généralement vue comme une contrainte, l’incertitude peut être aussi envisagée comme la dimension d’un faire où « prise de risque» et « incomplétude » (Ministère de la transition écologique et solidaire, 2017, p. 38) sont partagées par les protagonistes d’une situation. Ressource pour la pensée et pour l’action, pour des chercheurs et des acteurs en quête de représentations renouvelées de ce que serait « agir dans un monde incertain » (Callon et al., 2001), la balade fonctionne un peu comme la métaphore d’une manière de vivre la transition. Sur la durée, l’apport de tels dispositifs est sans doute à chercher aussi du côté de la capacité à faire vivre les intervalles, à se garder dans un désir d’apprentissage, à « marcher vraiment ensemble ».