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Introduction : tous en marche

La mobilité piétonne apparaît aujourd’hui centrale à plusieurs recherches urbaines, la question permettant de dépasser le cadre strict de l’aménagement et de l’urbanisme (Bierlaire, Kaufmann, & Rérat, 2017), ce dont témoigne en outre le nombre important de travaux s’y consacrant, tant en économie des transports qu’en sociologie urbaine ou en santé publique. Plus concrètement, on voit apparaître sur la scène internationale de nouvelles politiques urbaines favorisant la marche. À titre d’exemple, la Ville de Montréal a emboîté le pas en 2006 en se dotant d’une Charte du piéton, à laquelle s’est adossé dès 2008 un plan de transport qui a par la suite donné lieu au projet des promenades urbaines en 2012, puis à l’élaboration d’une Stratégie d’aménagement de la rue en 2013, qui s’est vue opérationnalisée en 2014 par l’aménagement de rues piétonnisées et partagées. Ce « véritable laboratoire d’expérimentation » (Ville de Montréal, 2019, p. 1,9) affiche l’intérêt grandissant que la Ville porte pour la marche urbaine.

Cet intérêt pourrait s’expliquer par le fait que la marche engage des enjeux divers : santé publique (Demers, 2008; Enright, 2003; Organisation mondiale de la santé [OMS], 2010), écologie, transport « doux » – contrastant avec les méfaits associés à l’utilisation de la voiture (Reigner, Brenac, & Hernandez, 2013) –, sociabilité urbaine (Bordreuil, 2000; Joseph, 1984; Thomas, 2010). Tous suscitent une politique urbaine orientée vers un renouveau de la marche. Le concept d’émancipation du piéton (pedestrian empowerment) situe ainsi le marcheur comme acteur urbain à part entière; le mettre de l’avant, c’est prévoir à l’intention du marcheur une variété d’aménagements permanents, temporaires et symboliques (Lavadinho & Winkin, 2008; Miaux, 2008).

Dans une volonté de requalifier, redynamiser et remettre en valeur certains secteurs urbains, les transformations urbanistiques entreprises dans de nombreuses villes du monde en faveur d’une politique urbaine plus axée sur le piéton traduisent ce regain d’intérêt – bien que les solutions différèrent d’un pays à l’autre. Pouvant être considérée comme un véritable instrument pour repenser et concevoir les lieux publics, la marche a pour vocation de devenir un outil de mesure du dynamisme de l’environnement bâti, ce dynamisme se traduisant par une attractivité mesurable au flux piétonnier résultant d’aménagements temporaires ou permanents (Lavadinho, 2011). À titre d’exemple, l’urbanisme festif, caractérisé par une ludification de la ville cristallisant une volonté de stimuler la vie urbaine par une flexibilité fonctionnelle, se manifeste à travers des fêtes et des installations artistiques interactives mobilisées pour agir comme véritables embrayeurs d’une nouvelle urbanité (Gravari-Barbas, 2000, 2009).

En s’appuyant sur les particularités architecturales urbaines et historiques d’un site urbain donné, ces transformations et interventions ont pour objectif de créer des ambiances propres à la marche et éventuellement compatibles avec les autres usages de l’espace public. Le regain d’attractivité, voire le renouveau des secteurs (ré)animés, se mesure à l’ambiance qui leur est imputée, mais également au degré de marchabilité visé, cette dernière passant par l’expérience interactive de la marche. En d’autres termes, l’ambiance urbaine a pour vocation de faire de la marche un véritable stimulateur, mais également le vecteur d’une nouvelle politique urbaine, tout en invitant le piéton à faire l’expérience sensible, interactive et sociale de la déambulation (Lavadinho, 2011; Thomas, 2007). Tiré de travaux réalisés dans le cadre d’une thèse en aménagement, le présent article propose une nouvelle lecture conceptuelle de cette interrelation entre marche et ambiance en s’intéressant à la double dimension de la marche : physique et sensible. Il s’ouvre sur un état des travaux récents qui ont également, à leur manière, posé les questions suivantes : qu’est-ce que la marche? Qu’est-ce qu’une ambiance du point de vue du marcheur?

Ainsi, cet article a pour vocation de présenter notre programme de recherche, qui en se basant sur la littérature actuelle, consistera à croiser les deux paradigmes en lien avec la marche et l’ambiance, révélés par celle-ci, à savoir le paradigme constructiviste en rapport avec les attributs subjectifs du sujet, et le paradigme positiviste basé quant à lui sur les attributs objectifs de l’environnement.

Ce croisement paradigmatique mettra en rapport trois composantes : le marcheur, la ville et l’ambiance comme notion centrale. Ce croisement mobilisera des concepts empruntés à des disciplines diverses : phénoménologie, sociologie urbaine, psychologie environnementale et urbanisme afin de poser les bases opérationnelles de la recherche, car de ces concepts découleront nos méthodes et outils de collecte de données.

1. Retracer les pas perdus

Dans la variété des écrits scientifiques portant sur les questions de la marche et de l’ambiance se distinguent deux approches qui s’apparentent elles-mêmes à deux paradigmes : l’une, associée à l’expérience sensible et subjective, renvoie au paradigme constructiviste; l’autre, s’intéressant à l’environnement physique et à la relation objective que le marcheur entretient avec lui, relève d’un paradigme plus positiviste. S’agissant de l’étude de la marche, l’approche sensible et subjective pose deux questions, la première – qui marche? – se rapportant à la figure du marcheur et la seconde – comment marche-t-on? –, à sa performance spatio-corporelle.

La figure du marcheur a alimenté le postulat performatif de la recherche, selon lequel c’est le marcheur qui fait la ville (De Certeau, 1980/1990). Acteur urbain à part entière, le marcheur a joué plusieurs rôles dans la littérature, tel celui du flâneur passionné qui habite les tableaux parisiens de Baudelaire (1869) ou encore le personnage de Zarthoussra chez Nietzche (1883). Évoquer cette figure littéraire n’est pas sans utilité, bien qu’elle s’éloigne de notre terrain d’étude, puisqu’elle forme la base du développement de la microsociologie au sujet de la marche, qu’elle a distinguée comme pratique quotidienne en considérant le flâneur comme un observateur attentionné et relationnel (Borisenkova, 2017; Nuvolati, 2009; Turcot, 2007; White, 2001). Il s’agissait d’analyser des micro-événements dans une optique ethnométhodologique. En effet, la seconde École de Chicago et spécialement les travaux de Goffman (1973) ont introduit la marche urbaine non plus comme un acte moteur et fonctionnel, mais comme un acte existentiel s’accomplissant par l’affirmation de soi lors d’une exposition à autrui dans un espace public; cette affirmation passe par un langage interactionniste, codifié par des gestes et des signes alternant au rythme de la coprésence, se manifestant par la posture en façade des « unités véhiculaires » (Goffman, 1973). Cette position concurrence ainsi la « dérive urbaine » mise de l’avant par l’Internationale situationniste (Debord, 1956) qui, en quête de réappropriation de la ville, préconise une déambulation collective pour saisir les « unités d’ambiance » (Debord, 1956), dans un exercice véritablement corporel. Ce qui nous amène à évoquer la marche comme performance engageant le corps, comme l’envisagent les auteurs évoquant une chorégraphie urbaine se composant d’un rythme, d’une vitesse, d’une posture, etc. (Germon, 2009; Goffman, 1973; Lannoy, 2008; Le Breton, 2000). Ce rapport au corps est poussé jusqu’aux dimensions cognitives de la marche, allant jusqu’à concevoir la mémoire urbaine comme une corpographie (Berenstein-Jacques, 2010).

Cette double composante mnésique en lien avec le marcheur et la ville part des postulats suivants : chaque marcheur laisse une trace en traversant un espace donné; cet espace laisse une trace chez le marcheur, ce qui doit nous inciter à accorder de l’importance au facteur temps, en raison de la durée de l’interaction entre le marcheur et cet espace. Cette mise à l’épreuve du corps, en repoussant les limites physiques de l’environnement – comme c’est le cas avec le parkour (Miaux, 2009) –, passe également par la quête d’une liberté de mouvement.

L’approche physique et objective de la marche soulève quant à elle deux questions : pourquoi? qui renvoie elle-même aux motifs et types de marches, et où? qui renvoie à l’environnement physique dans lequel le marcheur se déplace. Bon nombre de chercheurs se sont intéressés à la question des motifs de la marche en menant des études sur l’âge des marcheurs (enfants, adolescents, adultes, personnes âgées), à leur « capacité motile », englobant ainsi les personnes à mobilité réduite (Enaux, Lannoy, & Lord, 2011; Moura, Cambra, & Gonçalves, 2017). Certaines recherches se sont penchées sur ces motifs pour en distinguer deux principaux : fonctionnel, associé à la nécessité, et de loisir, associé au plaisir (Alfonzo, 2005), alors que d’autres ont analysé le facteur « ressenti » de la marche pour distinguer marche de plaisir et de contrainte (Enaux, Lannoy, & Lord, 2011) en se penchant sur la relation entre l’environnement bâti, d’une part, et son organisation fonctionnelle et sociale, d’autre part. Enfin, d’autres travaux mettent en lumière l’influence des facteurs physiques de l’environnement (accessibilité, sécurité, etc.) sur la pratique piétonne (Miaux, 2008).

D’ailleurs, les caractéristiques de l’environnement ont alimenté de nombreuses recherches qui mettent en rapport marche et forme urbaine – en s’intéressant par exemple au choix de lieu de résidence et au lieu de travail du marcheur –, alors que d’autres ont tenté de déterminer si l’on marche plus ou moins dans un environnement périurbain (suburb) qu’au centre-ville (Duncan, 2013; Frackelton, et al., 2013; Moura et al., 2017; Negron-Poblete & Lord, 2014. Cette approche physique et objective de la marche s’est développée progressivement pour donner naissance au concept de marchabilité, qui permet d’évaluer à l’aide d’un outil de type audit urbain le potentiel de marche d’un environnement précis à partir de ses attributs physiques. On peut recenser aujourd’hui près d’une quarantaine d’audits urbains (Active Living Research [ALR], 2019); toutefois, la sélection de critères sur lesquels reposent ces diagnostics est jugée arbitraire par certains chercheurs (Park, Deakin, & Lee, 2014) ou, à tout le moins, relevant d’une logique d’abord normative. On peut néanmoins citer les audits de marchabilité suivants : le Systematic Pedestrian and Cycling Environment Scan (SPACES), le Pedestrian Environmental Data Scan (PEDS) et l’audit Marchabilité pour les personnes aînées (MAPPA), développé par l’Observatoire de la mobilité durable de l’Université de Montréal et adapté du PEDS initialement « pour [analyser les] déplacements à pied des aînés dans le contexte montréalais » (Negron-Poblete & Lord, 2014, § 22; voir également Duncan, 2013; Frackelton et al., 2013; Moura et al., 2017).

2. En quête de l’ambiance

En nous intéressant à la question de l’ambiance, nous notons la même dichotomie paradigmatique, qui laisse transparaître l’ambiguïté de la notion d’ambiance, qui semble principalement attribuable à son indéfinition (Amphoux, Thibaud, & Chelkoff, 2004; Chadoin, 2010). Invention moderne et complexe, même si les prémisses théoriques de cette notion nous viennent de l’ouvrage Pas à pas. Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain de Augoyard (1979), qui traite des « rhétoriques cheminatoires » et interroge les prégnances des atmosphères dans les cheminements quotidiens. L’auteur met en exergue la pluralité des dénominations désignant une réalité similaire – climat, ambiance, atmosphère – pour finalement employer principalement le terme atmosphère, bien que caractère climatique soit utilisé dans son ouvrage afin de rendre compte des qualités de l’environnement qui suscitent de multiples sensations chez les marcheurs. Cette indécision dans le choix du terme à employer pour désigner ce qui « fait le lieu » trouve son explication dans la difficile traduction du terme anglais ambiente, qui fut revisité sémantiquement par le linguiste Spitzer dans Milieu and Ambiance (1942). Cependant, en parcourant la littérature, on remarque à la fois l’emploi des mots ambiance et atmosphère dans les textes écrits ou traduits en français et anglais (Albertsen, 2019; Marry, 2010; Robert & John, 1982).

Ces dernières décennies, la notion – dans sa variante architecturale ou urbaine – alimente les débats; jugée « nomade », elle s’adosse tantôt à la dimension physique et objective de cet arrière-plan qu’est la ville, tantôt à la dimension sensible et subjective de l’expérience vécue du marcheur (Chadoin, 2010; Thibaud, 2015; Tixier, 2007). De fait, en dressant un état des lieux des écrits émanant de la recherche sur la notion d’ambiance, on distingue des travaux qui portent sur la caractérisation des ambiances, le plus souvent entrepris par les praticiens du développement urbain. Il y est souvent question d’établir une typologie des ambiances à partir de facteurs qui déterminent et caractérisent un environnement ou qui conditionnent le potentiel dynamique de l’ambiance, tels que la présence à proximité de certains équipements : cafés, restaurants, boutiques, arbres, mobilier urbain (Kazig, 2008). Ces éléments physiques sont évalués selon leur potentiel à servir, à toucher et à affecter les piétons dans leurs activités et pratiques quotidiennes. Ces facteurs sont aussi l’objet d’études réalisées par les concepteurs et fabricants d’ambiance qui, en fonction des éléments d’aménagement, cherchent à comprendre l’expression et le ressenti des piétons lors d’une promenade urbaine (Blum, 2008). Ceux-ci doivent principalement composer avec le son, la lumière et la couleur afin de mettre en scène un espace qui sera sujet à jugement par les piétons, un jugement qui correspondra ou non à l’affect déployé et stimulé. La seconde approche de la notion d’ambiance, centrée sur l’expérience sensible et polysensorielle telle que vécue et ressentie par les marcheurs, incite les chercheurs à poser la question de la variation temporelle des ambiances, opérant par exemple une différenciation entre les ambiances de nuit et celles de jour (Gwiazdinszki, 2005). D’autres se penchent plutôt sur le poids de la composante affective dans le vécu des ambiances en étudiant la perception et les émotions suscitées dans la lecture d’un lieu sur la base de codes de valeurs positifs ou négatifs, qui dépendent du registre imaginaire des marcheurs (Audas & Martouzet, 2008).

Bref, la notion d’ambiance se trouve actuellement au coeur d’un chantier d’investigations multidisciplinaire dont la visée est d’en préciser la définition pour lui conférer une légitimité scientifique et opérationnelle, et ce, en la questionnant en regard du mouvement et en tentant de dépasser les limites paradigmatiques connues jusqu’ici.

3. La ville comme manifestation éphémère, événementielle et sensorielle

L’espace urbain connaît des définitions multiples et multidimensionnelles dans les écrits scientifiques actuels. On peut néanmoins avancer qu’il est nécessairement et foncièrement public, car s’y manifeste la possibilité de l’anonymat (Pétonnet, 1994), comme celle de l’étrangeté (Joseph, 1984; Lofland, 1973; Simmel, 1908/1979). La dimension individuelle y est considérée comme partie prenante du public (Joseph, 2003), conditionnant un certain échange social, paradoxalement rythmé par la distance et la proximité, l’attachement et le détachement, tel que l’a initialement conceptualisé Wirth (1938; voir aussi Joseph, 2003). Ainsi, l’espace urbain matérialise une certaine porosité entre les sphères publique et privée (Korosec-Serfaty, 1990), qui a évolué avec le temps, transformant conséquemment l’expression de la sociabilité urbaine et, par là même, la pratique des espaces partagés.

La fête et le spectacle ont joué un rôle important dans cette métamorphose significative et symbolique de l’expérience urbaine. Ainsi, nous souhaiterions éclairer la double notion connexe et complexe de l’éphémère et de l’événement, en ce qu’ils mobilisent la matérialité de la ville, mais aussi la sensibilité du sujet spectateur : habitant, observant et mouvant. Cette relation interactive et transactionnelle entre la ville et le sujet tend à aller au-delà de l’urbanisme fonctionnel pour s’orienter plutôt vers la constitution d’un urbanisme sensible et sensoriel.

3.1 Qu’est-ce que l’éphémère et l’événement en ville?

Selon le Dictionnaire étymologique de la langue française, le mot éphémère, qui vient du grec ephếmerios, soit « qui ne dure qu’un jour », a parcouru la littérature et alimenté les réflexions tant dans le champ philosophique que psychanalytique (Freud, 1915/1984; Heidegger, 1927/1964). On lui confère souvent le même sens qu’au mot temporaire, qui signifie « d’une durée courte et limitée ». On peut déjà souligner que tous deux sont relatifs au temps. Cependant, l’étymologie du mot événement, du latin evenire – « advenir », « venir hors de », « arriver » –, désigne un fait qui, se manifestant dans un temps et dans un espace déterminés, relève de l’extraordinaire et de l’exceptionnel, contrastant avec l’ordinaire et le quotidien.

Dans l’histoire culturelle, ces deux termes trouvent leur place dans le monde des musées, mais aussi du théâtre. Néanmoins, la ville n’y échappe pas, car des manifestations spatio-temporelles telles que les fêtes, les foires et les expositions y ont toujours trouvé leur place. Soulignons toutefois que, même si ces pratiques ont toujours existé dans la ville, sous différentes formes, les études sur le rapport espace-temps, si elles ont été largement documentées dans différents champs, sont restées longtemps peu investies en aménagement. Or la ville moderne, en constante mutation, impose une réelle réflexion sur les temporalités urbaines. La paternité de cette réflexion, qui fleurit progressivement dans le champ de la recherche, est attribuée à Lefebvre. Avec son approche, développée dans Critique de la vie quotidienne (1961) autour de la rythmanalyse, le sociologue proposait une réflexion sur le temps et l’espace social comme une superposition rythmique conditionnant des comportements quotidiens qui composent du point de vue culturel « la danse de la vie », comme l’indique l’intitulé du livre de Hall et Hacker (1984) ou, du point de vue géographique, une « géo-chorégraphie » (Gwiazdzinski, 2013).

Ainsi, l’événement se déroulant en ville participe à l’animation spatio-temporelle de la vie urbaine, en venant « bousculer et perturber l’ordinaire » (Aventin, 2007, p. 193) ainsi que l’ordre quotidien. Il en résulte une modification éphémère ou permanente des pratiques, des perceptions et des comportements individuels, dans la mesure où ces événements font « syncope dans l’ostinato de la vie sociale » (Augoyard & Leroux, 1999, p. 7) et provoquent un changement brutal des perceptions et des représentations routinières (Augoyard, 1994). En effet, comme l’atteste Maldiney (1994), tout événement est transformateur.

Ce rythme routinier s’apparente à ce que Perec qualifie d’« infra-ordinaire » (1989), ce bruit de fond, d’apparence banale, traduit la quotidienneté d’un espace habité, consommé, intériorisé et investi. Cet investissement de l’espace se traduit par le sens que l’individu va lui attribuer. Un sens qui est porteur de ses propres attributs subjectifs, sensibles et affectifs. Ainsi, s’intéresser aux événements, ce n’est pas seulement relever ce qui est extraordinaire, c’est aussi interroger l’habituel et le récit quotidien du rapport interactif entre l’individu et son environnement physique et social, tant dans sa charge symbolique que sensible.

3.2 (Vers) Un urbanisme sensoriel?

L’espace public n’est pas seulement un espace d’action où l’individu, par une maîtrise acquise et une « finesse stratégique » (Pellegrino, Lambert, & Jacot-Guillarmod, 1990, p. 24), tente de cohabiter avec autrui; il est également un espace de significations, de perceptions et de représentations faisant appel au monde sensible du sujet et changeant selon les référents sociaux, culturels et personnels de chacun (Bailly, 2016; Martouzet, 2013). Ainsi, l’espace urbain n’est ni neutre et passif (Aventin, 2007) ni « une enveloppe désaffectée et inopérante » (Thibaud, 2015, p. 47); de fait, « il habite le corps en même temps qu’il se laisse habiter par lui » (Thibaud, 2015, p. 47), car en tant que produit de leurs interactions, il est également perçu, vécu, et donc porteur de la charge sensible des sujets (Fischer, 1990). Cette dimension sensible matérialise l’expérience vécue, qui relève autant du « percevoir » que du « sentir » du corps (Thibaud, 2015).

Ainsi, sentiments, sensations et émotions sont les déterminants sensibles et affectifs de l’espace urbain, qui passent par l’expression du corps de l’individu, par son mouvement et ses cinq sens (Berthoz, 1997; Thibaud, 2015). Ce corps, dans ses conduites motrices et ses opérations cognitives, va (inter)agir dans et à travers l’espace avec les autres corps mobiles et/ou immobiles, produisant du sens et des valeurs (Bailly, 2016). Néanmoins, nous voudrions souligner que cette dimension sensible reste peu investie dans la pratique urbaine, et ce, malgré un intérêt croissant d’une recherche interdisciplinaire oeuvrant en vue de l’élaboration d’une théorie de l’urbanisme sensoriel (Chelkoff & Thibaud, 1992; Manola, 2013; Paquot, 2008).

Ces investigations, dont les premières manifestations datent des années 1980 et qui animent les débats aussi bien en architecture qu’en urbanisme, permettent de « dépasser la lecture sémiotique de l’espace et des formes pour tenter de remonter avec plus d’acuité les expériences phénoménales et l’empreinte des sens qui se sédimentent en différents milieux habités et nous les fait imaginer » (Chelkoff, 2012, p. 29). Il s’agit donc de voir à travers le prisme de l’expérience vécue l’esprit et la symbolique des lieux (Foucault, 1984).

Cette expérience est définie à la fois par le caractère esthétique et interactionnel du lieu; elle engage simultanément de la part du sujet son affectivité, sa sensibilité, sa mémoire ainsi que son imagination (Cefaï, 2009). Le corps étant le médiateur de cette expérience transactionnelle avec autrui et avec l’environnement physique, s’intéresser aux sens consiste à dépasser les études se fondant uniquement sur les comportements humains pour ajouter une lecture phénoménologique des constructions des rapports sociaux dans lesquels le corps sensible est en immersion constante. Ce sont ces expériences sensorielles qui fabriquent les identités territoriales (Besse, 2010), par « l’engagement » de l’individu, qui mettra en place une certaine distance, un recul, un rapprochement dans sa mise en contact avec ce « paysage ».

Le concept de paysage, bien que complexe et polysémique (Gauché, 2015; Lenclud, 1995; Paquette, Poullaouec-Gonidec, & Domon, 2005; Paquot, 2016), ne doit pas selon nous être entendu dans le sens que nous conférait la tradition écologique, dans laquelle prédomine le sens de la vue. En réalité, l’appréhension du paysage constitue une mobilisation polysensorielle et instantanée des cinq sens, « solidaires et interagiss[a]nt simultanément » (Paquot, 2016, p. 16). Cette perspective permet d’aller au-delà de l’approche dominante – esthétique et représentative – du paysage pour l’appréhender comme étant « à la fois produit et support d’imaginaire, réel et construction du réel, perception et interprétation de la perception » (Serfaty-Garzon, 1991, p. 233). Selon cette conception, il n’est plus un fond passif sur lequel se déploient les actions humaines, mais bien une composante du vécu des sujets « habitants » (Paquette et al., 2005), à la fois vue et éprouvée par tous les sens (Bender, 2002). Dépassant les disciplines traditionnelles – anthropologie et sociologie entre autres – il représente une « géographie affective et intime » (Besse, 2010, p. 269) qui se différencie des approches objectivables de l’expérience du territoire pour s’intéresser au rapport sensible et à l’expérience polysensorielle de lieux.

4. Le je(u) éphémère du corps-marchant

Qu’est-ce qui fait marcher les gens? Cette question est à la base de riches travaux dans diverses disciplines qui mettent en évidence la pluralité et la multidisciplinarité de l’étude de la marche, tout en soulignant certaines convergences et divergences (Thomas, 2009). Turcot (2007), Beck (2009) et Dautresme (2001) en proposent une lecture historique, tandis que celle de Paquot (2004) et Gros (2009) est philosophique et phénoménologique. La marche a été étudiée en littérature par Montandon (2000) et Solnit (2002), en art par Davila (2002) et Frizot, (1997), sous l’angle géographique (Lavadinho, 2011; Miaux & Roulez, 2014) et sociologique (Goffman, 1973; Le Breton, 2000; Sansot, 1998; Thomas, 2007).

Tel que souligné plus haut, la question de la marche est intiment liée à celle de la ville et, plus particulièrement, à la notion d’ambiance, qualifiée de nomade (Thibaud, 2012), qui s’ancre tantôt dans la dimension physique et objective de l’arrière-plan qu’est la ville – que nous nommerons corps-ambiant –, tantôt dans la dimension subjective de l’expérience sensible du marcheur ou corps-marchant. Cette distinction permet d’ouvrir une nouvelle perspective – empirique et conceptuelle – sur la marche urbaine, de même que de tenter de définir, à partir de sa dimension temporelle, la notion d’ambiance telle qu’elle caractérise l’espace urbain. Un nombre grandissant de mises en scène couvrent les murs ou animent les espaces publics qui s’y prêtent de manière temporaire, ce qui affecte l’expérience de la marche. Cette scénographie éphémère représente un objet de recherche d’intérêt pour observer l’espace et explorer plusieurs questions : comment l’expérience du marcheur dans une scénographie statique et architecturée permet-elle de saisir l’ambiance? Comment une scénographie éphémère[1] s’en distingue-t-elle?

La relation interactive du marcheur et de la ville fait appel à des sphères interprétatives dont le croisement nous semble pertinent, dans la mesure où chacune est traitée dans des corpus théoriques séparés. Aussi souhaitons-nous ici, par l’intermédiaire de la notion d’ambiance, dresser le profil et la portée symbolique de chacun des deux corps, soit le corps-marchant, et le corps-ambiant, dans leur ambivalente manifestation, aussi bien objective que subjective.

4.1 Corps-marchant, corps objectivant

La marche est une affirmation objective de la matérialité du corps au monde, et ce, à la fois à travers le mouvement et la performance, tous deux attribuant au corps-objet des propriétés spatiales et temporelles dans un système de relations aux autres corps. Au-delà du caractère ontologique du mouvement (Ingold, 2011), la performance dépasse la perception motrice du corps, d’une part en tant qu’opération interne et dynamique, d’autre part en tant qu’enracinement d’une expérience incorporant le monde que le sujet habite en lui donnant sens. Sur le plan spatial, cet enracinement se traduit par une trajectoire faisant preuve d’une signature des espaces par-courus. Une trajectoire dessinée par les pas du corps-marchant. Cette expression de la corpogenèse du corps-marchant se rapporte à sa propre corporéité et performance (Calin, 2006; Simmel, 2004; Thomas, 2009).

4.1.1 La marche comme expression d’une performance

La recherche en anthropologie distingue clairement la marche comme acte social passant par le mouvement du corps. Ce dernier acquiert socialement un langage, qui se distingue d’une culture à une autre, tel que souligné par Mauss (1936). En effet, en analysant la technique du corps en mouvement – du rythme jusqu’à celle de la gestuelle du marcheur –, Mauss met en exergue les variations et les constantes du langage corporel, elles-mêmes conditionnées par des facteurs socioculturels. Cependant, on retrouve le même intérêt pour la performance corporelle dans l’étude de la dimension artistique de la marche en ville (Davila, 2002; Frizot, 1997); ainsi envisagée, la technique du corps – soit « les mouvements de la locomotion » (Richer, 1921) – s’apparente à une cinéplastique (Davila, 2002), où l’espace traversé par le corps devient en lui-même un lieu d’expression.

Ce nouvel élément, en participant à la lecture conceptuelle de l’interrelation entre marche et ambiance à laquelle ambitionne cette étude, nous conduit à aborder le caractère performatif de la marche, tel que l’on déjà étudié Sansot (1973, 1998), Augoyard (1979) ou encore de De Certeau (1980/1990), qui fait du marcheur un constructeur de la ville. En effet, c’est en marchant qu’il active et fait advenir la ville, devenant alors l’acteur urbain principal dans cette scène qu’est la ville. Comme nous l’enseignent les performance studies, de la même manière que le visiteur ou le spectateur donnent corps au musée ou à la scène, l’expérience corporelle du marcheur donne corps à la ville (De Certeau, 1980/1990).

4.1.2 La marche comme l’expression d’une corporéité

« La marche engage le corps » (Sansot, 1973); mais, au-delà du mouvement en façade de ces « unités véhiculaires » (Goffman, 1973) régulé par une interaction sociale codée dans un espace de coexposition, l’expérience de la marche engage également l’affect du marcheur. Ceci nous renvoie à la tradition phénoménologique établie par Merleau-Ponty (1945), qui conçoit le corps comme une entité physique articulée à une entité psychique. Une pensée développée par Goffman dans ses travaux, avec une approche microsociologique, où le marcheur est qualifié d’unité mobile sensible, capable de lire l’espace public en le parcourant, et ce, en mobilisant une charge affective qui passe par sa capacité de percevoir ce même espace. En effet, en marchant, les sens sont engagés, éveillés et stimulés. Cette expérience passe par la vue, car l’oeil régule la distanciation ou le rapprochement par rapport à autrui à partir d’un espace à soi, conditionnant ainsi un comportement spatial proxémique, tel que postulé par le modèle écologique de la psychologie environnementale (Hall, 1966; Moser, 2009; Patterson, 1976). Ce modèle s’apparente à la sociologie des sens de Simmel (1981), qui postule une observabilité rythmée par un jeu mesuré de contact oculaire se traduisant par une véritable chorégraphie urbaine (évitements, glissements de pas, etc.). L’odorat, quant à lui, régule l’attache affective à l’espace par l’expérience d’un repoussement ou d’un attirement, de la même manière que l’ouïe, qui intervient en provoquant un sentiment de plaisir ou de déplaisir (Le Breton, 2000). Cependant, la marche engage d’autres modalités sensorielles moins, voire peu investies dans les écrits scientifiques, telles que le toucher, ou encore le goût. Cette mise à l’épreuve du registre sensible permet néanmoins au marcheur d’identifier et de mémoriser des identités sensorielles de l’espace parcouru à partir d’une interaction spatio-temporelle avec ce dernier.

4.2 Corps-ambiant, corps subjectivant

Selon les performance studies, c’est le corps-marchant qui donne sens et vie au corps-urbain (De Certeau, 1980/1990; Sansot, 1998). Autrement dit, c’est le marcheur qui fait le lieu. Ce dernier, au-delà de son cadre physique, mobilise une charge sensorielle chez le marcheur dans son expérience d’ancrage corporel, et ce, à des degrés divers et selon différents registres. Corps-ambiant, il est objet de mémorisation, mais aussi support témoin d’une mémoire qui se rattache à la traçabilité du corps-marchant, dont l’empreinte des pas s’inscrit sous forme de lignes (dis)continues, véritable archi-écriture, selon le sens que donne Derrida à ce terme.

En tant qu’objet de mémorisation, le corps-ambiant qu’est la ville donne à lire ses attributs sous forme d’imagibilité, opérant ainsi une subjectivation, pour révéler la dimension sensible de l’expérience corporelle et de ce qu’elle déploie en matière de perception et de représentation cognitive. Cet encodage mnésique est rattaché à la dimension temporelle du corps-ambiant, aussi bien dans sa permanence que dans sa mise à l’épreuve par l’événement éphémère, qui se manifeste aujourd’hui sur la scène publique par des animations artistiques de formes et types divers (Berenstein-Jacques, 2010).

4.2.1 Quand la marche se mesure à l’environnement

Du point de vue de la psychologie environnementale, la définition de l’environnement est multiscalaire et son analyse est multifactorielle (Moch & Moser, 1997). En effet, selon le paradigme socioculturel, il existe une interrelation entre l’individu et l’environnement, dans sa double dimension physique et sociale. Cette relation transactionnelle ne peut être analysée sans tenir compte de sa dimension temporelle, comme le préconise l’analyse de la construction des représentations mentales à travers l’étude des cartes mentales ainsi que l’analyse de la perception et de l’évaluation sensible d’un environnement (Moser, 2009). Il est à noter toutefois que les études portant sur l’impact de l’environnement sur les cognitions et comportements des individus sont généralement réalisées de manière ponctuelle et que les résultats ne sont que rarement analysés dans une perspective comparative avant/après (Moser, 2009), alors que ce devrait être le cas dans l’étude des espaces urbains sujets à des aménagements temporaires et éphémères.

Dans cette approche systémique de la psychologie environnementale, nous retrouvons le modèle écologique de Barker (1968), le behavior setting (site comportemental), qui définit la relation entre les comportements des individus et l’environnement d’un point de vue interdépendant. En d’autres termes, il s’agit d’étudier l’ensemble des comportements associés à un environnement physique spécifique (Moser, 2009). Cependant, ces comportements s’inscrivent dans un schéma comportemental extra-individuel (Barker, 1968), dans la mesure où le comportement individuel influe sur le comportement collectif, ce qui s’observe concrètement dans l’étude de la marche urbaine du fait que chaque marcheur conditionne une expression corporelle chez un autre, mettant ainsi en place une chorégraphie urbaine (Germon, 2009; Goffman, 1973), tel que mentionné plus haut.

De plus, un site comportemental ne peut exister sans individus, car il s’instaure entre eux une relation systémique. Il faut souligner qu’un seul et même environnement physique peut posséder des schémas comportementaux différents, dépendamment de ce qui s’y produit. Par exemple, on peut observer deux sites comportementaux différents dans une seule et même place publique selon qu’elle est animée ou non. L’analyse des comportements individuels et collectifs nous renvoie en outre à la dimension spatio-temporelle de l’expérience de la marche, qui peut être cernée avec la technique de traçage.

4.2.2 Quand la marche se mesure à la traçabilité

La marche est une expérience interactive sensible qui met en lien l’individu et son environnement physique et social (Moser, 2009) dans un cadre spatial et temporel. Pourtant, peu de travaux analysent le rôle du facteur temps; en outre, l’intérêt porté aux temporalités urbaines est bien récent, même si les premières réflexions remontent à Lynch (1972), elles-mêmes parallèles à la naissance du courant de la time geography (Hägerstrand, 1970), qui a introduit un nouveau paradigme dans l’étude des trajectoires humaines – non seulement d’un point de vue spatial, mais également temporel. On a alors commencé à parler de trajectoire spatio-temporelle des individus en l’articulant à un triptyque interrelationnel : espace, temps, activités (Hägerstrand, 1970 dans Beyer & Royoux, 2015). Grâce à l’évolution des systèmes d’information géographique et au développement des moyens de géolocalisation, accessibles même depuis les téléphones mobiles, la time geography a connu un véritable regain d’intérêt en aménagement et en urbanisme, notamment avec la naissance de la technique du traking ou traçage (Schaick & Van der Spek, 2008). Cette dernière consiste à retracer les parcours des piétons ainsi que leurs comportements pour mettre ceux-ci en rapport avec les caractéristiques physiques de l’environnement sur le plan de l’aménité urbaine et relever de cette façon ce qui attire le flux piétonnier (Beyer & Royoux, 2015). Ces données, d’ordre chronotopique, permettent de saisir le « pouls de la ville » à la mesure de la pratique piétonnière qui s’y déroule; elles sont par ailleurs cartographiées selon des méthodes diverses pour devenir des outils ayant pour vocation de mesurer la spatio-temporalité du flux piétonnier.

Ce traçage est double puisqu’il est autant spatio-temporel que cognitif, et son utilisation, appuyée par la carte « sensorielle » psychogéographique empruntée aux situationnistes et introduite par Debord (1956), permet de saisir la « lecture-écriture » de l’environnement du marcheur (Augoyard, 1979), telle qu’elle est ressentie, vécue et perçue par ce dernier.

5. La (dé)marche à suivre?

Nous avons pu distinguer deux approches majeures, l’une dans laquelle le facteur dominant est l’environnement – on peut alors parler avec Moser (2009) d’une place-centred method – et la seconde, centrée sur le sujet – soit une person-centred method (Moser, 2009). Toutefois, consultées isolément, les recherches ne répondent que partiellement à cette question en apparence si simple : qu’est-ce qui fait marcher les gens? Elle est pourtant bien complexe, car elle ne se limite pas aux motifs du déplacement, ni au temps et à la distance de ce dernier, elle mobilise la charge subjective et sensible du corps-marchant.

C’est pourquoi, après avoir observé cette dichotomie paradigmatique dans les travaux portant sur la marche urbaine, il serait intéressant de croiser les deux paradigmes pour inscrire nos travaux dans un champ épistémologique combinant approche subjective du phénomène de la marche et approche objective et physique de la marchabilité, en conservant la notion d’ambiance urbaine au centre de nos préoccupations afin de couvrir des aspects divers de notre recherche.

Un premier aspect réside dans la mise à l’épreuve de la notion d’ambiance même au contact de l’expérience sensible de la marche. Un deuxième consistera à l’adoption d’un cadre théorique au croisement de plusieurs disciplines, soit la phénoménologie, la sociologie urbaine, la psychologie environnementale et l’urbanisme. Enfin, le troisième aspect consistera en l’examen de l’importance de la dimension temporelle dans le vécu des ambiances urbaines à l’occasion de la marche, et ce, en suggérant une observation in situ dans un contexte d’animation éphémère qui mobilisera des instruments divers et complémentaires (captation vidéo, questionnaire, cartes mentale et chronotopique). Il inclura aussi une triangulation méthodologique, à l’image de l’interdisciplinarité du cadre conceptuel proposé, croisant l’observation objective in situ des chercheurs et les données subjectives des participants dans un triptyque composé du marcheur, de l’ambiance et de la ville.

5.1 L’observation in situ : marche et oublie-toi

L’observation ethnographique sensible et physique in situ, qui consiste en une observation participante et immersive des micro-événements (Goffman, 1973; Thomas, 2007), apparaît utile ici, spécialement lors qu’elle met à profit la captation vidéo. Sur le plan du protocole de recherche, il s’agit d’installer des caméras sur une place animée en les positionnant en dehors du champ visuel des passants, pour éviter tout biais dans leurs comportements. L’enregistrement se réalisera, de jour comme de nuit, des jours de la semaine et à différentes saisons, mais à deux moments bien distincts : lorsque la place est occupée par une ou des animations urbaines et lorsqu’elle ne l’est pas. Il sera en outre pertinent que les chercheurs-observateurs se mettent en retrait et se tiennent éloignés des caméras afin de se fondre dans la masse et de ne pas influencer le comportement des passants, ou du moins de limiter cette influence, bien qu’il demeure difficile de ne pas être un « membre actif » dans le modèle interactionnel, qui diffère en cela du « schéma comportemental extra-individuel » de Barker (1968).

L’analyse des enregistrements vidéo de cette observation ethnographique pourra se faire à l’appui de la technique dite de la thick description (Geertz, 1973); toutefois, cet outil comporte également ses limites, à savoir la part de subjectivité impliquée dans l’exercice de la description des caractéristiques physiques, qui relève du registre sensoriel.

5.2 La carte psychogéographique : marche et dessine-moi

Outil de la psychogéographie introduit par l’Internationale situationniste (Debord, 1956), dont le projet consistait en une réappropriation de la ville qui passait par la pratique de la dérive urbaine – initialement collective –, la carte psychogéographique vise à saisir les « unités d’ambiances » (Debord, 1956) à la suite d’une expérience déambulatoire à travers des ambiances diverses. Une telle carte révèle également la dimension sensible et sensorielle du corps-marchant errant comme produit de l’interaction entre ce dernier et son environnement physique.

La carte mentale montre aussi les marqueurs intériorisés de l’espace parcouru, tels que perçus et ensuite représentés. Elle traduit une appropriation de l’espace dans lequel le marcheur agit, autant que l’action de cet espace sur lui, car l’environnement est un espace de stimulation autant que d’action (Ramadier, 2003). À terme, cet outil peut permettre de mieux comprendre les éléments qui composent le trajet emprunté lors du déplacement urbain et d’extraire les repères – relatifs car propres à chaque individu – qui structurent sa représentation mentale. Cette relativité propre aux repères nous incite à considérer des critères de variance dans notre enquête : l’âge, le sexe, le cycle de vie, le mode de déplacement, les activités, la durée de fréquentation des lieux ainsi que l’origine sociale et culturelle des individus (Ramadier, 2003).

Outil permettant de véritablement traduire la lisibilité et l’imagibilité de la ville (Lynch, 1960; Ramadier, 2003), la carte psychogéographique dévoile de plus la charge affective associée à l’espace traversé. Comme souligné précédemment, la marche est un acte physique, social et sensible engageant le corps dans sa motricité autant que dans sa sensorialité, et mettant à l’épreuve ses sens. Ainsi, dans l’intention de cerner les comportements du corps-marchant dans une approche chronotopique, il sera intéressant d’équiper le participant d’un appareil de géolocalisation permettant d’enregistrer sa trajectoire, mais aussi d’un appareil vidéographique et photographique permettant la saisie d’« unités d’ambiance » qui composent son expérience déambulatoire. Ce parcours peut être cartographié et superposé à la carte psychogéographique afin de capter objectivement les distorsions spatiales dans un cadre spatio-temporel.

La carte psychogéographique est donc en phase avec l’objectif de notre recherche, à savoir décrire et analyser l’interaction entre la dimension physique et sensible de l’ambiance qui caractérise un lieu par l’expérience de la marche, car cet outil est sensé faire état de la représentation cognitive de l’espace parcouru, à la fois par le dessin et par les mots qui qualifieront cette expérience sensible. Cependant, sa limite est la grande quantité d’information collectée et la complexité de la tâche consistant à la traiter, de même que le risque de surinterprétation (Ramadier, 2003). C’est pourquoi il sera pertinent de l’associer au carnet de marche.

5.3 Le carnet de marche : marche et décris-moi

Le carnet de marche comme outil de relevé du récit de l’expérience vécue peut prendre la forme d’un questionnaire non directif présentant des concepts, des variables et des indicateurs centrés sur la dimension de l’ambiance, en relation avec les registres sensibles et sensoriels du lieu (Tableau 1).

Tableau 1

Esquisse sommaire de la structure du carnet de marche

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Le participant peut ainsi remplir de manière autonome ce carnet de marche à la fin de chaque parcours, et ce, tout au long de l’enquête. Ces données subjectives seront par la suite traitées, codées et catégorisées, permettant ainsi de dégager des données pouvant être combinées avec celles des observateurs scientifiques in situ et avec les cartes mentales.

Conclusion : La (dé)marche plurielle

La notion d’ambiance est multiple et variée, c’est pourquoi considérer les interventions d’animation urbaine éphémère comme terrain d’étude peut aider à la cerner dans son interaction avec l’expérience de la marche. Le but est de tirer de ces études des résultats susceptibles de constituer des outils de diagnostic, mais aussi de décision dans les politiques urbaines, en intégrant la dimension chronotopique soulevée par la time geography, informant des temporalités spatiales dans leurs constances et mutations. Cette approche du chrono-urbanisme peut également nous éclairer au sujet de la construction cognitive de l’image d’une ville en sollicitant, comme le fait l’urbanisme festif, le concept d’artialisation, possiblement exploitable dans le domaine du tourisme. Ainsi, pour aller au-delà d’une perspective centrée sur un lieu spécifique, il serait intéressant d’élargir notre champ d’action à l’international, en procédant à une approche comparative entre différentes animations urbaines éphémères (Paris Plages ou le Marché de Noël de Strasbourg par exemple), afin de considérer des facteurs socioculturels dans l’appréhension de l’expérience sensible du corps-ambiant par le corps-marchant, autant dans sa manifestation physique qu’affective.