Corps de l’article

Introduction

Avec la reconquête des rives fluviales qui s’observe dans de nombreuses villes du monde, nous remarquons un engouement pour l’aménagement d’espaces dédiés à la promenade, où la nature semble jouer un rôle important. Ce mouvement s’inscrit dans une volonté de valoriser ces cours d’eau tout en s’efforçant de répondre aux enjeux de santé et de développement durable. Ainsi, les projets d’aménagement le long des berges témoignent à la fois d’un désir de mettre en valeur le patrimoine fluvial et de développer tant la mobilité durable que des espaces récréotouristiques propices au bien-être de la population. Face à cette nouvelle tendance, nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement au rôle de la nature dans ces espaces de promenade qui se développent en bordure de fleuves, et ce, dans les villes de Québec, Bordeaux et Saragosse. En effet, une telle préoccupation pour une expérience urbaine de la nature ne cesse de croître et se perçoit à travers l’analyse des concepts de promenade développés depuis quelques années. La réappropriation des berges s’y révèle alors comme une occasion de renouer avec la nature. En nous intéressant à trois promenades en bordure de fleuve, il s’agira de révéler quelle relation à la nature est mise en scène et vécue dans ces espaces. Est-ce que cette relation intervient dans le discours des usagers? Si oui, de quelle manière? Nous nous fixons deux objectifs :

  1. Pour chacune des promenades urbaines retenues, faire ressortir plus spécifiquement les aspects liés à la nature, tout en relevant les singularités et les similitudes entre les concepts mis de l’avant;

  2. Analyser l’expérience des usagers et la confronter à l’expérience des concepteurs et/ou des chargés de projet.

La première partie de notre travail présentera le concept de promenade urbaine, son évolution dans le temps et le lien qu’elle entretient avec la façon de penser la nature en ville. Dans une deuxième partie, nous développerons l’approche méthodologique retenue. Nous exposerons enfin l’analyse des résultats et la discussion qui en découle.

1. Mise en contexte

Aujourd’hui, la valorisation des cours d’eau et la reconnaissance de leur contribution à l’essor économique se font de plus en plus par le tourisme et les loisirs, et ce, sous différentes formes : promenades piétonnes, trames vertes, etc. (Bonin, 2007). C’est en effet pour lutter contre les effets de la désindustrialisation que plusieurs villes occidentales – Baltimore, Bilbao, certains quartiers de Londres, Barcelone – se sont tournées vers de tels projets. En outre, les zones portuaires ont souvent été les premiers lieux dégradés par les activités industrielles, alors qu’elles sont souvent centrales (Marshall, 2001). La revitalisation urbaine et environnementale réalisée autour des berges améliore donc la qualité des espaces (Marshall, 2001). L’atmosphère urbaine associée au cours d’eau encourage aussi naturellement les activités touristiques et de loisir.

On reconnaît donc de plus en plus que l’eau n’est pas qu’une ressource utile. Elle peut aussi être une ressource esthétique et ludique, tout en contribuant au bien-être (Bell, Phoenix, Lovell, & Wheeler, 2015). De même, si les premières analyses expliquaient l’intérêt pour les berges et les cours d’eau en raison des transformations économiques, on tient davantage compte aujourd’hui des bénéfices environnementaux, sociaux et récréatifs qui peuvent en découler. Les berges peuvent ainsi être perçues comme des lieux propices au tourisme, mais aussi comme un capital « culturel » et symbolique qui permettra de générer des espaces publics (Malone, 1996).

La valeur grandissante associée à l’environnement naturel et patrimonial, de même qu’aux sites récréatifs, amène ainsi à réviser celle que l’on attribue aux cours d’eau. Dans un contexte marqué par le passage d’une économie industrielle à une économie de services – fondée sur les connaissances, le loisir, le ludique et l’esthétique –, mais également par l’évolution de la perception des enjeux environnementaux, la revitalisation des cours d’eau devient prioritaire (Marshall, 2001; Miaux & Garneau, 2016). Aussi différentes promenades urbaines ont-elles été aménagées à une époque où la préoccupation pour la santé et le développement durable ajoute de nouveaux défis aux urbanistes se proposant de penser la ville fluviale et la mise en valeur des berges.

2. Évolution de la promenade urbaine et de la nature en ville

S’inspirant de formes anciennes, la promenade urbaine n’est pas une forme d’aménagement nouvelle. Alors qu’à Paris, la promenade se développe sur les grands boulevards haussmanniens, dans plusieurs villes italiennes (Padoue, Gênes, Venise, Parme, Vérone, Palerme…), des promenades ont été ouvertes dès le dernier quart du XVIIIe siècle pour le plaisir des habitants qui s’y retrouvaient à la fin de la journée; elles se montraient déjà de véritables lieux de rendez-vous. De fait, la passeggiata prend différentes formes. À titre d’exemples, mentionnons les portiques de Bologne : il s’agit d’une longue promenade de près de six kilomètres qui mène du centre-ville à la proche campagne : à Milan se trouve la Galleria et à Brishingella, les arcades. La promenade italienne est un lieu d’échanges et de rencontres, certains la considérant comme un rituel tellement les comportements des promeneurs sont codés (Gruet, 2006); à tel point d’ailleurs que la rue est mobilisée à Rome pour la mise au point de scénographies, processus qui s’est répandu dans de nombreuses villes d’Europe (Gruet, 2006). Autre forme de promenade, cette fois-ci espagnole et, plus spécifiquement barcelonaise, la rambla s’est développée par tronçons, également à partir du XVIIIe siècle (Sokoloff, 1999); promenade publique adaptée du modèle italien, elle est devenue elle aussi un lieu où les citadins se mettaient en scène suivant des codes précis. Dans la capitale catalane, la promenade se répand à partir d’une forme particulière plaçant le piéton au centre de la voie de circulation. Cette image de la rambla est très présente chez les habitants de cette ville, dans la mesure où elle constitue une forme urbaine qui leur est propre. Dans la France du XIXe siècle, on a également assisté petit à petit au développement des promenades publiques (Paquot, 2006), à tel point que le terme promenade ne se limite pas à la seule action de marcher – se promener –, mais qu’il en vient à désigner aussi le lieu aménagé à cette fin. De plus, à la même époque, sous l’influence d’une double vision, hygiéniste et esthétique, portée par des paysagistes tels que Frederick Law Olmsted, l’aménagement des promenades contribue au même titre que celui des parcs urbains à introduire la végétation en ville. La présence d’éléments naturels visait ainsi à rendre la ville à la fois plus belle et plus salubre, à multiplier les espaces qu’Olmsted lui-même qualifiait de « poumons de la cité » (Toublanc & Bonin, 2012). Toutefois, alors que le végétal est valorisé dans le développement des promenades plantées et les parcs, les plans d’eau urbains sont condamnés – asséchés ou enterrés dans des canalisations (Dournel & Sajaloli, 2012).

Au XXIe siècle, les préoccupations environnementales, l’avènement d’un modèle de développement durable, les enjeux associés à la santé – et spécialement le combat contre la sédentarité – ont modifié les façons de faire, de penser et de vivre l’urbanité. S’opère alors un véritable changement au coeur des villes et de leurs espaces publics, qui se matérialisent sous différentes formes dans le monde : espace partagé aux Pays-Bas, living streets au Royaume-Uni, trames vertes, promenades plantées et quartiers verts à Paris, parcs linéaires tels la High Line à New York, la Promenade Samuel-De Champlain à Québec, les Quais à Bordeaux, etc. À travers ces différents exemples, les espaces aménagés pour faciliter la mobilité durable ne se limitent pas à leur seule fonction de favoriser le déplacement; il s’agit aussi d’espaces ludiques où l’usager peut « faire corps » avec la ville (Lebreton & Andrieu, 2012).

Cette vocation multiple aura par exemple incité Berdoulay et Morales (1999) à envisager la rambla en tant qu’espace public s’appuyant sur trois dimensions : l’accessibilité, un très fort potentiel de rencontre de l’autre (qui facilite lien social) et une mise en scène de la relation à l’autre. À leurs travaux s’ajoutent ceux de Gehl (2012) sur la ville à échelle humaine qui viennent confirmer l’importance de ces dimensions. En outre, pour ce dernier, la ville est tout à la fois animée (lien social, attrait), durable (accessible à tous), saine et sûre (sécurité et attrait), ce qui requiert un développement urbain axé sur la lenteur des déplacements (marche, vélo, etc.). Sachant que, dans la culture latine, et plus spécifiquement en Espagne, où la promenade urbaine est ancrée tant dans les habitudes de vie que dans l’histoire, elle se fait avant tout lieu de sociabilité (Rieucau, 2012), qualité qui se répand dans les villes du monde entier, la promenade urbaine invite les habitants à instituer eux-mêmes un usage ludique de l’espace public (Monnet, 2012). De plus, alors qu’au XIXe siècle les cours d’eau étaient vus comme vecteurs d’insalubrité, au XXIe, les préoccupations environnementales participent à leur valorisation, évolution des mentalités qui se matérialise, entre autres, par l’aménagement de promenades urbaines redonnant accès aux fleuves, aux rivières, soit à des espaces de nature qui attirent les citadins en raison de leur potentiel récréatif (Romain, 2014).

C’est face à cette demande grandissante d’espaces favorisant la socialisation dans un cadre naturel que nous analyserons ici les concepts de promenade à partir des dimensions suivantes : accessibilité, attrait, mise en scène et sécurité, associées à la façon de mobiliser la relation avec la nature élaborée par les concepteurs et/ou les chargés de projet et à la façon de vivre cette relation par les usagers.

3. Méthodologie

Le nombre restreint d’écrits scientifiques portant sur ces nouvelles formes de promenades nous a incitée à privilégier une approche inductive qui porte notamment comme avantage de révéler toute la complexité des expériences auxquelles elles donnent lieu.

3.1 Choix des terrains

Cette recherche a été réalisée sur trois terrains différents. La sélection de Québec et de Saragosse s’explique d’abord par le fait que les promenades que nous y avons étudiées découlent de concepts ayant mis l’accent sur le retour au fleuve; en outre, ces deux promenades ont été inaugurées en 2008 à l’occasion d’événements importants : le 400e de la fondation de Québec par Samuel de Champlain et l’Exposition internationale Zaragoza 2008. Pour ce qui est de Bordeaux, ville jumelée à Québec depuis 1962, l’aménagement des quais sous forme de promenade s’inscrit également dans une reconquête des abords du fleuve. Du point de vue de la richesse des expériences des usagers, l’accent a été mis sur l’esthétique, l’éveil des sens, l’aspect ludique, etc.

3.2 Les outils de collecte des données

Trois outils de collectes de données ont été mobilisés dans le cadre de nos travaux : une analyse du contenu des concepts d’aménagement au fondement de la promenade urbaine, une analyse comparative des documents présentant les concepts développés et le récit du parcours en temps réel. L’application du premier outil visait à mieux comprendre le contenu des documents préparés par les concepteurs (urbanistes ou architectes) présentant les concepts retenus (la Promenade Samuel-De Champlain, le parcours riverain conçu pour l’Exposition internationale de Saragosse et les quais de Bordeaux). En effet, l’analyse inductive pratiquée a permis de décliner les éléments les plus fréquemment abordés dans un ensemble de documents, les plus souvent accessibles dans les sites web des municipalités concernées. L’analyse comparative subséquente a facilité le repérage d’éléments de similitude et de singularité entre les concepts étudiés. On notera que les textes du corpus ont été sélectionnés à partir des critères d’inclusion brossés dans le Tableau 1.

Tableau 1

Grille d’aide à l’identification des textes

Grille d’aide à l’identification des textes

-> Voir la liste des tableaux

En vue de caractériser ce matériel, nous avons eu recours à l’analyse de contenu qualitative, qui favorise l’émergence des thématiques abordées dans chacun des documents, et avons respecté les principes de ce type d’analyse, qui consistent à

rassembler ou [à] recueillir un corpus d’informations concernant l’objet d’étude, [à] le trier selon qu’il y appartient ou non, [à] fouiller son contenu selon ses ressemblances « thématiques », [à] rassembler ces éléments dans des classes conceptuelles, [à] étudier les relations existant entre ces éléments et [à] donner une description compréhensive de l’objet d’étude

Wanlin, 2007, p. 252

Aussi avons-nous privilégié une approche ouverte et inductive de généralisation et d’abstraction des données, consistant à coder les principales dimensions, puis à coder de manière sélective les idées centrales et celles faisant l’objet de répétitions. Selon cette approche ouverte, la grille est élaborée à partir des textes sélectionnés, ce qui permet d’approfondir le sujet tout en conservant une plus grande ouverture dans l’analyse plutôt que de nous limiter à quelques catégories, parfois réductrices.

3.3 Le récit de la marche en temps réel

Le récit de la marche en temps réel consiste à parcourir avec le répondant un parcours connu – dans le cas d’un marcheur au quotidien ou d’un concepteur – ou nouveau – dans le cas d’un touriste –, tout en filmant et en enregistrant le récit de ce parcours. Il s’agit plus précisément d’un protocole de collecte de données qui a été mis en place et bonifié depuis 2007 et qui nous permet d’améliorer et de valider le dispositif de lecture de l’expérience des piétons à la fois en termes de sécurité et de pertinence scientifique. Ce protocole s’inspire des mobile methods, nées du paradigme de la mobilité (Sheller & Urry, 2006), qui met l’accent sur l’importance du mouvement dans nos vies. Les écrits sur le sujet mettent en avant le manque de considération pour le mouvement dans la compréhension des relations interindividuelles, puis du rapport de chacun aux lieux et aux choses. Les mobile methods se caractérisent en outre par l’utilisation de différents modes de déplacement, la marche étant surtout privilégiée pour révéler l’expérience des lieux visités.

Plus précisément, le protocole méthodologique du récit de la marche en temps réel est issu d’une rencontre entre les mobile conversations – on pense par exemple au Go-Along de Kusenbach (2003) – et la méthode des itinéraires (Petiteau & Pasquier, 2001). À l’intersection de ces deux courants, il permet d’analyser les déplacements piétonniers (Miaux, 2008; Miaux et al., 2010) en saisissant au mieux l’expérience du mouvement et les effets du lieu sur cette expérience. À partir du récit en temps réel du parcours, il facilite le repérage des éléments déterminants de l’itinéraire (Miaux, 2007) qui fourniront de l’information sur les qualités et les dysfonctionnements de l’environnement urbain dans lequel la personne se déplace, ainsi que sur les éléments existentiels qui nous informent à leur tour sur les limites inhérentes à l’individu. L’approche permet à la personne d’énoncer son expérience, d’impulser la mise en récit. Pour énoncer son parcours, la personne mise en situation dans une action qui lui est familière s’appuiera sur des éléments déterminants puisés dans l’espace parcouru et dans son vécu. L’utilisation de la vidéo comme illustration de ses propos et de ses comportements tout au long de son parcours permet de mettre en relation avec le ressenti l’espace, l’environnement et les objets. Ainsi, l’ensemble des rapports s’établissant avec l’environnement urbain et l’espace parcouru se voit explicitement dévoilé. De plus, la vidéo est utilisée pour identifier les comportements du participant et ses interactions avec les autres usagers (ce qui permet par exemple de repérer des zones de conflits).

À Québec, dix récits de marche ont été réalisés durant l’été 2013; à Bordeaux, quatorze durant l’été 2014 ; à Saragosse, dix au cours de l’été 2015. En plus des parcours réalisés avec des usagers – habitants et touristes –, un parcours effectué avec le concepteur de la Promenade Samuel-De Champlain (Québec) et un autre avec le chargé de projet[1] des quais de Bordeaux et celui du parcours riverain de Saragosse ont également été enregistrés. Dans chacun de ces cas, c’est l’expérience de l’expert, à la fois metteur en scène et acteur, qui a été sollicitée afin d’obtenir un regard nouveau sur l’aménagement qu’il a contribué à concevoir. Différents outils ont été exploités afin de recruter les participants marcheurs et touristes : diffusion dans les médias sociaux et sites web des municipalités, presse, prise de contact sur place (spécialement à Saragosse). Quant aux chargés de projet et aux concepteurs, les rencontres ont été fixées à la suite d’un envoi de courriels dans lesquels leur était expliquée la teneur de la recherche.

Enfin, le codage des données a été effectué à l’aide du logiciel NVivo. Dans la mesure où nous mettions de l’avant une approche inductive, nous avons dégagé les significations centrales et évidentes des verbatims, dont la constitution relevait de nos objectifs de recherche (Blais & Martineau, 2006). Des catégories révélatrices des objectifs de recherche ont ainsi pu être créées (Blais & Martineau, 2006), comme l’accessibilité, la sécurité, la mise en scène, la nature, etc.

4. Résultats

Les résultats de l’analyse de contenu des projets d’aménagement de promenades urbaines étudiés et, plus spécifiquement, leurs aspects relevant de l’inclusion d’éléments naturels seront d’abord présentés. Nous nous attarderons par la suite au point de vue des chargés de projet, avant de nous centrer sur l’expérience vécue des usagers des trois promenades, en portant une attention particulière à la place de la nature dans cette expérience.

4.1 Analyse de contenu des documents présentant les concepts de promenade

L’analyse de contenu a révélé l’existence de différents éléments structurants dans la façon de présenter les projets de promenade urbaine.

4.1.1 Accessibilité à la nature

Concevoir une promenade urbaine dont la mise en valeur de la nature (cours d’eau, végétation, etc.) constitue l’une des composantes nécessite d’accéder à l’endroit visé par le projet. Cet accès se traduit premièrement par une relation rapprochée avec les villes concernées. Ce rapport à des éléments environnementaux préexistants est principalement abordé dans les cas de Bordeaux et de Saragosse, où il s’agissait de faciliter l’accès à la promenade par une amélioration du transport en commun afin d’éviter qu’elle soit perçue comme un endroit isolé de la ville. Or, pour Saragosse, se rendre à destination ne se résume pas uniquement à accéder à l’espace, mais aussi à réunir nature et culture tout au long du parcours permettant de s’y rendre, c’est-à-dire mettre en lien des espaces naturels et des espaces urbanisés. Deuxièmement, à partir du moment où les usagers arrivent à la promenade, ils doivent aussi être en mesure d’y circuler pour rejoindre, de l’intérieur, les différents endroits végétalisés. Ceci est spécifiquement observable à Québec et à Saragosse, sans que les objectifs poursuivis par les responsables des concepts de promenade développés dans chacune de ces villes soient semblables pour autant. Pour Québec, il s’agissait d’offrir la possibilité d’accéder à des espaces qui ont été renaturalisés, la promenade prenant place dans une ancienne zone industrielle. En revanche, en reliant les espaces naturels, Saragosse souhaitait maintenir les connexions écosystémiques normalement présentes dans cet environnement. Finalement, puisque les trois promenades urbaines analysées sont localisées en bordure d’un fleuve, ce dernier représente dès lors un élément central auquel il convient d’améliorer l’accès, tant physique que visuel.

4.1.2 Capacité attractive de la nature

La nature joue certes un rôle d’attraction pour les usagers des promenades urbaines. À Bordeaux et à Québec, cette capacité repose principalement sur une esthétique de la nature aménagée et travaillée par l’homme. Ces deux villes veulent attirer la population en imitant des phénomènes naturels. Dans le premier cas, une dalle de granit parcourue de caniveaux permet de faire apparaître successivement un miroir constitué de deux centimètres d’eau et un brouillard pouvant atteindre une hauteur de deux mètres. À Québec, c’est plutôt un ensemble de quais thématiques qui valorisent des caractéristiques naturelles du fleuve Saint-Laurent : les vents forts (structures qui rappellent le vol des oiseaux), la brume (faux brouillard), etc. Outre l’imitation de la nature, les quais de Bordeaux et la Promenade Samuel-De Champlain à Québec se font jardins incitatifs. Dans le cas de Québec, la promenade est ponctuée de grands jardins thématiques « inspirés des humeurs du fleuve » (Commission de la capitale nationale (CCN), n. d.). Dans le cas de Bordeaux, la présence des jardins dans l’aménagement des quais, limitée à une certaine zone, permet plutôt de limiter la monotonie de l’espace minéralisé en lui conférant un dynamisme créé par les variations quotidiennes et saisonnières de la flore. Finalement, toutes les promenades mettent en valeur des oeuvres d’art accordant un rôle central à la nature. À Québec et à Saragosse, ces oeuvres permettent de lier la nature et l’urbanité, l’art faisant alors office de trait d’union entre les deux entités. Sur les quais de Bordeaux, ce sont plutôt les jardins qui font office d’oeuvre d’art.

En plus de l’environnement aménagé, la qualité esthétique des espaces naturels et de la nature « libre » est aussi largement mise de l’avant pour attirer la population. À cet égard, des similarités se font remarquer entre Québec et Bordeaux, telle la présence d’espaces gazonnés et plantés d’une abondante végétation (surtout à Québec) ayant pour fonction de réguler la température et donc d’améliorer le confort ressenti sur le site. En plus de ces espaces, les concepts réalisés dans ces deux villes incorporent des jardins dont la variété végétale est importante. À Bordeaux, elle s’agence selon les principes du jardin à la française. À Québec et à Saragosse, les promenades urbaines réhabilitent certains échanges écosystémiques ou respectent ceux qui étaient déjà en place. La promenade de Québec comporte un espace transformé en marais de presque 300 mètres à l’intérieur duquel a été recréé un écosystème. À Saragosse, l’approche, singulière, fait de la promenade elle-même un dispositif de conservation des écosystèmes, car toute sa conception se joue autour de la relation entre une multiplicité d’espaces verts. La Figure 1 illustre un de ces types d’espaces verts qui jalonne les bords de l’Èbre.

Figure 1

Les berges de l’Èbre à Saragosse et la diversité d’espaces verts.

Photo : S. Miaux, juin 2015

-> Voir la liste des figures

4.1.3 La mise en scène de la nature

L’environnement et la nature occupent une place importante dans la mise en scène des promenades urbaines. D’une part, la mise en scène des promenades s’ancre dans le dynamisme de la nature comme élément central. Les jardins des quais de Bordeaux (Figure 2) et de Québec sont actifs, évolutifs. À Québec, la végétation ondoie au gré du vent, tout comme les jardins s’inspirent des humeurs du fleuve. Entre les jardins, les plaines présentent une forme ondulée pour rappeler les vagues du fleuve (Figure 3). À Bordeaux, les jardins évoluent au rythme des jours et des saisons, par un changement de couleur et de cycle de végétation.

Figure 2

Les jardins des quais de Bordeaux

Photo : S. Miaux, mai 2016

-> Voir la liste des figures

Figure 3

La Promenade Samuel-De Champlain, zone gazonnée rappelant des vagues

Photo : S. Miaux, avril 2012

-> Voir la liste des figures

D’autre part, les différents espaces naturels des promenades urbaines font l’objet de scénographies, chacune présentant la sienne; toutefois, seuls les textes concernant Bordeaux expriment explicitement la volonté de mettre en scène les quais.

4.2 Résultats du récit de parcours des concepteurs et chargés de projet

Dans cette section, le résultat de l’analyse des récits de marche effectués avec les concepteurs et chargés de cours vient compléter et appuyer les éléments révélés dans l’analyse de contenu.

4.2.1 Accessibilité à la nature : demande sociale

Bien avant que la promenade ne soit aménagée à Bordeaux, des habitants avaient déjà exprimé leurs attentes : « Et ils commencent à taguer les hangars avec des expressions du type : “ici les arbres”, euh, des plantations, tranquillité, et donc ils nous envoient les messages sous forme de tags sur les hangars » (CP2). Le défi que représentaient l’ajout et le maintien d’une végétation de grande envergure sur les quais de Bordeaux était important en raison de l’exigence de préserver la vue sur le fleuve et les façades classées. Cependant, il a néanmoins été relevé que le confort apporté par la présence des arbres dans certains secteurs des quais se montre aujourd’hui particulièrement apprécié par les usagers, comme nous le verrons ci-après.

4.2.2 Capacité attractive de la nature : flore autochtone et « recréation » des sols

À Saragosse comme à Québec s’est opéré un travail de « recréation » des conditions géomorphologiques rendu nécessaire par la contamination des sols. C’est ainsi que la Promenade Samuel-De Champlain a été pourvue d’un marais « recré[ant] les conditions d’un marais supérieur » (CCN, n. d.). À Saragosse, l’environnement a été en partie détruit pour recréer des conditions idéales qui permettaient à la nature de se réinstaurer d’elle-même. Dans ces deux cas, les espèces plantées sont autochtones, ce qui a permis le retour de la faune aviaire, qui attire à son tour plusieurs habitants et touristes. Toujours dans la ville espagnole, de nombreux arbres ont été préservés, notamment dans la forêt fluviale, espace naturel au coeur de la ville. Cependant, on a dû discuter de l’irrigation de la partie mourante de la forêt, car il s’agit d’un espace naturel constamment menacé par le climat sec. De nouvelles plantations ont donc été réalisées afin de concevoir un espace certes semi-naturel, mais viable.

4.2.3 La mise en scène de la nature

À Bordeaux, dans l’idée de renouer des liens entre la ville et le fleuve, le concept de la promenade repose sur une volonté d’aménager la vue sur le cours d’eau. Une importante réflexion sur les plantations d’arbres, nécessaires à la transformation de l’ambiance autoroutière en ambiance boulevard, a donc été réalisée. Les arbres ont été placés de façon à ce que les riverains bordelais conservent une vue sur le fleuve :

Donc il y a les coulisses, c’est-à-dire que d’une vue de chaque fenêtre vous avez un angle sur la Garonne […]. Avec un espacement d’arbres de 20 mètres. Pour y mettre deux voitures, du stationnement, ç’a été vu comme ça

chargé de projet [désormais : CP] 2

Une particularité de l’aménagement de Bordeaux réside dans la proximité du centre historique et de la promenade. Ainsi, la vue a été pensée dans les deux sens : depuis la ville vers le fleuve et depuis le fleuve vers les façades de pierre du XVIIIe siècle. Aussi le plan de sauvegarde et de mise en valeur de Bordeaux interdit-il clairement les constructions entre la façade urbaine et le fleuve (Ministère de la Culture et de la Communication (MCC) et al., 2007).

À Québec, les plantations se veulent également un outil visant à faire évoluer et à transformer le caractère autoroutier du lieu pour en faire un boulevard, c’est-à-dire une voie de communication reliant diverses parties de la ville. On observe néanmoins une volonté de couper la vue sur le boulevard depuis la promenade afin de susciter un sentiment de tranquillité :

[…] faire la transition aussi entre le boulevard et la promenade, donc créer un peu ce sentiment, là t’sais de, de… une transition, mais aussi de cacher un peu le boulevard… du fleuve. On a vraiment une bande plantée, je pense qu’on a planté… je veux pas me tromper… 10 000 arbres

CP1

À Saragosse, les plantations font partie de l’intervention artistique visant à rendre la promenade agréable aux passants. L’espace était précédemment à l’abandon et réapproprié par la nature. Un important travail de réaménagement et de domestication de cette nature assez sauvage et laissée à elle-même a donc dû être réalisé. Par exemple, une partie des berges était à moitié abandonnée, il y avait « un mur de béton horrible » (CP3) pour protéger de la montée des eaux, il a été décidé d’y mettre des serres à la place.

Une fois l’espace bien aménagé, la nature reprend ses droits uniquement en bordure du fleuve et les éléments naturels de la promenade sont davantage entretenus.

La conception de la promenade de Québec repose également sur une volonté de mise en scène, spécialement dans l’utilisation de la végétation pour simuler le mouvement des vagues :

Euh pis dans le fond ce qui vient changer le caractère c’est quand on rajoute par exemple, dans le secteur ici, les vagues. Dans le gazon donc ça vient donner un côté un peu plus organique, plus près du fleuve, au projet

CP1

4.2.4 Confort et sécurité

Les aspects relatifs au confort et à la sécurité des usagers agissent à différents niveaux pour les concepteurs et chargés de projet rencontrés. Pour l’espace presque totalement à découvert que constituent les quais de Bordeaux, l’enjeu de l’ombre est fondamental :

Michel Corajoud [paysagiste des quais de Bordeaux] dit : « Je veux pas d’arbres » et il en ajoute à la fin, celui qu’on voit là, il le rajoute après parce qu’il y a pas d’ombre sur mes bancs, faut que je mette un arbre là, et puis c’est très discret devant le bâtiment de Gabriel [Ange-Jacques Gabriel (1698-1782), premier architecte du roi sous Louis XV]. […] Il replante des arbres ou conserve les arbres où ceux qui sont là, ils sont conservés. […] Donc là en plus on a une table de pique-nique, on peut pique-niquer là, on est tranquille, regarder la petite [table], on a le fleuve devant, on est à l’ombre des arbres ici, les arbres sont… on peut pique-niquer sous les arbres

CP2

On voit à quel point dans le discours du concepteur et du chargé de projet, la présence d’arbres contribue au confort des usagers. De plus, la présence d’espaces gazonnés en bordure du fleuve invite les usagers à déconnecter :

Une jeune femme qui est là allongée sur la pelouse, qui tranquille en train de lire un livre, je suis persuadé qu’on lui pose la question au bout d’une heure on lui dit vous êtes où, elle ne va pas dire Bordeaux

CP2

Il faut noter également le souci des chargés de projet d’être plus écoresponsable et soucieux du bien-être des usagers se matérialise par l’exemple suivant : « on n’utilise plus d’insecticide ou de pesticide dans les parcs depuis quelques années donc… […] C’est très bien. Bon ceux qui aiment beaucoup la pelouse toute verte c’est un peu difficile là » (CP1, Québec).

Le confort et la sécurité sont également présents dans les préoccupations des professionnels chargés de concevoir l’aménagement des abords du fleuve à Bordeaux, et se révèlent notamment par la présence « d’un garde-corps pour […] que les mamans puissent se promener tranquillement sans avoir peur que les enfants tombent dans l’eau et amener de la tranquillité » (CP2).

4.3 La nature dans l’expérience vécue des usagers de la promenade

L’analyse des récits de marche des usagers a permis de mettre en évidence différentes façons de percevoir la nature.

4.3.1 La nature domestiquée

Dans chacune des villes étudiées, les espaces végétalisés sont séquencés et évoluent le long de la promenade. À Bordeaux, une nature plus pensée, entretenue, aménagée est représentée par les jardins. L’appréciation de la dimension esthétique de cet espace ressort chez les participants, qui mettent en avant le champ lexical de la beauté : l’espace se voit ainsi décrit comme « magnifique », « joli », « beau ». Ces qualités sont particulièrement associées à la présence de fleurs, qui fait du lieu un espace à la fois ludique, stimulant et éphémère. En effet, le site change en fonction des saisons et les floraisons printanières sont très attendues par les passants qui se demandent « ce que les jardiniers de la ville ont imaginé comme dessin » ou « ce qu’ils ont pu mettre à l’automne » (B[2]2).

À Québec, la structure des aménagements naturels telle que « l’agencement des arbustes » est perçue comme quelque chose d’esthétique qui va jusqu’à rendre « fiers » les habitants. Si les aménagements fleuris sont moins présents qu’à Bordeaux, les espaces pensés et structurés ont leur charme. C’est le cas par exemple d’un îlot de végétation où l’on passe « comme entre deux mondes » (Q3), probablement prévu pour faire apparaître un tunnel végétal à plus long terme : « Ça va être beau » (Q3), commente un participant.

Les espaces de nature entretenus n’emportent cependant pas l’adhésion de tous à Bordeaux. Bien que ce désaccord ne soit pas incompatible avec l’appréciation esthétique positive du lieu, certains participants sont déçus par l’aspect structuré de l’espace. L’effet « lisse » et « rangé » de la promenade donne « l’impression que c’est de la décoration », exprime un participant, celui-ci allant jusqu’à dire qu’« on a de la chance que ça ne soit pas en plastique » (B4). Notons qu’à Bordeaux rien ne casse la linéarité des espaces verts aménagés, que ce soit en ce qui a trait aux jardins à la française ou aux pelouses. À Québec, bien que la promenade présente une nature aménagée, le côté structuré de l’espace est cassé par la forme en vagues du gazon, qui rappelle les traces de l’ancien rivage. Ce passage non linéaire, apprécié par les passants, conférerait un caractère « plus organique » (Q6) à la promenade.

À Saragosse, l’esthétisme du lieu est davantage associé à une zone particulière, où se situent des jardins bien entretenus, soit des espaces verts dont la composition s’oppose à l’inaccessibilité et à la sauvagerie des herbes qui peuplaient le lieu : nombre de participants soulignent d’ailleurs l’aspect « abandonné, délaissé » des abords de l’Èbre avant l’aménagement de la promenade. Le champ lexical de la beauté est très utilisé, de même que le mot « vert ». La verdure est d’autant plus appréciée que le climat sec occasionne un jaunissement rapide de l’herbe en période estivale.

4.3.2 La nature sauvage

À Saragosse comme à Québec, la nature sauvage est appréciée tant qu’elle ne représente pas une barrière physique pour les passants. En effet, la nature plus sauvage de l’espace occupé par les herbes hautes du site choisi pour l’aménagement de la promenade de Saragosse empêchait l’accès et l’utilisation du lieu, ce qui incite les habitants de cette ville à préférer une nature plus aménagée. À Québec, la végétation moins entretenue a tendance à déborder sur la promenade et à gêner les usagers dans leur utilisation du lieu :

Y’a un endroit qui a de la végétation, un peu comme ici que ça va sur le sentier, sur les chemins, alors il faudrait vraiment changer de végétation ici parce que ça n’a pas été bien pensé […] ça envahit vraiment, pis quand on est plusieurs personnes à se croiser, c’est un peu embêtant

Q5

Toutefois, cette opinion négative n’est pas incompatible avec la présence d’une nature plus sauvage à des fins de contemplation : « Ça me plaît la partie du fleuve plus proche et sauvage »[3] [traduction libre] (S3) ou de déstructuration : « On a fait des tablettes un peu dans l’enrochement pour créer, mettre de la végétation pour pas que ce soit juste un tas de roches structurelles » (Q2). Selon les participants, l’appréciation visuelle de l’aspect sauvage de la végétation serait mitigée : « Aussi sauvage […] il y a des personnes à qui ça ne plaît pas »[4] [traduction libre] (S5). La nature sauvage est donc plus appréciée pour la contemplation qu’elle permet que pour son utilisation, puisqu’elle ne représente pas un espace utilisable.

4.3.3 La nature ludique et stimulante

Les participants des trois villes aiment parler du type de plantes ou d’arbres présents sur la promenade. À Bordeaux, par exemple, l’espace naturel domestiqué des jardins attire l’oeil et les participants se questionnent, comme dans les autres villes, sur les essences d’arbres et espèces des différentes plantes présentes. Outre l’aspect visuel, l’odorat des passants est sollicité par les parfums que dégagent les plantes, ce qui est perçu comme un aspect agréable et stimulant de l’endroit. L’espace est aussi mis à profit par certains parents afin d’enseigner les différents noms de plantes à leurs enfants. À Québec, le caractère éphémère des différents états de la floraison des végétaux est aussi apprécié. À certains endroits, les participants associent d’ailleurs manque de stimulation et manque de végétation et suggèrent de pallier ce manque par l’installation d’oeuvres d’art :

Regarde l’effet qu’une oeuvre d’art fait, tsé, t’es intrigué, t’as le goût de voir, t’as… tsé… fait qu’euh j’imagine que si il y en aurait [sic] plus, euh… sans trop non plus que ça paraisse trop chargé là. Mettons dans la portion […] ou y’a moins de végétation

Q6

Cela dit, un tel ajout ne devrait viser que les endroits où il n’existe pas déjà une « nature travaillée » (Q6).

L’aspect ludique se manifeste également par la présence animale. Si celle de petits animaux sauvages diffère selon les villes, la faune associée au fleuve est très appréciée par les passants, car elle anime la promenade en attirant leur attention. En effet, les promeneurs apprécient s’arrêter pour regarder et parfois photographier les animaux : les canards à Saragosse, les différentes espèces d’oiseaux à Québec, voire même une espèce envahissante, les ragondins à Bordeaux. À Saragosse, les silures géants, une espèce de poisson non autochtone mis à profit par les pêcheurs puisqu’ils se nourrissent des canards et des déchets du fleuve, viennent à l’esprit des participants, bien que tous n’en aient pas vu. À Québec, la faune aviaire a peuplé l’écosystème du marais de même que les zones plantées d’espèces végétales autochtones. On observe donc une recréation fonctionnelle bien qu’artificielle de la nature, qui a probablement favorisé la fréquentation d’une petite faune non aviaire sur la promenade. L’ouïe des participants se voit donc elle aussi sollicitée par le chant des oiseaux, comme c’est aussi le cas à Saragosse, mais pas à Bordeaux, où le chant des oiseaux y est vu comme quelque chose de naturel que l’on ne peut trouver qu’au sortir de la ville et qui s’oppose à l’aspect « métallique » (B4) des quais.

On notera en outre que, dans les trois villes, la nature en zone urbaine ne remplace pas un séjour à la campagne, puisque les participants à la recherche d’un réel contact avec la nature font le choix de sortir de la ville; elle fait néanmoins partie de l’identité du lieu. En effet, il est admis que la promenade crée un espace naturel en ville, un lieu à part ou l’on peut prendre l’air et où les sens s’ouvrent à des aspects naturels, ce qui se dégage des impressions énoncées par les participants des trois villes : « Y’a plus [il n’y a plus] d’autos, y’a plus [il n’y a plus] de senteurs de toutes sortes de choses puis ici on ne sent pas encore le large mais presque. Ça sent bon » (Q5). La cohabitation de la nature et des espaces urbanisés plaît autant à Saragosse – « J’aime Saragosse parce que c’est une ville qui petit à petit a su mélanger les zones de verdure et les zones de construction »[5] [traduction libre] (S1) – qu’à Québec, qui est vue comme une ville qui se prête bien au plein air. De même, à Bordeaux, ce genre d’espace plus naturel en ville se « rapproche de quelque chose d’intéressant » (B2).

4.3.4 La nature relaxante et protectrice

Autant à Saragosse qu’à Bordeaux, la nature fait de la promenade un espace « à part » dans la ville; offrant une pause aux citadins, elle leur donne l’occasion de s’éloigner du « rythme frénétique » de l’espace urbain. À Bordeaux, la possibilité de faire une halte au contact de la nature constitue une source d’apaisement pour les participants. À Saragosse, la possibilité d’échapper momentanément au stress de la vie quotidienne s’offre dans les secteurs de la promenade où la nature est plus présente : « Dans cette partie, cela me plaît beaucoup d’être au bord du fleuve, car il y a à droite le parc, qui fait qu’on est éloigné des voitures, ce qui permet de déconnecter »[6] [traduction libre] (S4). S’éloigner de la circulation dense et des zones plus peuplées de la ville constitue également un objectif de la promenade, dont l’atteinte est favorisée par les éléments naturels de la promenade :

Y’a beaucoup de gens. […] Maintenant j’ai envie d’être en retrait pour pouvoir me ressourcer […] Ben je pense que c’est parce que y’a une ouverture ou y’a des… y’a peu de densité humaine […]. Là, dans la rivière et puis de l’autre côté je vois aucun être humain… Ça, ça me fait du bien

Q3

La partie boisée de la promenade bordelaise crée des « alvéoles » d’ombres, et donc de fraîcheur, grâce à la présence d’arbres matures, ce qui est très apprécié, notamment l’été. Les arbres plus jeunes, plantés lors du réaménagement de la promenade, n’offrent pas encore ces bienfaits. À Saragosse, l’ombre est aussi très appréciée en raison du climat très chaud et sec l’été. Les arbres à feuilles caduques sont ainsi perçus comme un bon choix en raison de l’ombre qu’ils jettent en période estivale, alors qu’ils laissent passer les rayons du soleil en période hivernale. Sans cette ombre, il serait beaucoup plus difficile pour les habitants de se déplacer sur la promenade par temps chaud. À Québec, les usagers de la Promenade Samuel-De Champlain notent les efforts réalisés pour créer des espaces d’ombres, bien qu’ils remarquent que les arbres nouvellement plantés ne produisent pas encore les effets souhaités. En attendant, les espaces ombragés où l’on peut se réfugier un moment se montrent très rares.

Les arbres matures sont aussi appréciés sur le plan visuel, spécialement lorsqu’ils cachent des espaces à l’abandon ou masquent des parties non encore aménagées – qui autrement changeraient le visage de la promenade –, ou encore lorsqu’ils créent une barrière entre cette dernière et le boulevard ou l’autoroute, éloignant ainsi l’individu des nuisances causées par la circulation.

4.3.5 Nature et socialisation

Sur les quais de Bordeaux, l’appropriation des pelouses n’a pas forcément été recherchée dans le processus d’aménagement; elle s’est plutôt manifestée chez les usagers à la faveur de l’occasion de faire une halte dans un milieu naturel intégré à l’espace de passage ou de transit que constitue la promenade étudiée. Si certains participants se posent encore la question du droit d’accès aux pelouses, d’autres estiment normal de s’y installer pour diverses raisons. Par ailleurs, leur proximité au fleuve fait de ces étendues végétales un lieu à part dans la ville. Les usagers de la promenade s’y arrêtent pour se réunir, se restaurer ou encore se retrouver seuls et vaquer à des occupations de détente : lecture, écoute de musique. Les pelouses sont ainsi perçues comme une partie de nature en ville permettant de prendre l’air sans forcément devoir prendre la route. Certains y voient même une sorte de « plage ».

Cet aspect est moins abordé par les participants de Saragosse, ce qui peut s’expliquer par l’existence de réelles plages aménagées sur les rives du fleuve, soit un espace expressément créé pour ce type d’usage récréatif. En soirée, les pelouses spacieuses de la promenade espagnole sont cependant vues comme une occasion de lâcher les grands chiens. À Québec, où des espaces de plage existent déjà à proximité du Saint-Laurent, l’utilisation plus balnéaire du fleuve sur les lieux de la Promenade Samuel-De Champlain est localisée près des escaliers donnant accès à l’eau.

Enfin, à Bordeaux, la nature s’accompagne d’une notion de partage, en ce sens que la convivialité du lieu incite les personnes à se rassembler, à créer de l’animation sportive ou artistique, parce que le lieu favorise l’établissement d’un lien social entre les habitants du centre-ville, notamment en raison de la présence de potages partagés.

5. Interprétation

La lecture de l’analyse des résultats, pour les trois cas à l’étude, illustre le défi actuel que constitue pour les chargés de projet et les concepteurs la construction d’un territoire où nature et ville se mélangent (Blanc, 2009). Mais cette nature se montre-t-elle « nature sauvage, nature naturante; nature végétale et animale, domestiquée; nature jardinée et paysagère, reproduite; nature figurée et représentée, patrimonialisée; nature urbanisée » (Bonnin & Clavel, 2010, p. 581)? Du point de vue des concepteurs et des chargés de projet, l’analyse des cas qui nous ont intéressée ici permet d’identifier trois façons de penser la nature en ville :

  • à Bordeaux, la nature est davantage définie en termes esthétiques, ce qui implique de privilégier la qualité paysagère par l’aménagement de jardins et l’intégration de quelques arbres à des endroits stratégiques, sans compromettre la visibilité du fleuve. Toutefois, le choix de planter des arbres n’est pas anodin, dans la mesure où ils constituent l’élément naturel le plus apprécié en raison de sa capacité à fournir de l’ombre, mais aussi parce qu’il facilite la perception des distances pour les cyclistes et les marcheurs (Giles-Corti et al., 2005; Gobster, 1995);

  • Québec donne davantage lieu à une rencontre des dimensions esthétique et symbolique de la nature (figurée-représentée) : la nature est mise en scène pour valoriser l’image de la ville. Cette façon de concevoir l’aménagement des espaces récréatifs urbains rejoint l’idée voulant que la disposition des éléments soit importante (Bedimo-Rung, Mowen, & Cohen, 2005) parce qu’elle permet de mettre un site en valeur (De Sousa, 2006);

  • à Saragosse, les berges du fleuve sont plus sauvages, aucune action n’ayant été entreprise pour les ordonnancer, mis à part des sentiers, plus intégrés qu’à Bordeaux ou à Québec. L’approche écosystémique développée dans cette ville s’inscrit également dans la quête de bien-être, d’« habitabilité » des milieux de vie (Blanc & Lolive, 2009) qui passe par un rapprochement avec la nature.

L’ensemble des concepteurs et chargés de projet reconnaissent l’importance de la nature dans leur projet, ne serait-ce que par l’importance qu’ils accordent au fleuve dans la façon de le mettre en valeur. C’est la façon de concevoir la nature et son potentiel qui distingue leurs points de vue.

Le Tableau 2, qui suit, propose une synthèse des résultats selon le type de données collectées au regard des thématiques abordées.

Tableau 2

Synthèse des résultats

Synthèse des résultats

Tableau 2 (suite)

Synthèse des résultats

-> Voir la liste des tableaux

Chez les promeneurs, la lecture des résultats relatifs à leur expérience d’usagers de ces différentes promenades révèle certains aspects de leur conception de la nature qui apportent des précisions sur des attentes qui ne sont pas toujours comblées. Trois conceptions de la nature mise en avant par les promeneurs n’ont pas été mentionnées par les concepteurs et chargés de projet : la nature ludique et stimulante, la nature relaxante et protectrice et la nature favorisant la socialisation.

Si la nature, plus spécifiquement la végétation, a été mobilisée dans l’aménagement des promenades, surtout à Bordeaux et à Québec, pour mettre en scène les lieux, les rendre plus esthétiques et plus attrayants, cette visée a fait en sorte de délaisser le côté sauvage et non structuré de la nature au profit d’une nature arrangée, ordonnée. Or l’importance d’avoir accès à une nature plus sauvage a été soulignée par les usagers, spécialement en tant qu’élément facilitant la contemplation, en accord avec l’idée voulant que la nature sauvage puisse contribuer à la contemplation (Burgard & Saint-Girons, 1997). On remarque en outre qu’elle établit des conditions favorables à la manifestation de situations inattendues (présence animale, étonnement créé par la végétation, etc.) qui viennent à leur tour nourrir chez le promeneur le besoin d’être surpris (Miaux & Roulez, 2014; Montandon, 2000). Comme le mentionne Romain, « le sauvage n’a donc plus une valeur strictement écologique, mais acquiert une valeur poétique : il suggère un nouvel univers urbain » (2014, p. 6).

Néanmoins, bien que la nature sauvage soit désirée par les usagers, son contact ne peut se faire au détriment du confort. En effet, comme le souligne Bourdeau-Lepage, « les citadins souhaitent en majorité une nature confortable, façonnée par et pour eux, et la manière dont ils satisfont leur désir prend des formes très différentes en constante évolution » (2017, p. 361). En plus d’aspirer à une nature à la fois sauvage et minimalement confortable, les usagers des promenades recherchent une stimulation résultant à la fois de l’expérience sensorielle offerte par la promenade et des activités ludiques qui y sont développées, ce qui rejoint les constats de Romain (2014) concernant l’aménagement des berges du Lez et du Têt à Perpignan, où les activités de loisirs et de plein air se développent et où la pratique de la randonnée est particulièrement répandue. En outre, l’accroissement des loisirs dans ces espaces de promenade nous incite à souligner le « pouvoir de la nature » dans la socialisation qui s’y opère; c’est notamment le cas sur les quais de Bordeaux, l’un d’entre eux étant spécifiquement dédié à la pratique sportive (volley, basket, soccer, etc.), des terrains ayant été aménagés à cet effet en bordure du fleuve et en contact avec la nature.

Enfin, plusieurs participants ont mentionné l’effet relaxant de la nature, que ce soit en raison de la présence d’éléments tels que l’eau (apaisante), les végétaux – les arbres en particulier – qui, quant à eux jouent un rôle de protection contre la chaleur, le bruit, etc. – ou l’eau. De fait, plusieurs recherches mettent en avant les effets positifs de la proximité de la nature sur le bien-être de la population (Gesler, 1992; Hartig, Mang, & Evans, 1991; Ulrich, 1983), ce qui confirme l’importance de l’intégration d’éléments naturels en ville.

Ainsi, si l’on s’en tient aux témoignages des usagers, aménager une promenade nécessite de tenir compte de la dimension sensible de cette dernière et, par conséquent, de l’esthétique environnementale (Berleant, 1991, 1992) qui accorde une place importante à l’usager, à son expérience esthétique de la nature et de ses espaces quotidiens (Blanc & Lolive, 2009). Les concepteurs doivent en outre se montrer attentifs aux recherches indiquant que les usagers perçoivent avant tout les parcs, les jardins et les promenades comme des lieux de rencontre, ce qu’indiquent les résultats d’une étude menée à Nantes (Long & Tonini, 2012).

Conclusion

Notre analyse de trois promenades urbaines, centrée sur une lecture croisée des concepts d’aménagement, de l’expérience des concepteurs et chargés de projet, ainsi que de celle des usagers a permis de révéler la complexité du rôle de la nature et l’importance qu’on lui accorde. Aucune vision commune ne se dégage de cette analyse; il y émane plutôt différentes façons de concevoir la nature, ce qui expliquerait la diversité des attentes des usagers. De plus, c’est avant tout la végétation qui est mentionnée dans les récits de parcours de ces derniers, comme dans ceux des concepteurs et chargés de projets; il en va de même de la présence de l’eau – en l’occurrence, pour les trois sites étudiés, d’un fleuve. Les espèces animales ne sont guère présentes dans les récits de parcours; même à Saragosse, le thème demeure secondaire, tant chez les usagers que chez les concepteurs et chargés de projet. Cette recherche centrée sur l’expérience de parcours sur les promenades urbaines le long des fleuves a donc permis de mettre en avant l’importance de la nature et, plus spécifiquement, des éléments végétaux, et ce, pour les usagers.

Afin de faciliter l’appropriation de ces espaces, la variété qui caractérise les conceptions de la nature énoncées – sauvage, domestiquée, esthétique, ludique, socialisante, apaisante – doit être prise en considération lorsqu’on aménage des espaces de promenade en milieu urbain. Un travail de coconstruction des espaces de promenade constituerait une avenue féconde dans l’objectif d’offrir une plus grande souplesse dans la conception des aménagements et la prise en compte des besoins variés des promeneurs. Étant donné le caractère polysémique de la promenade, tant en termes de forme et d’expérience que de finalité ou d’absence de finalité, la façon de concevoir les promenades urbaines doit rompre avec le besoin de contrôle des usages pour laisser plus de souplesse aux utilisateurs. Accueillir les différentes visions de la nature – son rôle, sa capacité d’attraction et non seulement son pouvoir esthétique – exprimées par les promeneurs offre un potentiel d’imprévisibilité nécessaire à l’accomplissement d’une promenade émancipatrice.