Corps de l’article

Introduction

Consciente de l’importance primordiale accordée dans le monde entier à la science et à la technologie, l’UNESCO considérait déjà en 1995 comme un problème mondial le moindre accès des filles à l’éducation, à la recherche et aux métiers dans les secteurs scientifiques et technologiques. En Afrique, cette préoccupation a fait l’objet de conférences importantes organisées par l’UNESCO : il s’agit de la Conférence panafricaine sur l’éducation des filles (Ouagadougou, du 28 mars au 1er avril 1993)[1] et du Forum mondial sur l’éducation (Dakar, avril 2000)[2]. En outre, le Forum africain sur l’accès des filles à la science et à la technologie, qui s’est tenu à Ouagadougou en janvier 1999, a débouché sur un plan d’action régional et sur une déclaration. Cette déclaration a insisté sur la promotion des femmes dans les métiers de la science et sur leur éducation scientifique et technologique. Elle a aussi souligné la nécessité de promouvoir l’accès des filles à une éducation de base de qualité et de réviser systématiquement les manuels scolaires pour en éliminer les aspects dévalorisants pour la femme.

Enfin, la déclaration a recommandé des dispositions en faveur des filles qui s’orientent vers les filières scientifiques et technologiques. Malgré ce signal fort, l’analyse de la participation des femmes dans les professions liées au domaine de la recherche scientifique et aux différents cycles de l’enseignement supérieur indique que leur pourcentage reste encore faible. En effet, sur 89 pays ayant des données disponibles en 2006, les femmes ne représentaient que 27% des chercheurs scientifiques[3]. En 2018, les femmes constituaient encore une minorité des chercheurs dans le monde avec une représentation de 28 %. Les régions les plus avancées dans ce domaine sont l’Europe centrale et orientale, avec une représentation de 39,5 %, et l’Amérique du Nord, avec une représentation de 32,3 %[4].

Or, en faisant leur le célèbre slogan de l’UNESCO « éduquer une femme c’est éduquer une nation », de plus en plus, les gouvernements comprennent l’intérêt qu’ils ont à ne pas laisser à l’écart une partie du potentiel humain indispensable au développement d’une nation. C’est pourquoi la Côte d’Ivoire, qui a adhéré à toutes les déclarations mondiales sur l’éducation, avait exprimé dans le Plan national de développement du secteur éducation/formation, qui couvre tous les niveaux d’enseignement et de formation, sa volonté de réduire toutes les disparités en matière d’éducation. Ce plan poursuivait, entre autres objectifs, le développement d’une culture scientifique et technologique nationale dans la période 1998-2010. Des efforts ont été faits pour améliorer l’accès des filles à l’école et son maintien. Pour l’année scolaire 2016-2017, on a enregistré dans le cycle primaire pratiquement autant de filles (47,5%) que de garçons. Elles représentaient 44,14 % en 2006-2007. Dans le cycle secondaire, le pourcentage des filles était de 42,3 %[5]. Dans le cycle supérieur, en 2015-2016, les étudiantes constituaient 37 % des effectifs à l’université Félix-Houphouët-Boigny de Cocody et 36 % à l’université Alassane-Ouattara de Bouaké, contre respectivement 28,39 % et 27,95 % en 2006-2007.

Lorsque l’on s’intéresse aux filières d’étude, l’on constate que l’orientation vers les filières scientifiques de l’enseignement supérieur en Côte d’Ivoire est marquée par une faible présence des filles, tandis qu’elles sont mieux représentées dans les filières littéraires. En effet, en 2016, à l’université Félix-Houphouët-Boigny, les filles représentaient 12 % des effectifs en mathématiques et informatique (MI) et 13 % en sciences des structures de la matière et technologie (SSMT), alors qu’elles faisaient 51 % des effectifs en information, communication et arts, et 43 % en langue, littérature et civilisation. Quant aux effectifs d’enseignants-chercheurs, les femmes ne représentaient que 3 % des effectifs à l’Unité de formation et recherche de mathématiques et informatique (UFR MI), 12 % à l’UFR SSMT et 10 % à l’Institut national polytechnique Félix-Houphouët-Boigny (INPHB) en 2016. Il apparaît clairement que l’orientation vers les filières scientifiques du supérieur reste fortement masculinisée. On peut toutefois remarquer une nette progression de la présence d’étudiantes dans les filières scientifiques en comparant les pourcentages précédents de 2016 à ceux de 2006 en mathématiques et informatique (6,84 %) et en SSMT (6,87 %).

Ainsi, en s’interrogeant sur la faible représentativité des femmes dans les carrières scientifiques en Côte d’Ivoire, cet article vise à identifier les facteurs qui ont permis leur orientation vers les filières scientifiques ainsi que leurs positionnements dans leurs métiers. En clair, cette étude cherche à répondre aux questions suivantes : Quel est le profil des femmes qui exercent dans les carrières scientifiques ? Quels sont les facteurs intrinsèques et extrinsèques de leurs réussites et de leur positionnement ?

1. Méthode

Cette étude réalisée en Côte d’Ivoire porte sur les femmes de carrières scientifiques. C’est une étude qualitative qui concerne un échantillon de 26 femmes obtenu après un échantillonnage raisonné. Afin de recueillir des données pertinentes auprès de celles-ci pour répondre aux préoccupations soulevées dans ce travail, nous avons eu recours au récit de vie comme technique de collecte des données. Le choix a été porté sur cette technique, car dans un premier temps, elle a permis aux enquêtées de raconter leurs histoires. Ensuite, au moyen de questions, les enquêtées ont été amenées à donner des précisions sur des pans de leurs récits. En effet, les questions relatives à la catégorie socioprofessionnelle des parents, à leurs performances dans les disciplines scientifiques, aux motivations de choix de carrières et au positionnement actuel dans leurs métiers ont permis de recueillir les données de l’étude. Le matériau recueilli qui constitue leurs histoires de vie a été analysé selon la méthode dialectique. Cette méthode d’analyse a permis, à partir de l’expérience personnelle de chacune des 26 enquêtées, de mettre en relief les points communs ainsi que ceux qui divergent.

2. Résultats et discussion

Cette partie présente et discute les résultats de l’étude relatifs à l’origine sociale des enquêtées et aux facteurs intrinsèques et extrinsèques de leur choix d’orientation vers les filières et métiers scientifiques.

2.1 Qui sont les femmes de carrières scientifiques en Côte d’Ivoire ?

Les femmes enquêtées proviennent de diverses spécialités (physique, chimie, génie civil, économie statistique, mines et géologie, agronomie, microbiologie, électricité, odontostomatologie, mathématiques), comme le montre le graphique ci-dessous, dont les données proviennent de l’enquête.

Figure 1

Répartition des enquêtées en fonction des filières d’études[6]

Répartition des enquêtées en fonction des filières d’études6

-> Voir la liste des figures

Parmi elles, 12 sont actuellement ingénieures, dont 2 en économie statistique, 3 dans le domaine du bâtiment et 2 en ponts et chaussées ⸺ constituant les 5 femmes en génie civil ⸺, 2 en agronomie, 1 en électricité et 2 en chimie. Quant aux 14 femmes qui ont choisi la carrière d’enseignante-chercheuse, il ressort de l’enquête que 6 ont atteint le grade de professeure titulaire d’université dans leur spécialité (physique nucléaire, physique moléculaire, mathématiques, chimie minérale) et que les 8 autres sont des maîtres-assistantes d’université en mines et géologie, en mathématiques et en microbiologie.

Relativement à la catégorie socioprofessionnelle des parents, ces femmes proviennent de familles socialement et culturellement différentes. En effet, si l’on se réfère au niveau d’étude des parents, il ressort des récits de vie que seulement 3 sur les 26 enquêtées sont issues de parents qui n’ont pas été scolarisés. Les parents, notamment les pères des 23 autres, avaient soit un niveau d’études supérieures soit un niveau d’études secondaires. Ils exerçaient des métiers variés, tels qu’expert immobilier, ingénieur agronome, pharmacien, professeur de lycée, comptable, receveur, greffier en chef, inspecteur, technicien ou banquier.

Or, selon Delavault (2000), l’information reçue par les enfants dépend de la classe sociale de la famille, car ce sont les parents les plus instruits qui sont les mieux informés. Il affirme qu’ils sont les plus ambitieux pour leurs filles parce que pour eux, la question essentielle est celle de la rentabilité des diplômes et de leur rôle protecteur contre le chômage. Wolff (2012) a également montré qu’il existe un lien entre la présence dans une filière d’études et le fait que les parents soient diplômés. En effet, il a indiqué que ceux-ci, du fait de leur position sociale, investissent plus dans la formation de leurs enfants. Ainsi, la présence d’individus d’origine sociale favorisée à un niveau d’études supérieures d’une filière est plus importante lorsque les parents sont eux-mêmes diplômés. Il soutient que cette relation est plus forte lorsque le père et la mère sont diplômés. On note en effet dans notre étude qu’elles sont 7 dont les mères diplômées avaient un emploi salarié, soit en tant qu’éducatrice préscolaire, institutrice, professeure de lycée, éducatrice de collège, femme d’affaires ou assistante sociale.

Par ailleurs, nous avons noté à partir de l’histoire de vie des femmes de carrières scientifiques que plus de la moitié des enquêtées (14 sur 26) occupe soit le premier rang dans la fratrie soit celui d’aînée des filles. Or plusieurs études ont montré que le rang de naissance a une incidence significative sur le niveau de diplôme. En effet, cet aspect est mis en exergue dans l’étude de Thomas (1983), qui a mesuré l’effet entre la variable du sexe et le rang d’un enfant dans la fratrie sur les plans du soutien à l’autonomie et de l’engagement. Il a indiqué que les filles aînées reçoivent plus de soutien de la part des parents. Ces résultats sont confirmés par Bumpus et al. (2001) lors de leur étude sur les liens existant entre le développement des adolescents et la dynamique familiale. Toutes choses étant égales par ailleurs, les derniers nés obtiendraient en moyenne des diplômes d’un niveau moins élevé que les aînés dans les fratries. Dès lors, on comprend aisément que les parents de certaines femmes aînées de la fratrie ont pu avoir des attentes élevées comme le soulignent les propos de cette enquêtée :

À l’époque, les gens de ma culture ne percevaient pas l’importance de scolariser une petite fille. Malgré ce préjugé, mon père, qui était inspecteur, a scolarisé toutes ses filles. Pour mon père, qui n’avait pas de garçons, il fallait absolument que ses filles réussissent afin de prouver d’abord à la famille et à la société que ce préjugé défavorable concernant la fille est faux.

On note donc que les attentes des parents, notamment la volonté de voir l’aîné de la fratrie réussir et servir de modèle, sont indépendantes du sexe des enfants, puisque pour ceux ayant uniquement des filles, il fallait aussi qu’elles réussissent pour servir d’exemple afin de déconstruire les préjugés sociaux.

2.2 Des facteurs intrinsèques aux motivations externes de l’engagement et du positionnement

2.2.1 À propos des facteurs intrinsèques

En plus de leurs très bonnes performances qui les ont fait s’orienter dans les filières scientifiques, puisqu’elles sont 17 à avoir obtenu le baccalauréat de série scientifique (C) avec la mention assez bien, on note que l’exercice d’un métier dans le secteur de la science représente pour 96,15 % des enquêtées (25 sur les 26 femmes) un moyen pour mieux affirmer leur présence dans le milieu professionnel, comme l’atteste les propos de cette enquêtée :

J’ai toujours rêvé être différente des autres femmes. Et comme je voulais me faire remarquer, j’ai décidé de faire un bac technique. Après l’obtention du bac, j’ai réussi brillamment au concours d’entrée à l’École nationale supérieure des travaux publics (ENSTP), où j’étais la seule fille de ma classe à l’époque. Je savais qu’en exerçant un métier comme celui d’ingénieur en bâtiment, je réalisais entièrement mon désir.

Se sentant aussi compétentes que les hommes à assumer des responsabilités, ces femmes que nous avons interrogées occupent différentes fonctions en tant que chef de service aéroportuaire, chef d’unité de recherche scientifique, vice-doyenne et doyenne dans les UFR (unités de formation et de recherche) de sciences des structures de la matière et technologie, présidente d’université et ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

Pour comprendre leurs aspirations de carrière et leurs positionnements, la théorie de Bandura (1980) sur le sentiment de compétence est l’une des pistes à laquelle nous avons eu recours. Selon cette théorie, une personne s’engage plus ou moins facilement dans une activité particulière en fonction du système d’attentes et d’images de soi (en particulier du sentiment de compétence) que la personne s’est construite antérieurement. C’est également ce que révèlent les études de Post-Kammer et al. (1985), ainsi que celles de Blanchard et Vrignaud (1994). Ces différents chercheurs ont souligné que certains facteurs, en particulier l’importance du sentiment de compétence des adolescents, influencent leurs aspirations.

En outre, si la curiosité scientifique a conduit certaines à étudier dans un domaine (physique nucléaire) très peu exploré par leurs concitoyens, il n’en demeure pas moins qu’elles ont été influencées par leur origine sociale favorisée. Le recrutement social en fonction des filières d’étude a été également mis en exergue dans les travaux de Pigeyre (1986) et ceux de Marry (1987, 1992) sur les filles de première année de l’Institut National des Télécommunications de France. Ils ont montré dans leurs travaux qu’il existe un lien entre la présence de ces filles dans cette filière et la classe sociale de leurs parents. Le recours à la théorie de la reproduction permet aussi de comprendre le fait que 88,46 % des femmes (23 sur 26) de notre échantillon appartiennent à une origine sociale favorisée. En effet, selon Bourdieu et Passeron (1970), les individus, notamment les filles, agissent en fonction d’une « disposition » sociale qu’ils ont inconsciemment intégrée pendant leur enfance et qui dirige leur comportement. Le capital culturel constitué par le diplôme des parents permet aux filles de milieux favorisés d’accorder de l’importance aux projets scolaires scientifiques. C’est pourquoi Barrère et Sembel (1998) ont affirmé que la nécessité de la réussite scolaire s’impose aux enfants des familles privilégiées, car elles ont compris que l’école est devenue une institution incontournable et la position scolaire, un intermédiaire obligatoire pour les positions sociales. De même, les travaux adeptes des théories déterministes, notamment ceux de Sauvy (1970) et de Baudelot et Establet (1971), ont également montré le lien entre la réussite scolaire et l’appartenance à une classe sociale favorisée. Pour expliquer la réussite scolaire, ils ont privilégié les facteurs relatifs au passé de l’individu tout en soulignant les différences qualitatives entre les sous-cultures de classe dans lesquelles les individus sont socialisés.

En revanche, Boudon (1973), adepte des théories actionnistes ou individualistes, s’est appuyé plutôt sur les variables liées aux projets sociaux et scolaires ainsi qu’au pouvoir de décision rationnelle des individus pour expliquer leurs réussites. Cherkaoui (1999) s’est appuyé aussi sur cette thèse pour expliquer la réussite des personnes en dépit de leurs conditions socioéconomiques difficiles.

Dès lors, en nous appuyant sur les théories actionnistes, on peut comprendre comment ces trois femmes de l’échantillon qui avaient des parents non scolarisés et à faible revenu ont pu réussir. Elles considèrent que la situation de leurs parents a été une source de motivation supplémentaire. Leur engagement et leur réussite dans la filière scientifique ont été l’occasion d’une ascension sociale, puisque leurs parents ne manquaient aucune occasion de leur rappeler que « l’éducation est une chose sérieuse ». De plus, ils percevaient la réussite de leurs filles comme une sorte de revanche par rapport au mépris dont ils ont été l’objet en tant que personnes n’ayant pas eu la chance d’être scolarisées. Enfin, pour nos enquêtées, le défi à relever en tant que femmes exerçant dans certains domaines d’activité qui semblent réservés aux hommes a été une source de motivation, comme en témoigne ce récit :

Pour moi, la meilleure compétition scolaire est celle qui oppose les filles aux garçons. Et j’appréciais me comparer à ces derniers. Je voulais briser le mythe de l’étude des moteurs. Par ailleurs, les garçons savent reconnaître et apprécier une fille qui excelle dans une discipline.

2.2.2 À propos des motivations extrinsèques

Même si les compétences en mathématiques, en physique ou en chimie ont été citées comme moyens d’accès aux filières scientifiques, il ressort des différents récits de vie que la plupart des enquêtées ont bénéficié d’un bon encadrement familial. Le lien entre le soutien familial et la réussite a été l’objet d’étude de plusieurs recherches. Celle réalisée auprès de Mexicano-Américaines par Flores et Brian (2002) a souligné que le soutien de leurs parents pour la poursuite des études les a aidées à choisir des carrières prestigieuses. Quant à Turner et Lapin (2002), ils ont montré que chez l’adolescent, le soutien parental agit de manière significative et a un impact sur le sentiment de compétence pour exercer un métier. En effet, si pour certaines, les parents suivaient régulièrement leur travail à la maison en leur faisant faire des exercices en mathématiques et en sciences physiques parce qu’ils étaient eux-mêmes des scientifiques, d’autres ont pu bénéficier de prestations privées d’enseignants pour renforcer leurs capacités dans les matières scientifiques. On note également que des parents n’ont pas hésité à financer eux-mêmes les études de troisième cycle de leurs filles, ce qui a permis à ces dernières d’avoir une carrière de recherche en microbiologie. D’ailleurs, elles ont toutes affirmé avoir été régulièrement soutenues et encouragées par leurs parents :

Lorsque j’ai décidé d’aller le plus loin possible dans les études pour faire un doctorat en mathématiques, malgré le bénéfice de la bourse, mes parents m’ont tout de suite rassurée que je bénéficierais de leur soutien moral et matériel. D’ailleurs, ils ne manquaient pas une occasion de me féliciter et de m’encourager.

En outre, l’estime de soi qui provient de la façon dont les filles et les garçons sont élevés au jour le jour est susceptible, selon le psychologue Horner (1972), de marquer profondément la trajectoire scolaire des filles. Il apparaît clairement qu’une fille qui a évolué dans un contexte où la famille investit financièrement dans son éducation se surestime. En effet, les femmes enquêtées qui ont fini par choisir un métier scientifique ont une estime de soi élevée, puisqu’elles attestent se sentir « bien dans leur peau » et avoir ont une bonne opinion d’elles-mêmes. C’est en s’appuyant sur le regard porteur de leurs parents qu’elles ont pu s’affranchir des stéréotypes qui entravent la voie vers une carrière d’autant plus difficile qu’elle est située sur un terrain traditionnellement masculin.

L’analyse des récits de vie de plus de la moitié (17 sur 26) des femmes de l’échantillon a également révélé l’existence de liens entre la réussite scolaire et les expériences vécues en situation de mixité tout comme de non-mixité des classes. Celles ayant fréquenté des écoles de filles soutiennent l’idée d’une certaine émulation dans les classes non mixtes, comme l’atteste ce propos de l’une d’elles :

Nous n’étions que des filles au lycée Sainte-Marie de Cocody. Il fallait donc travailler pour être parmi les meilleures et pour être citées en exemple dans l’école.

C’est aussi l’opinion des enquêtées qui étaient en situation de mixité. Elles estiment qu’il y a plus d’émulation entre les filles et les garçons lorsque celles-ci sont en sous-effectifs, comme en témoignent ces propos :

Nous étions trois filles dans toute l’école : une Blanche et deux Noires. Les garçons de la classe étaient certes sympathiques, mais il ne fallait pas se laisser faire. C’était la concurrence au niveau du travail entre les garçons et moi. Je devais donc faire beaucoup d’exercices pour tirer mon épingle du jeu et cela m’a été profitable, puisque j’ai obtenu le bac C avec la mention assez bien.

Bien que la question de la compétition entre élèves ait été relevée par les unes et les autres en fonction du type d’école, on peut affirmer que les valeurs telles que la détermination, l’affirmation de soi et l’entraide dans un groupe mixte de travail ont été essentielles dans la réussite :

J’étais la seule fille dans une classe de vingt-cinq garçons. Dans cette classe de garçons, certains m’appelaient la mécanicienne et d’autres, « la fille-garçon ». Il ne fallait pas que je me laisse affecter par ces propos de phallocrates. Pour les décourager à tenir désormais de tels propos au sujet d’une fille de la filière technique, j’ai travaillé de façon rigoureuse et assidue. Finalement, j’avais des résultats meilleurs que les leurs.

L’influence des enseignants en tant que facteur important dans le développement des compétences dans les disciplines scientifiques et dans le choix d’orientation est également évoquée de façon récurrente par les enquêtées. L’impact des enseignants sur les apprenants dans la relation pédagogique a été mis en évidence dans les recherches de Rosenthal et Jacobson (1971). On sait à travers leur étude que les attitudes et le jugement des enseignants peuvent être décisifs dans la réussite de l’élève. D’ailleurs, parlant de leurs enseignants, les enquêtées évoquent leur influence de façons diverses. Pour certaines, c’est l’identification à un modèle de même sexe qui a semblé avoir compté beaucoup plus dans le choix de filière et de carrière, comme l’affirme cette enseignante-chercheuse en mathématiques :

Il n’y a qu’une femme pour donner le meilleur exemple à une fille. Quand je voyais mon professeur de mathématiques, qui était une dame, faire les démonstrations au tableau, je rêvais de faire comme elle… Et voilà, j’y suis aujourd’hui.

En revanche, chez d’autres, c’est la pratique pédagogique de l’enseignant, au-delà de son sexe, qui a le plus compté. En effet, la manière d’enseigner et celle de considérer l’apprenant sont des éléments soulignés par les enquêtées. Elles ont le souvenir que les enseignants étaient de véritables conseillers qui les préparaient à la vie professionnelle. L’une d’elles a affirmé avoir choisi de s’orienter vers une série scientifique à la suite des conseils avisés de son professeur de mathématiques de la classe de troisième, car ses bonnes performances dans les matières littéraires tout comme dans les disciplines scientifiques lui offraient la possibilité de choisir aussi bien une série scientifique qu’une série littéraire. Parfois, lorsque cela était nécessaire, certains enseignants n’hésitaient pas à échanger avec les parents sur les habiletés scientifiques décelées chez leurs enfants. L’une des enquêtées rapporte que son professeur de mathématiques avait convoqué ses parents à l’époque pour leur dire qu’elle pouvait réussir dans une filière scientifique. Sans cette intervention, elle serait sans doute aujourd’hui une juriste, comme le souhaitait son père, malgré ses aptitudes intellectuelles élevées en mathématiques. Il faut noter par ailleurs à travers leurs récits que l’influence de la mère sur les aspirations des adolescentes a été déterminante. Turner et al. (2004) ont indiqué dans leur étude que les filles envisagent des carrières prestigieuses en sciences lorsque leurs mères les aident par leur soutien et leurs encouragements à explorer des carrières en mathématiques et en physique.

Enfin, on peut retenir, parmi les facteurs externes de l’engagement dans la filière scientifique, l’impact positif du discours politique tenu par feu le président de leur pays, la Côte d’Ivoire, concernant la science, à savoir que l’avenir appartient à la science et à la technologie. En effet, ce discours s’était traduit par la construction de grandes écoles supérieures d’excellence avec toutes les commodités (salles équipées en matériel didactique et internat) et l’octroi systématique de bourses aux meilleurs élèves qui y accédaient. Ces mesures ont été jugées déterminantes dans le choix d’orientation :

Un jour, alors que je regardais la télévision, j’ai vu passer une publicité sur les grandes écoles de Yamoussoukro [École nationale supérieure des travaux publics (ENSTP), École supérieure d’industrie (ESI), École nationale supérieure de l’agronomie (ENSA)]. J’ai trouvé le cadre de ces écoles très beau. En plus, j’entendais dire que tous ceux qui rentraient sur concours dans ces écoles bénéficiaient automatiquement de la bourse. J’ai alors pensé que cette situation était meilleure pour quelqu’un comme moi, dont les deux parents ne travaillaient pas.

Conclusion

Plusieurs facteurs (l’origine sociale, la performance dans les matières scientifiques, l’identification à un modèle, etc.) interagissent et expliquent l’engagement des femmes dans les filières scientifiques. Le rôle joué par l’école est central dans leur histoire, car le rapport au savoir scientifique et la compétence de l’enseignant ont été essentiels dans la représentation que les enquêtées ont des filières scientifiques. Certains enseignants ont su communiquer à leurs élèves leur passion pour une discipline. Cela a marqué les femmes enquêtées et a même déterminé leur choix pour la filière scientifique, et parfois pour la profession. Il est également à noter que la présence d’un modèle dans l’environnement immédiat a orienté le choix et la réussite de ces femmes. Il est à signaler qu’elles sont plus nombreuses (23 sur 26) que les femmes de l’échantillon issues d’un milieu social favorisé. On note aussi que leurs succès dans les études les ont amenées à se sentir aptes à assurer des fonctions de direction. Indépendamment du statut social des parents (scolarisés ou non scolarisés), certaines caractéristiques (le rang dans la fratrie) ont eu une incidence sur la réussite de ces femmes et le capital social acquis. Enfin, la problématique soulevée dans ce travail, à savoir les facteurs déterminants de l’orientation et de la réussite dans la filière scientifique, a pu se comprendre par un ensemble de théories sociologiques que l’on peut classer en deux groupes. En effet, nous avons eu recours aux théories déterministes avec des tenants comme Bernstein, Bourdieu et Passeron, qui ont expliqué les différences d’orientation et de réussite dans la filière en se référant aux différences qualitatives entre les sous-cultures de classe. Ils considèrent que le passé de l’individu, notamment les conditions de sa socialisation dans une famille de classe sociale favorisée, influence positivement sa réussite. Quant aux théories actionnistes ou individualistes développées par des économistes néoclassiques et certaines écoles sociologiques, dont celle de Boudon, elles s’appuient sur le pouvoir de décision rationnelle des individus pour expliquer leur présence et leurs réussites dans les filières scientifiques.