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Introduction

La capitale de l’Inde est une ville-État qui occupe une place singulière sur la scène politique nationale. Ville majeure, mais État faible, Delhi est depuis vingt ans un laboratoire de la démocratie participative, notamment parce que c’est là qu’a émergé en 2013 l’Aam Aadmi Party (AAP, Parti de l’homme ordinaire), un parti d’un genre nouveau de par son discours, ses pratiques et le profil social de ses cadres (Roy, 2014; Tawa Lama-Rewal, 2014). Arvind Kejriwal, leader de l’AAP et ministre en chef du National Capital Territory of Delhi (NCTD) depuis 2015, est un champion de la participation – tout comme l’était avant lui Sheila Dixit (parti du Congrès) à la tête du gouvernement du NCTD de 1998 à 2013. Ces deux leaders politiques, que tout oppose par ailleurs, ont en effet placé la participation au coeur de leur discours (au service de la « bonne gouvernance » pour l’une, de « l’autogouvernance » pour l’autre) et mis en oeuvre des dispositifs participatifs innovants et ambitieux. Le programme Bhagidari (le mot signifie « participation » ou « partenariat » en hindi) mis en oeuvre par le gouvernement de Sheila Dixit à partir de 2000 a été lauréat du Prix d’excellence du service public décerné par l’ONU en 2005, et a fait l’objet d’une grande attention académique (Ghertner, 2011; Mehra, 2013; Tawa Lama-Rewal, 2013). En revanche les mohalla sabhas et SMC mahasabhas (assemblées de quartier, assemblées des écoles) mises en oeuvre par le gouvernement d’Arvind Kejriwal depuis 2015 sont sous-étudiées, en raison sans doute de leur nouveauté, mais aussi de leur difficulté à s’imposer.

Cet article propose précisément d’analyser ce qui fait la nouveauté et la faiblesse de la gouvernance participative proposée par l’AAP depuis quatre années. En comparant la destinée de trois dispositifs successivement mis en oeuvre au cours des deux dernières décennies dans la capitale indienne – le programme Bhagidari, les mohalla sabhas, les school mahasabhas – il propose une « analyse contextualisée de la participation »(Mazeaud, Boas et Berthomé, 2012:16) et contribue ainsi au croisement souhaitable entre études des dispositifs participatifs et études de la gouvernance (Melo et Baiocchi, 2006; Mazeaud, 2009). Plus spécifiquement, en interrogeant à la fois le sens et la réception des principes d’action publique regroupés sous le nom de gouvernance participative, l’article met en évidence le rôle de deux acteurs de la gouvernance urbaine – la bureaucratie et la société civile organisée – dans la longévité du programme Bhagidari et la brièveté des assemblées de quartier.

L’AAP semble avoir largement échoué dans sa tentative d’instaurer, depuis 2015, un nouveau régime de gouvernance dont l’aspect « social-participatif » (Gaudin, 2014:12) vise à réaliser rien de moins qu’une nouvelle distribution du pouvoir entre citoyens, élus et fonctionnaires de la Ville. Les analyses médiatiques de cet échec insistent sur trois causes principales : la faiblesse structurelle du gouvernement de Delhi, pris en étau entre le gouvernement central et les municipalités[1]; l’agressivité inédite à son égard du gouvernement central, dominé depuis 2014 par un BJP qui développe une tendance autoritaire[2]; et une série de conflits très médiatisés au sein du leadership du parti (Wyatt, 2015). Je voudrais dans cet article développer une autre hypothèse, non exclusive des trois précédentes : si l’AAP a échoué à faire partager les nouvelles règles qu’il a tenté de mettre en place, c’est aussi parce que la version radicale de la participation qu’il a promue a suscité l’hostilité des élites urbaines dont elle redéfinissait le rôle.

Concernant la méthodologie, cet article s’appuie d’abord sur une série de 25 entretiens, réalisés entre 2013 et 2018 avec des cadres, des élus et des militants (volunteers) de l’AAP, des membres d’ONG travaillant avec le parti, et des fonctionnaires en poste à Delhi. Pour analyser les dispositifs participatifs mis en place par le parti, j’ai directement observé deux assemblées (une mohalla sabha, une SMC mahasabha), et analysé les captations vidéo de huit autres (six mohalla sabhas, deux SMC mahasabhas). Enfin, j’ai analysé une série de documents produits par le parti (livre-programme d’Arvind Kejriwal, manifestes électoraux, site internet).

Après avoir présenté le statut constitutionnel particulier de la ville-État de Delhi et les contraintes qu’il implique pour son gouvernement, je rappellerai, dans la section I, les principales caractéristiques idéologiques et sociologiques de l’AAP. La section II soulignera la radicalité de la gouvernance participative promue par l’AAP par rapport à la version portée par le gouvernement congressiste de Sheila Dixit avant 2013. L’assemblée de quartier, dispositif au coeur du projet de l’AAP, incarne cette radicalité, comme le montrera la section III, dans la mesure où elle propose une participation appuyée sur la décentralisation et articulée à la décision. L’assemblée de quartier, toutefois, a fait long feu; l’une des raisons de cet échec, analysé dans la section IV, est la résistance plus ou moins passive de deux fractions de l’élite urbaine : les associations de résidents et, surtout, la bureaucratie. Pour autant, la mise en oeuvre des assemblées scolaires, objet de la dernière section, suggère qu’un apprentissage organisationnel a eu lieu malgré cette résistance, et que les nouvelles règles d’action publique proposées par l’AAP se diffusent d’un « secteur » (le budget participatif) à l’autre (l’éducation).

1. L’Aam Aadmi Party, entre gandhisme et technophilie

Dans l’architecture institutionnelle de l’Union indienne, Delhi occupe une position particulière, car cette ville de 17 millions d’habitants est un « quasi-État » : le National Capital Territory of Delhi (NCTD). Si le NCTD est doté, comme les 29 États fédérés, d’une assemblée législative et d’un gouvernement propres, ce gouvernement est particulièrement faible. D’une part en effet, trois domaines d’action cruciaux lui échappent au profit du gouvernement central : la gestion du foncier, de la police et de l’ordre public. D’autre part, les décisions du gouvernement du NCTD requièrent généralement l’intervention des services municipaux pour être mises en oeuvre; or ce gouvernement n’a aucun pouvoir sur les trois municipalités de la ville, puisque celles-ci sont dominées par un Municipal Commissionner nommé par le Centre. Le ministre en chef du NCTD est donc une sorte de city manager qui doit constamment composer avec les deux autres niveaux de gouvernement (central et municipal) en exercice sur ce vaste territoire de 1 500 km2. Pourtant la centralité de Delhi dans la vie politique indienne lui confère une visibilité unique, car la ville suscite une forte attention publique et médiatique.

À partir de la création du NCTD (1991) jusqu’en 2013, la vie politique locale est dominée par le Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP), qui forme le gouvernement en 1993, et le Congrès, qui remporte les élections en 1998, 2003 et 2008. Mais les élections régionales de décembre 2013 marquent une rupture, car l’Aam Aadmi Party, fondé à peine un an plus tôt, bouscule l’alternance entre BJP et Congrès et, en l’absence de majorité claire, prend la tête d’un gouvernement de coalition.

Pourtant l’AAP est issu d’un mouvement social caractérisé par une grande hostilité à l’égard des partis politiques : le mouvement « India Against Corruption » (Chowdhury, 2019), mené à partir de 2011 par Anna Hazare, un vieil activiste gandhien. Lorsque le mouvement s’essouffle, une partie de l’équipe d’Hazare, menée par Arvind Kejriwal, considère qu’il faut changer de stratégie. D’abord haut fonctionnaire, Kejriwal s’est consacré depuis 2006 à la lutte contre la corruption sous toutes ses formes. Le 2 octobre 2012 – jour férié en Inde, qui commémore l’anniversaire de Gandhi – il annonce la formation d’un nouveau parti, arguant qu’il est nécessaire d’entrer en politique pour la nettoyer de l’intérieur[3].

Le discours du parti évoque un improbable croisement entre le gandhisme et la technophilie. À Gandhi, l’AAP emprunte d’abord un de ses mots-clés, swaraj  (autogouvernement), et appelle à refonder la démocratie en développant sa dimension participative :

Nous voulons swaraj… Swaraj signifie le gouvernement par soi-même, notre gouvernement. Nous serons capables de prendre les décisions qui concernent notre village, notre ville et notre communauté. Les lois faites au Parlement et dans les assemblées législatives [des États] seront également faites avec notre consentement et notre participation

Kejriwal, 2012:xxi

Le parti adopte en outre des modes d’action qui font clairement référence à Gandhi au cours de sa première année d’existence : par exemple, Kejriwal proteste contre le prix de l’électricité en se livrant à une grève de la faim de 14 jours, et appelle les résidents à faire oeuvre de désobéissance civile en refusant de payer leurs factures.

Mais l’AAP manifeste également une certaine technophilie, une grande confiance dans des solutions « simples » faisant appel à la technologie – notamment les médias sociaux et les applications mobiles dédiées. Le parti se veut enfin, hors de toute idéologie, une « expérience de politique alternative »[4].

L’AAP se distingue non seulement par son discours, mais aussi par le profil sociologique de ses militants et par le rôle qui leur est attribué. Les militants de l’AAP ne sont pas exactement les party workers[5] que l’on trouve ailleurs, car ils sont en majorité des novices en politique, sortis de leur indifférence voire de leur méfiance à l’égard de la politique par le charisme de Hazare, Kejriwal et leurs comparses, et par le changement promis. Beaucoup appartiennent aux classes moyennes, ont moins de 30 ans et sont diplômés de l’enseignement supérieur. C’est l’énergie, la ferveur, mais aussi l’aisance face aux nouveaux moyens de communication qui font la force du parti. S’il est difficile (pour l’AAP comme pour les partis indiens en général) d’avoir des chiffres précis, il est certain que le parti a su mobiliser, dès 2012, une armée de ces volunteers animés de la foi des nouveaux convertis, et que l’une de ses préoccupations majeures a été, depuis, d’empêcher leur démobilisation en leur confiant divers rôles de médiateurs – dont celui de coordinateurs des assemblées de quartier (voir infra).

2. Deux visions de la gouvernance participative

Sheila Dixit, qui devient ministre en chef de Delhi en 1998, peut être considérée comme un cas d’école de l’appropriation par les leaders régionaux indiens de la doctrine de la « bonne gouvernance » dans les années 1990. Ses trois mandats successifs – un record dans le contexte indien contemporain – se caractérisent par une série de réformes des services urbains (visant à les privatiser partiellement), par un mode de fonctionnement très proche du New Public Management, et par l’ouverture de nouveaux espaces de participation à travers un dispositif participatif prévoyant une consultation régulière des associations de résidents, les Resident Welfare Associations (RWA) (Tawa Lama-Rewal, 2013). Dès 2000 en effet, elle lance le programme Bhagidari, qui doit selon elle améliorer l’efficacité des services urbains en favorisant la coopération entre résidents et autorités. Le programme, qui s’appuie sur les RWA, nombreuses surtout dans les quartiers résidentiels, s’adresse donc délibérément aux classes moyennes urbaines plutôt qu’à la masse des pauvres urbains.

Le programme fonctionne essentiellement au moyen d’ateliers thématiques de deux ou trois jours, les « Bhagidari workshops », qui rassemblent jusqu’à 300 participants. Lors de ces ateliers, les représentants des RWA sont invités à discuter avec des représentants de l’administration (de l’État de Delhi, de la municipalité, ou de l’une des agences para-étatiques en charge des services urbains eau, électricité, foncier, etc.) et, plus rarement, avec des élus. Notons que les fonctionnaires présents aux ateliers ne sont pas des street bureaucrats, mais disposent au contraire d’un certain pouvoir décisionnel dans leur administration. Sociologiquement, ils sont beaucoup plus proches des membres actifs des RWA que des élus. En effet la plupart des RWA sont animées par des hommes d’un certain âge, qui sont souvent d’anciens fonctionnaires, juges ou militaires[6].

Sheila Dixit a pesé de tout son poids pour que le programme Bhagidari soit pris au sérieux par son administration : la création d’une cellule consacrée au programme au sein du gouvernement, la communication politique intensive dont il a été l’objet, son propre investissement dans les ateliers Bhagidari, sont autant de signaux forts qui obligent les fonctionnaires à jouer le jeu de la consultation. Mais le programme Bhagidari prend fin avec la défaite du Congrès aux élections de décembre 2013. En réalité, ce dispositif s’est essoufflé bien avant, même s’il a durablement conféré aux RWA le statut d’acteurs légitimes de la gouvernance urbaine, comme en témoignent la presse locale, qui continue d’interviewer régulièrement les RWA, et le manifeste électoral de l’AAP en vue des élections de février 2015, qui consacre une pleine page à sa « vision des RWA ». Pourtant, les dispositifs participatifs mis en place par l’AAP se révèleront très différents du programme Bhagidari, dans leur forme comme dans leur public : en principe ouverts à tous les citoyens, ils mobilisent surtout les classes populaires; autre différence notoire, ils placent les élus au centre des interactions.

Si le nouveau gouvernement dirigé par Arvind Kejriwal est formé dès décembre 2013, cette première expérience du pouvoir est brève : dès février 2014, le gouvernement démissionne sous prétexte qu’il est empêché de conduire les réformes désirées. Lorsqu’une autre coalition apparaît impossible à former, de nouvelles élections sont organisées en février 2015, qui se soldent cette fois par une victoire d’une ampleur historique, puisque l’AAP remporte 67 des 70 circonscriptions du NCTD.

Le parti tente alors de se réinventer en champion d’une gouvernance urbaine alternative : plus participative, plus favorable aux pauvres, plus centrée sur les services essentiels. Il reprend dans son discours certains mots-clés de la gouvernance : issu d’une mobilisation contre la corruption politique, l’AAP prône la transparence; clamant son ambition de renouveler la politique, il refuse de choisir entre la droite et la gauche et dévalorise « l’idéologie » au profit du « pragmatisme », tout en soulignant l’importance de la participation et de la proximité. La participation, dans ce discours, requiert en effet une vraie décentralisation, c’est-à-dire à la fois une nouvelle échelle véritablement locale de l’action publique, et des dispositifs qui rapprochent les processus décisionnels des citoyens, au sens propre comme au sens figuré.

Il faut noter cependant que le volet « gestionnaire » de la gouvernance, observé ailleurs, est introuvable ici : le gouvernement n’évoque guère les partenariats avec les entreprises privées, et s’il fait appel à des ONG locales pour organiser les assemblées scolaires, il parle alors de « travailleurs sociaux ». L’idée de la bonne gestion des affaires publiques est donc traitée essentiellement sous l’angle d’un contrôle de l’action publique par les citoyens-contribuables.

Manish Sisodia, numéro deux du gouvernement AAP, compare ainsi la « bonne gouvernance » chère à la (haute) fonction publique, et « l’autogouvernance » promue par l’AAP :

The bureaucratic mindset in our country is not pro public participation; there are very good bureaucrats, there are very bad bureaucrats also, it’s a mix. But those who are good also feel that « if we are good, then why do we need to get the public involved? » That’s a negative sentiment. That’s not a pro-democracy sentiment actually… They are being trained like that, they are not trained to self-governance. They are trained for good governance … (But) in self-governance you are more accountable, there are more nitty gritty, checks and balances…[7]

3. La mohalla sabha : une innovation démocratique radicale?

L’idée de gouvernance participative promue par l’AAP s’incarne dans la mohalla sabha, dispositif participatif qui constitue une innovation démocratique radicale à deux titres : d’abord parce qu’il implique un nouvel effort de décentralisation; et parce qu’il articule participation et décision en jouant notamment de la mise en public des discussions.

Premièrement, le terme mohalla, mot ourdou désignant le quartier, est central dans la gouvernance proposée par l’AAP, car il répond à deux échecs patents de la politique de décentralisation adoptée en 1992 au niveau national, et mise en oeuvre à partir de 1997 à Delhi : les circonscriptions municipales, les wards, sont beaucoup trop vastes pour favoriser la proximité, et le ward committee, censé être un espace de participation, exclut en réalité la société civile (organisée ou pas), à Delhi comme dans la grande majorité des villes indiennes (Sivaramakrishnan, 2006). Alors qu’un ward compte 50 000 habitants en moyenne, le mohalla est conçu comme un quartier regroupant 4 000 à 6 000 personnes – la population concernée est donc dix fois plus petite. En outre, la délimitation des 3 000 mohallas répond au souci de favoriser une relative homogénéité socioéconomique des quartiers – chose difficile dans les villes indiennes, où il est fréquent que des bidonvilles voisinent avec des quartiers résidentiels (Dupont, 2004).

Le mohalla est donc un mot-clé dans la communication du parti : il est associé à des programmes d’action publique se voulant emblématiques de sa gouvernance, axée sur l’amélioration de l’accès et de la qualité des biens publics essentiels que sont l’eau, l’électricité[8], la santé et l’éducation. Dans le domaine de la santé, le gouvernement met en place un réseau de mohalla clinics, des dispensaires censés pallier le manque chronique de personnel et de médicaments qui caractérise le réseau municipal de centres de santé primaire. Les mohalla sabhas, assemblées de quartier qui sont l’institution centrale du budget participatif (voir infra), doivent permettre aux habitants de déterminer les priorités en matière d’aménagements locaux. Enfin, concernant l’éducation, le gouvernement soutient la constitution de school management committees (comités de gestion de l’école, SMC), essentiellement composés de parents d’élèves, en organisant des SMC mahasabhas, « grandes assemblées » scolaires qui s’inspirent des mohalla sabhas.

Les mohalla sabhas constituent de fait l’expérience participative la plus approfondie par les fondateurs de l’AAP. Des premières assemblées organisées par Arvind Kejriwal en 2009, alors qu’il n’était qu’un activiste anti-corruption, à celles qui servent de cadre à l’expérience-pilote d’un budget participatif lorsqu’il redevient ministre en chef en 2015, on observe une remarquable continuité dans la recherche de modalités concrètes permettant de faire de ces larges réunions locales le lieu à la fois d’une écoute des citoyens, d’une discussion avec eux, et d’une consultation articulée à la décision. L’idée centrale est de réunir les habitants d’un quartier autour de l’élu local et de représentants de l’administration à intervalles réguliers. Cette assemblée doit permettre l’expression des doléances, la formulation de propositions, le contrôle de l’action publique passée et la validation des actions futures[9].

Dans le discours de l’AAP, le fait d’associer directement les citoyens à la prise de décision est présenté à la fois comme un gage d’efficacité (car les citoyens savent mieux que les élus, les bureaucrates et les experts quels sont les vrais besoins) et comme un moyen de régénérer la démocratie (car les décisions prises par une élite qui cultive l’entre-soi manquent de légitimité). Un élu régional (Member of Legislative Assembly, MLA) l’explique ainsi :

… the plan was that we start involving people in decision making, till now what was happening is that decisions were taken in a room like this, where an MLA or a public representative would sit with 4-5 people, or maybe with no one, and decide that this is the work she wants to get done, irrespective of whether the people want it or not, or what the priority of that work may be. The idea was for that to change, let the people themselves determine what should get done and what should be the priority of that work, in that sense we started the whole concept (of mohalla sabha)…[10]

Dès que l’AAP revient au pouvoir, début 2015, Kejriwal relance les mohalla sabhas de façon systématique et fortement médiatisée à travers l’opération « Janta ka Budget » (Budget du peuple), ou budget participatif. Manish Sisodia, désormais Deputy Chief Minister et ministre de l’Éducation, est en charge de cette opération qui s’inspire de l’expérience brésilienne  il est d’ailleurs allé à Porto Alegre pour y observer le fonctionnement des réunions à différentes échelles dans la ville[11].

À Delhi, l’opération se limite à 11 circonscriptions (sur les 70 que compte le NCTD), pour une expérience pilote destinée à être généralisée l’année suivante. En deux mois, une centaine de mohalla sabhas sont organisées. Ces réunions en plein air sont ouvertes à tous les résidents du quartier, qui sont invités à élaborer ensemble une liste des priorités concernant les travaux de développement local à mener. Concrètement, les participants – après avoir prouvé, par un document d’identité, qu’ils sont des électeurs dans ce mohalla se voient distribuer une feuille sur laquelle ils sont invités à noter le projet qu’ils jugent le plus nécessaire dans le quartier. Puis les feuilles sont récupérées par les membres présents de l’administration qui établissent, sur cette base, une liste des demandes. Cette liste est ensuite lue par l’élu local qui commente rapidement la faisabilité des actions les plus demandées, en termes financiers notamment. Enfin les participants sont invités à voter, à main levée, sur chaque demande; le décompte des voix permet de hiérarchiser les propositions, de les classer par ordre de priorité. Arvind Kejriwal et Manish Sisodia s’investissent de façon très visible dans cette expérience, présentée dans les vidéos diffusées sur le site du parti comme rien de moins qu’une réinvention de la démocratie.

Or l’analyse de ces vidéos, ainsi que l’observation directe que j’ai pu réaliser, montrent que le modus operandi de ces réunions introduit deux changements de taille dans la gouvernance locale. Premièrement, un nouveau type d’intermédiaires politiques émerge : les « mohalla sabha coordinators ». Il s’agit, dans chaque quartier, d’un homme et d’une femme nommés par l’élu local pour mobiliser les habitants, représenter l’élu face aux fonctionnaires et le remplacer dans le rôle de modération de l’assemblée en son absence. Là encore, l’observation du déroulement des réunions est décisive pour saisir ce qui relève d’une tentative de redistribution des rôles – et du pouvoir dans la gouvernance urbaine. Celle-ci révèle en effet que ces coordinateurs tentent de s’imposer – comme l’ont fait avant eux les membres des RWA dans le programme Bhagidari en tant qu’interlocuteurs à part entière de l’administration, c’est-à-dire à titre de « représentants » non seulement des élus, mais aussi des habitants (Tawa Lama-Rewal, 2019). Trois différences sont notables toutefois : d’abord, le profil social des mohalla coordinators est bien différent de celui des RWA, puisque les circonscriptions choisies pour mener l’expérience pilote de budget participatif sont parmi les plus pauvres de Delhi; ensuite, ils n’ont pas la même légitimité étant donné qu’ils ne sont élus par personne, pas même par les membres d’une association; enfin, en tant que représentants officiellement désignés par l’élu local, ils en sont en quelque sorte les substituts (Frenkiel et Tawa Lama-Rewal, 2019).

En ce qui concerne les RWA, les échanges montrent en revanche que les organisateurs des mohalla sabhas refusent leurs « revendications de représentation » (Saward, 2006) : les membres de RWA qui interviennent dans les réunions en faisant valoir leur expérience de la gestion des problèmes locaux se voient systématiquement rappeler qu’à l’instar des autres participants, ils ne peuvent exprimer que leurs préférences individuelles, et qu’elles ne sauraient compter davantage que les autres.

On voit ici apparaître une des caractéristiques de la participation telle qu’elle est conçue et pratiquée par l’AAP : il s’agit de donner la parole aux citoyens ordinaires, mais en empêchant ceux qui sont moins ordinaires que les autres de le faire. La méfiance à l’égard des RWA procède d’une volonté d’éviter que la parole soit confisquée par des associations qui peuvent apparaître comme des « professionnels de la participation », mais aussi d’empêcher qu’elle permette l’expression de gens soupçonnés d’être des sympathisants des deux partis rivaux, le Congrès et le BJP. L’ouverture radicale de l’assemblée de quartier s’accompagne ainsi d’une verticalité persistante, puisque les seuls résidents autorisés à parler autrement qu’en leur nom propre sont les coordinateurs, nommés par l’élu et dotés de cette seule légitimité de délégation limitée. Tout se passe comme si l’AAP revendiquait en pratique le monopole de la représentation des résidents, que ce soit à travers ses élus ou ses coordinateurs. Ce faisant, le gouvernement déplace les RWA dans la gouvernance urbaine, leur refusant la place qu’elles avaient conquise à travers le programme Bhagidari.

Deuxièmement, la nature publique des échanges et plus généralement la mise en scène des assemblées, où les responsables de divers départements (travaux publics, horticulture, éducation, etc.) font face au public aux côtés de l’élu local, impose un rôle nouveau aux fonctionnaires présents. Ces réunions rendent à la fois directe et publique la relation triangulaire entre citoyens, élus et fonctionnaires qui se déroule habituellement dans l’opacité des bureaux, des résidences privées et des bars. Elles imposent ainsi aux fonctionnaires un mode d’interaction avec les administrés très différent de celui auquel ils sont habitués. En général, l’interaction a lieu dans les locaux de l’administration, un contexte où la relation entre l’administrateur et l’administré est complètement dominée par le premier. Mais dans le cadre des mohalla sabhas, la position des fonctionnaires est au mieux inconfortable : alors qu’ils doivent faire face aux résidents rassemblés en collectif, le ton des échanges n’est plus celui de la sollicitation, mais celui de la revendication et, souvent, de la récrimination.

Cette organisation répond au souci de transparence affiché par l’AAP; elle autorise des échanges parfois vifs entre élus et bureaucrates. Dans ces moments de tension, où l’élu assume invariablement le rôle du défenseur de l’intérêt public face au bureaucrate soupçonné d’incompétence, de négligence, voire de corruption, on retrouve un écho de la vie antérieure de l’AAP, lorsqu’il était non pas un parti de gouvernement, mais un mouvement social adoptant une attitude de confrontation face à l’État.

Cette « mise en public » des discussions, et la pression qu’elle exerce sur les fonctionnaires concernés, a été observée et analysée dans d’autres dispositifs, comme le budget participatif des lycées de Poitou-Charentes (Mazeaud, 2009). Mais si la réunion de l’assemblée de quartier constitue, à Delhi comme ailleurs, un « moment charnière » (Mazeaud et coll., 2012) du budget participatif, dans le contexte indien, elle a une portée symbolique particulièrement forte qui suscite, on le verra, un ressentiment chez de nombreux bureaucrates.

Il faut d’ailleurs souligner que la radicalité de la mohalla sabha comme dispositif participatif réside principalement dans ce modus operandi et dans ses implications symboliques, et non dans les enjeux matériels du budget participatif. Sur ce dernier point, les ambitions comme les réalisations sont modestes, car le budget qui est en jeu, et donc les actions qu’il peut financer, sont limités. Il s’agit de transformer le « MLA-Local Area Development Fund » (fonds du député pour le développement local), dont l’usage était jusqu’alors laissé à la discrétion de l’élu, en un « Citizen-Local Area Development Fund »[12]. Ce fonds, d’un montant de quarante millions de roupies par circonscription et par an (soit environ un million annuellement par mohalla sabha), ne peut financer qu’une série d’infrastructures de taille très limitée. Mais même si le budget global en jeu représente moins de 1 % du budget de la ville-État, il a pu financer des équipements susceptibles d’améliorer sensiblement la vie des résidents pauvres, par exemple des toilettes publiques, un terrain de jeux ou un meilleur éclairage public.

4. Des élites qui résistent…

En dépit de son credo participationniste, l’AAP valorise peu la délibération et la recherche du consensus, que ce soit en interne ou dans ses relations avec d’autres acteurs. On peut voir dans ce paradoxe la résultante du passage extrêmement rapide d’un mouvement contestataire à un parti de gouvernement, ou celle d’une volonté d’agir vite pour prouver, justement, sa capacité à gouverner. Dans tous les cas, le gouvernement d’Arvind Kejriwal, en favorisant une action en mode « commando », a négligé l’importance de construire, sinon des coalitions, du moins des alliances avec les principaux acteurs impliqués dans la gouvernance urbaine. L’observation du déroulement des assemblées organisées dans le cadre du budget participatif pilote, ainsi que mes entretiens avec des cadres et des militants du parti comme avec des fonctionnaires de la ville-État, montrent en effet que le gouvernement n’est pas parvenu à susciter l’adhésion aux règles sous-jacentes à cette nouvelle institution de la gouvernance urbaine.

Dans les 11 circonscriptions en majorité pauvres concernées par l’expérience-pilote, les habitants ont d’abord accueilli avec scepticisme la mise en oeuvre de ce dispositif qui devait pourtant les avantager. Le plus souvent, leur participation ne fut donc pas à la hauteur des attentes : la mohalla sabha étant une institution nouvelle et méconnue, beaucoup doutaient de l’intérêt de participer à cette réunion qu’ils soupçonnaient d’être une énième forme de publicité politique à visée électorale qui leur ferait perdre leur temps. Seule une minorité a accepté l’invitation à participer aux réunions, et donc les projets désignés comme prioritaires l’ont été par un petit groupe – parfois une cinquantaine de personnes seulement, alors qu’un mohalla correspond à 5 000 habitants environ.

À ce scepticisme des classes populaires s’ajoute l’hostilité des résidents appartenant aux classes moyennes et supérieures, représentées par les RWA. Ces associations, présentes surtout dans les zones habitées par les élites urbaines, ont été déplacées à deux titres, par les mohalla sabhas, au sein de la gouvernance de Delhi. D’abord parce que le budget participatif, au moins dans sa version pilote, visait principalement les classes populaires. Cela n’a pas empêché les RWA de participer activement à certaines assemblées et d’imposer parfois leurs priorités (caméras de surveillance, circulation à sens unique sur les routes à proximité des lotissements…). Ensuite, il est clairement apparu dans les échanges que les RWA n’étaient plus reconnues comme des interlocuteurs privilégiés, comme les représentants légitimes (d’une partie au moins) des habitants. Le fait que ce statut, acquis au cours de la décennie précédente, soit désormais menacé par l’AAP, renforce le soutien des RWA aux deux partis avec qui il est en compétition à Delhi : le Congrès, qui a mis en oeuvre le programme Bhagidari, et le BJP, dont la base électorale est largement congruente avec la population représentée par ces associations.

Un troisième acteur de la gouvernance urbaine, enfin, rechigne à partager les nouvelles règles imposées par le gouvernement AAP : les fonctionnaires de l’État de Delhi. Ceux du sommet comme du milieu de la hiérarchie bureaucratique ont été d’abord bousculés dans leurs habitudes par la centaine de mohalla sabhas organisées en 2015, qui les ont mobilisés tous les week-ends pendant deux mois. Leur rôle était central, à la fois en amont (pour mobiliser le personnel nécessaire et se préparer à répondre aux questions sur divers dossiers), pendant l’assemblée (pour évaluer la faisabilité des demandes, établir la liste des priorités, donner une estimation du calendrier des travaux), et après l’assemblée, pour lancer et superviser la mise en oeuvre des travaux tout en rendant compte de leur avancement non seulement aux élus, mais aussi aux « représentants des élus », ainsi que se qualifient parfois les mohalla coordinators.

Les entretiens réalisés avec les fonctionnaires impliqués dans cette expérience-pilote donnent lieu à des jugements différents selon leur grade. Ainsi le discours des hauts fonctionnaires est typiquement neutre, et tente même de souligner les aspects positifs :

At times we had to manage the discussion, we as the administration showed the utmost patience… At first, I had the feeling that my life was upset, no week-ends… But after the first meeting I could make out that it was very interesting. …The meetings educated us, made us more aware, because at times, because of various duties, we tend to remain in our offices, and we go to areas with a specific objective in mind… in such meetings the problems come to you, about the society you live in[13].

Les fonctionnaires subalternes expriment plus clairement leur ressentiment :

Public-centric work is difficult… The relation (with the public) is very different (after the janta ka budget): the phone number of officers was given to the public, for 2-3 months they called regularly, party workers interfered… Government will experiment but it’s not good for employees: when you interact with people, they get arrogant. In our office, they’re OK, over there, as a group, it’s different; then you have to task up your work, you work on Saturdays, Sundays, there is no incentive, no training[14].

Ces propos suggèrent que le budget participatif, et plus particulièrement son moment public, la réunion de la mohalla sabha, ont perturbé le cours du travail bureaucratique de deux manières. Premièrement, l’idée que le travail doit être désormais « public-centric » va à rebours du « vieil ordre bureaucratique » indien (Gupta, 2013:436) qui n’a pas rompu avec les pratiques de la bureaucratie coloniale et continue d’attacher une importance beaucoup plus grande au respect de la procédure qu’à l’efficacité sur le terrain (Gupta, 2012; Hull, 2012). Or la mohalla sabha, et plus précisément la mise en public des discussions entre élus et fonctionnaires, s’inscrit dans une définition de l’imputabilité typique de la gouvernance, qui « insiste sur la performance plutôt que sur la procédure » (Bevir, 2011:14).

Deuxièmement, le calendrier imposé pour le budget participatif bouscule le rythme habituel du travail, ce « temps bureaucratique » dont l’anthropologue Nayanika Mathur a montré l’importance dans le fonctionnement de l’État en Inde (Mathur, 2014)[15]. En privant les bureaucrates concernés de leur week-end, en les obligeant à faire preuve de la « plus grande patience » face à des citoyens ignorants et néanmoins « arrogants », la gouvernance de l’AAP a été perçue comme essentiellement turbulente – c’est-à-dire caractérisée par la précipitation, le conflit et la nouveauté (Ansell, Trondal, et Øgård, 2017:1).

Or les turbulences s’aggravent en août 2016, lorsque le Lieutenant-Governor (qui incarne l’autorité du gouvernement central dans la ville-État) annonce qu’il est désormais « the competent authority » et que toutes les décisions prises par le gouvernement du NCTD doivent avoir son autorisation pour être mises en oeuvre, avec effet rétroactif. Le bras de fer qui oppose le gouvernement central et le gouvernement régional, respectivement dominés par des partis rivaux, prend alors un tour plus brutal puisqu’il aboutit à une paralysie partielle de la gouvernance de Delhi. Le Lieutenant-Governor refusera entre autres d’autoriser l’introduction à l’Assemblée législative du projet de loi institutionnalisant les mohalla sabhas, portant ainsi un coup d’arrêt au budget participatif. Il est impossible de dire si, en l’absence du blocage imposé par le gouvernement central, le gouvernement de Delhi aurait réussi à institutionnaliser ce dispositif. Mais il paraît évident que l’ordre qui impose aux fonctionnaires de Delhi d’en référer au Lieutenant-Governor pour toute décision a été d’autant mieux suivi que le parti au pouvoir avait multiplié les maladresses, voire les brimades, à leur endroit.

5. … mais des règles qui se diffusent

Lorsqu’il devient clair que les mohalla sabhas sont durablement suspendues, le gouvernement AAP développe un nouveau dispositif participatif : les SMC mahasabhas, « grandes assemblées » réunissant les School Management Committees (SMC, Comités de gestion de l’école) de toute une circonscription. Les SMC sont des associations réunissant, dans chaque école publique, des parents d’élèves (élus), un travailleur social (nommé par le gouvernement), un représentant de l’élu local (nommé par ce dernier), un enseignant, ainsi que le ou la principal(e) de l’école.

On observe alors un processus d’apprentissage organisationnel dont les résultats donnent une idée plus précise du régime de gouvernance proposé par l’AAP. À partir de l’automne 2016, l’équipe qui travaillait sur les mohalla sabhas au sein du gouvernement s’est consacrée à activer ces « comités de gestion de l’école » prévus par la loi[16], mais qui n’existent pas ou sont inactifs dans l’immense majorité des écoles indiennes. L’éducation primaire étant un domaine de compétence propre du NCTD, il s’agissait d’y concentrer les ressources matérielles et humaines du gouvernement pour démontrer de quoi il est capable. Or on peut constater aujourd’hui que non seulement les SMC existent et sont actifs dans toutes les écoles publiques de la ville-État, mais aussi qu’ils tirent une part importante de leur vitalité des « mahasabhas » organisées par le gouvernement.

Ces grandes assemblées réunissent régulièrement, dans chaque circonscription, les SMC des 10 à 20 écoles locales pour un échange avec les fonctionnaires concernés par les affaires scolaires (départements de l’éducation, des travaux publics, police, etc.) en présence de l’élu local. Les SMC mahasabhas ressemblent donc à des mohalla sabhas qui seraient consacrées exclusivement aux questions scolaires, et dont les participants seraient les représentants des parents. On y retrouve la même scénographie – l’élu et les fonctionnaires sur l’estrade, répondant aux questions des citoyens assemblés en contrebas. Mais les échanges sont plus longs, plus argumentés et plus courtois.

Pourtant, là aussi les fonctionnaires ont tenté dans un premier temps de résister, comme l’explique Atishi Marlena, cadre dirigeante de l’AAP qui joue un rôle moteur dans le travail sur la participation depuis la création du parti, et devient conseillère spéciale du ministre de l‘Éducation en juillet 2015 :

Initially there was a lot of resistance … because it was the first time that... communities were being involved in school, otherwise there was a very clear line between government institutions and the people… To start with, at the time of SMC elections, (principals) would not file nominations, they kept rejecting… nominations on the ground that the parents didn’t come and give the form themselves, they were one signature short, things like that… The thing about government officers is that they have no public accountability. At least elected representatives have some public accountability – good, bad, ugly, corrupt, non-performing, but at least they have to face the people, that itself makes them pressured to do something, but with bureaucrats there is nothing like that. So, the fact that one is making these officials face the public directly, that in itself gives lots of pressure. When the first SMC sabha had to happen in August, they were so scared. They thought they were going to be lynched and we had to reassure them…[17]

À la résistance initialement active de ces directeurs d’école qui cherchent à décourager les candidatures des parents aux élections, s’ajoute la résistance passive des responsables de départements, qui envoient leurs subordonnés les représenter à la mahasabha. Mais les entretiens réalisés fin 2018 avec des directrices d’école suggèrent que ces résistances initiales ont fait long feu quand il est apparu, premièrement, que le gouvernement était prêt à sanctionner les fonctionnaires récalcitrants et, deuxièmement, que la procédure adoptée permettait à tous les acteurs impliqués de voir leur rôle reconnu. Par exemple, les fonctionnaires concernés par une SMC mahasabha reçoivent désormais, à l’avance, une liste des questions qui seront abordées; ils peuvent donc arriver le jour J avec les informations demandées. Un certain décorum est également observé, qui préserve les bureaucrates des humiliations publiques qui avaient marqué certaines mohalla sabhas. Si les échanges entre élus et bureaucrates sont parfois tendus, ils respectent néanmoins la dignité de ces derniers; chaque mahasabha se termine par une tasse de thé et des collations offertes par l’école-hôte aux bureaucrates comme à l’élu.

De leur côté, les parents élus comme membres des SMC sont désormais formés, par des ONG enrôlées par le gouvernement, à la prise de parole en public; on leur apprend, à travers des répétitions de la mahasabha (mock sabha), à dominer à la fois leur peur et leur colère; les questions sont préparées à l’avance, formulées et reformulées pour être à la fois précises et pertinentes, et pour éviter que l’émotion déborde.

Pour autant, l’implication personnelle de l’élu local dans les SMC mahasabhas, comme celle de ses « représentants » dans les activités ordinaires des SMC, est cruciale pour que ces derniers soient pris au sérieux. Selon Atishi Marlena :

Parents … feel disempowered in general in schools, parents often could not even enter schools, were turned away by the guard at the door. What really helped was the fact that there was a representative from the MLA’s office, it meant that there is someone who is politically empowered …
A lot about this power struggle is also about messaging, so I think the messaging is clear that SMCs are decentralization backed by the government… For decentralization to be effective it needs to have a strong power backing, so this message that SMC members have access to the government, to the deputy Chief Minister office… and the MLA, this to a great extent is one of the reasons why SMCs are respected[18].

Un transfert d’expérience a bien eu lieu entre le budget participatif et les SMC mahasabhas. S’il est toujours question de « renverser les processus de gouvernance »[19], le modus operandi a été affiné pour, d’une part, donner au « public » les moyens d’une discussion informée et, d’autre part, attribuer un rôle plus valorisant aux fonctionnaires sans pour autant relâcher la pression politique sur eux, pression qui passe par la présence de l’élu local dans les mahasabhas et par celle de ses représentants dans les SMC.

Conclusion

Malgré la grande instabilité qui caractérise l’exercice du pouvoir par l’AAP depuis 2015, il est clair que le régime de gouvernance proposé par le parti se distingue par une redéfinition de la décentralisation et de la participation. La décentralisation devient un principe majeur de l’action publique, appuyée sur un découpage minutieux du territoire et de la population en mohallas, quartiers de taille limitée et plus ou moins homogènes socialement.

Dans ce cadre territorial redéfini, l’AAP tente d’imposer une gouvernance renouvelée, même si elle est présentée, dans le discours du parti, à travers un vocabulaire vernacularisé (swaraj, mohalla, sabha…) qui évoque la tradition. Dans ce discours, la participation est un moyen essentiel de la bonne gestion en tant qu’elle est l’instrument principal du contrôle, par les citoyens-contribuables, de l’action publique. Comparer les dispositifs participatifs successivement mis en oeuvre par les gouvernements de Sheila Dixit puis d’Arvind Kejriwal permet à cet égard de mesurer la radicalité du dernier. Contrairement aux « ateliers » du programme Bhagidari, mohalla sabhas et SMC mahasabhas sont ouvertes à tous; en outre, elles ont pour objectif non seulement de consulter les résidents sur les affaires urbaines, mais aussi de déterminer avec eux les priorités locales (dans le cadre du budget participatif), ou de surveiller le fonctionnement des écoles (dans le cadre des assemblées scolaires).

L’expérience pilote du budget participatif révèle toutefois les forces et les faiblesses de l’AAP en tant que « parti du changement » (Roy, 2014). En analysant le sens et la réception des nouveaux principes d’action publique proposés par le gouvernement AAP à travers la promotion de la participation, cet article montre que le blocage imposé par le Lieutenant-Governor n’est pas la seule raison de l’échec de ce premier dispositif. Le « budget du peuple », dont l’AAP a voulu faire un instrument à la fois de gouvernance et de mobilisation, s’est en effet heurté à l’hostilité des associations de résidents (RWA), déplacées par les mohalla sabha coordinators, mais également à la résistance de la bureaucratie face à un gouvernement perçu comme turbulent, car il prétend rompre avec les procédures et le temps bureaucratiques. Le rapport initialement instauré entre gouvernement et élus d’une part, et entre gouvernement et bureaucratie d’autre part, apparaît particulièrement contre-productif. En effet, les thèmes centraux du discours de l’AAP – la lutte contre la corruption, la promotion de la transparence, la mise en oeuvre de la participation – font implicitement de la bureaucratie à la fois une cible privilégiée de la critique et un acteur central des changements promis. À la suite de l’échec du budget participatif-pilote, la nécessité de prendre en compte ce dernier aspect semble avoir été comprise, comme le montre l’évolution du modus operandi de la participation entre les mohalla sabhas et les SMC mahasabhas.