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Mon plus vif souvenir d’enfance : une vaste pièce aux murs clairs et tapissés de livres. C’est le lieu du premier contact avec la langue française et pourtant après plus d’un demi-siècle, je n’en ai pas percé tous les mystères. Pourquoi donc mon père, simple comptable dans l’administration coloniale, s’était-il si lourdement endetté pour acquérir des centaines d’ouvrages que, à vrai dire, je ne l’ai jamais vu lire ? Un peu par vanité sans doute. Mais pour ce natif de Gorée, francophile et fier de l’être, comme bien des intellectuels de sa génération, c’était surtout une façon de dire son attachement à la Mère-Patrie. La seule différence c’est que sa déclaration d’amour, au lieu d’être murmurée, était hurlée à pleins poumons. Qui, en effet, dans la petite ville de Thiès pouvait se vanter d’avoir ainsi dédié, dans les années cinquante, un autel domestique aux Dieux de la littérature française ? Car – et c’est là un point essentiel – le bâtiment avait été conçu non pour abriter une vulgaire cuisine ou une salle de séjour mais bien pour accueillir, comme un écrin ses joyaux, les chefs-d’oeuvre de Molière, Ronsard et cie. La bibliothèque du père était aussi supposée, bien évidemment, nous donner, à nous ses enfants et même aux gamins du voisinage, le goût de la lecture.

Autant que je sache, cela n’avait marché que pour moi. J’y restais enfermé des journées entières pendant que mes frères et cousins jouaient au foot ou chassaient les moineaux au lance-pierres. Lorsque j’étais assis à la table qui coupait la pièce en deux, mes petits pieds n’arrivaient même pas à toucher le sol et certains ouvrages étaient si haut perchés qu’il me fallait l’aide des adultes pour en disposer. J’étais trop jeune pour réaliser que la langue de ces livres se suffisait à elle-même, que leur contenu était quasi accessoire. C’est sans doute pourquoi il importait peu qu’ils fussent si semblables : même couleur marron foncé, mêmes titres dorés et logo identique sur les couvertures. Au fond, ils n’avaient besoin que d’être rangés l’un à côté de l’autre, dérisoires et précieux symboles de la conquête. J’ai réussi, par chance, à en faire bon usage.

Pour une raison que j’ignore, le dix-neuvième siècle était massivement représenté dans la bibliothèque paternelle. Très tôt, j’ai eu mille et une fois sous les yeux Les contemplations, On ne badine pas avec l’amour ou La légende des siècles. Il est difficile d’imaginer ce que cela fait à cet âge-là de laisser chaque matin chanter dans sa tête les noms de Vigny, Lamartine, Musset, etc. On l’aura deviné : la poésie romantique, très en vogue parmi les indigènes lettrés de ce temps (« Ô temps ! Suspends ton vol », « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne », « Un seul être vous manque et… », etc.) était au rendez-vous. Avec le recul, je vois bien, avec un léger embarras, que tout cela était d’une vaine emphase, voire quasi simplet (Gide : « Victor Hugo, hélas ! »), mais je ne peux nier avoir jadis goûté ces envolées lyriques. D’ailleurs quand il y avait de la prose, c’était Les misérables – un roman qui m’a fait pleurer pour de vrai même si je n’en ai compris que le quart – ou alors Paul et Virginie ou encore Les rêveries du promeneur solitaire. Madame Bovary ? Les fleurs du mal ? Ils étaient aussi absents des rayons que les oeuvres de Zola ou Jules Vallès. Je ne pense pas que mon père avait décidé de nous les cacher par choix politique ou par malice. Si ça se trouve, un éditeur d’ouvrages de luxe lui avait montré son catalogue. Tous étant écrits en français, il ne pouvait en détester aucun. Et il avait dû choisir les livres qui lui plaisaient le plus et / ou ceux qu’il était chic d’avoir chez soi. Cela pourrait du reste expliquer certaines incohérences, si je puis utiliser un tel mot : Les caves du Vatican était du lot et je ne sais combien de fois je me suis surpris à murmurer sans raison le nom mélodieux et énigmatique de Lafcadio Wluiki. Kipling aussi était là et j’ai relu tant de fois l’histoire de Mowgli l’enfant-loup que Bagheera et Baloo avaient fini par m’être aussi familiers que les copains du quartier. J’ai plus tard offert les deux Livre de la jungle à mon fils Moustapha, gros amateur de littérature. Il me semble que les facéties du Peuple des Singes, les Bandar-Log, l’avaient beaucoup moins amusé que son père jadis. Last but not least : deux volumes de contes et légendes étaient consacrés à l’Inde et un autre à la Grèce antique.

Tout cela montre bien que la monotonie de l’ensemble n’était qu’apparente. Chaque livre était son propre monde. Il suffisait de le déchiffrer pour être transporté hors de soi par la puissance des signes.

Et l’Afrique dans tout ça ? Je n’en trouvais trace que dans un roman de Jules Verne, L’étonnante aventure de la mission Barsac. Sur une des illustrations, le Barsac en question, explorateur colonial très typé – tout en kaki, du casque aux bottes en passant par la chicotte – était porté par quelques nègres encore plus caricaturaux. Je ne me rappelle pas l’histoire mais il est facile d’imaginer les clichés et sottises que pouvait contenir un tel ouvrage. Quoi de plus normal ? La bibliothèque paternelle était en parfaite résonance avec un système éducatif plus soucieux de formater que de former : enfant, il m’était interdit de parler wolof dans la cour de récréation et nos leçons de géographie me faisaient sinuer entre les plus petits ruisseaux de France et de Navarre.

Certes, la lecture de Césaire, Birago Diop et Mongo Beti, entre autres, viendra très vite corriger de si graves anomalies mais je n’aurais sans doute jamais rencontré ces auteurs africains sans les contes de mère Faat Ndiaye. Ce sont ses récits fantastiques qui ont fait de moi un romancier. De façon étrange, plus ils me semblaient d’autant plus proches de ma vie de tous les jours qu’ils étaient éloignés du réel. Alors que les textes de la bibliothèque étaient prompts à me plonger dans la même longue rêverie, eux précipitaient les battements de mon coeur. Sans le savoir, mon destin se jouait dans cette rivalité entre des mots venus d’ailleurs et le feu d’une parole si proche. Je me rends mieux compte aujourd’hui à quel point la partie était inégale. Les grandes oeuvres du dix-neuvième siècle, cela ne me menait nulle part puisqu’après m’en être délecté, je n’entendais personne autour de moi – pas même mon père – parler français. Les contes n’étaient dits que la nuit, c’est-à-dire au moment même où mes compagnons de la journée, Voltaire et cie, étaient plongés dans un profond sommeil. Peu à peu, les contes nocturnes les ont mis hors d’état de séduire.

Grâce à cette expérience personnelle, je sais mieux pourquoi le français se porte si mal dans la société sénégalaise d’aujourd’hui. Mes amis étrangers sont toujours si troublés de nous entendre passer du wolof au français qu’à la fin ils s’énervent : mais enfin quelle langue parlez-vous dans ce foutu pays ? Bien malin qui pourrait répondre à cette question ou, comme on dit ici, autant demander à Mbott-le-Crapaud ce qu’il est advenu de sa queue ! À en croire certains spécialistes, mes compatriotes sont devenus « semi-lingues ».

Mamadou Cissé de l’Université Cheikh Anta Diop a judicieusement observé qu’entre le wolof et le français il y a superposition et non fusion. Cette logique de séparation a favorisé ce qu’un autre linguiste, Pierre Dumont, appelle « la tendance à l’hypercorrection des élites sénégalaises ». La faute à Senghor ? Certains lui reprochent d’avoir « tué » le français en voulant, paradoxalement, en préserver la pureté. Selon de nombreux témoins, les fonctionnaires les plus en danger du temps de Senghor étaient les directeurs de la radio et du quotidien national Le Soleil. Il n’arrêtait pas, semble-t-il, de leur signaler sur un ton rageur ou dépité les déviations non pas politiques mais grammaticales de tel obscur journaliste. Je me souviens aussi que le jour où a éclaté la guerre des Six Jours, la radio a annoncé un important message du président Senghor à la Nation. Tout le monde s’est attendu à une déclaration sur ce grave conflit entre Israël et les pays arabes. Eh bien, ce soir-là il nous a servi une savante dissertation sur notre habitude (« ni sénégalaise, ni française ») à placer les noms de famille avant les prénoms. Il a également averti qu’il ne permettrait plus à personne d’ajouter des apostrophes aux patronymes tels que Ndiaye, Ngom, Mbaye, etc.

Il est dès lors facile de comprendre pourquoi il y a si peu d’épigones de Kourouma au Sénégal ! Pour moi, l’image de notre pays arrivé à la croisée des chemins se ramène concrètement au dilemme que voici : choisir entre la conteuse et la bibliothèque paternelle. Le choix n’est certes pas facile : il n’est pas douteux non plus.

Mon père est né la même année que Senghor. De leur génération à la mienne, l’impact de la langue française ne s’est jamais démenti. Le français a été cependant réservé à une minorité et on s’aperçoit aujourd’hui qu’un scénario aussi furieusement élitiste n’était guère viable. Que reste-t-il de tous les livres du père ? Tous ont été emportés par les vents du néant bien avant sa mort. Ils n’ont jamais vraiment fait partie du patrimoine familial et dans ce sens-là la bibliothèque paternelle était surtout le cercueil des signes. Je sais bien que je leur dois d’avoir, enfant, vibré au rythme de mille imaginaires. Mais à la fin des fins, ils n’ont pas fait le poids face aux paroles d’une conteuse.