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Notre titre[1] résume bien le propos de la génération de Boubacar Boris Diop, à qui ce dossier d’Études françaises est consacré, pour faire mieux connaître l’oeuvre de cet écrivain majeur de la littérature africaine, né au Sénégal en 1946, qui a reçu en 2000 le Grand Prix littéraire d’Afrique noire. Boubacar Boris Diop, dit Boris Diop[2], appartient à la génération des écrivains venus à la plume dans les années 1980 – que le critique Séwanou Dabla appelle les « romanciers de la seconde génération[3] » – qui posent des questions nouvelles et différentes de celles auxquelles a eu à faire face la génération de la Négritude aux prises avec d’autres problèmes culturels, politiques et sociaux, ceux que le régime impérial colonial imposait. En effet, la génération de Boris Diop affronte de nouveaux défis, notamment celui de savoir ce que peut, ou fait, la littérature africaine contemporaine pour des pays officiellement libérés de la tutelle coloniale, qui demeurent toutefois dépendants des anciennes métropoles, qu’il s’agisse de leur vie économique et politique, ou de leur langue d’enseignement et d’écriture.

Comme nous le verrons dans les études qui constituent notre livraison, cette question, et plusieurs autres qui lui sont liées, reviennent constamment dans l’oeuvre de l’écrivain sénégalais. Elles exigent évidemment des réponses distinctes car elles suggèrent le dépassement des dualités simples de la vérité et du mensonge, elles disent combien la littérature – la fiction – pose la question du sens des êtres et des choses du monde.

En 1981, Boris Diop publie son premier roman, Le temps de Tamango[4], écrit dans une langue classique et conventionnelle, mettant en scène l’époque des régimes dictatoriaux instaurés en Afrique après la période des indépendances. Le lecteur découvre un auteur ayant le goût des récits complexes et polyphoniques, et celui de la déconstruction de l’illusion réaliste auquel le roman africain avait habitué ses lecteurs. Le temps de Tamango est, en effet, une uchronie : son narrateur met en scène des personnages africains s’interrogeant, en 2063, sur ce qu’était la situation politique en Afrique dans les années 1970. Neuf ans plus tard, en 1990, paraît le deuxième roman de Boris Diop, Les tambours de la mémoire[5], qui aborde le thème de la mémoire grâce au personnage de Fadel Sarr inquiété par le souvenir d’événements qu’il n’a pourtant pas vécus lui-même. Ce récit, qui mêle les moments et les événements, qui va de l’époque précoloniale au temps présent en passant par la colonisation, révèle le sens aigu du drame politique qui caractérise déjà la thématique romanesque de Boris Diop. S’il dénonce férocement les rois de l’Afrique précoloniale, Diop fustige tout autant l’incurie des régimes chaotiques des dictateurs modernes, sans oublier de parodier les discours coloniaux qui insistent sur la prétendue oeuvre de civilisation qu’aurait été la domination européenne. De ce roman tragique et féroce, un personnage positif émerge, Johanna Simentho, résistante anticoloniale très connue au Sénégal, qui incarne la figure de l’espoir, bien que le narrateur se garde d’en faire une héroïne messianique.

Les traces de la meute[6], en 1993, poursuit l’exploration des thèmes de la mémoire et de l’histoire de l’Afrique. Les temps s’y télescopent encore une fois sur fond de drame politique. Le récit se situe à Dunya, petit village où un dictateur contemporain se remémore l’épopée de l’ancêtre qui a fondé sa lignée après avoir décapité le monstre Dum-Tiébi qui avait longtemps traumatisé le pays. Ce récit confirme la manière des romans antérieurs : le thème de la mémoire s’inscrit dans une narration polyphonique de récits complexes et juxtaposés. En 1997, paraît Le cavalier et son ombre[7], roman subtil mélangeant allégrement les codes, allant des effets de réel à l’onirique sur fond de pensées hallucinatoires et de tragédies africaines contemporaines. La technique de la juxtaposition des récits se raffine, au point que ce roman se compose des récits parallèles de Khadidja, la femme aimée, et du narrateur. Réalistes ou fondamentalement fictifs, ces fragments de récits évoquent la tragédie d’un pays sans nom détruit par de nombreux fléaux. Ce malheur ressemble à plusieurs égards au génocide des Tutsi du Rwanda. En 2000, dans Murambi, le livre des ossements, aux prises avec de telles atrocités, le romancier change complètement ses formes habituelles de narration ; il opte pour le récit d’enquête, avec effets de réel clairement affirmés, contrairement à ses précédents romans. Plus près de l’essai et du témoignage que du roman, cette oeuvre compte parmi les plus réussies de l’auteur. Diop a su raconter par la fiction les ressorts d’un génocide en faisant alterner sans lourdeur les images des ratés de la décolonisation, celles du rôle des idéologies tribalistes et nationalistes, de la haine collective et des complicités néocoloniales de la Françafrique[8].

En 2006, Kaveena[9], roman très dense et protéiforme, s’inscrit aussi dans le registre de l’enquête. Asante Kroma, chef de police d’un pays africain sans nom, découvre dans une forteresse le cadavre du chef de l’État disparu depuis quelques jours, N’Zo Nikiema. Il commence une investigation personnelle pour comprendre les relations qu’entretenaient Nikiemea avec Castaneda – le Français qui dirige officieusement le pays – et Mumbi Awele, une femme de son entourage dont la fille a été violée puis tuée. L’enquête sur la mort annoncée de la fille sert de prétexte à une enquête approfondie sur les aspects mafieux des rapports entre les présidents africains et la Françafrique, et fait, du même coup, d’Asante Kroma un justicier qui révèle au grand public ce scandale politique, à la manière, peut-être, du journaliste Boris Diop lui-même. Par sa narration complexe, Kaveena procède aussi du roman de quête, quête de la justice sociale, dans la mesure où le narrateur veut savoir l’origine des maux dont souffre l’Afrique, symbolisée ici par Mumbi, femme courageuse et invincible, contrainte d’offrir son corps à ses destructeurs tout en conservant une certaine dignité. Ce personnage indomptable rappelle à plusieurs égards Chaïdana dans La vie et demie de Sony Labou Tansi[10].

En 2009, Les petits de la guenon est la version française de Doomi Golo, roman wolof publié en 2003, traduit – plutôt réécrit – par l’auteur lui-même[11]. Son narrateur, Nguirane Faye, est un vieil homme lettré en arabe et en wolof qui vit à Dakar tandis que son petit-fils bien aimé, Badou, a immigré dans un pays non nommé, probablement un pays arabe. Le vieillard s’inquiète que personne n’ait de nouvelles de Badou. Au soir de sa vie, Nguirane Faye pense qu’il ne le reverra plus. Dans neuf carnets, il se propose de lui raconter sa vie et de l’instruire sur sa propre histoire et sur celle de sa terre natale. En dessinant des personnages complexes dont il suggère les multiples facettes sans toutes les dévoiler, le narrateur peint une société africaine en mutation, ballottée entre une vaine modernité et des traditions aussi travesties qu’archaïques.

Entre 2007 et 2018, Boris Diop publie plusieurs essais de nature politique, seul ou en collaboration avec des amis[12]. En 2007, son premier essai majeur, L’Afrique au-delà du miroir[13], plaide pour une image juste et respectueuse de l’Afrique dans les médias occidentaux. Empruntant les voies tracées par Césaire, Memmi et Fanon, les différents chapitres de cet essai montrent comment le système néocolonial utilise les mêmes stratégies que le discours colonial pour donner une image négative de l’Afrique et de l’Africain. Sur un ton polémique propre au genre de l’essai, l’auteur fustige les ennemis de l’Afrique. Il se fait ainsi le porte-voix de nombreux intellectuels africains et rend hommage à Cheikh Anta Diop et à Mongo Beti, militants africanistes de la première heure, notamment pour l’indépendance culturelle du continent[14]. Il aborde des sujets variés : l’irresponsabilité des régimes africains[15], les nouveaux flux migratoires vers l’Europe, les défis culturels de la mondialisation. Il accorde une place importante au génocide des Tutsi du Rwanda, en mettant l’accent sur l’implication de l’État français sous la présidence de François Mitterrand, dont l’appui militaire, politique et financier à l’État Hutu Power[16], entre 1990 et 1994, aura encouragé les génocidaires. Cet essai est constitué essentiellement d’articles publiés dans différents médias depuis ce génocide, événement détonateur qui a permis à Diop de saisir la profondeur des horreurs de la Françafrique.

Entre 2013 et 2018, Boris Diop a publié Bàmmeelu Kocc Barma, son deuxième roman en wolof [17], écrit des nouvelles, La nuit de l’Imoko[18], participé au recueil collectif Nouvelles du Sénégal[19], rédigé une biographie, Capitaine Mbaye Diagne[20]. Dans cet ouvrage, Diop se consacre à la chronique des actions et de la mort héroïques d’un officier sénégalais, observateur militaire de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Le récit décrit sobrement, à la manière du journalisme d’investigation, la façon dont cet officier subalterne a sauvé plus de six cents Tutsi en avril et mai 1994, au risque de sa vie. Si le narrateur souligne les actions de ce modeste officier sénégalais, c’est pour les opposer à la lâcheté des troupes occidentales venues chercher les ressortissants de leurs propres pays et leurs chiens – leurs animaux domestiques et leurs séides –, en abandonnant les Tutsi visés par l’extermination. Mbaye Diagne a été tué le 31 mai 1994, quelques jours avant la fin de sa mission. Il a eu droit aux honneurs posthumes. En mai 2014, le Conseil de sécurité de l’ONU a créé la « médaille capitaine Mbaye Diagne pour acte de courage exceptionnel ». Boris Diop a fait de ce militaire un personnage exemplaire à plus d’un titre, comme Siméon Habineza dans Murambi.

Cette livraison d’Études françaises entend montrer que, dans l’oeuvre subtile et recherchée de Boris Diop, des questions éthiques et politiques coexistent avec une quête esthétique et la recherche de techniques narratives novatrices et très poussées. Nous croyons que l’originalité des romans de Diop réside dans le fait qu’aucune de ces dimensions de l’oeuvre ne domine les autres. C’est cette architecture narrative, thématique et linguistique qu’Études françaises veut étudier grâce à la contribution de spécialistes venus de tous les horizons. L’idée qui sous-tend chacun des articles ici réunis est que l’oeuvre de Diop s’est construite autour de quelques thèmes principalement axés, d’une part, sur les rapports entre littérature et société et, d’autre part, sur la recherche de mécanismes narratifs permettant de rendre compte de la vie des êtres et des choses en Afrique contemporaine. Elle pose aussi la question du lecteur et celle de la langue d’écriture, et montre que le projet esthétique de Diop ne découle pas d’une simple vanité d’écrire, puisque le titre de notre dossier suggère son « au-delà ».

Il existe un certain nombre de travaux critiques sur l’oeuvre de Diop[21], moins nombreux que ceux consacrés à d’autres écrivains de sa génération, par exemple Tierno Monénembo (né en 1947) ou Sony Labou Tansi (1947-1997), pour ne nommer qu’eux. On doit rappeler le numéro de revue dirigé par Liana Nissim[22] dans lequel plusieurs articles empruntent les passerelles qui unissent les essais aux oeuvres de fiction afin de montrer que les genres ont une fonction spécifique chez Boris Diop : l’essai souligne les positions politiques de l’auteur tandis que le roman lui permet de réfléchir aux joies et aux misères des gens à travers les méandres de l’histoire de l’Afrique. D’autres critiques, comme Fabrice Hervieu-Wane[23], étudient les stratégies qu’utilise Diop dans les médias pour affirmer sa posture d’intellectuel politiquement et culturellement engagé. Cette manière, Diop l’utilise aussi dans la nouvelle, comme dans La nuit de l’Imoko, qui analyse l’actualité du Sénégal en prenant position sur divers aspects de la vie politique plus directement que dans ses romans[24]. La critique s’est aussi penchée sur la construction romanesque chez Diop, ce qu’a bien vu Jean Sob, qui affirme que les romans de Diop sont sous-tendus par « un éthos parodique sérieux[25] ». Revue et maison d’édition dédiée, depuis 1947, à la publication des oeuvres africaines, Présence Africaine a fait paraître, en 2014, un ouvrage collectif qui met l’accent sur la dimension politique des oeuvres de Diop, et sur son choix du bilinguisme dans ses nouveaux projets d’écriture[26]. Tout récemment, la revue Études Littéraires Africaines a publié un dossier intitulé « Qui a peur de la littérature wolof ? »[27], qui se consacre à l’écriture de Boris Diop en langue wolof, pour en « étudie[r] tour à tour la dimension de postmodernité, l’esthétique et l’éthique[28] ». Ce dossier pose les questions, classiques dans les anciennes colonies françaises, du conflit des langues entre le français et les langues africaines qui ne sont enseignées ni à l’école primaire ni à l’école secondaire, et du choix de la langue d’écriture qui puisse le mieux rendre le vécu et l’imaginaire de peuples qui, dans leur quasi-totalité, ne lisent ni ne parlent le français. Nous souhaitons analyser différemment l’interaction de ces deux langues dans la nouvelle poétique romanesque de Diop.

Nous nous proposons, en effet, d’analyser en profondeur les aspects narratifs et discursifs des romans de Boris Diop. Nous voulons tout d’abord montrer comment chacun interroge à la fois les limites du genre auquel il appartient et les registres des discours sociaux qu’il convoque et intègre dans la trame énonciative de son récit. Il s’agit ensuite de souligner que, si Boris Diop, comme tout écrivain, incarne en quelque sorte l’esprit de son temps, son oeuvre exprime, peu ou prou, sa sensibilité envers la culture dans laquelle il vit tout en étant, par vocation, un nomade qui va d’un lieu à un autre, d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, dans le vaste champ de la Littérature. Si sa culture et son imaginaire premier trouvent leur origine en Afrique de l’Ouest, lieu de rencontre de plusieurs cultures – africaines, de l’Islam, de l’Occident –, son oeuvre est marquée par ce que l’on peut appeler un espace transculturel[29].

Ainsi, dans notre dossier, plusieurs articles étudient les mécanismes narratifs chers à l’auteur, celui de Liana Nissim (« Fables, énigmes, paraboles : les contes allégoriques des Petits de la guenon »), pour qui « Boubacar Boris Diop a approfondi la question des techniques narratives du “nouveau roman africain” », et celui de Mbaye Diouf qui caractérise les procédés de l’auteur comme expérimentation d’un roman total (« Boubacar Boris Diop et le roman total »). Christian Uwe souligne la complexité narrative des récits de l’auteur (« De la question littéraire à l’oeuvre : aspects métapoétiques de l’oeuvre romanesque de Boubacar Boris Diop »), tandis que Christiane Ndiaye scrute les fonctions de quelques personnages féminins dans cette vaste architecture narrative (« Monstres, princesses et justicières : du féminin pluriel chez Boubacar Boris Diop »). Son étude établit comment les temporalités se télescopent dans le jeu de micro-récits dont les narrateurs racontent un épisode se situant dans deux ou trois périodes différentes, avec des personnages certes distincts mais identiques par rapport à leurs fonctions narratives, dominées par un narrateur écrivain. Josias Semujanga montre que le roman-reportage Murambi fait exception par rapport aux autres romans de Diop dans la mesure où le génocide des Tutsi est raconté avec moins de filtres, malgré un symbolisme certain de l’art comme rédemption de l’indicible. Avec moins d’artifices fictionnels, ce récit procède, comme les romans africains de la première génération[30], du registre du témoignage et de la condamnation politique (« Murambi, le livre des ossements ou la question du jugement »).

Les articles que nous publions relèvent, par ailleurs, que Boris Diop, comme les écrivains de sa génération, remet en cause l’approche et les pratiques de la négritude qui envisageaient la modernité culturelle africaine sous l’angle de l’ethnomodernité. Contre les langages et le mythe d’une culture africaine traditionnelle restée pure malgré la conquête de l’Islam, la traite et la colonisation, la génération de Boris Diop, et les générations qui la suivent, s’interrogent sur les possibilités de réinventer la littérature et l’art africains tout en maintenant des passerelles avec les oeuvres et certaines idées de la négritude, notamment celle qui dit qu’aucune communauté ne se développe harmonieusement si sa culture et sa littérature sont méprisées ou dominées. Ce questionnement politique, en apparence radical, pourrait sembler ne pas trouver de réponse définitive car, si, pour la génération de Boris Diop, la négritude ou l’africanité sont assumées au quotidien, si cette génération n’a plus besoin de lever le poing comme celles qui l’ont précédée eurent à le faire, l’odeur du père demeure présente et pesante dans tous les domaines de la vie[31]. Les articles de Christiane Ndiaye et de Liana Nissim étudient ce phénomène. Le lecteur d’Études françaises aura le plaisir de découvrir dans ces pages un texte inédit de Diop, « La Bibliothèque de mon père », que nous avons l’honneur de publier.

Chez Boris Diop, la fiction crée un imaginaire et un espace dans lequel l’écrivain et le lecteur évoluent ensemble, un espace dans lequel le monde réel et le monde fictif cessent de s’opposer, comme l’écrit Michel de Certeau : « [S]on lieu n’est pas ici ou , l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant, associant des textes gisants et dont il est l’éveilleur et l’hôte, mais jamais le propriétaire[32] ». Les romans de Boris Diop racontent le monde, ils disent que la littérature est un monde en soi, la mémoire de toutes les oeuvres[33]. Les techniques narratives de l’écrivain s’élargissent quand, au tournant de l’an 2000, Diop devient écrivain bilingue, puisque l’autotraduction a donné naissance à une poétique du redoublement et de la répétition qui rend la clôture du texte ambiguë, et à une poétique de la réécriture, comme l’a noté ailleurs Papa Samba Diop[34], et, ici même, Cheikh Mouhamadou Diop (« Boubacar Boris Diop : auteur, traducteur et éditeur en wolof »). Les réflexions de notre dossier sur ce choix d’une oeuvre bilingue fraient de nouveaux chemins à la critique africaine qui s’intéresse à la langue d’écriture : celle-ci est dorénavant obligée de dépasser le cas classique des pratiques hétérolinguistiques dont la poétique consiste, dans une certaine mesure, à plier les règles grammaticales et lexicales du français au registre d’une langue maternelle[35]. La nouveauté, chez Boris Diop, est que l’écriture bilingue et l’autotraduction exigent une autre poétique – en voici une troisième – de la langue africaine et de la langue française. Henri Meschonnic avait bien perçu que « la traduction d’un texte est non pas seulement un texte de la langue d’arrivée, mais un rapport entre le texte en langue de départ et ce texte qu’il est[36] ». Si une telle interrogation demeure d’actualité dans le discours critique, elle remonte aux origines mêmes de la littérature africaine contemporaine. Depuis l’époque de la négritude, la question a été de savoir comment désoccidentaliser les lettres et les arts africains[37]. Elle le demeure encore maintenant.

Nos articles abordent donc ces débats qui expriment un vif sentiment nationaliste en rapport avec la langue des communautés et les valeurs identitaires qui lui sont sous-jacentes[38]. À la vanité d’écrire commune à tout écrivain africain – si l’on peut dire – écrivant pour un public étranger à sa culture, la critique, souvent féroce et péremptoire, a donné une réponse à caractère politique et condamné, parfois sans appel, un tel projet que certains nomment une malédiction néocoloniale[39]. Plus modeste, l’écrivain y fait parfois allusion de façon symbolique par un bricolage esthétique relevant du mélange des langues et des genres, comme chez Ahmadou Kourouma, ou par le commentaire métacritique qui abonde en figures d’écrivain en train d’écrire des livres impossibles, comme chez Henri Lopes ou chez Alain Mabanckou[40].

En ouvrant le débat sur les rapports entre le français et les langues africaines dans l’édification des littératures nationales, nous soulignons que la discussion consistant à dire qu’on écrit en français faute d’une langue africaine pouvant remplir ce rôle n’a plus de raison d’être[41]. Le choix d’une écriture bilingue procède aussi de l’éthos d’un auteur soucieux de la diffusion de son oeuvre et des oeuvres qu’il juge importantes. C’est ainsi qu’en collaboration avec les maisons d’édition Zulma, à Paris, et Mémoire d’encrier, à Montréal, Boris Diop a récemment lancé une collection de livres classiques des littératures africaine, caribéenne et française traduits en langue wolof [42]. Cet engagement personnel procède d’un volontarisme louable, qui témoigne cependant des limites de l’édition en Afrique, qui peine à remplir sa mission et sa vocation.

Un aspect a peut-être été moins abordé dans notre dossier : l’intérêt de l’écrivain pour la culture populaire. Avec les nouvelles technologies, les livres de Diop en wolof ont un format audio qui leur permet de passer sur les ondes de radios diffusant pour les classes populaires dans les villes de Dakar et de Saint-Louis, et d’atteindre aussi la nombreuse diaspora parlant wolof à travers le monde. Nous saisissons, ici, le sens de son engagement citoyen, qui passe avant tout par la culture et vise toutes les classes sociales. Par ce projet mondialement réussi, Boris Diop fournit un nouvel exemple de ce que les langues africaines sont capables, elles aussi, d’une écriture littéraire.

Ce numéro d’Études françaises constitue un apport majeur non seulement à la connaissance de l’oeuvre de Boris Diop, mais également aux nouvelles pistes de la critique : celle de la poétique de l’autotraduction et celle de l’oeuvre bilingue dans les littératures francophones, en particulier d’Afrique francophone. Boris Diop a créé une oeuvre ouverte à deux langues et à un espace transculturel sous la forme médiatrice d’une tierce-culture. Celle-ci, faite de toutes les cultures et de tous les imaginaires connus de l’auteur, assure la médiation entre les cultures locales et celles du reste du monde. Elle ouvre à son tour de vastes horizons au désir de l’écrivain africain de choisir une langue parmi d’autres, à commencer par sa langue maternelle.