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« Suggerirei a chiunque desideri comprendere veramente quel che accade oggi di non trascurare la teologia. […] Come ne lo Stato d’eccezione, parafrasando, il monito di Alberico Gentile, provocavo i giuristi ad affrontare questo istituto giuridico dal loro proprio punto di vista, inviterei oggi i teologi a fare altrettanto, a affrontare come teologi questo problema, la cui rimozione ha avuto conseguenze nefaste sia in teologia che in politica. »

Sacco 2004[2]

1. Ma posture : un exégète qui lit un philosophe qui lit la théologie

Le règne et la gloire constitue peut-être l’oeuvre la plus directement théologique de Georgio Agamben (Agamben 2008a, italien 2007). Mon but ici est de proposer une interprétation du dispositif bipolaire de l’économie divine, tel que reconstitué (ou construit de toute pièce ?) par Agamben dans ce livre. Je me baserai surtout sur deux chapitres du livre (deux et six) qui insistent sur deux renversements analogues et très importants dans l’exposé du philosophe italien : d’une part, le retournement de « l’économie du mystère » en « mystère de l’économie » ; d’autre part, l’inversion du « ministère du mystère » en « mystère du ministère ».

Or, ma posture est un peu celle d’un « imposteur ». Je ne suis ni philosophe ni spécialiste des pères de l’Église ou de Thomas d’Aquin. Je n’ai jamais lu une page de Heidegger dans le texte et j’ai à peine effleuré Michel Foucault — deux penseurs essentiels pour comprendre Agamben. Je ne suis qu’un exégète, spécialiste des lettres du Nouveau Testament, particulièrement de celles de saint Paul. C’est d’ailleurs sur le terrain paulinien que j’ai rencontré Agamben, par le biais d’un « commentaire » de la lettre aux Romains intitulé Le temps qui reste (Agamben 2000a). Il s’agit d’un petit livre parallèle à la série Homo sacer[3], mais qui recoupe plusieurs intuitions de cette série de neuf livres, dont Le règne et la gloire fait partie. Selon Agamben, on ne peut comprendre notre époque qu’en lisant saint Paul, et on ne peut comprendre saint Paul qu’à notre époque. Jusqu’ici, personne n’a compris la pensée de l’apôtre — ce qui inclut entre autres un certain Martin Luther qui, il y a cinq cents ans, placarda ses fameuses thèses ! Autrement dit, Paul est la figure qui permet de comprendre la structure du temps messianique, et le temps messianique est la solution aux apories politiques de notre époque — et Agamben est celui qui nous permet de comprendre Paul.

Dans le monde francophone, je crois être un des rares biblistes à avoir pris au sérieux Agamben[4], non pas à cause de sa rigueur exégétique (il faut convenir qu’il a une manière bien à lui de lire, non conventionnelle, associative, éclectique, quasi « rabbinique »), mais parce que, tel le scribe instruit du Règne des cieux, il tire du neuf et du vieux à partir des lettres de Paul[5]. On peut affirmer que la « nouveauté » agambénienne a le potentiel de secouer le vaste « petit monde » exégétique, en réveillant les exégètes, en les déstabilisant, en les sortant de leur zone de confort. Car l’exégèse paulinienne, dans la perspective historique surtout (avec ses avatars rhétoriques et sociocritiques), se répète beaucoup, surtout en milieu anglophone, qui souffre de logorrhée. Or, Agamben va droit à l’essentiel et voit des choses que personne ne voit, établit des liens auxquels personne n’avait pensé. Surtout, il rend à Paul son statut de penseur politique. Bref, le geste d’Agamben est fascinant et séduisant — mais peu s’y intéressent en exégèse.

C’est donc après avoir écrit cinq petites études sur « Paul et Agamben » que j’ai envisagé de rédiger le présent essai (Gignac 2002 ; 2006 ; 2007 ; 2013a ; 2013b). Mais pourquoi un théologien doit-il s’intéresser à Agamben ? Que cherchons-nous dans son oeuvre prolixe ? Est-ce que les analyses ludiques et éclectiques du philosophe italien nous divertissent par leur brio ? Plus sérieusement, son diagnostic sur la biopolitique nous a-t-il ouvert les yeux — comme en une sorte de révélation ? On sait qu’Agamben est agnostique. Or, qu’un philosophe agnostique se serve de la théologie, de son histoire et de ses concepts pour penser le politique, cela flatte peut-être notre identité de théologiens et théologiennes en quête de reconnaissance… Mais en quoi un philosophe qui réquisitionne à son service la théologie peut-il être utile à la théologie, ou aux théologiens ? À moins qu’il faille peut-être faire preuve d’honnêteté et émettre une objection : un philosophe qui torture la théologie peut-il avoir droit de cité parmi les théologiens ?

D’emblée, il est bon de soulever ces questions. Mais au-delà des procès qu’on peut intenter à Agamben (et on ne s’en est pas gêné), du côté philosophique, théologique ou biblique (j’y reviendrai plus loin), ma question lancinante n’est pas : « Comment les analyses théologico-politiques d’Agamben nous éclairent-elles sur le gouvernement de notre temps ? » Ma question se formule plutôt ainsi : « Quels sont les impacts rétroactifs de ces analyses sur la théologie ? » Autrement dit, non pas tant : « Comment la théologie explique-t-elle la philosophie politique ? », mais plutôt l’inverse : « Comment la philosophie politique d’Agamben nous permet-elle de revisiter notre terrain de jeu théologique ? »

Pour le moment, contentons-nous d’offrir deux exemples d’une telle rétroaction, suggérés par Agamben lui-même. Premièrement, pourquoi les Pères de l’Église ont-ils senti le besoin d’utiliser le concept d’économie dans le discours théologique ? Comment en sont-ils venus à parler d’économie divine (Agamben 2007, 22) ? Plus directement, pourquoi ont-ils compris la vie divine et le gouvernement divin en termes économiques (sphère privée) et non pas politiques (sphère publique) (Sacco, 2004) ? Deuxièmement, pourquoi les théologiens ont-ils subséquemment occulté l’économie du salut pour lui préférer le concept étriqué et non critiqué (voire hégélien) d’histoire du salut (Agamben 2008, 18-19) ? Voilà le genre de questions susceptibles de bousculer le théologien.

Mais bien sûr, pour comprendre l’impact rétroactif d’Agamben sur la théologie, il est important de comprendre le geste d’Agamben lorsqu’il revisite la tradition théologique, et d’avoir un aperçu de son « système » de pensée — ce dont je m’efforcerai de rendre compte ici.

Je vais donc converser avec Agamben à partir de ma posture d’exégète — même si, contrairement au Temps qui reste, Le règne et la gloire parle peu à partir de la Bible. Dans ce dialogue imaginaire, j’aimerais dire à Agamben comment je comprends son « geste » et soumettre à son attention quelques textes bibliques qui pourraient alimenter la réflexion théologico-politique. Car s’il est une chose, de par ma posture d’exégète, que je reprocherais au philosophe italien, c’est d’atomiser les textes à force de se focaliser sur le vocabulaire, par le biais d’une analyse essentiellement terminologique. Or, nul ne sait mieux qu’Agamben que les mots ne prennent un sens que dans un discours, un flot de signifiants[6].

Pour ce faire, je procèderai en cinq étapes. Premièrement, je poserai un regard sur la méthode d’Agamben, considérée d’abord négativement par les critiques qu’elle a suscitées, puis positivement, dans une description de mon cru. Deuxièmement, je présenterai à titre d’hypothèse une clé de lecture globale du livre, qui permet aussi de lire l’ensemble de Homo sacer. Troisièmement et quatrièmement, j’analyserai les deux inversions sémantiques déjà mentionnées — c’est-à-dire quand l’économie et le ministère du mystère deviennent respectivement le mystère de l’économie et du ministère — selon que l’objet de réflexion est Dieu (théo-logie) ou ses messagers (angélologie). Cinquièmement, je vais relire le chapitre trois de la lettre aux Éphésiens, dont Agamben extrait deux versets qui étayent sa thèse de l’inversion, mais sans tenir compte de leur inscription dans un discours. Agamben va chercher l’expression « économie du mystère » en Ep 3, mais il se garde bien (mais pour quelles raisons ?) de suivre le discours qui déroule le contenu et la portée de ce mystère. Or, l’ensemble d’Ep 3 lui aurait permis de réfléchir sur plusieurs thématiques du Règne et la gloire.

Le présent article, premier volet d’un diptyque, se concentre sur les deux premières étapes mentionnées ci-dessus ; les trois autres étapes sont l’objet d’un autre article, qui forme le second volet du diptyque.

2. La méthode Agamben : objections et droit de réplique

2.1 Objections

Agamben a été contesté sur deux fronts : théologique et philosophique. Je ne veux pas établir ici un état exhaustif de la question, mais seulement rappeler quelques objections :

Sur le plan de la méthode, on lui reproche des distinctions sémantiques pointues et douteuses, enrobées dans une érudition tape-à-l’oeil (Mathewes 2013), ou le fait qu’il décontextualise, idéalise, durcit les choses, en arrivant à un grand degré d’abstraction (Chareire 2013).

Dans son étude des signatures, Agamben identifie des moments forts de la pensée autour de la structure de l’économie, certes, mais ces moments sont mal articulés, et on y trouve des trous, des lacunes (Harding 2015). Autrement dit, l’échantillonnage proposé est incomplet, sinon aléatoire ou, pire, idéologiquement orienté. Agamben ne choisirait que ce qui fait son affaire. Un angle mort de sa construction de l’Homo sacer serait le racisme (Carter 2013). À ces deux premières séries de critiques, Agamben répondrait sans doute qu’il n’est pas historien et, qu’à titre de philosophe, il ne prétend pas proposer une histoire des idées. Ce qui ne fait aucun doute, c’est qu’il s’agit d’une pensée abstraite, philosophique, qui cherche à épurer — tout en s’inscrivant dans un discours-fleuve, très long, qui jongle avec des données multiples et éclectiques. Il y a un style Agamben.

Son échantillonnage du vocabulaire se dispense d’une analyse du discours (telle que proposée, par exemple, par un Jacques Derrida). Ce problème méthodologique se pose pour les textes bibliques, comme je l’ai déjà mentionné, mais aussi pour les textes patristiques. Ainsi, on lui a reproché de tronquer son analyse trinitaire de Grégoire de Naziance, au chapitre 3 du Règne et la gloire. Spécifiquement, Agamben ne manque pas de subtilité dans son analyse des querelles trinitaires, mais sa manière d’en arriver à un Fils an-archos, anarchique, c’est-à-dire sans fondement, est quelque peu réductrice. Pourtant, le geste réducteur d’Agamben n’est pas sans conséquence : il servira à étayer l’intuition que l’économie immanente est elle aussi sans fondement, anarchique (RG 101-102)[7]. Or, faire du Fils un symbole de l’anarchie, du non-fondement, malmène le Credo de Nicée-Constantinople qui affirme bien que le Fils est sans archè temporelle (il n’est pas créé, donc sans début) mais possède une archè fondationnelle éternelle (il est engendré). Autrement dit, le Fils est sans commencement, mais il dépend du Père comme de son principe (Singh 2016).

On a également accusé Agamben de faire de la crypto théologie, faisant fi de la sécularisation (Toscano 2011, critiqué par Kotsko 2013). Cette accusation manque sa cible, car finalement, du moins dans Le règne et la gloire, Agamben fait de la théologie de manière explicite (et même, beaucoup de théologie, et de la très bonne théologie, sensible aux nuances et aux enjeux). Par ailleurs, la thèse selon laquelle la structure de la politique moderne est l’héritière de la structure théologique me semble se tenir, et n’est pas pour autant de la crypto théologie. Toutefois, le recours à la théologie est un geste qui, il faut bien l’admettre, surprend. Pourquoi une conception immanentiste, nihiliste et passive de la rédemption doit-elle prendre appui sur le messianisme ? Agamben répondrait : parce que c’est le résultat d’une archéologie rigoureuse et qu’il en est ainsi — aux penseurs contemporains de l’assumer ou non.

Par ailleurs, où mène la pensée de Homo sacer ? — une pensée qu’on doit bien qualifier de nihiliste (Fagenblat 2014). Que veut dire cette résistance qui se pose en reste, en retrait, sur la marge ? Que signifie ce sabbat, ce désoeuvrement, cette in-action (inaction) ? Faut-il se croiser les bras pour désactiver l’oppression ? Que signifie cette résistance paradoxale (Negri et Bosteels 2010, 118-121)[8] ? Bref, quelles sont les implications concrètes de cette posture messianique pour les démocraties occidentales, aux prises à de complexes difficultés politiques[9] ?

Voilà quelques questions qui pourraient nous mettre en garde à l’égard d’Agamben. Celui-ci a dit à propos d’Heidegger, son maître, qu’il était à la fois un remède et un poison, comme tout bon philosophe (Marongiu et Agamben 1999, 2-3). Il faut être capable de jauger, d’évaluer les points faibles de la formidable structure élaborée par Agamben — car, à trop grande dose, un remède peut faire du mal[10].

2.2 Méthode

La manière de faire du philosophe italien est très complexe. Il en parle rapidement dans la prémisse introductive du Règne et la gloire, très importante à mon sens (RG 13-16)[11]. Portons attention à trois points : 1/ la notion de signature, 2/ l’arrière-plan de Homo sacer, 3/ le geste philosophique d’Agamben.

2.2.1 Signature et dispositif

Agamben se réclame nommément de l’archéologie de Foucault mais lui reproche de n’avoir remonté qu’à l’orée de la modernité. Il se propose donc de remonter plus avant — jusqu’à la culture gréco-romaine et la théologie chrétienne, matrices de notre civilisation. Il se propose aussi d’examiner deux champs laissés en friche par Foucault : la Loi et la théologie (Sacco 2004). Plusieurs spécialistes foucaldiens ont voulu montrer qu’Agamben ne pouvait revendiquer l’héritage de Foucault (Genel 2004 ; Revel 2017), mais d’autres sont moins catégoriques (Cunha Ribeiro 2012 ; Fuggle 2009 ; Kotsko 2013 ; Schütz 2009 ; Snoek 2010). De fait, Agamben ne fait pas d’histoire des idées, de généalogie historique du genre « cause/effet ». Il contextualise peu. Son but n’est pas de faire une enquête historique, de chercher des causes ou de trouver l’origine, mais de transformer « the present through an approach to the past. [….] The result of this practice is that we are not returning to the past but transforming the present by seeing in the past the manifest expressions of both our own present and the numerous presents we have never grasped » (Murray 2011).

Ce qu’Agamben cherche à dégager, c’est ce qu’il appelle une signature, soit une structure, une articulation qui se déplace d’un domaine à l’autre (par exemple de la théologie à la philosophie politique), mais sans changer de structure (Agamben 2008b ; voir aussi Heron 2011). En d’autres termes, une signature se déplace sans altération sémantique, mais en changeant seulement de dénotation (RG 46). Or, cette structure comporte une polarité qui engendre une oscillation par laquelle des binarités se trouvent articulées, au-delà de l’apparente dichotomie où on les pense habituellement. Dans sa vaste enquête sur la politique de notre temps, Agamben a ainsi traqué les intuitions théologiques qui, transposées dans le domaine séculier, ont structuré la théorie et la praxis du gouvernement en Occident (en cela, il suit Carl Schmitt). La thèse du livre Le règne et la gloire est que l’économie est une signature, un dispositif bipolaire qui articule « règne et gouvernement », deux aspects qu’il faut distinguer sans séparer, et auquel est associé un autre binôme, « gloire et glorification » (RG 326). L’originalité propre à la pensée d’Agamben, c’est que le binôme « gloire et glorification » donne sa cohésion au dispositif économique et le fait fonctionner.

Dans ce contexte, le philosophe italien emploie encore la métaphore du laboratoire : les textes et les auteurs convoqués servent à tester, à penser le fonctionnement du système politique. Agamben utilise aussi un vocable emprunté à Foucault : le dispositif. Chez Foucault, le mot désigne un réseau d’éléments hétérogènes qui possède une fonction stratégique pour relier le savoir et des enjeux de pouvoir — et ainsi les expliquer (Agamben 2007, 10-11). Mais Agamben redéfinit le dispositif comme un ensemble de pratiques, savoirs, mesures et institutions qui ont pour but pragmatique de gouverner, contrôler et orienter les comportements et les pensées des humains (Agamben 2007, 28) — par exemple : la prison, les asiles, les écoles, les usines (tous lieux de pouvoir), mais aussi la littérature, la philosophie, l’agriculture, les ordinateurs et les téléphones cellulaires et, « pourquoi pas, le langage lui-même » (Agamben 2007, 31). Or, Agamben va démontrer que le « dispositif » originel, l’archè (au sens de paradigme, et non d’origine) qui permet de comprendre tous les autres dispositifs de pouvoir, n’est autre que la dispositio théologique mise en place par l’entremise de l’articulation de la double économie divine — dispositio (d’où vient le mot dispositif) était la traduction latine du grec oikonomia. Autrement dit, le « dispositif économique », que nous étudions ici, est une sorte de pléonasme, un dispositif à la puissance deux, ou encore, « le » dispositif par excellence[12].

2.2.2 Homo sacer

Est parue en français aux éditions du Seuil, sous le titre Homo sacer — L’intégrale, une édition révisée en un seul volume des neuf livres de la série (Agamben 2016). J’en donne ci-dessous l’ordre actuel, mais aussi l’ordre de parution (entre crochets). Le règne et la gloire a été le 4e livre de la série à être publié, et il occupe maintenant le centre de la composition (en 5e place).

Tableau 1

Titres de la série Homo sacer

Titres de la série Homo sacer

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Plusieurs idées-forces des premiers livres transpirent ici et là dans Le règne et la gloire. J’en mentionne quelques-unes[13] :

  • l’idée de l’état d’exception, cette suspension du droit qui permet de toucher la vérité du système politique actuel (RG 86)[14] ;

  • l’idée d’anarchie, qui exprime un constat et une solution : le constat que le gouvernement gestionnaire n’a aucun fondement (aucun principe ne le fonde, selon l’étymologie de an-archè [RG 108]) ; la solution aux apories d’un système biopolitique inhumain, qui est elle aussi anarchique et qui suppose de désamorcer la loi (RG 255) (c’est ici que se grefferont les autres idées énumérées ci-dessous) ;

  • l’idée de désoeuvrement, comme inactivation de la loi et refus d’alimenter la machine économique qui produit sans cesse et sans répit, et qui ce faisant s’avère impitoyable (RG 16, 127-130 [§4.5], 248-249 [§6.8], 357-362 [§8.22, 8.23, 8.24]) ;

  • l’idée du « comme pas » : non pas sortir du système dans une fuite de côté, ni vivre « comme si » le système était effectivement changé ou susceptible d’être changé, dans une fuite en avant, mais plutôt vivre au coeur du système, en refusant de jouer son jeu et d’en être solidaire (RG 368-369) ;

  • l’idée de vie nue est évoquée rapidement, avec la mention de la zoē aiōnios, la vie éternelle (RG 16, 20, 368).

Une remarque pour conclure cette liste de transversalités et de récurrences dans l’oeuvre agambénienne : à force de nous entraîner dans ce qu’il appelle les arcanes du mystère économique, Agamben nous fascine, nous hypnotise peut-être, nous déstabilise par son érudition et par l’esthétique de sa construction. Mais, finalement, ne trouve-t-il pas ce qu’il cherche ? Il est normal que le projet Homo sacer ait sa cohérence, mais ne peut-on ici émettre quelques soupçons à son égard ? Est-ce que le propos ne devient pas trop cohérent ? Agamben est-il vraiment à l’écoute des textes qu’il convoque ? Ou s’en sert-il pour étayer sa thèse ? Ma remarque relève peut-être d’un truisme herméneutique, car aucun auteur n’est à l’abri d’un tel cercle vicieux herméneutique, mais il me semble que dans le cas d’Agamben, il s’avère particulièrement important de poser la question.

2.2.3 Geste : la mise en intrigue d’un débat entre Petersen et Schmitt

À plusieurs reprises, Agamben se plait à décrire le geste ou la stratégie discursive des auteurs qu’il analyse. Par exemple, il le fait avec Irénée de Lyon qui combat les gnostiques (RG 65-66), avec Hippolyte et Tertullien qui inversent le mystère de l’économie paulinien (RG 73), avec Tertullien l’antiphilosophe qui pille néanmoins les concepts philosophiques (RG 77-78), avec Clément d’Alexandrie qui articule de manière décisive économie et providence (RG 83), avec Schmitt qui relit Peterson (RG 122), avec le geste mystificateur par excellence du Pseudo-Denis (RG 234), etc. De plus, Agamben est adepte d’une herméneutique du secret, genre Leo Strauss ou Walter Benjamin : les vraies choses ne sont pas dites, ou sont passées sous silence ; seuls les initiés qui savent lire entre les lignes percent le mystère philosophique.

À notre tour, il nous faut nous aussi tenter de lire le geste d’Agamben lorsqu’il entreprend sa lecture des pères de l’Église et des théologiens du Moyen-Âge. Il faut bien voir l’intrigue qu’il construit de toute pièce. Il oppose pour cela deux penseurs catholiques allemands, Erik Peterson (1890-1960) et Carl Schmitt (1888-1985), en proposant un récit de leurs débats, trame narrative fragmentée et échelonnée sur l’ensemble du livre, mais remplie d’anecdotes passionnantes. La majeure partie de cette intrigue est mise en place au chapitre 1, mais les références aux deux auteurs reviennent avec régularité (par exemple, aux chapitres 4, 6 et 7)[15]. Les deux penseurs lui permettent de construire sa thèse, à établir sa structure (Karsenti 2009, 365-366). Parfois il prend le parti de Peterson contre Schmitt, pour réfuter la possibilité d’un fondement théologique à une politique qui serait fondée sur un pouvoir souverain (monarchique). Parfois il fait l’inverse, donnant raison à Schmitt contre Peterson, à savoir que la théologie a alimenté la pensée politique mondaine sous la forme d’une sécularisation. Mais finalement, il renvoie Peterson et Schmitt dos à dos, car les deux ont été aveuglés et n’ont pas vu la structure économique bipolaire du système, structurée de manière théologique[16]. Ce faisant, lorsqu’il décrit, au premier niveau, la théologie économique, Agamben ne perd jamais son objectif de second niveau qui est de décrire le fonctionnement théologico-politique du gouvernement moderne. Si Agamben nous parle de Dieu, c’est pour mieux comprendre la biopolitique d’aujourd’hui.

Il appert que le livre construit peu à peu, patiemment, une série de binarités qui finissent par se renforcer. C’est en portant attention à ce procédé — et en lisant entre les lignes — que j’en suis venu à élaborer l’hypothèse de lecture présentée dans la section suivante.

3. Hypothèse : caractère bipolaire de l’économie théologique

Le Tableau 2 (page suivante) présente la liste, sans doute non exhaustive, d’une cinquantaine de ces binarités — leur nombre lui-même et leur dispersion indiquent la teneur du geste agambénien.

Les deux premières binarités (sur fond gris, lignes 1 et 2) sont plutôt de véritables dichotomies, qui relèvent en fait de l’analyse des premiers volumes de Homo sacer : bios vs zôè, politique vs économie. Elles définissent l’opposition entre deux conceptions de la vie politique : d’un côté, l’idéal de la polis grecque et de la vie bonne, pleinement humaine ; de l’autre, la biopolitique moderne qui, malgré son étymologie empruntée à Foucault, n’a rien à voir avec le bios propre à l’humain politique, mais tout à voir avec la gestion (économique) de la zôè, vie animale réduite à l’unique dimension de la vie nue. Au bios politikos est associé le pouvoir absolutiste (défendu par Schmitt et fondé par lui sur une certaine conception — politique — de la théologie) ; à la vie nue est associée nos états démocratiques derrière lesquels se cachent l’état d’exception et le paradigme du camp de concentration (une analyse défendue par Agamben et fondée sur une théologie économique) : « Le paradigme économico-providentiel est bien, en ce sens, le paradigme du gouvernement démocratique, tout comme le paradigme théologico-politique est celui de l’absolutisme. » (RG 220) Agamben entend dépasser cette dichotomie dans un troisième type de vie, une vie singulière qu’il nomme « forme-de-vie », expression où les tirets indiquent l’impossibilité de la scission entre bios et zôè, et de leur réduction à la vie nue. Cette forme-de-vie s’apparente au temps messianique et la zôè aiônios (vie éternelle).

Tableau 2

Liste partielle des binarités du Règne et la gloire

Liste partielle des binarités du Règne et la gloire

Tableau 2 (suite)

Liste partielle des binarités du Règne et la gloire

Tableau 2 (suite)

Liste partielle des binarités du Règne et la gloire

Tableau 2 (suite)

Liste partielle des binarités du Règne et la gloire

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Toutes les autres lignes du Tableau 2 sont des bipolarités qui construisent au fur et à mesure le fonctionnement d’une conception économique de la vie divine.

Notons d’emblée cette ambigüité : l’ensemble des bipolarités constitue l’économie divine, mais le mot « économie » est aussi (et surtout) employé pour décrire la manière dont Dieu gouverne le monde, c’est-à-dire l’aspect pratique de son agir, son intervention providentielle (colonne de droite)[17]. On remarque aussi que certains mots reviennent comme des leitmotivs : « puissance » (en petites capitales, dans le Tableau 2, lignes 5, 12, 26-27, 50, 52), « gouvernement » (en caractères gras, lignes 13, 17, 18, 21, 22, 32, 50). De même, les binômes « être — agir », « ontologie — praxis » et « règne — gouvernement » (également en caractères gras) constituent une trame transversale, l’ossature de l’argumentation. La complexité du Tableau 2 vient du fait qu’Agamben procède par touches successives qui produisent un effet d’accumulation, alors qu’il aborde successivement l’économie par le biais de diverses thématiques : l’économie du salut (chapitre 2), être et agir (chapitre 3), le règne et le gouvernement (chapitre 4), la providence (chapitre 5), les anges (chapitre 6), la gloire (chapitres 7 et 8) — et qu’il emprunte à de multiples auteurs : par exemples, Hippolyte, Eusèbe, Tertullien, Clément d’Alexandrie (pères de l’Église), Spinoza, Rousseau (philosophes modernes).

De fait, on peut simplifier les binarités de la manière suivante (Tableau 3) :

Tableau 3

Bipolarités fondamentales du Règne et la gloire

Bipolarités fondamentales du Règne et la gloire

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On retrouve ici, en caractères gras, le titre du livre Le règne et la gloire, lui-même faisant écho à l’acclamation liturgique : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles[18] » (Mt 6,13). Le règne s’incarne dans un gouvernement[19], la gloire se révèle par la glorification, le mystère se manifeste par son ministre, la puissance « potentielle » de l’être divin se réalise dans un gouvernement agissant. Or, cette structure « théologico-politique » est aussi celle des systèmes politiques occidentaux[20]. Qu’est-ce à dire ?

Dans les deux tableaux (2 et 3), le résultat final donne deux colonnes : la vie interne de Dieu, son être, à gauche ; son gouvernement providentiel du monde, à droite. Le « dispositif économique » (Dieu et le monde pensés en termes économiques) dont il est question, c’est l’articulation des deux colonnes, qu’il faut distinguer sans séparer — Agamben revient plusieurs fois sur cette formule mimétique de la formule christologique du Concile de Chalcédoine (451 EC, « sans confusion ni séparation »). Je crois que cette distinction sans séparation est le coeur de la thèse du livre :

[…] les deux rationalités restent néanmoins articulées, et la claire distinction entre les deux discours [théologique et économique] ne doit pas se traduire en une césure substantielle. Le soin que les Pères ont pu prendre pour ne pas confondre, mais, en même temps, pour ne pas séparer les deux logoi, est le signe qu’ils étaient parfaitement conscients des risques qu’impliquait leur hétérogénéité.

RG 105

L’arcane de la divinité et l’arcane du gouvernement, l’articulation trinitaire de la vie divine et 1’histoire et le salut de 1’humanité sont tout à la fois divisés et inséparables.

RG 89

Or, le clivage qui s’exprime aux lignes 1 et 2 du Tableau 2 — (bios + politique) vs (zôè + économique) — est ce qu’il advient lorsque l’on sépare les deux pôles de l’économie. Qu’est-ce à dire ?

Lorsqu’on sécularise et qu’on évacue la vie divine de la colonne de gauche, il ne reste que la colonne de droite, une économie tronquée à sa constituante immanente, qui se réduit à une biopolitique et à notre gestion économique (néo-libérale) qui évacue toute politique véritable. C’était là le dilemme du juriste Schmitt : dans un monde sécularisé qui occulte la colonne de gauche, comment fonder la colonne de droite sans tomber dans le hors-la-loi, la suspension de la loi, l’État autoritaire ou bureaucratique — qui effaceraient la colonne de droite en y substituant la colonne de gauche ? Si au contraire, on fait disparaître la colonne de droite, à la manière du théologien Peterson, on se retrouve avec une sorte d’angélisme désincarné, une contemplation qui fuit le monde. La solution d’Agamben relève du paradoxe, puisqu’il veut « immanentiser » pour ainsi dire la colonne de gauche (et non pas la faire disparaître) de manière à sauvegarder la coordination et l’articulation entre les deux colonnes, à conserver les deux pôles de l’économie et à récupérer la force subversive de l’économie trinitaire (interne à Dieu), comme antidote à l’économie biopolitique déshumanisante. Ce qui va nous sauver de la vie nue, fragile, anonyme, sans valeur, du système capitaliste, de l’économie de marché, c’est une autre zôè, déjà à l’oeuvre, une zôè qui appartient à la colonne de gauche : la zôè éternelle, sabbatique, révélée par le temps messianique. Une vie non productive, inopérante, désoeuvrée… Le projet politique d’Agamben consiste à immanentiser cette zôè éternelle, à la transposer en ce monde — à y importer la vie divine pour (re)découvrir un aspect de la vie complètement occulté par la biopolitique moderne.

Bref, Le règne et la gloire cherche à démontrer comment on est passé de l’économie théologique, qui pense Dieu en lui-même et dans son action sur le monde, à une économie séculière dont l’avatar ultime est l’économie néo-libérale. Dans cette démonstration, il y a deux renversements décisifs qui, simultanément, sont analogues et s’articulent l’un sur l’autre comme deux étapes successives dans le processus de sécularisation : le retournement de « l’économie du mystère » en « mystère de l’économie » permet de penser Dieu à partir du modèle de gouvernance familiale ; l’inversion du « ministère du mystère » en « mystère du ministère » permet de penser le gouvernement bureaucratique à partir du modèle théologique des anges. Ce mouvement part donc du profane pour penser le théologique, puis du théologique pour penser le profane. En définitive, si la « politique » occidentale actuelle n’est pas véritablement politique, au sens propre et noble du terme, c’est qu’elle a été pensée selon un modèle domestique, économique — voire selon une version réductrice du modèle initial de l’économie théologique. Le problème de la politique moderne a donc un fondement théologico-politique et doit être repensé en ces termes.

Le second volet de cet essai décrira ce double renversement et reviendra sur ce diagnostic. Il s’agira d’approfondir les tenants et aboutissants du dispositif bipolaire qui vient d’être décrit.

(À suivre)