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Nombre de pays développent depuis quelques années une réflexion sur la place et la fonction que devrait avoir l’enseignement des religions à l’école. Le Québec se distingue par le choix original de proposer, depuis une dizaine d’années, un enseignement d’éthique et culture religieuse (ECR), commun à tous les élèves, tant à l’école primaire que secondaire, qui privilégie une approche culturelle du religieux. Pourtant, ce choix ne va pas sans susciter plusieurs critiques et résistances. Considéré comme trop religieux par les uns et comme trop relativiste par les autres, suspecté de faire l’apologie des religions ou, au contraire, de favoriser un point de vue trop distancié à l’égard des convictions religieuses, cet enseignement cristallise les difficultés, dans une société qui s’est rapidement et profondément sécularisée, à penser le religieux comme un objet d’apprentissage scolaire qui échappe aux seules religions et qui reste encore pertinent pour la compréhension du monde contemporain.

Après avoir rappelé la diversité des situations nationales en matière d’enseignement des religions dans plusieurs pays, nous présenterons le contexte historique et pédagogique dans lequel le cours d’éthique et culture religieuse s’inscrit, ainsi que ses contenus, avant d’analyser certaines des critiques formulées à son encontre et les limites de celles-ci.

1. Un enseignement aux formes très diverses

La culture religieuse constitue un objet d’apprentissage scolaire présent dans de nombreux systèmes éducatifs, parfois depuis longtemps, et faisant appel à des approches variées selon le contexte. Cependant, sous la double pression, d’une part, de la sécularisation et, d’autre part, de l’accroissement de la pluralisation des convictions non religieuses et religieuses dans les sociétés occidentales, cet objet est en mutation constante, traduisant ainsi des évolutions sociétales et politiques et de nouvelles configurations religieuses. Plusieurs éléments doivent être considérés dans l’examen des contextes nationaux : régimes de séparation entre l’État et les religions, statut juridique des Églises (religion nationale ou établie, cultes reconnus, etc.) et influence des normes religieuses dans la société civile, relations entre communautés religieuses et ministères de l’Éducation, centralisation ou décentralisation des systèmes d’éducation, investissements financiers de l’État dans les cours de religion et implication des Églises dans ceux-ci, situation de monoconfessionnalité ou de biconfessionnalité dans l’histoire du pays (Willaime 2004).

Il est possible d’élaborer une typologie des différents modèles d’enseignement religieux. Ainsi, il existe des pays qui proposent un enseignement confessionnel, souvent lié à une conception de l’identité nationale s’appuyant sur un socle religieux. Cet enseignement peut revêtir un caractère obligatoire, tel étant le cas de la religion orthodoxe en Grèce, ou être facultatif, comme le cours de religion catholique en Italie, où la valeur culturelle et patrimoniale du catholicisme, considérée comme au fondement de l’identité nationale italienne, est mise de l’avant. D’autres États, comme la Belgique, favorisent un enseignement plurireligieux, où les jeunes et leurs familles sont appelés à choisir entre un cours d’une des religions reconnues (catholique, protestante, anglicane, orthodoxe, juive ou musulmane) et celui de la morale non confessionnelle laïque ; certains Länder d’Allemagne proposent plusieurs enseignements (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) ou encore un « cours de religion pour tous » (Hambourg). La Grande-Bretagne privilégie, quant à elle, un enseignement multireligieux (Multifaith religious education) afin de favoriser le développement spirituel, moral, culturel, mental et physique de l’élève à l’école et dans la société, de même que la compréhension interculturelle et interreligieuse entre jeunes (Jackson 1997, 2004). Enfin, d’autres pays, tel le Danemark, proposent un enseignement culturel d’histoire des religions, tout en accordant une place privilégiée au christianisme. Quant à la France, elle constitue un modèle original, dans la mesure où elle n’offre aucun enseignement spécifique sur les religions, mais qu’elle intègre la connaissance des faits religieux à diverses disciplines scolaires, tout particulièrement à l’histoire, et à l’occasion au français et à la philosophie (Debray 2002, Estivalèzes 2005, Borne et Willaime 2007). De même aux États-Unis, s’il n’existe pas non plus d’enseignement dédié à la religion, certains se préoccupent toutefois des effets négatifs de l’inculture religieuse sur la population et souhaitent développer à l’école des connaissances sur le religieux par le biais des études culturelles (Moore 2007). Malgré la grande diversité des contextes nationaux, notamment dans l’espace européen (Jackson et al. 2007), on observe, comme le montrent les travaux de Willaime (2005 ; 2014), une nette tendance à un large processus de déconfessionnalisation des enseignements religieux, qui ne sont plus tant des espaces de transmission de la foi que des lieux de découverte et d’approfondissement de connaissances des diverses cultures religieuses, offrant par là même une ouverture au pluralisme religieux et philosophique dans des sociétés de plus en plus diversifiées, ce que certains qualifient d’approche post confessionnelle (Pajer 2014). L’enseignement des ou sur les religions s’inscrit plus largement dans une perspective d’éducation à la citoyenneté. Ainsi, en 2008, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté une recommandation qui vise à assurer « la prise en compte de la dimension religieuse et des convictions non religieuses dans l’éducation interculturelle comme une contribution au renforcement des droits de l’homme, de la citoyenneté démocratique et de la participation et au développement des compétences pour le dialogue interculturel » (Jackson 2015).

Ce bref survol permet d’apprécier la très grande diversité des pratiques en matière d’enseignement sur les religions dans les différents systèmes éducatifs, qui reflètent le fait que l’École constitue une institution politique et culturelle, traversée par des débats sociaux tant nationaux qu’internationaux.

C’est au sein de cette constellation de modèles que prend place le paradigme québécois de l’enseignement d’éthique et de culture religieuse (ECR) qui traduit, lui aussi, des choix politiques et sociétaux, qui sont tributaires d’un triple contexte de laïcisation du système éducatif, de sécularisation de la société québécoise, ainsi que de diversification des convictions et de pluralisme axiologique.

2. Le choix du Québec : une approche culturelle du religieux

Au Canada, la Loi constitutionnelle de 1867 prévoyait que l’éducation était de juridiction provinciale et qu’un enseignement confessionnel devait être offert aux seuls enfants catholiques et protestants. Ce n’est qu’en 1983 qu’une alternative d’enseignement moral est proposée aux élèves québécois qui ne souhaitent pas suivre d’enseignement religieux. Il ne faut pas croire pour autant que la possibilité de proposer un enseignement plus séculier de la morale ou de la religion n’avait jamais été considérée plus tôt. En effet, au début des années 1970, dans un contexte de développement des sciences de la religion, un programme de culture religieuse avait été mis en oeuvre, pour le second cycle du secondaire. Ce programme expérimental proposait une approche phénoménologique du fait religieux faisant appel aux perspectives historique, psychologique, sociologique, et existentielle, et visait à transmettre une « information objective » sur les principaux aspects des religions étudiées (Ouellet 1985). Cette expérience sera de courte durée, car le Comité catholique y mettra fin en 1974 en affirmant vouloir revaloriser l’enseignement religieux chrétien, et prioriser la quête de sens, censée aider les élèves à développer des options personnelles sur le plan religieux. Cependant, la réflexion sur la pertinence d’un enseignement culturel des religions est dès lors engagée et plusieurs organismes éducatifs, comme le Conseil supérieur de l’éducation, soutiendront un tel projet (Estivalèzes 2012). Le Groupe de travail sur la place de la religion à l’école (1999) soulignera à son tour la nécessité de cet enseignement dans une société de plus en plus sécularisée, mais aussi caractérisée par un pluralisme idéologique, culturel et religieux grandissant.

Il faudra toutefois attendre 2005, soit trente ans après les premières initiatives, pour que le ministère de l’Éducation opte effectivement pour un enseignement culturel des religions (qui est lié à une formation à la réflexion éthique) et qu’il annonce la suppression des enseignements moraux et religieux confessionnels (c’est-à-dire catholiques et protestants) et leur remplacement par un cours, commun à tous les élèves, d’éthique et de culture religieuse. Trois grandes orientations sont alors assignées à la formation en culture religieuse : la familiarisation avec l’héritage religieux du Québec, c’est-à-dire avec les éléments importants (origines, figures marquantes, récits, rites, fêtes, symboles, préceptes, lieux de culte, croyances et valeurs privilégiées, etc.) des traditions chrétiennes, catholique et protestante, du judaïsme et des spiritualités amérindiennes ; l’ouverture à la diversité religieuse, soit aux traditions religieuses apparues plus récemment au Québec comme l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et le sikhisme ; et enfin, la capacité de se situer de façon réfléchie au regard des religions et des nouveaux mouvements religieux. On observe qu’à une finalité de type culturel et patrimonial, qui vise à favoriser le développement de la compréhension et de l’appréciation de l’héritage culturel et religieux du Québec, ainsi qu’à enrichir la culture générale des élèves, s’ajoute un objectif civique comportant de multiples dimensions : respect des différences culturelles, sociales et religieuses, ouverture aux autres et capacité à interagir avec eux dans une perspective interculturelle, apprentissage de la tolérance et développement du sens de la coopération. Cet enseignement vise à préparer les élèves « à agir de façon responsable envers eux-mêmes et envers les autres et leur apprendre à vivre ensemble au sein d’un Québec démocratique et ouvert sur le monde » (MELS 2005,12).

Les finalités, de nature philosophique et politique, du programme ECR, que sont la reconnaissance de l’autre et la poursuite du bien commun, s’inscrivent dans la conception politique d’une société démocratique délibérative (Leroux 2007) plurielle, où le respect de chacun et la recherche avec les autres des valeurs communes sont essentiels.

Ce nouveau programme s’inscrit dans une réforme de l’école québécoise, entamée dans les années 2000, qui place l’élève au coeur de la construction de ses apprentissages par le développement de diverses compétences dans chaque champ disciplinaire, et cherche à favoriser une approche culturelle des matières enseignées (Inchauspé 1997). Depuis cette réforme, chaque discipline enseignée comprend des repères culturels censés amener l’élève à mieux comprendre le monde dans lequel il vit, et à poser sur ce monde un regard à la fois critique, éthique et esthétique.

La culture religieuse, en tant qu’objet d’apprentissage scolaire, est ainsi constituée par des connaissances qui visent à favoriser une meilleure compréhension des phénomènes religieux dans leur diversité spatio-temporelle et leurs différentes dimensions. À travers les différents thèmes du programme ECR, on retrouve des dimensions historique et patrimoniale (religions au fil du temps, expressions du religieux dans l’environnement, patrimoine religieux québécois), géographique (religions dans le monde), doctrinale et morale (enseignées de façon indirecte par le biais des récits religieux), rituelle (célébrations en famille, pratiques religieuses en communauté, différents types de rites) et normative (règles, valeurs et normes, pratiques alimentaires et vestimentaires), artistique et culturelle (représentations du divin et des êtres mythiques et surnaturels, références religieuses dans les arts et dans la culture), et enfin, expérientielle (expérience religieuse, questions existentielles). En résumé, la culture religieuse s’intéresse aux textes sacrés, aux croyances, enseignements, rites, fêtes, règles de conduite, lieux de culte, productions artistiques, pratiques, institutions et modes d’organisation des religions. Cependant, en privilégiant une approche transversale des religions au moyen de thématiques larges, le programme ECR traite principalement des manifestations visibles du religieux, et accorde ainsi peu d’espace aux croyances en tant que telles. Or, pour bien les comprendre, les actions rituelles ne doivent pas être étudiées en tant que telles, au risque d’un formalisme desséchant, mais en lien avec les convictions spirituelles sur lesquelles elles s’appuient et qui leur donnent leur sens.

Dans la perspective socioconstructiviste privilégiée par l’école québécoise, la culture religieuse doit aussi permettre aux élèves de développer leurs capacités à repérer diverses expressions du phénomène religieux (tels que des édifices, des oeuvres d’art, des noms de rues, des fêtes, des pratiques alimentaires ou vestimentaires, des valeurs individuelles ou collectives, etc.), à être en mesure d’expliquer leur signification ainsi que leur fonction, et à établir des liens pertinents avec les univers socioculturels dans lesquels ces manifestations du religieux s’enracinent et évoluent. À cet égard, la mise en contexte historique et socioculturelle des éléments du religieux étudiés est particulièrement importante afin d’éviter des représentations monolithiques des religions. Il est essentiel pour l’agir social, tout particulièrement dans une société très diversifiée sur le plan axiologique, d’être capable de prendre en compte la diversité des façons de penser, d’être et d’agir, tant à l’intérieur d’une même tradition religieuse, entre différentes religions, qu’entre les religions et les visions séculières du monde.

Il faut ici mentionner que la compréhension du phénomène religieux constitue une compétence parmi les trois visées par le programme, les deux autres étant le développement de la réflexion sur des questions éthiques afin d’acquérir une pensée autonome et critique, et la pratique du dialogue argumenté qui, par la délibération intérieure et les échanges interactifs avec les autres, permet de développer des attitudes favorables au vivre ensemble (MELS 2008).

L’un des objectifs de la culture religieuse est de permettre aux élèves québécois d’avoir une meilleure compréhension de la société dans laquelle ils vivent. Aussi, étant donné leur importance historique, une place privilégiée est accordée aux traditions chrétiennes (principalement au catholicisme et au protestantisme). Par souci d’équité et de représentativité, il est aussi question du judaïsme et des spiritualités des peuples autochtones, tout en faisant place à la diversité des convictions religieuses (islam, hindouisme, bouddhisme) et des conceptions de la vie bonne (représentations séculières de l’humain).

Le sociologue québécois Fernand Dumont (1968 ; 1987) a développé une théorie de la culture fondée sur le rapport dialectique entre la culture première — celle donnée à tout individu (croyances, coutumes, valeurs, langage, nourriture, vêtements, etc.) et transmise par sa famille et sa société — et la culture seconde — celle qui permet grâce à la découverte des grandes réalisations humaines et civilisationnelles dans l’univers des arts, des lettres, des sciences et techniques et de la philosophie, de donner du sens à la culture première, par une mise à distance de celle-ci. Des mythes, des codes juridiques, des idéologies, des institutions, des oeuvres littéraires et artistiques, des productions scientifiques, les écrits de Platon ou les compositions de Jean-Sébastien Bach « nous persuadent qu’il y a une histoire de l’humanité » (Dumont 1987). Aussi, la culture seconde rend possible une compréhension de soi, de l’autre et du monde, en élargissant l’horizon des individus. Il est à noter que ces deux formes de culture ne sont en aucun cas figées, mais au contraire, demeurent interpénétrées tout au long de la vie des individus. Toujours selon Dumont (1971), toute éducation repose alors sur une mise en perspective éducative de la culture première, et l’école constitue un des lieux privilégiés du développement de cette culture seconde.

À bien considérer les choses, la culture religieuse se situe précisément à la jonction de la culture première et de la culture seconde. Dans son acception anthropologique, la culture religieuse renvoie à diverses conceptions de la vie bonne, à des systèmes de croyances, de pratiques, de règles de vie, à des façons de s’alimenter, de se vêtir, et d’interagir. Dans son acception classique, qualifiée parfois aussi d’humaniste, où la culture est vue comme la « totalité universelle des oeuvres dignes d’être conservées » (Kambouchner 1995), la culture religieuse renvoie à un ensemble de connaissances sur des réalités diverses au fil du temps et de l’espace, mais aussi à un patrimoine universel, tant matériel qu’immatériel, fait de lieux, de réalisations artistiques aussi bien que de valeurs et d’expressions. La culture religieuse permet donc de mettre en relation signifiante des éléments de la culture première des élèves, dans leur diversité, en s’appuyant sur les témoignages qu’ils souhaitent donner et sur leurs questionnements, sans pour autant pratiquer d’assignation identitaire, avec des éléments de la culture seconde, en opérant une mise à distance de leurs appartenances, une découverte d’autres univers spirituels de sens que celui qu’ils connaissent et, plus largement, d’un riche patrimoine universel.

La culture religieuse est donc un objet de savoirs et de compétences : elle vise la compréhension du monde et de l’humanité dans sa diversité et sa complexité. Pourtant, en tant qu’objet d’apprentissage scolaire, elle suscite de nombreuses critiques et résistances qui témoignent d’un rapport difficile au religieux dans la société québécoise.

3. Critiques et résistances

La culture religieuse, comme objet d’étude à l’école, suscite certaines incompréhensions, voire des remises en question. Certaines d’entre elles précédent l’implantation du programme ECR, alors que d’autres sont plus récentes. Elles émanent de milieux très différents et traduisent soit la difficulté à accepter la pluralité des convictions spirituelles des sociétés contemporaines au nom d’une certaine conception identitaire, que ce soit pour des raisons religieuses ou politiques, soit, au contraire, une critique vive des religions en tant que telles, voire un rejet de celles-ci. Nous nous pencherons ici plus particulièrement sur ces dernières, qui ont été peu analysées jusqu’à présent.

L’Association des parents catholiques du Québec s’est toujours montrée extrêmement critique de tout projet d’enseignement religieux non confessionnel, considérant que l’enseignement religieux à l’école devait uniquement viser la seule transmission de la foi, et que seuls les parents étaient à même de décider de ce qui doit être transmis à leurs enfants en matière d’éducation religieuse. En conséquence, elle a exigé le maintien d’un enseignement confessionnel catholique. Dans la foulée de cette opposition de principe au programme ECR, un groupe de parents catholiques a créé en 2007 la Coalition pour la liberté en éducation (CLÉ) afin de demander le retour des enseignements confessionnels ainsi que le droit d’exempter les enfants du cours d’éthique et culture religieuse. Ce groupe a soutenu légalement deux parents catholiques qui, s’étant vus refuser leur demande d’exemption pour leurs fils, ont intenté une poursuite judiciaire en février 2009 contre la Commission scolaire responsable des écoles où leurs enfants étaient scolarisés. Ce procès résume un certain nombre de critiques formulées à l’encontre du programme ECR selon lesquelles le cours est relativiste, ne rend pas justice à la morale chrétienne, et porte atteinte à la liberté de religion des enfants et des parents. Dans cette perspective, qu’on peut qualifier de communautarienne (Tremblay 2010), l’école est comprise comme le prolongement de la famille et les parents ont le droit d’exiger que leurs enfants reçoivent une éducation conforme à leurs convictions et valeurs propres. Selon certains parents, le programme ECR provoque une rupture du lien entre la famille et les enfants, par la mise en contact avec des jeunes différents, la découverte d’autres univers culturels et religieux, le développement de l’esprit critique, et le questionnement des diverses normes. Pour autant, tant le juge de première instance en 2009 que les juges de la Cour suprême en 2012 ont rejeté l’accusation d’atteinte à la liberté de conscience et de religion formulée par les parents en considérant, au contraire, que « l’exposition précoce des enfants à des réalités autres que celles qu’ils vivent dans leur environnement familial immédiat constitue un état de fait de la vie en société » (S.L. c. Commission scolaire des Chênes, 2012 CSC 7, 5) et qu’il est souhaitable que, dans une société multiculturelle, l’école sensibilise les jeunes à la diversité des convictions.

Cependant, le programme a fait de nouveau l’objet d’accusation de relativisme et d’atteinte à la liberté de religion dans le cadre d’un second procès, s’inscrivant lui aussi dans une perspective communautarienne. Un collège privé confessionnel catholique anglophone, administré par l’ordre des Jésuites, le Loyola High School, a demandé, au printemps 2008, à être exempté du programme ECR au motif qu’il souhaitait enseigner cette matière à partir de son propre programme, qui est de nature confessionnelle, et soutenant que le programme d’éthique et culture religieuse serait empreint de « relativisme moral ». Or, cette fois-ci, tant le jugement de première instance en 2010 que celui de la Cour suprême, rendu en 2015, ont estimé que demander aux enseignants de l’école Loyola de présenter le catholicisme comme une religion parmi d’autres restreignait de façon excessive la liberté de religion des membres de l’établissement scolaire. Aussi l’école a-t-elle été autorisée à enseigner le catholicisme dans une perspective croyante, tout en présentant les autres religions « de manière objective et respectueuse ». Sur un plan pédagogique, la demande qui est faite à un enseignant d’être, au sein d’un même cours, tantôt un catholique engagé, tantôt un enseignant « neutre », témoigne d’une réelle incompréhension de la posture professionnelle d’objectivité et d’impartialité visée par le programme ECR, celle-ci n’étant pas à géométrie variable, selon le bon vouloir de l’enseignant, et relève d’une mission impossible.

Plus largement, ces deux procès, aux conclusions dissemblables, illustrent bien la diversité des lectures qui peuvent être faites du principe de liberté de religion, y compris par des juges qui se sont vus confier la tâche essentielle d’interpréter le sens et la portée réelle de cette loi. Mais ils témoignent également d’un modèle de société où les tribunaux en sont venus à définir les normes du vivre ensemble, au détriment des débats politiques et des négociations collectives entre les acteurs sociaux concernés par ces mêmes lois, et où les droits individuels sont hyper valorisés.

L’approche culturelle des religions est parfois suspectée de nourrir le relativisme, parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un régime de vérité et ne cherche pas à faire valoir la supériorité d’un point de vue sur les autres, en particulier pour des parents ou des écoles qui font du discours confessionnel la seule perspective légitime pour aborder le christianisme.

D’autres préoccupations, également de nature identitaire, mais à connotation plus politique, ont été exprimées. Ces critiques considèrent que le programme ECR a été conçu pour faire la promotion des accommodements raisonnables et du pluralisme, au détriment de la culture nationale québécoise en lui imposant le « logiciel idéologique du multiculturalisme » (Quérin, 2009), multiculturalisme auquel il s’agit d’endoctriner les élèves. L’association du concept de « pluralisme normatif », développé par le philosophe Georges Leroux, à la notion de multiculturalisme est utilisée ici pour justifier la crainte d’une dilution de la culture majoritaire. Or, cette assimilation constitue un raccourci quelque peu simpliste, dont Georges Leroux (2016, 121-122) se défend. Dans sa réflexion philosophique sur le pluralisme, il rappelle que le pluralisme normatif constitue une

position philosophique qui considère en premier lieu que le respect de la pluralité (il existe plus d’une option substantielle et plus d’une culture) et de la diversité (il existe plusieurs options différentes les unes des autres) constitue la condition fondamentale d’une délibération démocratique riche et surtout respectueuse de la réalité sociale. C’est également la position qui considère en conséquence qu’au lieu de rechercher l’effacement des différences et leur dissolution dans une homogénéité illusoire ou dans une entité abstraite totalisante, comme celle que permet une relecture idéalisée du passé ou du pouvoir des majorités, il est préférable d’enrichir la culture commune du débat sur les différences dans le but de construire ensemble un avenir. Le multiculturalisme est au contraire l’adoption d’une politique de soutien aux différences promues pour elles-mêmes, en tant que fondements des communautés soucieuses de leur maintien distinct et pratiquement de leur perpétuation séparée. Le Canada, mosaïque de « nations », promeut concrètement, comme en témoignent de nombreux programmes, un multiculturalisme de ce genre, sans référence à une culture commune poursuivie et indifférente à une éthique partagée autre que celle de la Charte des droits. Par comparaison, le Québec ne cesse de s’inscrire en faux contre cette approche, et promeut plutôt la recherche interculturelle d’une culture commune.

Le programme ERC s’inscrit donc dans une perspective interculturelle bien plus que multiculturelle. Il ne vise pas « l’effacement des différences », mais la reconnaissance de ces dernières. De plus, il faut rappeler l’insistance sur le patrimoine religieux québécois, de fait majoritairement chrétien, dans le programme ECR. Tous les différents thèmes du programme de culture religieuse doivent permettre l’étude du christianisme, en offrant à l’ensemble des élèves, qu’ils soient issus de familles présentes au Québec depuis plusieurs générations ou d’immigration plus récente, la possibilité de connaître et d’apprécier l’héritage du christianisme dans le paysage culturel et national qui est le leur.

D’autres critiques émanent, quant à elles, d’un camp qui se définit comme laïque. Ce dernier souhaite refouler les convictions religieuses et leurs expressions hors de la sphère publique. Sur le plan éducatif, il rejette toute approche culturelle du religieux, celle-ci constituant nécessairement un « endoctrinement » plus ou moins masqué (Baril 2016). Le Mouvement laïque québécois constitue l’un des principaux représentants de ce type de contestations qui dénoncent le programme ECR comme une propagande pro-religieuse visant, dans une logique du complot, à « consolider la présence du catholicisme traditionnel dans le système scolaire québécois » (Poisson 2011, 114), et proposent la suppression du volet culture religieuse du programme, pour ne garder que l’étude des fondements philosophiques de l’éthique.

Dans la mouvance de ce courant anti religieux, de nouvelles critiques sont apparues plus récemment. En se basant sur des analyses de matériel pédagogique d’ECR, elles accusent le volet culture religieuse de faire preuve de sexisme et de fondamentalisme religieux et se font porte-parole d’un certain discours féministe accusateur à l’égard des religions.

Dans une étude du matériel didactique d’ECR du primaire, faite sous l’angle des thèmes des rapports sociaux entre les sexes et des relations entre différents groupes culturels, El-Mabrouk et Sirois (2016) observent qu’il y a moins de femmes que d’hommes dans les images des manuels qu’elles ont sélectionnées et en concluent qu’il s’agit là d’une discrimination religieuse faite à l’égard des femmes. À leurs yeux, les manuels banalisent les pratiques rétrogrades et sexistes des intégristes religieux et favorisent ainsi une représentation stéréotypée, voire conservatrice, des religions. Selon ces deux auteures, les manuels devraient au contraire dénoncer la ségrégation sexuelle pratiquée dans les religions.

De son côté, le Conseil du Statut de la Femme (CSF) avait déjà critiqué en 2011 le volet culture religieuse du programme ECR en l’accusant de porter atteinte à la liberté de conscience des élèves athées ou agnostiques, et en déplorant le fait qu’il ne présentait pas le « caractère discriminatoire » des religions (CSF 2011, 120). Dans un avis plus récent (CSF 2016), il regrette l’absence, dans les manuels d’ECR, d’une remise en question des pratiques sexistes et de la hiérarchie des genres telles qu’elles se manifestent au sein des religions, ainsi que des inégalités dans les pratiques et les doctrines religieuses. Il souligne aussi le manque de dénonciation du caractère sexiste des récits religieux fondateurs et de la marginalisation du rôle des femmes dans l’histoire religieuse.

Le Conseil du Statut de la Femme soutient que les religions contribuent au maintien de pratiques et de représentations inégalitaires et patriarcales et considère que les manuels devraient au contraire dénoncer les violences faites aux femmes. Plus largement, le CSF croit qu’il serait souhaitable de supprimer le volet culture religieuse et plaide pour qu’on le remplace par un cours d’éthique qui intègrerait l’éducation à l’égalité, à la citoyenneté et à la sexualité, avec « des notions sur la violence et la perspective du care ainsi que l’apprentissage de savoirs éthiques et pratiques relatifs aux soins et à la prise en charge des personnes (enfants, personnes vieillissantes, handicapées, etc.) afin que l’école joue un rôle plus actif dans la socialisation égalitaire des garçons et des filles » (CSF 2016, 74).

Or, ces deux études que nous venons d’évoquer (à laquelle pourrait également s’ajouter celle de Baril 2016) contiennent de nombreux problèmes méthodologiques qui amènent à réévaluer la validité et la fiabilité de leurs résultats. Dépourvues de méthodologies rigoureuses, elles mélangent sans distinction dans leur analyse des manuels soumis à un processus d’approbation par le ministère de l’Éducation et des cahiers d’activités pédagogiques qui sont publiés par les maisons d’édition sans être approuvés par le ministère. Et pourtant, les problèmes (réels ou fabriqués) repérés par leurs auteures suffisent, à leurs yeux, à totalement disqualifier le programme lui-même, alors que ces ouvrages proposent leur propre interprétation du programme. De plus, dans le domaine de la recherche sur l’analyse du matériel didactique, que les auteures semblent ignorer, les chercheurs font habituellement preuve d’une grande prudence méthodologique afin d’éviter de construire eux-mêmes une réalité sociale qu’ils souhaitent dénoncer et ainsi, d’orienter leur analyse. Rien n’est plus simple, en effet, que de prendre un extrait de texte ou une image, de le sortir de son contexte, puis de l’interpréter dans le sens que l’on souhaitait au départ lui donner. Or, c’est précisément ce que font de façon répétée les auteures de ces études. Le fait que les biais et les préjugés des auteures ne soient pas pris en compte, encore moins tenus à distance, constitue un réel problème, et les études relèvent plus d’une démarche militante que d’une analyse scientifique rigoureuse. L’alternative proposée par ces critiques est simple, soit faire des manuels des lieux de dénonciation des discours sexistes des religions, réduites à n’être que des vecteurs d’inégalités entre les sexes, soit supprimer tout simplement la culture religieuse des apprentissages scolaires. Or, ces critiques témoignent elles-mêmes souvent d’une grande méconnaissance des religions et proposent parfois des lectures fondamentalistes des textes bibliques, en ignorant tout le travail d’exégèse et d’herméneutique de ces textes et en n’hésitant pas à commettre de nombreux anachronismes. Ainsi, l’histoire d’Abraham et d’Hagar est vue par le CSF comme emblématique d’un récit religieux condamnable qui « euphémise la violence sexuelle subie par une esclave pour satisfaire les besoins de descendance du patriarche » (p. 66), tandis que le récit d’Abraham et de Lot montre que les personnages de la Bible « sont loin de respecter le principe de l’égalité entre les personnes » (Doyon 2016, 82). Les contextes historiques et culturels de ces récits qui en permettent une compréhension, de même que leur dimension symbolique, sont ici totalement ignorés.

Le révisionnisme historique et idéologique qui consiste à juger le passé, vieux parfois de plusieurs milliers d’années, à l’aune de valeurs contemporaines est un exercice qui malheureusement mène tout droit à des anachronismes et à des erreurs de compréhension, comme nous venons de le constater. C’est pourtant ce révisionnisme qui guide bon nombre de commentaires dans les études mentionnées et qui nourrit un regard très critique sur les religions, si ce n’est leur procès. Or, des jugements de valeur ne peuvent se substituer à un examen sérieux de réalités historiques complexes. En effet, les histoires racontées dans la Bible ou dans le Coran par exemple prennent place dans des sociétés patriarcales, bien éloignées des conceptions égalitaires contemporaines. En effet, une certaine vision de la femme dans nombre de religions s’inscrit dans des traditions culturelles misogynes. Pour autant, sont apparus, dans chaque religion, des courants de revalorisation de la place des femmes, certains proposant des réinterprétations des textes fondateurs, par exemple les courants de relecture féministe de la Bible depuis les années 1960.

De plus, les discours que véhiculent ces études témoignent parfois d’une réelle hostilité à l’endroit des religions et d’une condescendance certaine à l’égard des croyants. Ils s’inscrivent dans une lecture évolutionniste, voire positiviste, de l’histoire de l’humanité, en vertu de laquelle la croyance en l’existence de Dieu est inutile, la religion relevant d’une « imposture » (Doyon 2016, 77). Dans cette perspective, la religion ne peut pas être un objet de connaissance, elle doit être dénoncée ou ignorée. Autrement dit, il faudrait substituer à un dogmatisme jugé obsolète un nouveau régime de vérité contemporain qui donne à voir l’inutilité des religions, voire leur malfaisance.

Dans un contexte où l’École est soumise à de nombreuses injonctions sociétales et à l’inflation des « éducations à », les dernières propositions en date étant l’éducation financière ainsi que l’éducation à la sexualité, la place de la culture religieuse, comme espace de découverte et de compréhension de l’humanité, est parfois singulièrement réduite, sinon menacée.

Or, la culture religieuse ouvre sur un au-delà de soi. Elle permet de comprendre que, depuis toujours, l’être humain se pose des questions fondamentales sur ce qu’il est, sur le sens de son existence, sur son destin, et qu’au fil de l’histoire de l’humanité, diverses traditions religieuses et différents courants de pensée, y compris non religieux, ont apporté des pistes de réflexion et de réponse sur la manière de comprendre et de vivre la condition humaine. La culture religieuse, entendue comme culture seconde, permet le décentrement de soi en montrant qu’il existe une pluralité d’expériences religieuses et philosophiques. Loin des tyrannies du présent, elle nous réinscrit dans une histoire commune, comme le rappelait Dumont (1987), en nous invitant à considérer ceux qui nous ont précédés et à nous interroger sur ceux qui nous suivront et ce que nous leur lèguerons, elle nous permet d’élargir nos horizons ici et maintenant, à une époque où il existe un risque de pratiquer l’entre-soi et de privilégier la fréquentation de ceux qui pensent comme nous. Enfin, à travers les très nombreuses oeuvres littéraires et artistiques empreintes de références religieuses, que ce soit sur un mode croyant, critique ou satirique, de façon explicite ou implicite, la culture religieuse nous ouvre au langage symbolique, à la recherche du sens, manifeste ou caché, et plus largement de ce qui nous semble beau et bon.