Corps de l’article

Définir ce qu’est la religion est une entreprise périlleuse. De tout temps, philosophes, sociologues, historiens et anthropologues se sont aventurés sur ce terrain semé d’embûches. Jusqu’à récemment, la littérature juridique est demeurée bien silencieuse sur la question. La définition de la religion ne semblait guère intéresser les juristes, très attachés à proclamer la distinction du droit de la morale et de la religion : « La règle morale tend à la perfection de la personne et à l’épanouissement de sa conscience. La règle religieuse veille au salut de l’être humain dans une rencontre d’amour avec Dieu. Ces perspectives sont assurément bien différentes de celles dans lesquelles se place la règle de droit » (Aubert 2006, 10) ; « La règle de droit n’est ni une règle de salut, ni une loi d’amour : c’est un facteur d’ordre, un régulateur de la vie sociale […] » (Cornu 2007, 23). Le développement d’une science du droit « pure », n’expliquant le droit que par le droit et faisant abstraction de toute idéologie politique, philosophique ou morale (Bergel 2012, 28), a certes participé de cet isolement : « Une véritable science du droit ne saurait se forger sur des telles appréciations subjectives et devait écarter les finalités du droit de ses préoccupations pour préférer se consacrer aux normes observables » (Deumier 2011, 47).

Avec le retour du phénomène religieux, le droit ne pouvait plus faire abstraction des questions liées à la religion. Sous l’influence de la théorie du pluralisme juridique, l’indifférence que les juristes ont pu manifester à cet égard est désormais révolue. Même dans un pays formellement laïque, le droit ne saurait prétendre à une ignorance totale du fait religieux[1]. Ainsi en France, si la République ne reconnait aucun culte, elle les connait tous, en droit, et sur un pied d’égalité (Boyer 2005, 37-49). Une littérature riche et abondante a vu le jour ces dernières décennies en Occident en vue de percer l’influence que la religion exerce dans la sphère juridique[2].

Le discours judiciaire lui-même n’a pu échapper à cette évolution. En raison du développement des droits fondamentaux notamment la liberté de religion, les juges font de plus en plus face à des litiges comportant une dimension religieuse. Le phénomène migratoire a également donné lieu à un contentieux abondant portant sur des institutions étrangères de facture religieuse[3]. La prise en compte d’une règle religieuse par le juge étatique est dorénavant largement admise (Saris 2005 ; Landheer-Cieslak 2007). Cela implique pour le juge la tâche de déterminer ab initio la nature de la norme invoquée, autrement dit son caractère religieux. Au fil du temps, la Cour suprême du Canada a forgé sa propre perception de la religion, notamment dans le cadre des litiges liés à la liberté de religion et à l’interdiction des actes discriminatoires fondés sur les convictions religieuses.

Toutefois, très peu de décisions se hasardent à fixer les critères définitionnels de ce terme. À l’heure actuelle, la jurisprudence la plus notoire demeure celle de la célèbre affaire Syndicat Northcrest c. Amselem[4] en 2004, où la Cour suprême s’est clairement prononcée sur ce qu’on entend par « religion » en tant qu’objet de protection des lois sur les droits fondamentaux canadiennes. Par sa portée large et extensive, la définition retenue a suscité la crainte d’une partie de la doctrine qui dénonçait, notamment à la suite de l’affaire dite du Kirpan[5], une instrumentalisation du droit constitutionnel par la Cour suprême en vue de réaliser un objectif politique, celui de « […] faire du Canada un État fondé sur une version radicale du multiculturalisme » (Tremblay 2009, 213-218). Les décisions rendues depuis lors apportent toutefois des nuances quant à la justesse d’une telle affirmation. Il semble opportun, près de quinze ans après, de revenir sur l’analyse retenue dans l’arrêt Amselem et d’en mesurer les implications à la lumière de la jurisprudence subséquente et du droit comparé.

Rappelons d’emblée que la question en litige était celle de savoir si des copropriétaires juifs avaient le droit d’installer une « souccah[6] » pendant neuf jours chaque année dans leur balcon respectif, afin de se conformer à leurs croyances religieuses. Le Syndicat de l’immeuble s’était opposé à cette pratique au motif que la déclaration de copropriété de l’immeuble (Sanctuaire Mont-Royal) interdit toute construction ou décoration sur les balcons[7]. Pour passer outre cette stipulation, les copropriétaires ont invoqué leur liberté de religion, une sorte d’« objection de conscience » leur permettant de s’exonérer de leur obligation contractuelle (Landheer-Cieslak 2007, 352-353).

L’épilogue de la saga judiciaire est bien connu. En dernier ressort, la Cour suprême a décidé à la majorité que les appelants doivent être autorisés à installer des souccahs pour la durée limitée de la fête religieuse du Souccoth, pourvu qu’ils respectent les normes de sécurité et autant que possible l’esthétique générale de l’immeuble. Cette solution, qui s’inscrit dans la droite ligne de la doctrine des accommodements raisonnables, a fait couler beaucoup d’encre[8]. Nous n’y reviendrons donc pas. Deux aspects ayant moins retenu l’attention des commentateurs méritent toutefois d’être appréhendés dans le cadre nécessairement limité de la présente contribution. D’abord, qu’entend-on par « religion » du point de vue juridique ? Et ensuite, peut-on aménager contractuellement l’exercice d’une croyance religieuse ? Une incursion comparative dans le droit français se révèle particulièrement édifiante à cet égard, dans la mesure où les deux ordres juridiques entretiennent avec la religion des rapports fort différents. Le présent article se veut essentiellement une très brève synthèse des orientations jurisprudentielles sur ces deux points.

1. La nature religieuse d’une conviction ou d’une croyance

Dans le cadre des revendications d’ordre religieux, il importe, de prime abord, de déterminer ce qui constitue une religion et pouvant, par conséquent, bénéficier de la protection conférée par les lois sur les droits et libertés fondamentaux[9]. Le caractère religieux ou pas d’une pratique ou d’une croyance est déterminant en vue de se prévaloir de l’art. 2 (a) de la Charte canadienne. L’examen de l’arrêt Amselem révèle l’ambivalence des critères établis par la jurisprudence canadienne. En l’espèce, les copropriétaires — Juifs orthodoxes — croient en l’obligation pour chacun d’ériger et d’habiter sa propre souccah pendant toute la période que dure cette fête, pour commémorer les 40 années de pérégrinations du peuple d’Israël dans le désert. Ils ont ainsi refusé la mesure d’accommodement proposée par le Syndicat d’installer une souccah commune dans les jardins du Sanctuaire[10]. Le Syndicat a répliqué en sollicitant une injonction d’interdiction permanente et une autorisation de procéder à l’enlèvement des souccahs existantes. L’affaire fera l’objet de multiples recours avant d’être tranchée par la Cour suprême six ans plus tard.

En première instance (à l’automne 1998), l’injonction est accordée au Syndicat[11]. La question de savoir si la religion juive impose à ses adeptes une telle pratique a été amplement discutée. De l’avis de la Cour supérieure, le demandeur est tenu de démontrer que cette pratique est prescrite par les enseignements officiels de sa religion :

[P]our pouvoir invoquer la liberté de religion, il doit exister un rapport entre le droit revendiqué dans la façon de pratiquer sa religion et le contenu obligatoire de l’enseignement religieux sur lequel le droit se fonde. La sincérité de la croyance doit reposer sur l’existence d’un précepte religieux [...] La façon de remplir ses devoirs religieux ne peut relever d’une conception purement subjective du pratiquant sans relation avec l’enseignement religieux portant à la fois sur la croyance et sur la façon de la manifester (rite)[12].

Sur la foi d’un témoignage d’un expert, le rabbin Barry Levy, le juge Rochon de la Cour supérieure a conclu « […] qu’il n’existe aucune obligation religieuse pour le juif pratiquant d’ériger sa propre souccah » et qu’« […] [i]l n’y a aucun commandement prescrivant l’endroit où elle doit être érigée[13] ». En somme, d’après le juge, les pratiques des copropriétaires n’avaient pas de lien rationnel direct avec l’enseignement religieux. Selon cette perception, les obligations religieuses doivent être définies objectivement et sans tenir compte de la croyance personnelle de l’intéressé. Dès lors, les restrictions énoncées dans la déclaration de copropriété n’empêchaient pas les appelants de respecter leurs obligations religieuses. Le judaïsme n’impose pas aux disciples de cette religion l’obligation d’installer leur propre souccah.

Ce jugement a été confirmé en 2002 par la Cour d’appel du Québec qui s’est rangée à l’avis du juge de première instance. Les dispositions quant à l’usage des balcons contenues dans la déclaration de copropriété ne sont pas discriminatoires, étant neutre ne créant aucune distinction quant aux appelants[14]. Au surplus, le juge Dalphond, dans ses motivations, conclut à l’absence de discrimination puisque les appelants n’étaient pas tenus par leur religion d’avoir une souccah sur leur balcon, cela d’autant plus qu’en présence d’un contrat librement consenti, ce droit avait fait l’objet d’une renonciation[15]. De son point de vue, en signant la déclaration de copropriété, les appelants avaient, dans les faits, introduit une restriction à leur droit à la liberté de religion.

La Cour suprême a désapprouvé ce raisonnement. Elle rejette l’utilisation des critères du caractère objectivement religieux et/ou du caractère obligatoire de la croyance ou de la pratique invoquée. Après examen de preuves, la Cour a conclu que les appelants croient sincèrement que le fait d’installer leur propre souccah ou d’y habiter revêt pour eux une importance religieuse. Le refus du Syndicat porte une entrave importante à la jouissance par ces derniers de leur droit à la liberté de religion[16]. D’après l’opinion majoritaire[17] exprimée sous la plume du juge Iacobucci, il sied de considérer la sincérité des croyances dictées à un individu par sa propre conscience et non l’enseignement officiel promulgué par les autorités religieuses de la communauté à laquelle se rattache cet individu[18]. La majorité retient donc un critère basé sur la croyance sincère et conclut à l’existence d’une atteinte importante à la liberté de religion. Pour parvenir à ce résultat, la Cour suprême a dû aborder la définition même du concept de religion :

[39] Pour définir la liberté de religion, il faut d’abord se demander ce que l’on entend par « religion ». Bien qu’il ne soit peut-être pas possible de définir avec précision la notion de religion, une définition générale est utile puisque seules sont protégées par la garantie relative à la liberté de religion les croyances, convictions et pratiques tirant leur source d’une religion, par opposition à celles qui soit possèdent une source séculière ou sociale, soit sont une manifestation de la conscience de l’intéressé. Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle.

La Cour suprême adopte donc une acception extensive de la religion qui repose sur les notions de choix personnel, d’autonomie et de liberté de l’individu, à savoir les croyances et les opinions dictées par la conscience individuelle. Il s’agit d’une conception personnelle et subjective de la religion : L’État n’a pas à s’ingérer « […] dans les croyances intimes et profondes qui régissent la perception que l’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent[19] ». Plus précisément, la religion s’entend comme les pratiques et les croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle[20]. Le requérant n’a pas à faire la preuve que sa conviction est raisonnablement liée à un quelconque dogme religieux ou spirituel partagé ou conforme à la position de représentants religieux[21]. Cette norme subjective de croyance sincère implique selon la Cour que :

[43] […] ceux qui invoquent la liberté de religion ne devraient pas être tenus d’établir la validité objective de leurs croyances en apportant la preuve que d’autres fidèles de la même religion les reconnaissent comme telles, il ne convient pas non plus que les tribunaux se livrent à cette analyse.

Un tel raisonnement permet en effet d’éviter l’enfermement de l’individu dans le groupe religieux et de se voir imposer des lectures données de la religion (Saris 2010, 39-54). La personne qui invoque la liberté de religion n’a pas à démontrer que ses pratiques religieuses reposent sur une doctrine de foi obligatoire. Comme l’examen porte sur ce que l’intéressé considère subjectivement comme étant ses « obligations » religieuses, il ne convient pas d’exiger qu’il produise des opinions d’expert pour établir la validité de sa croyance. Ainsi d’après la Cour suprême,

[49] Si on imposait à une personne l’obligation de prouver que ses pratiques religieuses reposent sur un article de foi obligatoire, laissant ainsi aux juges le soin de déterminer quels sont ces articles de foi obligatoires, les tribunaux seraient obligés de s’ingérer dans des croyances intimes profondes […]

[50] À mon avis, l’État n’est pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir […]. Statuer sur des différends théologiques ou religieux ou sur des questions litigieuses touchant la doctrine religieuse amènerait les tribunaux à s’empêtrer sans justification dans le domaine de la religion.

Toutefois, si les tribunaux ne sont pas habilités à se prononcer sur l’authenticité ou la « validité » d’une pratique ou croyance religieuse, ils sont à même de statuer sur la sincérité de la croyance du demandeur, lorsque cette sincérité est effectivement remise en cause. Le juge vérifie habituellement si la personne mène une vie qui s’articule autour du credo qu’elle affiche. L’examen de la sincérité des croyances est une question de fait qui repose sur divers critères, notamment la crédibilité du témoignage du demandeur et la conformité de la croyance invoquée aux autres pratiques religieuses courantes de celui-ci. Plus particulièrement, « dans l’appréciation de la sincérité, le tribunal doit uniquement s’assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice[22] ». Un tel critère permettrait en effet d’exclure les convictions relevant de la plus pure création personnelle qui doivent être considérées comme « fantaisiste » ou « arbitraires ». Néanmoins, la Cour émet une réserve quant à l’évaluation de la conformité de la prétention aux pratiques antérieures :

[53] […] Il est important de souligner qu’il ne convient pas que le tribunal analyse rigoureusement les pratiques antérieures du demandeur pour décider de la sincérité de ses croyances courantes. Tout comme une personne change au fil des ans, ses croyances peuvent elles aussi changer. De par leur nature même, les croyances religieuses sont fluides et rarement statiques.

Un tel raisonnement a été par la suite repris par la Cour suprême, en 2012, dans l’affaire R. c. N.S.[23]. Victime d’une agression sexuelle, N.S., une musulmane, a indiqué que, pour des motifs religieux, elle souhaitait témoigner en portant le voile intégral (niqab). Elle a admis toutefois avoir enlevé son niqab pour la photo de son permis de conduire, et qu’elle l’enlèverait aussi en cas de besoin pour un contrôle de sécurité à un poste frontalier. Le juge présidant l’enquête préliminaire avait conclu que la conviction religieuse de N.S. n’était « pas tellement forte », lui ordonnant d’enlever son niqab[24]. Suivant la jurisprudence Amselem, la Cour suprême avait à déterminer au préalable si N.S. croit sincèrement que sa religion l’oblige à porter un niqab en présence d’hommes qui ne sont pas des membres de sa famille, et notamment pendant son témoignage. Les juges de la Cour reprochent au juge enquêteur d’avoir conclu que la croyance religieuse de N.S. n’était pas assez « forte », vu qu’elle a enlevé le niqab occasionnellement :

[12] Le juge présidant l’enquête préliminaire n’a pas examiné adéquatement la question de savoir si le refus de N.S. d’enlever son niqab était fondé sur une croyance religieuse sincère […]

[13] Premièrement, la question de savoir si elle a un droit porte sur la sincérité de la croyance plutôt que sur sa force. […], il suffit que la croyance soit sincère pour conclure qu’elle est protégée. Deuxièmement, l’observance irrégulière d’une pratique religieuse peut laisser croire à l’absence d’une croyance sincère, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Il est possible qu’un croyant sincère s’écarte à l’occasion de la pratique, que ses convictions changent au fil du temps ou que ses convictions permettent des exceptions à la pratique dans des cas particuliers. Les écarts antérieurs à la pratique devraient aussi être examinés dans leur contexte ; un témoin ne devrait pas être privé du droit d’invoquer l’al. 2a) [de la Charte] simplement parce qu’il a fait ce qui semblait être un compromis dans le passé pour participer à un aspect de la vie en société.

[29] Si le port du niqab ne présente pas de risque sérieux pour l’équité du procès, le témoin qui souhaite le porter pour des motifs religieux sincères peut le faire.

Il en résulte qu’aux fins de l’examen, c’est la sincérité de la croyance et non pas sa validité ni sa force qui doit être prise en considération. Cette grille d’analyse est constamment mise en oeuvre par les tribunaux au Québec. Ainsi, dans l’affaire Gabriel c. Directeur de l’état civil[25] la Cour supérieure accueille la demande d’une femme mariée qui réclame le droit de porter le nom de son mari pour motif religieux par dérogation à l’art. 393 C.c.Q.[26]. À la lumière du témoignage crédible et articulé de la requérante, le juge conclut à la sincérité de croyance religieuse, cela d’autant plus que « […] la requérante a démontré que sa demande n’est ni un caprice, ni une fantaisie[27] » :

[49] La requérante explique la croyance liée à sa religion et le fait qu’elle requiert une conduite particulière. Elle précise en quoi et pourquoi cette conduite particulière est de nature à créer un lien personnel avec le divin ou avec l’objet de sa foi spirituelle.

[51] Elle témoigne des souffrances physiques et psychologiques que lui cause le fait de ne pas être en mesure d’utiliser le même patronyme que son conjoint, en toutes circonstances et notamment dans son milieu de travail.

références omises

En somme, pour le juge canadien, la religion est une réalité intime liée à la conscience individuelle. Elle est, en d’autres termes, le fruit d’une construction personnelle. Celui qui invoque la liberté de religion doit démontrer, primo une conduite qui traduit un lien personnel avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle et secundo que sa croyance est sincère. Un « expert » ou une autorité en droit religieux ne saurait remplacer l’affirmation par l’intéressé de ses croyances religieuses. La notion de religion ne doit pas être déterminée du point de vue de la « majorité » ou du « courant dominant » d’une société. Dans cette optique, il est même loisible de se demander, à l’instar de certains auteurs (Landheer-Cieslak 2007, 257), s’il n’est pas possible, au Canada, de former, seul, une religion.

Une telle approche rime avec celle adoptée par la Cour suprême des États-Unis (voir Tribe 1978, 1181), mais diverge sensiblement de celle prévalant en France. Du point de vue français, « une religion peut se définir par la coïncidence de deux éléments, un élément objectif, l’existence d’une communauté même réduite et un élément subjectif, une foi commune[28] ». Comme l’affirme le doyen Carbonnier, le juge « doit enregistrer la présence d’une religion dès qu’il constate qu’à l’élément subjectif qu’est la foi se réunit l’élément objectif d’une communauté, si petite soit-elle » (Carbonnier 1969, 366). Une telle analyse traduit une approche communautaire et institutionnelle de la religion. La liberté religieuse est en principe une liberté qui s’exerce au sein d’une communauté de croyants (Landheer-Cieslak 2007, 255). Ainsi, la religion revêt nécessairement une dimension collective qui se caractérise par l’adhésion de l’individu à une communauté avec laquelle il partage des croyances, des rites, des traditions. Pour apprécier si une conviction donnée est une religion, le juge français tient compte des croyances et pratiques de la communauté d’appartenance, notamment exprimées par les autorités religieuses. Par conséquent, pour être qualifiées de religieuses, les convictions d’un individu ont besoin d’être prouvées ou attestées par une communauté de croyants préexistante.

Au surplus, la jurisprudence française n’hésite pas à se prononcer sur le caractère « raisonnable » d’une croyance et à porter une appréciation en considérant le sentiment de la majorité, d’où l’existence des « sectes »[29]. La Loi du 12 juin 2001[30] définit « le mouvement sectaire » comme « […] une personne morale, quelle qu’en soit la forme juridique ou l’objet, qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique et physique des personnes qui participent à ces activités ». De manière générale, le juge français manifeste une attitude de défiance à l’égard des sectes. L’appartenance à une secte laisse donc présumer une « anormalité religieuse » (Forey 2007, 182). Par exemple, à l’égard des raëliens, la Cour de cassation a pu relever que ceux-ci constituaient « […] un mouvement qualifié de secte selon certains et prônant sur l’éducation, sur la religion, sur l’égalité des êtres humains, sur les manipulations génétiques, des positions contestables et susceptibles de heurter la conscience d’une majorité de personnes[31] ». Concernant l’Église de scientologie, le Conseil d’État français a pu estimer « […] qu’eu égard aux risques que peuvent présenter, notamment pour les jeunes, les pratiques de certains groupements communément appelés « sectes », et alors même que certains de ces mouvements prétendent poursuivre également un but religieux », l’État peut légalement participer financièrement à l’information du public concerné sur les pratiques dont il s’agit[32]. Dans la même veine, certains jugements s’efforcent de distinguer les sectes des religions, les premières étant considérées comme des « mouvements pseudo-religieux ». La Cour d’appel de Paris avait ainsi estimé que « […] la discrimination religieuse suppose l’appartenance vraie ou supposée à une religion. En l’occurrence, l’Église de scientologie ne présente pas de caractère religieux. Elle a en effet été présentée comme étant une secte par un rapport de l’Assemblée nationale et la notion de secte est exclusive de celle de religion[33] ».

Ce point diverge sensiblement de l’approche canadienne où « […] un tribunal n’est pas en mesure de mettre en question la validité d’une croyance religieuse, même si peu de gens partagent cette croyance[34] ». Tant les religions « traditionnelles » historiquement établies que les nouvelles religions sont visées par cette protection. D’ailleurs, « […] ce qui subsiste des sectes n’est pas d’une autre substance que ce que l’on appelle religion. Il s’agit toujours de relier collectivement les hommes aux dieux par des croyances (liberté d’opinion) et par des cultes (certaines formes de liberté d’expression) » (Gaudemet 2009, 237). Reste à savoir si la protection conférée à ces croyances et cultes peut parfois céder devant la force obligatoire du contrat. C’est là où réside le deuxième apport de l’arrêt Amselem.

2. L’aménagement contractuel de l’exercice d’une croyance religieuse

Dans l’affaire Amselem, la Cour suprême du Canada a abordé la question de savoir si on peut renoncer par convention à une pratique qu’on considère comme obligatoire d’après sa foi. Nous avons observé que la Cour d’appel avait estimé qu’en acceptant de signer la déclaration de copropriété, les appelants auraient, dans les faits, renoncé à leur droit à la liberté de religion. La Cour suprême refuse de souscrire à ce raisonnement pour plusieurs raisons. La Cour admet d’abord que la question de savoir si quelqu’un peut renoncer à un droit fondamental, telle la liberté de religion, soulève encore des interrogations[35]. Même à supposer que cela soit théoriquement possible, la clause en l’occurrence ne visait pas clairement l’interdiction des souccahs et n’était pas réellement libre puisqu’elle n’a pas été librement négociée :

[96] De par sa nature même, la renonciation à un droit doit pour être valable avoir un caractère volontaire et avoir été exprimée librement et en pleine connaissance de ses conséquences et effets véritables [...].

[98] Dans les circonstances du présent pourvoi, les appelants n’avaient pas d’autre choix que de signer la déclaration de copropriété s’ils voulaient habiter au Sanctuaire […]. Ce serait un geste à la fois indélicat et moralement répugnant que de suggérer que les appelants aillent tout simplement vivre ailleurs s’ils ne sont pas d’accord avec la clause restreignant leur droit à la liberté de religion […]. À mon avis, comme les appelants n’avaient pas réellement de choix, il serait erroné de conclure qu’ils ont valablement et volontairement renoncé à leur droit à la liberté de religion.

[100] Il est permis de penser que la décision de renoncer à un droit fondamental comme la liberté de religion — à supposer qu’il soit même possible de le faire — doit non seulement être volontaire, mais doit aussi être formulée en termes clairs, précis et explicites. […] une interdiction générale prohibant toute construction, interdiction comme celle prévue par la déclaration de copropriété, serait-elle insuffisante pour justifier un tribunal de conclure à l’existence d’une renonciation.

La renonciation est un acte abdicatif par lequel une personne abandonne volontairement un droit dont elle est titulaire (Reid 2015, 543). En d’autres termes, l’acte emporte nécessairement l’extinction d’un droit. En l’espèce, à bien y regarder, il s’agit moins d’une renonciation à un droit fondamental que d’un aménagement de son exercice. En effet, comme cela a été souligné par certains auteurs (Moore 2009a, 53-54 ; Landheer-Cieslak 2012, 101-102), il est possible d’aménager, dans un cadre contractuel, l’exercice d’un droit, en prévoyant, à certaines conditions, des limites à son expression dans l’espace et dans le temps. Afin de produire des effets juridiques, de telles limitations doivent être claires, non équivoques, et librement consenties, comme le précise le juge Iacobucci. Toute potentielle atteinte à la protection des convictions religieuses devrait donc être évaluée à la lumière de ces conditions. Le fait que la restriction ait été implicitement incluse dans un contrat d’adhésion et non dans un contrat individuel fait en sorte qu’elle ne soit pas valide (Moore 2009a, 54). En définitive, les appelants ont été autorisés à installer une souccah sur leur balcon respectif uniquement pendant la période correspondant à la fête du Souccoth (une semaine), dans la mesure où la structure laisse un passage suffisant pouvant servir de voie d’évacuation en cas d’urgence et s’intègre le plus possible avec l’apparence générale de l’immeuble.

Ici encore, la position de la jurisprudence canadienne se trouve diamétralement opposée à celle des juridictions françaises. En 2006, la Cour de cassation a décidé, dans une affaire dont le contexte factuel ressemble fort curieusement à celle d’Amselem[36], que les copropriétaires de confession juive sont tenus de respecter leurs obligations contractuelles découlant d’une déclaration de copropriété et leur a ainsi interdit d’installer des « souccahs » :

[Ayant] relevé que la cabane faisait partie des ouvrages prohibés par ce règlement et portait atteinte à l’harmonie générale de l’immeuble puisqu’elle était visible de la rue, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, en a exactement déduit que l’assemblée générale était fondée à mandater son syndic pour agir en justice en vue de l’enlèvement de ces objets ou constructions[37].

La Cour de cassation approuve ainsi les juges du fond d’avoir « […] retenu à bon droit que la liberté religieuse, pour fondamentale qu’elle soit, ne pouvait avoir pour effet de rendre licites les violations des dispositions d’un règlement de copropriété[38] ». Pareil raisonnement avait déjà prévalu en 2002 dans le cadre d’une affaire connue sous le nom « affaire du digicode »[39]. En l’espèce, un syndicat de copropriété avait fait installer un digicode à l’entrée de l’immeuble en remplacement d’une serrure conventionnelle. Des locataires juifs ont, en vain, exigé de leur locateur qu’il remplace le digicode d’entrée par une serrure mécanique, en vue de se conformer à l’obligation religieuse de n’utiliser aucun système électrique durant le Sabbat. Ils ont été déboutés de leur demande car d’après la Cour de cassation « […] les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n’entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique[40] ».

Dans cette perspective, la force obligatoire du contrat prévaut donc sur la liberté de religion. Les pratiques dictées par les convictions religieuses ne peuvent être accommodées, à moins d’être intégrées au contrat (Mestre 2003, 290). Ainsi, si au Canada on protège la religion contre les atteintes contractuelles, à tout le moins en l’absence d’une expression claire des parties, le droit français reconnait un principe de « laïcité contractuelle », laissant ainsi aux parties le soin d’intégrer la religion dans la sphère contractuelle afin de la protéger (Moore 2009b, 506).

C’est dans ce contexte que se pose la délicate question de la validité d’une convention restreignant une pratique dictée par les convictions religieuses de l’individu. Peut-on invoquer la liberté de religion pour écarter une clause contractuelle au motif que celle-ci entrave la pratique religieuse ? À cet égard, la jurisprudence canadienne et québécoise n’est pas clairement fixée (Jobin 2007, 33-47 ; Moore 2009b, 493s). Si en vertu de l’arrêt Amselem la liberté de religion semble l’emporter sur les obligations contractuelles du moins lorsque celles-ci rêvent un caractère trop général, la jurisprudence ultérieure apporte une nuance importante. La validité et la force obligatoire d’une stipulation contractuelle ont été affirmées en 2007 par la Cour suprême dans l’affaire Bruker c. Marcovitz[41] et cela en dépit de la liberté de religion (Langevin et al. 2008, 655-708 ; Bosset et Eid 2007, 512-535).

En l’espèce, Monsieur et Madame, tous les deux de confession juive, divorcent en 1981 après douze ans de mariage. Dans l’entente ayant pour objet les différents éléments du divorce homologuée par le tribunal, les parties s’engagent inter alia à se présenter devant le tribunal rabbinique (Beth Din) afin que Monsieur remette à Madame le guet (get), c’est-à-dire le divorce religieux juif. Rappelons que, selon le droit talmudique, l’époux seul a le droit d’accorder le guet et la non-remise de celui-ci empêche la femme de se remarier religieusement, toute relation subséquente par elle étant considérée comme adultère dont les enfants éventuels sont réputés illégitimes mamzerims (Dahan 2016, 97-98). Nul ne peut obliger l’époux à remettre le guet. L’acte doit être réalisé librement et sans contrainte sous peine d’invalider le divorce (Atlan 2002, 68). Le guet forcé ne dissoudrait pas les liens du mariage et serait ainsi invalide (Dahan 2016, 105). Durant quinze ans, M. Marcovitz refuse de se présenter devant l’instance religieuse pour la remise du guet. Madame Bruker introduit une action en dommages-intérêts pour le préjudice subi par le non-respect de ses engagements par Monsieur. Suivant les enseignements de l’affaire Amselem, la Cour d’appel avait refusé d’en sanctionner l’inexécution, car cela revient à s’ériger en arbitre des dogmes religieux[42]. Le principe de non-immixtion de l’État dans les dogmes religieux empêche en principe les tribunaux étatiques de statuer sur des engagements à caractère purement religieux et de les sanctionner[43]. Plus précisément, « […] les tribunaux n’examineront pas le bienfondé d’un principe religieux ; les questions de cette nature ne sont pas justiciables »[44].

Néanmoins, la Cour suprême, dans un jugement majoritaire, a fini par accéder à la demande de l’ex-épouse. Pour reconnaitre la validité de la clause par laquelle M. Marcovitz s’engage à se présenter devant le tribunal religieux[45], les motivations des juges majoritaires reposent sur deux principaux arguments. En premier lieu, les hauts magistrats remettent en cause la sincérité de la croyance religieuse du Monsieur. Son refus d’accorder le guet était fondé moins sur une conviction religieuse que sur le fait qu’il était fâché contre son ex-conjointe[46]. Dans le cas du guet, sous couvert religieux, l’ex-mari peut certes dissimuler des motifs moins avouables, soit l’intention de nuire ou d’obtenir des concessions de la part de son ex-épouse. C’est la raison pour laquelle, depuis 1990, l’art. 21.1 de la Loi sur le divorce[47] permet à un tribunal de rejeter toute demande ou procédure du conjoint tant que celui-ci n’aura pas consenti à lever les obstacles au remariage religieux de son ex-conjoint (Al-Dabbagh 2016, 65 et 86-87). En l’espèce, M. Marcovitz n’a pas fait preuve d’une croyance religieuse sincère pour ne pas exécuter son obligation contractuelle : les faits démontrent au contraire que son refus était lié à l’acrimonie qui existait entre les époux plutôt qu’à des motifs religieux[48].

En second lieu, la Cour admet la prise en considération par les tribunaux étatiques de questions à caractère religieux dès lors que celles-ci sont incorporées dans un contrat de nature civile[49]. En signant l’entente, M. Marcovitz a, par sa volonté, incorporé des règles de nature religieuse dans le champ d’un contrat valide civilement. Contrairement à l’affaire Amselem, l’entente ici a été formulée en des termes clairs et précis et homologuée par le tribunal. La juge Abella, exprimant pour la majorité, souligne ainsi :

[51] Je ne considère pas l’aspect religieux de l’obligation contenue au paragraphe 12 de l’entente comme un obstacle à sa validité civile. Certes, une personne ne peut être forcée à exécuter une obligation morale, mais le Code civil n’empêche nullement une personne de transformer ses obligations morales en obligations juridiquement valides et exécutoires. Le devoir de faire la charité, par exemple, pourrait être qualifié d’obligation morale et, par conséquent, juridiquement non exécutoire. Mais si une personne s’engage par contrat envers un organisme de charité à faire un don, l’obligation peut très bien devenir une obligation valide et exécutoire si elle satisfait aux exigences du C.c.Q. relatives à la formation du contrat. Dans ce cas, l’obligation morale est transformée en une obligation civile exécutoire en justice.

Ainsi, « […] ce n’est pas parce qu’une obligation est de nature ontologiquement morale ou religieuse qu’elle ne peut pas être intégrée dans le droit » (Moore 2009b, 516). Cela étant, l’engagement pris par M. Marcovitz peut s’analyser en restriction volontaire à l’exercice de sa liberté de ne pas consentir au guet. À l’opposé de l’affaire Amselem, la renonciation serait cette fois issue d’un contrat individuel dûment négocié avec une clause formulée en termes « clairs, précis et explicites » (Moore 2009b, 526). L’intérêt pour le public « d’assurer le respect des obligations contractuelles valides et exécutoires [compte] parmi […] les valeurs qui l’emportent sur la prétention de M. Marcovitz selon laquelle l’exécution de l’engagement pris au par. 12 de l’entente pourrait restreindre sa liberté de religion »[50]. Dès lors, en n’exécutant pas son engagement, à savoir la remise du guet devant le tribunal rabbinique après le jugement de divorce civil, M. Marcovitz a engagé sa responsabilité contractuelle à l’égard de Mme Bruker justifiant que cette dernière puisse recevoir des dommages-intérêts en raison de ce manquement.

Conclusion

Définir la religion d’une manière exhaustive et définitive paraît impossible. Celle-ci peut prendre la forme de croyances les plus diverses au sujet de l’existence d’un Dieu ou d’un être suprême ou du destin spirituel de l’humanité et se manifester dans la manière de vivre et l’activité du croyant par le respect de certaines pratiques, telles que des jours fériés, un régime alimentaire particulier, ou encore le mariage (Saris 2010, 39-51). Dans des sociétés comme le Québec et le Canada où les croyances religieuses se sont fortement diversifiées, on comprendra mieux la réticence des juges à dégager une définition « englobante » du concept de religion. « [L]e terme « religion » est une catégorie abstraite susceptible de recouvrir une multitude de réalités différentes […] [C’est un] véritable serpent de mer sociologique » (Duvert 1996, 737, 739-740). Les Hauts magistrats canadiens nous proposent toutefois un double critère épistémologique fondé sur une norme subjective, la croyance sincère, tout en s’abstenant de contrôler le contenu du dogme religieux invoqué ou de porter des jugements de valeur intrinsèque sur les convictions individuelles et les pratiques y étant rattachées. Il s’ensuit que pour déterminer si une conviction donnée peut être qualifiée de religieuse, il n’est nullement exigé de prouver l’existence objective d’un dogme religieux quelconque sur lequel serait fondée cette conviction.

À ce propos, certains auteurs déplorent une sorte de démission des juges canadiens quant à l’évaluation des « convictions religieuses », en y voyant un cas où « les décideurs se refusent à décider » (Lampron 2010, 743, 756). Toutefois, nous avons pu remarquer qu’une telle évaluation, habituellement opérée en France, est extrêmement périlleuse car elle conduirait à s’engager dans des controverses théologiques qu’il n’appartient pas au juge de trancher (Forey 2007, 61). Tenu au respect de la neutralité, le juge ne peut porter un jugement de valeur sur une religion, quelle qu’elle soit. Néanmoins, les tribunaux sont, croyons-nous, tout à fait outillés pour repousser les prétentions « fantaisistes » ou qui ne revêtent pas un caractère sincère[51]. Le double critère retenu par la Cour suprême laisse en principe aux juges une certaine latitude quant à l’appréciation de la sincérité de la conviction faisant l’objet de l’examen. Par ailleurs, même si elles peuvent prima facie bénéficier de la protection de la Charte, nombreuses sont les pratiques qui finiront par y être exclues dès lors qu’elles impliquent un aspect attentatoire à un autre droit ou liberté fondamental.

La Charte ou les lois en matière de droits de la personne ne protègent pas nécessairement tout ce qui est relié à une croyance sincère. Rappelons que la Cour suprême du Canada a, à maintes reprises, réaffirmé qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les droits fondamentaux en droit canadien[52]. Pour encadrer la liberté de religion, les tribunaux sont tenus d’opérer une appréciation in concreto à la lumière de la spécificité des faits de chaque cas. L’équilibre entre les droits en conflit demeure toutefois « un exercice complexe, nuancé, tributaire des faits propres à chaque espèce », comme le rappelle la Cour suprême dans Bruker c. Marcovitz[53].

La démarche retenue au Canada depuis plus soixante ans pour régler les conflits susceptibles d’opposer la liberté de religion à d’autres valeurs consiste à respecter la conviction religieuse de l’intéressé et à trouver, autant que possible, des mesures d’accommodement. On a demandé aux employeurs de modifier les pratiques en milieu de travail afin de respecter les croyances religieuses des employés[54]. Les écoles, les villes, les législatures et d’autres institutions ont fait de même[55]. Une telle jurisprudence peut laisser penser qu’il « existe actuellement une hiérarchie juridique favorisant la protection des convictions religieuses au sein de l’ensemble des droits fondamentaux canadiens » (Lampron 2012, 44). Toutefois, les arrêts les plus récents ont apporté des nuances importantes dans la mesure où la Cour suprême s’emploie à restreindre la portée de la protection conférée à la liberté de religion (Woehrling 2011, 7).

Quelques exemples en témoignent. Dans une affaire de 2009, la Cour suprême a déclaré valide une loi provinciale exigeant qu’une photographie apparaisse sur le permis de conduire automobile, rejetant ainsi au nom de l’intérêt public l’argument formulé par la communauté huttérite selon lequel cette exigence allait à l’encontre de croyances religieuses sincères de ses membres[56]. Quelques années plus tard, la Cour confirmera la légalité du refus d’une commission scolaire d’exempter des élèves catholiques du cours québécois d’éthique et de culture religieuse. Selon la Cour, le relativisme dont était censément porteur ce cours ne constitue pas une violation sérieuse à la liberté de religion et de conscience des parents[57]. Dans l’affaire N.S. susmentionnée, le juge de première instance refusa finalement en 2013, au nom de l’équité de procès, de laisser madame témoigner à visage couvert. Dans l’affaire Bruker[58], la Cour a rejeté une défense du mari fondée sur la liberté de religion admettant ainsi le droit de l’épouse juive d’obtenir réparation en cas du refus de son mari de lui avoir accordé le guet. Dans la même veine, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a refusé dans un arrêt l’argument fondé sur la religion formulé par deux ex-chefs d’une communauté locale mormone en vue d’écarter la criminalisation de la polygamie[59]. La Cour en vient à la conclusion que l’article 293 du Code criminel constitue une atteinte minimale à la liberté de religion justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique (voir Koussens et al. 2016, 133s).

Dans le même ordre d’idées, le récent arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Law Society of British Columbia c. Trinity Western University de 2018, démontre bien que la protection des convictions religieuses ne saurait prétendre à une quelconque prépondérance. En l’espèce, Trinity Western University, un établissement d’enseignement postsecondaire chrétien évangélique, souhaitait ouvrir une faculté de droit exigeant que ses étudiants et les membres de son corps professoral adhèrent à un code de conduite fondé sur des croyances religieuses, le Community Covenant Agreement (Covenant), qui interdit toute « intimité sexuelle qui viole le caractère sacré du mariage entre un homme et une femme ». D’après la Cour suprême,

[l]a liberté de religion protège les droits des fidèles d’avoir des croyances et de les exprimer au moyen de pratiques tant individuelles que collectives. Cependant, lorsqu’une pratique religieuse a une incidence sur autrui, on peut en tenir compte à l’étape de la mise en balance. En l’espèce, le Covenant obligatoire a pour effet de limiter la conduite d’autrui. La décision de la LSBC permet de prévenir le risque que soit causé un préjudice important aux personnes LGBTQ […][60]

Cela étant, les décisions de la Cour suprême sont en effet loin d’établir une hiérarchie des droits au sommet de laquelle se trouve la liberté de religion. À maintes reprises, la Cour refuse l’argument fondé sur la religion lorsque celui-ci est inconciliable avec la sécurité publique, la neutralité religieuse de l’État ou l’égalité des genres. Les magistrats appliquent un test de justification et de proportionnalité à chaque cas d’espèce[61]. Il en ressort qu’invoquer une croyance sincère ne donne pas « carte blanche » et n’autorise pas l’intéressé d’être systématiquement exempté d’une obligation légale ou conventionnelle au nom de sa religion. La jurisprudence refuse de considérer le seul fait que l’acte soit motivé par la religion comme suffisant pour le faire entrer dans le champ de protection des lois sur les droits fondamentaux au Canada. La démarche se fait au cas par cas et il convient de se garder d’attribuer une quelconque primauté à la religion en la matière (Brunelle 2008, 75s). La jurisprudence constante nous enseigne que la liberté de religion n’est pas absolue et que ce n’est pas toute entrave à son exercice qui soit susceptible d’être prohibée[62]. L’art. 2(a) de la Charte canadienne n’interdit que les entraves ou obstacles à une pratique religieuse qui ne sont pas négligeables et insignifiants.

En définitive, la liberté de religion — comme tous les droits et libertés d’ailleurs — comporte des limites (Robert et Bernatchez 2010, 556). La protection des croyances religieuses ne devrait pas avoir d’incidence sur l’exercice des droits fondamentaux d’autrui ni porter atteinte à la sécurité, à l’ordre, à la santé ou aux moeurs publiques[63]. La nécessité de prendre en compte les croyances religieuses sincères et de les mettre en balance avec d’autres intérêts est profondément enracinée en droit canadien. En matière religieuse, plutôt que la voie de l’intervention législative qui pourrait être source de controverse idéologique et politique, c’est celle d’un compromis pragmatique (ajustements) au cas par cas qui devra être privilégiée. Cette tradition nous sert bien depuis plus d’un demi-siècle, pour reprendre les termes de la Cour suprême[64]. S’en écarter aurait pour effet d’engager le droit dans une nouvelle voie parsemée de virages et de détours inconnus.