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1. La question

Poser la question du caractère comparable de la religion en tant qu’historien des religions équivaut à s’interroger sur le statut de la discipline et, de toute évidence, sur les éléments — parlera-t-on encore d’universaux ? — susceptibles de fonder l’opération de comparaison.

Pour le dire avec les termes de la linguistique de John L. Austin, sur le plan locutoire notre question est une interrogation réelle qui n’a rien de rhétorique, car la réponse ne va pas de soi et ne peut être donnée que dans les limites d’une perspective définie, dans notre cas historienne. Sur le plan illocutoire, la question se propose d’alimenter une réflexion plus générale — encore qu’embryonnaire, à ce stade — sur la possibilité d’étudier un objet conceptuel tel que la religion en modérant l’exclusivisme théorique qui finit toujours par compartimenter la recherche selon des modèles spécifiques, habituellement incompatibles entre eux. Il convient sans doute de mentionner à ce propos l’image des cercles magiques s’excluant réciproquement, proposés par Bourdieu quand il parle de l’inconciliabilité des théories entre elles[1]. Enfin, pour tout dire, l’effet espéré de ces quelques propos se situe dans leur impact perlocutoire : il s’agit de susciter une attitude d’ouverture à la dissonance des modèles, ainsi qu’un intérêt plus constructif face à la variété contradictoire des positions. On indiquera dans les théories de la complexité une voie de sortie possible à l’impasse représentée par la dichotomie entre approches opposées : positivisme et herméneutique, idiographie et nomothétisme, réductionnisme et holisme[2], structuralisme et interactionnisme, jusque dans la querelle plus spécifique entre fonctionnalisme et intentionnalisme (à propos de la question de la Solution finale de la question juive). On voudra éviter la liquidation quelque peu hâtive et radicale des thèses opposées au nom d’une cohérence tout artificielle et simpliste, par exemple quand il s’agit des thèses d’un passé « colonial » positiviste transitant par l’abattoir d’une déconstruction radicale postmoderne qui, dans ses excès, tend à parfois à l’iconoclastie. Il est alors évident qu’une prise de conscience du caractère complexe et conditionné, voire politique, des catégories conceptuelles que l’on utilise dans notre travail ne devrait pas — c’est là la position qui est exprimée en ces quelques pages — aboutir au rejet pur et simple de celles-ci, et ce, qu’il s’agisse de la « religion », du « rituel »[3] ou d’autres taxons similaires (voir, par exemple : Cantwell Smith 1963, Asad 1993, McCutcheon 1997, Fitzgerald 2000). D’autre part, le décloisonnement des approches théoriques n’est pas — il faut le dire — chose simple, car la logique contraignante de chaque modèle constitue un obstacle sérieux au dialogue avec les autres. Si l’on suit le principe aristotélicien de non-contradiction, les incompatibilités logiques surgissent aussitôt : comment maintenir une conception de la religion comme rencontre avec un Sacré bien réel et en même temps la réduire à un sous-produit des mécanismes cognitifs subconscients enfouis dans l’intellect humain ? Et si elle est le produit d’une dynamique psychologique individuelle, comment alors l’expliquer comme une création essentiellement collective ? Est-elle la manifestation d’une structure profonde et intemporelle de l’esprit humain ou l’aboutissement d’un processus de stratification historique ? Trouve-t-elle sa causalité profonde dans le diachronique ou dans le synchronique ? Et ainsi de suite.

Face à cette discordance irrévocable est-il encore possible d’aborder le phénomène avec des catégories raisonnablement partagées sans pour autant escamoter l’irréconciliabilité des approches par le biais d’un irénisme épistémologique naïf et ambigu ? C’est la question sous-jacente à celle de la religion comme objet historique comparable.

Par ailleurs, les effets du tournant linguistique sur l’histoire comme discipline (Delacroix 2010) nous obligent aussi à préciser de quelle manière nous utilisons les mots propres à notre champ disciplinaire. Le mot « religion », par exemple (à ce sujet, on ne saurait trop insister sur l’utilité de Gisel et Tétaz 2002, p. 13-14). Faute de pouvoir traiter en ce lieu de la question ardue de la définition des concepts, on se limitera à dire que nous utilisons ceux-ci comme instruments heuristiques toujours provisoires et pourtant significatifs. Pour travailler à ce niveau d’abstraction il est utile de prendre exemple des gerris, ces insectes extraordinaires qui peuvent marcher sur l’eau en s’y maintenant légers au point d’être soutenus par la tension superficielle de celle-ci. Les concepts, en tant que mots, participent du « jeu du langage » — selon l’expression de Wittgenstein — et ne peuvent donc être soustraits à ce jeu sans produire de graves paradoxes, et disparaître ainsi sous la surface de l’eau. Un mot n’est soutenu que par la tension superficielle du langage dans lequel il est inséré, un concept ne peut flotter sur l’insondable complexité de l’univers qu’en restant léger au point de n’être soutenu que par l’irréductible factualité du réel[4]. Cette légèreté, il la conserve en maintenant sa nature métaphorique, sa qualité de modèle servant — par une simplification sélective nécessaire — à décrire le réel. C’est un peu le rôle qu’exercent — selon certains théoriciens de la complexité — les mathématiques dans les sciences dures[5]. Essentialiser le concept équivaut assurément à l’alourdir et à le faire couler, et pourtant le rejeter en tant que création irrémédiablement conditionnée signifie renoncer à traverser l’étendue d’eau qui s’ouvre à de nouveaux horizons. Mais qu’est-ce donc ce langage dans lequel est inséré le mot ? Quel est son rapport avec la réalité ? Et d’où vient-il ? Il n’existe pas de réponse simple à cette question, et le nominalisme n’a certainement pas réglé tous les problèmes liés à notre appréhension de la réalité (la présentation de Jean Grondin à cet égard est inspirante : Grondin 2009, p. 9-13).

Certes, la contextualisation de toute notion abstraite utilisée pour réfléchir aux problèmes humains est un principe de base incontournable (Koselleck 1997, 1997b), mais affirmer que la religion n’existe qu’en Occident parce que le mot/concept est d’origine latine tiendrait à la fois — paradoxalement — du truisme et de la simplification abusive. C’est un truisme parce qu’il est désormais évident à tous qu’il s’agit d’une catégorie culturellement conditionnée ; c’est une simplification parce que, s’il était vrai que nous étions enfermés dans des systèmes de langage et de pensée clos, aucune traduction conceptuelle ne serait alors possible, à commencer par celle de tous les autres mots-clés — et ils sont très nombreux — que nous utilisons habituellement dans les sciences des religions, et ce, même dans les domaines les plus spécialisés. Dans celui qui nous est propre, le terme de « monachisme » en est un (Vecoli 2018), et il est effectivement justifié de se demander sur quelle base il est légitime de parler d’un « moine » bouddhiste en usant d’un mot qui est la traduction du terme grec diffusé au ive siècle pour désigner les ascètes solitaires chrétiens. Ou de concevoir — comme on le faisait encore il y a vingt ans — l’idée d’un « monachisme pur » qui résulterait d’une opération de comparaison entre ses différentes manifestations dans le monde[6]. En anticipant et simplifiant quelque peu la réponse de l’historien des religions, on dira que la base de la comparaison — le tertium comparationis ultime de toute triangulation — réside en l’histoire commune de l’humanité. Cette réponse, cependant, ne favorisera sans doute pas le raffinement de concepts « purs », mais tout au plus, et dans certains cas seulement, l’élaboration d’idéaltypes provisoires.

2. Histoire des religions aujourd’hui

Il est maintenant nécessaire de souligner trois aspects importants de l’histoire des religions dans la situation actuelle des études. Le premier a été mis en exergue maintes fois, mais il convient de revenir sur ce point : il s’agit d’une science qui se fonde sur un projet interdisciplinaire. Le deuxième aspect concerne la posture épistémologique de celui qui la pratique. On se doit aussi d’ajouter, en troisième lieu, qu’aujourd’hui cette entreprise intellectuelle rencontre plusieurs difficultés.

En premier lieu, nous avons défini l’histoire des religions comme une science[7] : c’est-à-dire qu’elle relève d’une forme de connaissance qui se fonde sur des données empiriques vérifiables[8], traitées avec une approche positive que l’on pourrait identifier — en ce qui a trait au positionnement envers le métaphysique — avec l’athéisme méthodologique introduit en 1967 par le sociologue de la religion Peter Berger[9]. Il est paradoxal que l’on se réfère à un sociologue pour décrire une approche historienne qui consiste à ne pas faire intervenir le transcendant — Dieu ou autre — dans le réseau des causalités évènementielles humaines, mais la locution proposée par Berger est effectivement très efficace. Cette posture permet — pour ne mentionner qu’un exemple parmi d’autres — de distinguer clairement entre une histoire du christianisme, discipline scientifique, et une histoire de l’Église, discipline théologique (Blanchetière 1989).

On précisera ultérieurement que l’histoire des religions est une science humaine, la distinguant ainsi des sciences naturelles, selon une dichotomie établie à la fin du xixe siècle par Wilhelm Dilthey (Dilthey 1883) et aujourd’hui susceptible d’être nuancée ou même remise en question. En effet, plusieurs approches contemporaines — je me limiterai ici à ne mentionner que les cognitives — tendent à effacer les frontières entre nature et culture, notamment en référence à l’objet « religion » (Pyysiänen et Anttonen 2002, 1) : pour Pascal Boyer (Boyer 2001), par exemple, il se réduit à un sous-produit dérivé d’inférences cognitives qui, établies dans la longue durée du processus évolutif neurobiologique humain, se situent en dessous du niveau de l’esprit conscient. Néanmoins, la distinction de Dilthey conserve encore à ce jour une certaine pertinence en ce qu’elle identifie l’indétermination — et donc le mystère — d’une nature humaine caractérisée par l’intentionnalité (Brentano 1995, 88-89)[10]. Par rapport à celui aujourd’hui bien plus courant d’« agentivité » (avec lequel il entretient d’ailleurs une relation ambigüe), le concept d’intentionnalité, qui a fait l’objet d’une réflexion philosophique prolongée, a le mérite d’insister non pas sur l’action en général (entendue comme relation causale qui produit un effet sur un objet ou, plus largement, un environnement) mais sur ce qui caractérise plus spécifiquement l’action humaine.

En deuxième lieu, l’histoire des religions[11] s’inscrit dans un projet pluridisciplinaire (Husser 2017, 4 ; Borgeaud 2013, 178) qui impose d’observer l’objet en question dans plusieurs cultures. Certes, elle est avant tout une histoire, ce qui suppose une démarche qui consiste à partir du document — souvent des textes[12], mais pas toujours et pas seulement — et à y revenir constamment, dans ce qui se configure comme une spirale herméneutique où la question du chercheur se laisse modifier par l’examen de son corpus de sources, et le corpus de sources se trouve à son tour défini et redéfini par la question du chercheur (on n’hésitera pas à revenir au classique : Marrou 1954, 117). En ce sens, elle est donc philologique. Cependant, une démarche historienne n’est pas que cela : elle implique également un souci de vérification quant à la fiabilité des documents et à la précision des données qu’ils transmettent. En un mot, l’histoire se pose encore le problème de la « vérité », au sens d’une relation contraignante avec un réel extérieur à l’observateur, une notion que la déconstruction a reléguée en marge des sciences humaines (ce qui a d’ailleurs eu un impact important sur le rôle de l’histoire dans le monde anglo-saxon)[13]. En effet, en cette époque postmoderne, le constructivisme prêche que la vérité — entendue comme connaissance vraie du réel — ne se découvre pas, mais qu’elle s’invente (Watzlawick 1988) (quand elle ne se construit pas socialement) : chacun élabore donc la sienne, ce qui qualifie tout résultat d’enquête comme un produit dérivé de la posture herméneutique de l’observateur. Selon les positions les plus polémiques, l’objectivité se présente comme l’hybris par excellence, l’acte d’arrogance ultime et, qui plus est, teinté d’impérialisme culturel.

Or, s’il est vrai — comme l’affirme la linguistique structurale — que les concepts se comprennent en couples d’opposés, il en découle paradoxalement qu’avec la délégitimation de la certitude positive tombe également la notion du doute : fardeau de celui qui assume la lourde responsabilité de dire la vérité, de rendre compte du réel, le doute est aussi ce qui rend cette vérité provisoire et toujours susceptible d’être réajustée et corrigée. De plus, si l’effort du savant aboutit à un résultat qui n’est que la projection de sa configuration herméneutique et n’entretient donc plus aucun lien avec un monde extérieur à sa subjectivité[14], sa relation avec les études passées subit une inévitable rupture, surtout si l’on parle d’un passé colonial (par exemple : Smith 1990) : du moment qu’au net de la subjectivité interprétative il ne reste rien en termes d’acquis objectifs, la pertinence des auteurs du passé se trouve sérieusement diminuée.

L’histoire comme discipline a donc subi un effet de corrosion qui a remis en question sa prétention à reconstituer avec une quelconque fiabilité le passé : elle est devenue, dans l’opinion de certains, un récit qui relève plutôt de la fiction ou de la projection de l’historien lui-même sur un passé qui est en fait irrémédiablement perdu. Son oeuvre peut être le produit d’un jeu intellectuel abstrait, comme semble l’affirmer Jonathan Z. Smith (1990, 52), d’un conditionnement rhétorique inconscient, comme le montre Hayden White (1973), d’une dynamique de pouvoir qui conditionne la dicibilité des choses, ainsi que le suppose Michel Foucault (1966). En tout état de cause, selon les tenants d’une herméneutique radicale, la discipline historique se limiterait à interpréter selon la perspective du chercheur, et ne pourrait prétendre restituer le réel ; elle serait mémoire subjective plutôt que reconstitution objective.

C’est que l’histoire éprouve une difficulté fondamentale à s’accommoder d’une telle déconstruction, et cette difficulté est liée à sa propre nature : elle ne peut adopter une perspective émique sinon dans certaines limites, car la mise en intrigue des données recueillies dans la documentation passée au crible s’articule en un enchaînement causal qui produit un récit, et contraint à une explication (au sens de l’Erklären) et non pas seulement à une compréhension (au sens du Verstehen) des évènements[15]. La recherche des causes[16] est inéliminable de sa pratique, ce qui la situe résolument — avec son empirisme — dans le domaine de la science[17]. D’autre part, il est évident que l’histoire ne peut non plus nier l’importance des nouveaux acquis épistémologiques de la déconstruction, notamment ceux — pour n’en nommer qu’un — du tournant linguistique. Toutefois, sans sa vocation à découvrir une vérité fondée dans un réel indépendant de l’observateur, elle risque d’être reléguée à une forme de savoir documentaire encyclopédique qui maintient sans doute un charme folklorique mais ne dit rien de substantiel. Cette exigence de maintenir une dimension objective tout en acceptant d’intégrer le problème de la subjectivité requiert une conciliation qu’il est sans doute possible de trouver dans le courant du « critical realism » qui s’inspire de Roy Bhaskar.

Les problèmes auxquels fait face la discipline deviennent d’autant plus pressants que l’histoire des religions se situe à l’intersection entre l’histoire au sens propre et les sciences sociales plus synchroniques. Ce positionnement, ainsi que le caractère délicat de l’objet d’étude, a fait exploser les questions théoriques. Cette discipline en a fait les frais : on remarquera d’ailleurs que celle qui a été une des premières disciplines académiques à étudier de manière approfondie la religion se trouve à disparaître des sciences représentées dans certains des plus récents manuels publiés sur les études religieuses (Segal 2006, Hinnells 2010)[18]. « Histoire des religions » est désormais une locution qui désigne trop souvent l’accumulation d’histoires spécifiques (judaïsme, christianisme, islam, hindouisme, etc.) dans des volumes collectifs ou des encyclopédies[19].

3. Idiographie et comparaison

Nous revenons donc à la définition de l’histoire des religions comme projet pluridisciplinaire, et non pas comme un simple agrégat d’histoires spécifiques (notion que l’on pourrait d’ailleurs facilement déconstruire, car l’objet de l’enquête historique n’est jamais homogène[20]). La nature pluridisciplinaire de cette discipline tient à ses deux dimensions fondamentales et pourtant difficilement conciliables : le particularisme idiographique, propre à l’histoire, et le comparatisme, propre aux sciences sociales[21].

Tout d’abord, l’histoire des religions aborde l’explication du phénomène religieux à partir de l’angle du particularisme historique. L’idiographisme historien affirme que chaque fait est unique, car il est le produit d’une accumulation dans le temps d’un nombre incroyablement élevé de facteurs qui s’entrecroisent et interagissent dans ce qui est un flux de changement constant et ininterrompu. Le « fait historique » n’est donc qu’un instantané arbitrairement pris par le chercheur, qui lui attribue une valeur pour la vérité qu’il tente de dégager. Cette vision des choses complexifie la recherche des causes des évènements (que déjà Thucydide séparait entre profondes et immédiates) et élimine toute essentialité intemporelle de l’objet d’étude : celui-ci — même quand il s’agit de l’objet religion — existe tant qu’il existe dans les documents, ni plus ni moins[22]. On se situe dans la foulée des propos — que l’on simplifie ici — de Raffaele Pettazzoni, premier historien des religions italien, quand il comprend la religion — en tant que phainomenon (objet qui se donne à voir) — comme un genomenon, c’est-à-dire une réalité en devenir constant (1959, 10). Conséquence fondamentale de cette perspective est que chaque fait isolé par l’historien s’explique comme point d’arrivée d’autres faits, plus ou moins complexes, plus ou moins évidents, qui en constituent les causes. La généalogie — malgré la critique de Smith, qui la juge intrinsèquement apologétique (Smith 1990, 47) — demeure le premier mécanisme que l’historien tente d’élucider.

Le fait est que la nature généalogique de l’histoire rend particulièrement difficile d’y associer la pratique de la comparaison, à moins de la considérer comme une généralisation qui préside à la production de termes et concepts employés dans la reconstruction du passé (Frankfurter 2012, 84). En effet, dans les sciences sociales synchroniques, la comparaison a souvent été fondée sur une vision analogique des faits examinés : la culture ne s’explique pas par le passé (dans ce qui serait une approche diachronique) mais par le contexte avec lequel interagit l’humain (dans ce qui se présente, justement, comme une approche synchronique). L’analogie vise alors le rapport entre le sujet et son environnement, un rapport qui peut se répéter : par suite, cette relation est — en principe, à tout le moins — modélisable et comparable. Nous revenons ici à la différence, établie par Wilhelm Windelband (1894), entre idiographisme et nomothétisme. La comparaison est traditionnellement associée au deuxième, car elle sert à dégager des récurrences et, potentiellement, des paradigmes. Dans sa recherche de causes distinctives empiriquement documentées, l’historien ne compare pas[23], en tout cas pas pour élaborer les modèles d’un fonctionnement prévisible de l’humain, soit des « lois de l’histoire » (Aymard 1990). C’est aussi pour cette raison que l’historien n’est pas prophète : la conscience aigüe qu’il a de la spécificité de chaque contexte et de chaque suite d’évènements lui interdit d’exploiter d’éventuelles similarités avec le passé pour en retirer une prévision quant à l’avenir : c’est que ces similarités lui apparaissent en fait superficielles et trompeuses.

Et pourtant, les historiens des religions — en cela différents des autres historiens — pratiquent la comparaison. On l’aura compris, celle-ci n’invoque point de fondement transcendant, malgré le cas singulier de Mircea Eliade, qui a souvent été étiqueté comme historien des religions[24]. Si derrière le voile de l’histoire humaine se cache la réalité ontologique du sacré, entendu comme entité intemporelle, la religion n’est alors plus un objet humain en devenir, déterminé par une causalité de type généalogique. La causalité est plutôt à rechercher en la « hiérophanie », manifestation dans le monde du principe transcendant qui constitue le dénominateur commun de toutes les religions. L’essence métaphysique du sacré devient le tertium comparationis qui légitime la triangulation de la comparaison. Sans discuter s’il convient ou non d’étiqueter Eliade comme phénoménologue de la religion, il est certain qu’il pratiquait la comparaison avec des présupposés qui ne sont pas historiens mais morphologiques.

La comparaison ne s’appuie pas non plus — ainsi que le rappelait Angelo Brelich (1970) dans son introduction à l’histoire des religions de la Pléiade — sur la notion d’une nature humaine commune, ce qui configurerait la religion comme une production plus naturelle que culturelle. En fait, l’idée d’une religion naturelle n’est pas nouvelle : d’abord affirmée aux xvie-xviiie siècles comme s’opposant à la religion révélée, elle se présentait du point de vue de la théologie comme un fond minimal propre à tout être humain (position qui aboutira au concept de homo religiosus, qui a resurgi encore récemment dans l’anthropologie théologique de Julien Ries 2009), ou du point de vue de la philosophie des Lumières comme une religion épurée et rationnelle. La religion comme produit physiologique de la nature humaine réapparaît ensuite dans le structuralisme de Lévi-Strauss (1949) et dans les plus récentes théories cognitives (voire celles représentées dans Slone 2006). Ce type d’explication a d’ailleurs caractérisé un courant important des études rituelles qui s’inspire à la fois du structuralisme et de la grammaire générative de Noam Chomsky (voir, par exemple, Lawson et McCauley 1990).

Le problème de ces approches, pour l’historien, c’est qu’elles présupposent des universaux qui transcendent les faits particuliers et peinent à résister à l’effet corrosif de l’analyse des contextes spécifiques. Ces universaux finissent par être dénoncés comme des élaborations locales imposées — selon un mode de comparaison paradigmatique — à des mondes culturels autres où ils ne sont pas attestés.

Traditionnellement, l’histoire des religions va rechercher ailleurs le troisième de comparaison. Elle affirme, comme seul universel, le caractère commun du patrimoine culturel humain, dans la conviction qu’aucune culture ne s’est construite dans l’isolement. C’est donc sur le fondement d’une préhistoire et d’une histoire communes que s’élabore l’idée qu’aucune culture n’est à ce point étrangère aux autres qu’il ne soit jamais possible de trouver des ponts conceptuels et d’opérer des traductions — toujours partielles et imparfaites, assurément. On relativise quelque peu la notion d’altérité[25]. La particularité de ce type de comparaison consiste à ne pas rechercher les similarités dans le but d’établir des modèles généraux, mais plutôt à apprécier les différences qui soulignent la variété des parcours et des interactions culturelles. Celle des historiens de la religion est donc une « comparaison différentielle » : elle s’avère allergique à l’affirmation de catégories universelles (quand elles sont essentialisées) et présuppose que toute similarité puise dans une généalogie commune, si reculée soit-elle. En ce qu’elle se concentre le plus souvent sur des contextes socioculturels limités dans le temps et dans l’espace, on pourra aussi la catégoriser — suivant les termes de Victoria Bonnell (1980) — comme « analytique », par opposition à la plus généralisatrice comparaison « illustrative ». Et la généalogie retracée, il convient de le souligner, n’est pas nécessairement unilinéaire, ainsi que l’a bien montré l’étude de Philippe Borgeaud intitulée La Mère des dieux (1996). Le diffusionnisme culturel est le fondement de ce type de comparaison[26], où toute ressemblance s’expliquerait par le biais d’emprunts culturels. Dans l’éventualité où ces contacts ne soient pas documentés, l’historien se trouve à devoir décider dans l’alternative : soit il les présuppose, si les contextes de référence sont raisonnablement proches ; soit il considère la ressemblance comme trompeuse, là où les contacts demeurent difficilement pensables.

Si elle présente des fondements solides sur le plan méthodologique, la comparaison différentielle rencontre des limites quant à l’explication de la récursivité de certains phénomènes : en fait, elle nie la répétition. En se concentrant sur la dimension culturelle de l’humain, elle risque de l’isoler de ses attaches biologiques et de l’essentialiser dans sa « culturalité », pour ainsi dire. La différenciation entre culture et nature (concept qui est d’ailleurs un produit culturel) est efficace et commode dans un certain cadre de référence, mais elle ne constitue pas une dichotomie absolue. Ces deux pôles hypothétiques forment plutôt un continuum complexe, et il a été remarqué qu’en se rapprochant du niveau cognitif et comportemental général de l’humanité on peut espérer retrouver des catégories universelles[27]. La structure biologique et le câblage cognitif constituent un dénominateur commun de l’humain (à tout le moins à un niveau tel qu’on peut donner ce fait pour acquis dans le cadre de nos propos), et s’il est vrai que la culture — quoi que l’on veuille désigner par ce mot — existe toujours en interaction avec la nature, il est alors certain que la cartographie des emprunts culturels ne peut être la seule dimension à observer dans la pratique de comparaison.

Dès lors, la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure la religion — j’utilise ici le terme comme catégorie exploratoire — peut se comprendre comme une production dépendante de la nature humaine et dans quelle mesure elle se décline selon des variations culturelles ? Si l’on peut affirmer que la comparaison est inéliminable de la démarche épistémique humaine (Boespflug et Dunand 1997, 7), il n’en demeure pas moins que la réponse à cette question déterminera les fondements de la comparaison pratiquée.

4. Complexité

Dans l’explication des phénomènes observables, généalogie et analogie se présentent comme deux causalités contradictoires. Il est vrai que si l’on doit rechercher la cause d’un fait religieux, on sera inévitablement affecté par la compréhension de celui-ci soit comme le dernier d’une série qui se déploie dans le passé soit comme le résultat d’une interaction de l’humain avec un contexte donné. Est-ce que l’humain est déterminé par une nature qui lui est propre et qui interagit avec un milieu, ou par une histoire et une culture qu’il a héritées et qu’il transmettra après y avoir laissé son empreinte ? Le principe de non-contradiction nous oblige à choisir pour l’une des deux options et à en devenir partisan : c’est là une contrainte de la logique dichotomique qui préside à ce principe. Ultimement, cela revient également à devoir choisir entre nature (entendons une structure qui réagit à un contexte) et culture (entendons une agentivité qui détermine sa propre finalité).

Une opposition semblable se retrouve entre histoire et culture, surtout dans la mesure où l’on comprendra cette dernière selon une perspective structuraliste. Des tentatives ont déjà été faites pour dépasser cette opposition, qui ne fait que nuire à une compréhension profonde de l’humain : celle de Marshall Sahlins[28] insiste sur la circularité causale des deux pôles, de sorte que l’on dira que l’histoire conditionne la configuration culturelle, qui à son tour conditionne l’histoire. L’argument de la circularité (ou de la réciprocité) a d’ailleurs rencontré un certain succès dans les sciences sociales quand il s’agit de mettre en relation des éléments contradictoires mais inéliminables : il suffit de penser à la relation entre individu et société (dans la tension entre « internalization » et « externalization ») chez Peter Berger (Berger 1990, 18-19), ou à celle entre le « modèle du réel » et le « modèle pour le réel » dans le système symbolique de Clifford Geertz (1973). Cependant, ce qui constitue le but de notre réflexion n’est pas tant de mettre en relation des couples d’opposés dans la dynamique de causalité du réel, mais d’envisager la possibilité que ces opposés n’en soient finalement pas.

Effectivement, si l’on redescend des hauteurs de l’abstraction conceptuelle et l’on se rapproche de la réalité phénoménique qui s’offre à nos enquêtes, on ne peut que constater l’absurdité d’une telle alternative entre diachronique et synchronique. C’est que, en fait, la contradiction guette tout discours qui recherche l’ultime cohérence des données par une approche théorique spécifique. Que l’on prenne les cultes hybrides issus de la colonisation et l’on tiendra un cas éloquent de configuration religieuse qui ne peut certes pas faire l’économie de l’histoire — la crise coloniale est le fait déclencheur, quoi qu’on en dise — mais qui ne peut non plus, au vu de la récurrence du processus d’hybridation, nier l’analogie (et donc la nécessité de la comparaison)[29].

Nous l’avons dit, toute vérité scientifique — et cela inclut assurément l’explication des liens de causalité — ne peut s’affirmer qu’en relation à un référentiel et à un type de rationalité précis (Hacking 2003). Ce fait permet l’existence de vérités apparemment contradictoires dans le discours scientifique : alors, dans un contexte bien précis, il sera encore possible — à tout le moins selon certains — d’énoncer une vérité (au sens physique, et non pas au sens d’une subjectivité herméneutique) en affirmant que le Soleil tourne autour de la terre (Lévy-Leblond 1996, 35).

Toutefois, il faut pouvoir aller au-delà de cela, et concevoir des vérités contradictoires en relation au même référentiel. Il se peut que les théories de la complexité — qui se situent dans le prolongement des théories systémiques (qui se sont penchées aussi sur la religion : Pace 2008, Luhmann 2013) — ouvrent la voie à une telle avenue sans pour autant tomber dans l’irrationalisme. En effet, quand on élargit la perspective à des ensembles complexes, et l’on parle ici de complexité générale (par opposition à la complexité restreinte), on constate que la causalité se déploie sur plusieurs niveaux différents (Ellis 2006) dans ce qui se présente comme une stratification inextricable (en l’état actuel de nos connaissances). Une des caractéristiques de tels systèmes est la non-linéarité des relations cause-effet, c’est-à-dire qu’elles ne se conforment pas au principe de superposition et donc de proportionnalité entre éléments entrants et éléments sortants. De plus, il existe une rétroaction des effets sur les éléments de causalité de départ, si bien que dans les ensembles complexes, qui sont par nature dynamiques, on ne saurait établir une dichotomie entre structure et histoire[30], ou même — pour les systèmes humains — entre structure et agentivité[31]. L’observateur doit prendre en compte autant les éléments individuels que l’ensemble, car les deux sont producteurs d’effets. Réductionnisme et holisme ne peuvent plus être pris comme des approches mutuellement exclusives. Dans le cas spécifique de la religion, celle-ci ne serait ni la simple combinaison de facteurs autres que religieux (psychologiques, sociologiques, cognitifs, économiques, etc.) ni un objet autonome qui se superpose à ceux-ci ; ou plutôt, elle serait les deux à la fois.

En particulier, le concept d’émergence (Gregersen 2006a) — malgré le risque d’une réappropriation religieuse excessivement enthousiaste qu’il présente (Goudenough et Deacon 2006 et Gregersen 2006b) — nous aiderait à accepter le constat d’un réel désormais impossible à comprendre de manière univoque, selon nos paramètres limités de cohérence. Apprendre à considérer la religion comme un phénomène émergeant de la complexité humaine signifie se faire à l’idée que certaines de ses propriétés soient irréductibles, au sens où elles ne seraient pas déductibles des éléments de niveau inférieur d’où elles émergent et, ce qui est plus, exerceraient une causalité descendante sur ceux-ci. Les propriétés émergentes doivent alors se comprendre à un niveau holistique, ce qui autorise à reconnaître une certaine autonomie de l’objet d’étude — dans notre cas, la religion — sans nécessairement assumer des positions d’ordre théologique. De fait, l’épistémologie qui se dégage des théories de la complexité permet de mettre en suspens le problème de la contradiction inhérente à plusieurs approches traditionnellement opposées. Par exemple, l’analogie et la généalogie pourraient se trouver à expliquer un même phénomène, et la contradiction ne serait que le signe de nos limites actuelles quant à la compréhension de ces réalités.

Nous l’avons dit en ouverture, le but de ces quelques pages n’est que de signaler la fécondité des théories de la complexité pour les sciences religieuses, et plus spécifiquement pour l’histoire des religions : celle-ci se trouverait alors à pouvoir maintenir la perspective idiographique de l’histoire, dans un cadre discursif délimité, tout en s’ouvrant à une comparaison analogique fondée sur des catégories plus larges et sur un principe de causalité différent. Une ressemblance qui sous l’angle d’une histoire entendue au sens de l’idiographie serait — comme on l’a dit plus haut — trompeuse, ou bien attribuable à un simple emprunt culturel, mériterait d’être reconsidérée à la lumière d’une nature humaine observée sous l’angle de l’analogie. Jugée trompeuse au niveau local (un isomorphisme résultant de généalogies causales différentes qui aboutissent à un résultat similaire), cette ressemblance pourrait s’avérer significative à un niveau supra-local, comme cela semble être le cas dans les analyses de certains conflits armés récents, tirés de contextes socioculturels et géopolitiques différents : on y observe une surprenante cohérence des données sur l’évolution des affrontements (Johnson 2012, 164-171). À l’inverse, dans l’éventualité où la ressemblance puisse s’expliquer par l’existence documentée d’un emprunt culturel, il convient alors de s’interroger sur les raisons de la sélection et récupération d’un élément culturel spécifique en vue de sa réélaboration au sein d’un nouveau contexte : pourquoi y a-t-il eu diffusion d’un élément et non pas d’un autre ? La notion de structure (au sens des théories de la complexité) peut contribuer à fournir une réponse.

Il ne s’agit ici que d’éléments préliminaires de réflexion. Ce qui nous apparaît fondamental dans les théories de la complexité, c’est que l’explication ne fonctionne pas selon les standards de cohérence auxquels nous sommes habitués. Et c’est précisément ce qui permet de dépasser le stade où il faut choisir un « cercle magique » plutôt qu’un autre, pour reprendre la métaphore de Bourdieu citée en ouverture. L’incohérence entre les différentes explications d’un même phénomène n’est plus simplement une question de « conflit des interprétations », ce qui renverrait le problème à la seule spécificité herméneutique de l’observateur (qui toutefois existe). On reconnaît désormais que cette incohérence découle aussi de la nature complexe du réel. Il convient de conclure en précisant que nous n’avons pas la prétention d’affirmer que le réel est incohérent en son essence, mais seulement que, à ce stade de notre évolution cognitive, son éventuelle cohérence ne peut que nous apparaître comme incohérence.