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Les textes publiés dans ce numéro de Théologiques sont issus des conférences prononcées lors du colloque L’étude de la religion aujourd’hui : déplacements thématiques, conceptuels et méthodologiques, qui a eu lieu au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal, les 5 et 6 février 2018. Le colloque accompagnait la remise d’un doctorat honoris causa à la professeure Diana L. Eck de l’Université de Harvard, spécialiste de religion comparée et d’études indiennes. Il était également précédé par trois panels indépendants : Interactions du social, du politique et du religieux en Afrique subsaharienne (25 janvier 2018) ; Où va l’islamisme après Daech ? (30 janvier 2018) ; L’Andalousie médiévale : peut-on vraiment parler de tolérance religieuse ? (1er février 2018).

Cette initiative s’inscrivait dans le processus d’intégration du nouvel Institut d’études religieuses (IÉR), actif depuis mai 2017, au sein de la Faculté des arts et des sciences (FAS). La volonté du Comité d’intégration de l’IÉR était de souligner la transformation institutionnelle en réunissant pour deux journées d’étude les spécialistes qui, dans la faculté d’accueil du nouvel Institut et dans l’Université de Montréal de manière plus générale, étudient le phénomène religieux. Plus précisément, en privilégiant une perspective multidisciplinaire, on visait à encourager la rencontre et le dialogue entre les membres de l’Institut et les professeurs de la même faculté ou université d’attache dont l’objet d’étude — ou du moins une part des engagements de recherche — était le même. Il convient de dire que le critère qui a déterminé la sélection préalable des intervenantes et intervenants au colloque a ensuite orienté le thème suggéré pour les conférences. Pour choisir le thème, on s’est penché sur la question de l’ontologie du champ d’études avec une interrogation de fond : étant donné la variété des approches et des méthodes, est-il encore possible de circonscrire un objet de recherche commun ou bien celui-ci — au-delà du terme qui le désigne dans le langage commun — se trouve-t-il irrémédiablement dissemblable selon la discipline qui l’aborde ?

C’est sans doute de manière un peu naïve que nous avons convié les invités à partager leur réflexion à propos d’une question apparemment simple : qu’est-ce que la religion ? Ou mieux : qu’est-ce que la religion dans votre champ disciplinaire aujourd’hui ?

L’exercice de la définition de l’objet d’analyse ne peut jamais, on le sait, atteindre son aboutissement ultime, particulièrement dans les sciences humaines. La religion, en tant que concept, n’échappe pas à cette règle. À cet égard, on pourrait reprendre l’observation du théologien Augustin d’Hippone (354-430) à propos de la nature du temps (dans le livre XI des Confessions) : « tant qu’on n’y regarde pas de trop près sa nature nous semble claire, mais dès qu’on tente une analyse plus poussée on ne sait plus de quoi on parle ».

Sans contredit, la religion est un objet d’étude difficile à cerner. Depuis la naissance des sciences religieuses dans les milieux académiques occidentaux, il n’y a jamais eu de consensus parmi les savants quant à la définition de cette entité — ni sur l’autonomie dont elle devrait jouir dans le cadre d’un champ d’études indépendant, d’ailleurs. Est-ce que la religion est une chose dotée d’une nature propre, susceptible de constituer le fondement d’approches méthodologiques spécifiques ? Ne finit-elle pas par se désagréger dès lors qu’on la passe au crible de la déconstruction ? Ne disparaît-elle pas au moment où les diverses disciplines la réduisent à leur propre objet de recherche ? Elle serait alors une fonction sociale pour les sociologues, un objet culturel en devenir pour les historiens, un phénotype des mécanismes mentaux pour les cognitivistes, et ainsi de suite : la religion n’existerait pas comme réalité indépendante, c’est-à-dire autre que la simple somme de ses composantes historiques, sociales, cognitives… À cet égard, on ne mentionnera qu’un exemple — parmi légions — très concret et d’actualité, celui du fondamentalisme, pour illustrer les ramifications de ces cogitations : quel angle devrait-on privilégier afin de le comprendre en profondeur ? S’agit-il d’un objet spécifiquement psychologique, géopolitique, économique, social…, ou demeure-t-il un reste indéfinissable, non empirique et non réductible que l’on nommera religieux ?

Seulement voilà, on n’aura même pas terminé de formuler cette question que l’on se demandera déjà ce qu’on entend par religion. Il a été maintes fois répété que le mot — avec le concept qu’il désigne — est culturellement connoté. Force est de constater que c’est un terme occidental (latin à l’origine et chrétien dans son évolution), et il s’applique mal à d’autres mondes culturels. Pourtant, on s’obstine opiniâtrement à vouloir le traiter comme une réalité à part, voire un absolu. On invoque pour cela que si la notion est ethnocentrique, elle indique néanmoins — bien que confusément — un aspect de l’humain qui est universel. A-t-on jamais vu un peuple sans religion ? Tout dépend de la définition du terme, justement… Par ailleurs, aujourd’hui un autre concept, que l’on prétend moins chargé d’histoire, est de plus en plus utilisé, celui de spiritualité. On ne le niera pas, il est sans doute mieux adapté à désigner certaines réalités contemporaines, mais il faut bien se rendre à l’évidence : il est tout aussi occidental et tout aussi connoté. Au bout du compte, on pourra se demander si c’est sous l’influence des théologiens que nous refusons de délaisser la notion de religion, parce qu’ils osent encore en faire une dimension irréductible de l’humain. Ont-ils tort ?

Il y a sans doute autant de réponses à ces questions qu’il y a de savants. Indépendamment des solutions adoptées par chacun, le fait demeure que les disciplines académiques occidentales continuent de travailler avec le concept de religion, et ce, selon une pluralité d’angles d’approche adaptés aux exigences de la recherche dans les différents secteurs. Inévitablement, on opère sur la base de compromis théoriques provisoires.

Il s’agit là d’une métaquestion qui est souvent écartée dans la pratique quotidienne, parce qu’elle risque de paralyser celui qui la pose, l’empêchant d’avancer dans son travail. Il faut admettre que les résultats concrets des études font paradoxalement avancer la connaissance malgré les difficultés à établir les fondements théoriques de celle-ci. On dira même que ces fondements théoriques ne peuvent être posés sans l’existence préalable d’un champ de connaissance servant à la fois d’assise et de tremplin pour lancer une réflexion abstraite. Vient cependant le moment où il faut revenir à ces fondements, car on ne peut ignorer qu’ils conditionnent l’ensemble de nos démarches et finissent par avoir sur elles un impact très concret. Conséquemment, la question de l’essence de la religion finit inévitablement par rejoindre celle qui a trait à ce qui, au-delà de ses besoins biologiques fondamentaux, est universel dans l’humain.

Tous les auteurs participant à ce numéro se sont penchés sur ce problème théorique et ont tenté de montrer comment il est possible de cohabiter avec celui-ci, peut-être même de le surmonter (à défaut de le résoudre), à l’aide de cas spécifiques et concrets. Ainsi, ces contributions doivent être situées dans le contexte particulier d’un échange entre chercheurs d’horizons très différents, qui s’efforcent de rendre compréhensible aux collègues le travail qu’ils accomplissent sur l’objet d’étude commun.

Dans le premier article de ce numéro, Gordon Blennemann entend montrer l’importance du religieux comme vecteur de compréhension de l’époque médiévale. Le contexte circonscrit examiné, celui des interactions entre l’hagiographie et la liturgie dans le haut Moyen Âge (ve-xe siècles), sert à mettre en exergue l’entrelacement de la dimension plus spécifiquement religieuse avec les domaines culturels, sociaux et politiques. Les pratiques religieuses ont en effet largement contribué à forger la culture médiévale au sens le plus large, surtout en ce qui a trait à sa production symbolique et à la constitution de la sphère publique. On ne saurait sous-estimer le rôle de la liturgie en ce sens, et l’on sait par ailleurs l’importance de l’hagiographie pour celle-ci (pensons à la lecture publique des vies des saints dans la pratique rituelle ecclésiastique). De plus, même dans l’étude de la société médiévale, considérée comme la plus christianisée de l’histoire, la dimension plurielle est désormais résolument prise en compte par les savants, si bien que de nouvelles perspectives s’imposent, notamment celles de l’histoire des religions et de l’histoire croisée (entangled history). Celles-ci ouvrent à un élargissement des catégories, en menant vers une comparaison « structurelle » des concepts clés (pureté, sainteté, ritualité…), encore que dans des contextes bien définis (dans ce cas le bassin méditerranéen élargi).

Anna Ghiglione introduit une réflexion de nature méthodologique, qui s’articule autour de la question de la commensurabilité entre concepts opérationnels occidentaux et chinois. Plus précisément, on s’interroge ici sur l’existence d’une métaphysique chinoise, dans ce qui se configure comme une déclinaison particulière du problème plus général de la transférabilité, dans des contextes différents, des catégories appartenant à un univers culturel spécifique. On comprend que les critiques soulevées à l’égard de la prétendue universalité du concept de religion peuvent potentiellement s’étendre à tout l’attirail conceptuel d’origine gréco-latine. Si l’on définit alors la métaphysique comme la branche de la philosophie concernant les principes qui fondent la réalité matérielle tout en étant séparés d’elle, alors le concept ne peut rendre compte des conceptions chinoises. En effet, ces dernières sont plutôt monistes, si bien qu’on n’y trouve pas vraiment de séparation entre matériel et spirituel/intelligible. Le terme métaphysique lui-même a constitué un casse-tête pour les premiers traducteurs occidentaux, qui ont finalement dû recourir à des périphrases plus ou moins efficaces : ce qui montre toute la complexité des dynamiques de traductions et d’échanges culturels, les traducteurs chinois ont par la suite utilisé leurs propres locutions, en resémantisant des expressions existantes dans leur propre tradition littéraire. Ces locutions ont fini par être réutilisées en référence à d’autres concepts chinois, produisant ainsi l’illusion de l’existence d’un terme autochtone équivalent à celui de métaphysique. La question méthodologique qui se pose ensuite est de savoir si cette notion est réellement nécessaire pour comprendre la cosmologie chinoise. La réponse est négative, parce que dans celle-ci le fondement du réel ne se situe pas dans un au-delà distinct mais dans un en deçà hypophénoménal, non séparé de la réalité perceptible.

C’est dans un texte qu’il qualifie lui-même d’« iconoclaste » que Jean Grondin réaffirme vigoureusement l’étroite relation qui unit la religion et la philosophie, et se réjouit du retour en force de la première dans la seconde. De fait, les deux s’entrecroisent tout au long de l’histoire de la pensée occidentale. On insiste : il y a bien de « la religion dans la philosophie », car c’est dans la religion que l’on retrouve l’idée d’une cohérence générale du réel, d’une métaphysique qui dépasse l’empirique, d’une éthique fondée dans un ailleurs, d’un espoir de libération. Il y a là une dette qui est « infinie », ce qui revient à dire qu’elle est omniprésente, et « immémoriale », c’est-à-dire qu’elle s’accumule à partir d’un passé qui se perd dans la nuit des temps. Mais cette dette est aussi « douloureuse » car, d’une part, elle transmet des attentes perçues aujourd’hui comme irréalisables, par exemple celle d’une vision « totalisante » du monde ; et d’autre part, elle est refoulée comme l’héritage embarrassant d’une ascendance imprésentable. Et pourtant la philosophie ne peut — si elle désire alimenter la vigueur de son effort et la pertinence de son oeuvre — céder à la tentation d’une autonomie absolue par rapport à sa génératrice. Enfin, ce dont toute théologie un tant soit peu élaborée peut témoigner, il y a inévitablement de « la philosophie dans la religion » en ce que toute croyance demande à être comprise, exprimée, expliquée au moyen d’un discours structuré par la raison.

Dans son article, Deirdre Meintel s’intéresse aux questions méthodologiques qui secouent son champ disciplinaire. On constate en effet que dans la foulée du postmodernisme prend son essor une anthropologie post-séculière, qui propose un dépassement de la posture de l’athéisme méthodologique — ici comprise comme une position athée et réductionniste (que l’auteure distingue de l’agnosticisme méthodologique). La distance du chercheur n’est plus tenue comme une garantie d’objectivité scientifique, cette dernière étant d’ailleurs considérée comme impossible ou invalidante par rapport à la compréhension de l’objet d’étude. À l’objectivité, on préfèrera donc la réflexivité, et à l’athéisme méthodologique on opposera une anthropologie expérientielle fondée sur une perspective « proche de l’expérience de l’autre ». Cette posture répond à un problème méthodologique : les anthropologues n’étudient plus seulement l’autre — l’étranger — mais se trouvent souvent à travailler dans le même contexte culturel, social, religieux que le leur. L’intersubjectivité et le ludisme (ce que l’on pourrait traduire par le fait de se laisser prendre au jeu de l’autre) sont alors adoptés comme le moyen privilégié d’accéder à une connaissance susceptible de transformer le chercheur sur le plan personnel. Il convient donc de renoncer au recul critique et à l’objectivité qui imposent d’observer de l’extérieur. L’auteure, comme d’autres savants appartenant à ce courant, affirme avoir vécu elle-même des expériences extraordinaires sans que cela ne compromette sa capacité d’analyse. Si l’on remet parfois en question la scientificité de ce type d’approche, l’auteure fait valoir que celle-ci se combine avec les méthodes conventionnelles d’enquête de terrain, d’une part, et, d’autre part, que les partisans de l’anthropologie expérientielle font preuve de plus de réflexivité que les objectivistes.

Le texte de Fabrizio Vecoli fait état des difficultés rencontrées par l’histoire des religions à l’époque contemporaine. Il prend le cas spécifique du comparatisme comme lieu où les problèmes théoriques deviennent critiques. Se situant entre une perspective généalogique et diachronique, qui lui est propre en tant qu’histoire, et une analogique et synchronique, plus spécifique des sciences sociales, l’histoire des religions se trouve à devoir gérer en son sein plusieurs paradoxes qui opposent normalement des champs disciplinaires indépendants. Afin de surmonter l’aporie méthodologique, l’article propose de s’inspirer des théories de la complexité, dont l’impact dans les sciences humaines est grandissant : celles-ci permettraient, en effet, d’adopter une nouvelle épistémologie capable de résoudre certaines dichotomies sans tomber dans l’irrationalisme.

Barbara Thériault propose un retour sur une étude ethnographique menée à Erfurt dans les classes moyennes. Cette étude avait pris forme dans une observation de détail concernant la participation étonnamment élevée des étudiants de lycée aux cours d’enseignement religieux dans une région considérée comme très sécularisée. Ce fait était systématiquement minimisé par les acteurs et observateurs locaux. Et pourtant il exigeait une explication, d’autant plus qu’une part importante des jeunes qui suivaient ces cours n’étaient pas baptisés. Or, les détails des relevés statistiques permettaient d’émettre une hypothèse : la religion faisait partie d’une formation convenable et complète pour une bourgeoisie bien établie et consciente de son héritage traditionnel. Cet attrait discret exercé par la religion se trouvait cependant à être en quelque sorte refoulé par les acteurs, qui refusaient de le considérer comme un fait significatif. La recherche témoigne du repositionnement des sociologues contemporains concernant le fait religieux, non seulement par rapport aux thèses générales de la sécularisation mais aussi par rapport aux indicateurs traditionnels au moyen desquels on saisit et mesure l’appartenance et la participation aux institutions de culte. Le cas de l’enseignement scolaire sur la religion dans une société parmi les plus sécularisées permet de souligner des tendances de fond subtiles qui suscitent bien des questions.

Harith Al-Dabbagh nous informe que la littérature juridique a récemment manifesté un nouvel intérêt à l’égard du problème de la définition de la religion. Son retour en force sur la scène publique, tant par l’effet des grands flux migratoires que par l’émergence de nouvelles formes de spiritualité, a obligé les juristes à prendre en compte un phénomène auparavant considéré comme étranger à leur sphère d’action. Cela dit, la définition de ce que l’on range sous le terme de « religion » est encore rare dans le droit canadien, et l’un des moments où cette entreprise a été tentée est celui de l’affaire Syndicat Northcrest c. Amselem 2004. C’est en cette occasion que la Cour suprême s’est penchée sur le problème, dans le but de délimiter l’entité — la religion — couverte par la protection assurée par les droits et libertés fondamentaux. Plusieurs problèmes théoriques se posent dans l’affaire Amselem. En premier lieu, confronté à une personne qui affirme accomplir ou refuser d’accomplir certaines actions en vertu d’un crédo religieux, une approche — celle adoptée dans les premiers jugements, rendus au niveau provincial — pourrait être de vérifier s’il y a effectivement une obligation formelle de se conformer à certaines prescriptions. Mais il faut alors déterminer quelle est l’autorité compétente en la matière, ce qui peut devenir extrêmement complexe et exclut d’emblée la notion de croyance personnelle. La Cour suprême du Canada a procédé de manière différente, en se basant sur la démonstration faite que les personnes intéressées étaient mues par des croyances « sincères ». La définition, alors explicitée, insistait sur la notion de croyance, entendue comme conviction subjective profonde qui habite chaque personne, prise dans son individualité. En somme, le croyant n’a pas à prouver qu’il se conforme à des normes partagées par sa communauté religieuse, il doit seulement prouver qu’il est sincère. C’est un élément qui — comme l’affirme le répondant d’Al-Dabbagh, le professeur Yakov Rabkin (dont nous publions la réponse) — peut apparaître surprenant : est-il possible de mesurer la sincérité des croyances d’un individu ; sans compter que, comme le relève Rabkin, l’insistance sur cette dimension de la vie religieuse — qui n’est pas la première en islam et dans le judaïsme — semble typiquement chrétienne. De surcroît, comme la Cour suprême admet que les croyances peuvent changer au fil du temps, le croyant n’a pas à démontrer une cohérence dans l’historique de ses pratiques. On voit bien que les deux orientations se heurtent à des problèmes théoriques majeurs.

Mireilles Estivalèzes aborde la religion comme objet d’enseignement dans les écoles. C’est un sujet d’actualité qui montre l’importance de l’institution scolaire comme lieu de formation de l’identité culturelle et citoyenne. À l’école, la religion est le plus souvent — à tout le moins dans les pays occidentaux — étudiée par le biais d’une approche culturelle. L’exemple de la mise en place, au Québec, du cours d’Éthique et culture religieuse (ECR) est l’occasion de souligner la complexité d’une entreprise de ce genre. En effet, nombreux sont les enjeux socioculturels qui sous-tendent la création d’un enseignement qui a pour objet un univers à la fois symbolique et pratique qui constitue un fondement de l’identité des citoyens. De plus, viser en même temps un objectif culturel (information et compréhension des manifestations du phénomène religieux) et civique (éducation aux valeurs démocratiques de tolérance et ouverture envers l’altérité) rend la tâche d’autant plus complexe. Il convient d’ajouter que l’enseignement de la religion est névralgique à un autre niveau : il s’insère entre la culture première transmise par la famille et la société, et la culture seconde, qui s’ouvre à l’altérité et met à distance la première. La religion, réalité de frontière, est alors un élément particulièrement sensible pour la constitution de l’identité culturelle, et la formation ECR vise justement à éclairer cette intersection entre les deux niveaux, tournés l’un vers l’intérieur et l’autre vers l’extérieur. Les résistances à l’implantation du cours ECR montrent le caractère critique de la dimension religieuse de l’être humain, qui mobilise des convictions profondes et, de fait, inévitablement divergentes.

En conclusion, on notera que les articles de ce numéro ne se limitent pas à montrer que la religion est un objet susceptible de se décliner différemment selon les disciplines qui l’abordent, mais est également un lieu problématique de la réflexion interne à chaque champ du savoir. Selon les cas, elle souffre — comme objet de l’histoire culturelle — d’une sous-représentation systémique dans l’étude d’une époque (G. Blennemann), elle persiste — comme outil de comparaison — à représenter un lieu de fracture théorique entre l’universel et le particulier (A. Ghiglione), elle pose — comme objet de savoir anthropologique — le problème épistémologique de la relation entre observation extérieure et expérience de l’intérieur (D. Meintel), elle constitue un objet complexe observable par le truchement de paradigmes contradictoires (F. Vecoli), elle nécessite — comme réalité post-séculière — de nouveaux outils de repérage qui lui rendent sa visibilité (B. Thériault), elle produit — comme objet de droit — des questionnements juridiques délicats (H. Al-Dabbagh), devient — comme objet d’apprentissage — un point névralgique du projet de la formation du citoyen idéal (M. Estivalèzes).

La prise de conscience de la variété des questionnements dans les différentes sciences qui étudient le phénomène religieux ne réduira certainement pas le degré de complexité déjà déstabilisant de cet objet, mais nous demeurons convaincu que cette multiplication des problèmes contribuera à une réflexion féconde. Et c’est là, sans doute, la seule voie pour accéder à une meilleure compréhension des choses, car parfois, quand une question s’avère excessivement complexe, il convient paradoxalement de la complexifier davantage pour atteindre un nouveau palier de compréhension.