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Notion de proportionnalité. Ce concept est à la mode, notamment à la Cour de cassation et à la Cour de Strasbourg. De quoi s’agit-il ? Tout le monde utilise le terme « proportionnalité », que l’on soit économiste, philosophe, politicien, moraliste ou juriste. Mais chacun ne lui donne pas forcément le même sens. Aristote parlait du « juste » dans le système de la vie publique qui se présente comme « un milieu entre des extrêmes qui sans cela ne seraient plus en proportion ; car la proportion est un milieu, et le juste est toujours proportionnel[1] ». Pour le Stagirite, l’équilibre social est donc assuré par une certaine logique de proportionnalité, notion tenant à la fois de la philosophie et du droit[2].

Que disent les juristes ? C’est, semble-t-il, la doctrine allemande qui, la première, systématise au xixe siècle la proportionnalité (Verhalmissmassigheit) et en dégage trois éléments constitutifs : l’aptitude, la nécessité et la proportionnalité stricto sensu[3]. Il s’agissait, pour elle, de réduire les empiètements de la puissance publique dans la sphère privée, de sorte que la proportionnalité apparaissait comme un instrument de protection des libertés publiques fondamentales[4]. Plus tard et de façon proche, la doctrine française verra dans la proportionnalité « l’adéquation du moyen au but poursuivi, de sa nécessité et de la proportionnalité stricto sensu donc de la pesée des intérêts en présence[5] ». L’article 5 § 4 du Traité sur l’Union européenne (TUE) du 13 décembre 2007 rappelle le principe de proportionnalité en une formule ramassée selon laquelle « le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités[6] », cette disposition s’adressant à la fois aux institutions de l’Union et aux parlements nationaux[7]. Finalement, on admettra que la proportionnalité d’une mesure (de fond ou de procédure) suppose qu’elle soit adaptée, indispensable et mesurée par rapport aux données de fait de l’espèce. Précisons encore que la nécessité pose un problème de principe, d’ordre qualitatif, alors que le caractère mesuré ajoute une touche d’ordre quantitatif et nous rapproche de la raisonnabilité, du bon sens et tout simplement de l’équilibre au sens aristotélicien, la gravité étant toujours indispensable. Ainsi, la nécessité est une condition préalable de la proportionnalité, et celle-ci implique une pesée des intérêts en présence (les intérêts de deux particuliers qui s’affrontent ou l’intérêt de l’État face à celui d’un particulier), une appréciation mélangée de fait et de droit. Il y a dans la proportionnalité un relent du droit naturel.

La proportionnalité, notion universelle. À la lecture de cette définition, on devine aussitôt que la proportionnalité est envahissante et, pour tout dire, universelle. Elle apparaît en droit civil[8], dans le droit des libertés publiques où le Conseil d’État a développé un « contrôle de la nécessité[9] » très proche de celui de la proportionnalité[10] et de celui de la rationalité (reasonableness) anglais. De son côté, la Cour de Luxembourg a reconnu un principe général de proportionnalité ayant la même valeur normative que les dispositions du traité lui-même ; dans l’affaire Internationale Handelgellschaft de 1979, l’avocat général Dutheillet de Lamothe évoquait le « “droit fondamental” de l’individu de ne voir sa liberté d’agir restreinte “que dans la mesure nécessaire à l’intérêt général”[11] ». La procédure pénale, elle aussi, est « contaminée » par la proportionnalité, et l’on pourrait citer la question du choix entre poursuite et troisième voie, celle de la privation de liberté avant jugement au regard du droit français[12] et du droit européen[13], ou encore celle des perquisitions ou plus généralement des mesures d’investigation[14].

Qu’en est-il en droit pénal (de fond) ? Logiquement, ce droit que jadis Grotius qualifiait d’« odieux » doit être tempéré, modéré, et c’est donc avec raison que, pour y parvenir, il doit être fait appel à la proportionnalité. De celle-ci, il convient donc de rechercher le domaine (partie 1). Mais comme la proportionnalité reste une notion un peu floue, largement factuelle, des contrôles de son application s’imposent (partie 2).

1 Le domaine de la proportionnalité

Plan. Même si le législateur ne définit pas la proportionnalité, à l’exception de celui du TUE, comme il a été dit, il la prend en considération très souvent, mais pas toujours de la même façon. Parfois, le législateur détermine la norme en fonction de la proportionnalité, et le juge ne peut en général que l’appliquer. D’autres fois, le législateur se borne à poser la règle de la proportionnalité et en laisse l’interprétation au juge.

1.1 Les matières où la proportionnalité est déterminée par le législateur

Les exemples de monopole du législateur, sans rôle réel pour le juge en droit pénal de fond, ne paraissent pas très nombreux. Voici deux exemples de cette proportionnalité légale.

1.1.1 La fixation des incriminations et des peines.

Un quasi-monopole du législateur. Nul n’ignore le principe de la légalité des délits et des peines, sauf à noter quelques limites pour les contraventions (art. 111-2 Code pénal et 34 al. 4 Constitution). Mais la question n’est pas là. Ce qui doit être recherché, c’est le rôle de la proportionnalité dans cette détermination. Or celui-ci est double.

Quand le législateur doit-il incriminer ? Quels actes lui paraissent socialement assez graves pour justifier une réponse pénale, par hypothèse punitive, et réciproquement quels actes lui paraissent assez bénins pour ne donner lieu qu’à une réponse administrative, voire civile, de nature seulement dissuasive ? Bref, le principe de la réponse pénale se fonde sur la gravité des faits : c’est celle-ci qui rend nécessaire leur incrimination.

Le législateur français incrimine volontiers beaucoup de comportements en ayant une confiance quasiment aveugle dans la justice pénale, sauf à apporter un double correctif dû aux évolutions sociales. D’un côté, de vieilles incriminations sont aujourd’hui passées de mode et disparaissent[15]. De l’autre, des valeurs nouvelles conduisent à étendre la répression pénale à une foule de comportements en matière de moeurs[16] ou en droit de la consommation, par exemple[17]. La voie pénale devrait être réservée non pas à toutes les actions mauvaises, mais seulement à celles « qui menacent ou qui violent gravement les valeurs sociales fondamentales[18] ». À l’étranger, la voie administrative est beaucoup plus souvent utilisée à gravité égale. Ainsi, la dépénalisation a été consacrée en Allemagne dès 1948 avec la transformation des contraventions en simples manquements à l’ordre (Ordnungswidrikeiten OWI)[19].

La voie administrative, si elle respecte mieux le principe de proportionnalité (et de nécessité), n’est pas cependant sans poser des difficultés : il faut déterminer des critères de distinction entre voie pénale et « solution de rechange » (A.-M. Boisvert) en sorte qu’un certain relativisme peut exister puisqu’il est impossible de garantir un droit pénal absolument juste[20]. De plus, ce qui va être enlevé à la justice pénale doit, malgré son peu d’importance, donner lieu à des garanties constitutionnelles qui nous rapprochent finalement de celles qui sont prévues pour les infractions pénales.

Comment le législateur doit-il punir ? Nous sommes ici au coeur de la proportionnalité en ce que, si le législateur a opté pour la voie pénale, il doit encore mesurer la peine applicable au fait qu’il décide d’incriminer. Ce devoir d’adapter la répression au fait le conduit à classer les infractions en crimes, en délits et en contraventions, et à prévoir la « bonne » peine, et le juge n’a ici d’autre pouvoir que de personnaliser la peine en fonction des circonstances, comme on le verra bientôt[21]. Cependant, le juge s’affranchit du carcan qui l’étreint quand, juge d’instruction, il transforme un crime en délit. La correctionnalisation est la revanche du juge qui agit ainsi quand il estime que le renvoi du mis en examen en cour d’assises serait disproportionné. Cette rébellion du juge face au législateur est même si justifiée que ce dernier l’a un jour légalisée[22].

1.1.2 La prescription de la peine

Un monopole du législateur. Il serait disproportionné de prévoir qu’une peine prononcée pour une contravention se prescrive par un délai aussi long qu’une peine prononcée pour un crime. De là les chiffres prévus par le législateur : les peines prononcées pour crimes se prescrivent par vingt ans à compter du jour où la condamnation est devenue définitive (art. 133-2 al. 1 Code pénal). Ce délai tombe à six ans pour les peines prononcées pour délit (art. 133-3 al. 1 Code pénal) et à trois pour les peines prononcées pour contravention (art. 133-4 Code pénal)[23]. Ce principal fondement de la prescription de la peine, c’est l’oubli de l’infraction par l’opinion[24] ; et comme l’écrivait Berthauld, repris par Villey, « évoquer le souvenir de la condamnation, ce serait renouveler le mal sous prétexte d’appliquer le remède[25] ». Or il est bien évident que l’oubli intervient plus ou moins tardivement selon la gravité des faits. La proportionnalité entre gravité du fait et temps nécessaire à l’oubli est donc essentielle, encore que la doctrine ne le souligne guère.

C’est pourquoi l’oubli de l’opinion est plus lent à se produire pour certaines infractions particulièrement odieuses comme les crimes de terrorisme ou de trafic de drogue, la prescription passant à trente ans (art. 133-2 al. 2 Code pénal). C’est pourquoi il en va de même lorsqu’intervient une cause d’interruption de la prescription au sens de l’article 707-1 al. 5 du Code de procédure civile, ce qui prolonge le souvenir. Et la discrétion du juge est infime dans l’interprétation de la notion de cause d’interruption qui, à certains égards, est conçue restrictivement[26]. En revanche, dans d’autres domaines, l’appréciation de la proportionnalité est largement abandonnée au pouvoir du juge.

1.2 Les matières où la proportionnalité est interprétée par le juge

Les faits justificatifs et la peine constituent deux domaines d’excellence d’une proportionnalité judiciaire. Le législateur, ici, se contente de rappeler la règle de proportionnalité et en abandonne la mise en oeuvre au juge.

1.2.1 Les faits justificatifs

Principe. Entendons-nous bien, la proportionnalité n’est pas en soi une cause de justification de l’infraction, elle est seulement une condition d’application d’un fait justificatif. Elle est d’ailleurs toujours associée à la nécessité qu’elle présuppose. Précisons les choses.

La permission de la loi. L’infraction n’est justifiée à ce titre, dans trois cas au moins, que si l’action est proportionnée au but de cette permission. Le droit de correction d’un enfant, aujourd’hui résiduel, n’est proportionné à la faute de ce dernier que s’il n’est pas humiliant[27], que s’il ne nuit pas à sa santé et que s’il est nécessaire à son éducation. Le second cas intéresse l’usage par les membres des forces de l’ordre d’une arme à feu, qui est permis « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ». Il fallait bien permettre aux policiers et aux gendarmes de riposter à des agressions physiques devenues de plus en plus dures et nombreuses depuis quelques années. Mais l’encadrement reste très strict, et c’est bien ainsi que raisonne également la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)[28]. Le troisième cas intéresse les « lanceurs d’alerte », une loi du 9 décembre 2016 ayant créé dans le Code pénal l’article 122-9 selon lequel « [n]’est pas pénalement responsable la personne qui porte atteinte à un secret protégé par la loi, dès lors que cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause, qu’elle intervient dans le respect des procédures de signalement définies par la loi et que la personne répond aux critères de définition du lanceur d’alerte[29] ».

La légitime défense. La proportionnalité apparaît expressément et à titre général (art. 122-5 al. 1 et 2 Code pénal). Mais en pratique, c’est un blanc-seing que donne le législateur au juge, car il est difficile pour le premier de déterminer si la réaction du riposteur est bien en rapport avec le coup de l’agresseur. La loi anglaise s’efforce d’être plus précise que la nôtre quand elle rappelle « qu’une personne peut recourir à la force dans la mesure où cela est raisonnable compte tenu des circonstances[30] ». Devant la difficulté, les divers systèmes nationaux usent de certains remèdes : relaxe pour contrainte (France) ; atténuation de peine dans la pratique jurisprudentielle (France) ou dans la loi (art. 16 al. 1 Code pénal suisse) ; changement de qualification volontaire en qualification involontaire (art. 55 Code pénal italien) ; relaxe pour cause « d’un état d’excitation ou de peur », ce qui est proche de la contrainte (art. 16 al. 2 Code pénal suisse ; § 33 StGB (Code pénal) allemand). La CEDH, de son côté, rappelle que la proportionnalité s’apprécie en fonction de la nature du but recherché par l’agressé, du danger pour les vies humaines et de l’ampleur du risque d’infliger la mort en usant de la force[31].

L’état de nécessité. L’article 122-7 Code pénal en exclut l’application à l’auteur des faits « s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace[32] ». Tel n’a pas été le cas dans une affaire où a été justifié du délit de violation de domicile le mari s’introduisant dans l’appartement de sa femme en instance de divorce dès lors que leur fille y était l’objet d’un spectacle obscène « axé sur le plaisir[33] ». On approuvera la solution et l’on admettra même que la justification subsiste si la valeur sacrifiée et la valeur sauvegardée sont égales, la société ne perdant rien.

Observation générale. La proportionnalité apparaît donc toujours comme un complément de la nécessité. Mais s’agit-il toujours de la même proportionnalité ? Ce n’est pas sûr car, si le mot se retrouve dans tous les cas de faits justificatifs, il n’y a qu’à propos des forces de l’ordre qu’il est question d’action « strictement proportionnée ». L’ajout de l’adverbe traduit très probablement une hiérarchie dans la proportionnalité et la chose est logique, car les fonctionnaires visés à l’article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure (CSI) sont des professionnels contrairement aux agents visés ailleurs qui sont des citoyens ordinaires. Avec la peine, on se trouve face à des difficultés plus grandes encore.

1.2.2 La peine

Distinction. L’article 49 § 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne rappelle que « l’intensité des peines ne doit pas être disproportionnée par rapport à l’infraction[34] ». Sage propos qui, cependant, ne distingue pas entre les deux moments où peut jouer la proportionnalité, celui du jugement et celui de l’exécution. Précisons qu’il s’agit ici de la peine (proprement dite), pas de la mesure de sûreté qui, visant uniquement à exclure la dangerosité de l’agent, est étrangère à l’idée de proportionnalité[35].

Proportionnalité et décision sur la peine. Évoquons en premier lieu les critères de proportionnalité qui sont bien connus, centrés sur cette summa divisio du droit pénal, l’acte et la personne. L’article 132-19 al. 2 du Code pénal rappelle que, en « matière correctionnelle, une peine d’emprisonnement sans sursis ne peut être prononcée qu’en dernier recours si la gravité de l’infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine nécessaire et si toute autre sanction est manifestement inadéquate[36] », c’est-à-dire disproportionnée. L’article 6 du Code pénal finlandais pose que « le châtiment doit être mesuré dans une juste proportion à partir du dommage et du danger causé par le délit et à partir de la faute de son auteur ». La Criminal Justice Act 2003 anglaise, en sa section 143 (1), décide que « le juge, en ce qui concerne le délit[,] doit considérer la culpabilité du délinquant quand il a agi et tout dommage qu’il a causé ou qu’il avait l’intention de causer ou qu’il avait prévu de réaliser[37] », d’où la doctrine déduit qu’une privation de liberté ne sera prononcée que si une amende ou une sanction en communauté n’est pas justifiée[38], ce qui nous rapproche beaucoup de notre article 132-19 précité.

Ces critères restent en réalité à la surface des choses. Des auteurs ont tenté de compléter ce cadre presque vide par des critères plus précis[39]. Et encore, bien des questions posent problème. Comment traiter les faits anciens[40] ? Comment traiter l’homicide involontaire, la victime appelant à une répression très dure alors que l’auteur plaide qu’il ne l’a pas fait exprès ? Peut-on admettre la peine perpétuelle pour des faits gravissimes ? On répondra par l’affirmative, au moins dans le principe[41], encore que certaines législations ne l’admettront pas au nom de la dignité. On admettra encore que la pluralité d’auteurs justifie une aggravation de la peine, car elle accroît la dangerosité[42]. Enfin — mais est-ce bien la fin ? — quelle est la peine pour l’auteur d’un délit de précaution (formel ou obstacle) dont l’acte ne cause dans l’immédiat aucun préjudice à quiconque, mais qui en contient un en germe ?

En second lieu, tout se complique encore plus, car la proportionnalité doit tenir compte aussi des fonctions de la peine. À partir de l’article 130-1 du Code pénal et de toute une tradition historique, on peut avancer que la peine sert à la rétribution, à la prévention (dissuasion) et à la resocialisation. Or ces trois fonctions sont très différentes, sinon contradictoires, de sorte que, selon l’opinion du juge, la peine retenue ne sera pas la même. Apparemment, c’est avec la rétribution que s’accorde le mieux la proportionnalité puisque la peine est l’écho aussi exact que possible du mal causé (« oeil pour oeil, dent pour dent »). L’amende proportionnelle est un bon exemple de peine proportionnée au préjudice. Les choses sont moins aisées avec la dissuasion qui n’est pas toujours compatible avec la proportionnalité : certains malfaiteurs ne seront dissuadés de récidiver que par l’infliction d’une forte peine pas forcément en rapport avec la gravité de l’infraction. De plus, le montant de la peine peut se combiner avec le pourcentage de risque pour le délinquant d’être pris car, si le risque d’arrestation est bas, il est raisonnable que la peine soit sévère pour assurer une bonne défense de la valeur sociale atteinte par le délit, ce qui nous éloigne de la proportionnalité entre faute et peine : un auteur américain a donné l’exemple d’un vol causé par trois malfaiteurs, chacun causant un préjudice de 1 000 $, un seul d’entre eux étant appréhendé ; une amende de 3 000 $ pourra être infligée à celui qui a été arrêté, alors qu’il n’a pourtant causé que le tiers du préjudice ; en le punissant à la fois pour son crime mais aussi pour celui des autres, on réduit le poids de la proportionnalité face à celui de la dissuasion[43]. Quant à la resocialisation, sa prise en considération peut impliquer une peine « sous proportionnée » avec la gravité des faits, encore qu’elle se présente surtout au moment de l’exécution de la peine, comme on le verra bientôt. Là encore donc apparaît un certain flou.

En troisième lieu, ce double flou invite à imaginer des garanties pour une bonne proportionnalité. On peut en citer trois au moins. La première est constituée par l’appel à un dossier de personnalité puisque la justice pénale juge un acte et une personne, même si l’acte — révélant déjà en lui-même la personne — doit jouer un rôle prééminent[44]. La seconde est celle des lignes directrices légales obligeant le juge à fixer la peine entre un maximum et un minimum[45] déterminés par la combinaison en abscisse du passé pénal de l’accusé et en ordonnée des types d’infractions[46]. Très utilisé aux États-Unis et au Canada[47], ce procédé est plutôt mal vu en France, sa consécration en 2007[48] ayant été vite abandonnée[49]. L’idée méritait plus de considération[50], à la condition bien sûr que le juge voulant prononcer une peine inférieure au minimum s’en explique par une motivation. De fait, la motivation, troisième garantie, est indispensable, et l’on sait comment, aujourd’hui, elle se développe en France sous la double poussée du Conseil constitutionnel, devenu le premier juge pénal de France[51], et de la Cour de Strasbourg[52], sans oublier les « directives » de l’article 132-19 du Code pénal précité. Les juges sont ainsi tenus à une motivation de fait et de droit, leurs décisions devant faire apparaître que la sanction retenue est en rapport avec les faits et leurs conséquences et ce qui pose un problème de contrôle[53].

Proportionnalité et exécution de la peine. Une peine qui était proportionnée lors de son édiction peut cesser de l’être lors de son exécution du fait de la survenance d’une donnée factuelle nouvelle, ignorée par hypothèse de la juridiction de jugement. C’est pour cela que la loi a prévu ces « soupapes de sécurité » que sont les aménagements de la peine d’emprisonnement : sans le placement à l’extérieur, la surveillance électronique, la semi-liberté, les permissions de sortir, la suspension de l’exécution, voire son fractionnement, la peine privative de liberté pourrait devenir disproportionnée, excessive.

Là n’est cependant pas l’essentiel. La loi a prévu, toujours au titre de l’individualisation, des techniques avec des effets beaucoup plus considérables comme les réductions de peine, la libération conditionnelle et la suspension de la période de sûreté. Il s’agit cette fois de véritables chamboulements de la peine, voire d’une métamorphose, qui, en défigurant la peine prononcée, posent la question du maintien de sa proportion avec les faits[54]. On mettra à part les réductions ordinaires de peine (art. 721 Code de procédure civile) qui, par leur quasi-automaticité, sont indifférentes à la proportionnalité en la méconnaissant pour des motifs matériels de désencombrement des prisons. Les autres mesures d’individualisation en revanche semblent parfaitement conciliables avec l’exigence de proportionnalité, car leur application suppose : 1) une bonne conduite lato sensu au cours de l’exécution de la peine ; 2) une disparition de la dangerosité du condamné[55], logique que l’on retrouve dans la dispense de peine (art. 132-59 Code pénal) ; 3) du fait de l’écoulement d’un certain temps, l’atténuation du souvenir du crime[56]. Finalement, la proportionnalité est bien proche de l’individualisation, encore que la première penche vers le rapport entre le fait et la peine, alors que la seconde penche vers le rapport entre personnalité de l’auteur et peine.

Concept omniprésent donc, conforme à la morale et au bon sens, la proportionnalité n’en reste pas moins dans l’application susceptible de dérives et appelle des contrôles.

2 Les contrôles de la proportionnalité

La proportionnalité est l’objet d’un triple contrôle : de constitutionnalité, de conventionnalité et de légalité. Simple et claire en apparence, cette trilogie est pleine de surprises.

2.1 Un contrôle de constitutionnalité

Contrôle des incriminations. Si le Conseil constitutionnel vérifie bien que les lois qui lui sont soumises sont rédigées « en termes suffisamment clairs et précis pour permettre la détermination des auteurs d’infractions et pour exclure l’arbitraire dans le prononcé des peines[57] », il se refuse à apprécier la nécessité et donc la proportionnalité d’une incrimination, pour respecter les droits du Parlement ; et lorsqu’il est saisi, il se contente même de décider que le texte contesté est clair et précis, et que le principe de légalité n’est pas méconnu[58]. Position en réalité fragile qui va à l’encontre de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (DDHC) qui décide que la « loi n’a le droit de défendre que les actes nuisibles à la société[59] ».

Contrôle des mesures de sûreté. Selon l’article 8 de la DDHC, la « loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires[60] ». Sur la base de ce texte, la loi de février 2008 qui instituait la rétention de sûreté (à certaines conditions) avait été frappée d’un recours en inconstitutionnalité devant le Conseil au motif notamment de son caractère disproportionné, la mesure pouvant se renouveler sans limitation de durée. Mais le Conseil rejeta l’argument au motif essentiel que « le législateur a entendu qu’il soit régulièrement tenu compte de l’évolution de la personne et du fait qu’elle se soumet durablement aux soins qui lui sont proposés[61] ». La loi qui portera la date du 25 février 2008 fut donc validée. Il est vrai que les Sages avaient aussi décidé que la rétention de sûreté n’est ni une peine ni une sanction ayant le caractère d’une punition[62].

Contrôle des peines. Le Conseil décide pareillement que la peine est soumise à la règle de la proportionnalité. Et il pose trois principes précisant sur certains points particuliers comment il entend cette règle. Le premier est que, « en l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue, il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer sa propre appréciation à celle du législateur en ce qui concerne la nécessité des peines attachées aux infractions[63] ». Sage disposition : à chacun son métier, les parlementaires fixent les peines et les juges constitutionnels n’en sanctionnent que les excès. Mais où est l’excès ? Un certain arbitraire est à redouter. D’un côté, la peine complémentaire obligatoire de fermeture d’un débit de boissons (art. L3352-2 Code de la santé publique (CSP)) n’est pas manifestement disproportionnée, car elle n’est pas forcément définitive, et elle peut faire l’objet d’un relèvement (art. 132-71 Code pénal), de sorte que subsiste un pouvoir d’individualisation du juge[64]. D’un autre côté, en matière de recherche d’un repreneur et de consultation du comité d’entreprise, une pénalité qui peut atteindre vingt fois la valeur mensuelle du salaire minimum interprofessionnel de croissance par emploi supprimé est hors de proportion avec la gravité du manquement réprimé[65]. Dans l’ensemble cependant, le Conseil admet rarement l’existence d’un manque de proportion.

Le second principe concerne le cas où plusieurs dispositions pénales peuvent fonder la condamnation d’un seul et même fait. Le Conseil, ici plus actif, décide que les sanctions subies ne peuvent dépasser le maximum légal le plus élevé et précise qu’il appartient aux autorités juridictionnelles, voire aux autorités chargées du recouvrement des amendes, de respecter la proportionnalité[66]. Le problème se pose aussi en cas de cumul de sanctions administratives, et il est encore fait application du montant le plus élevé des sanctions encourues[67]. Mais en cas de présence de sanctions pénales et disciplinaires, le cumul est possible[68] : on peut soutenir que les deux sanctions étant de nature différente, la proportionnalité n’a pas à jouer.

Le troisième principe intéresse les peines minimales dans le cas de l’article 415 du Code des douanes qui prévoit notamment une peine d’emprisonnement de deux à dix ans en cas de blanchiment du produit d’un délit douanier. Le Conseil valide une telle peine minimale compte tenu de la gravité des faits, de l’éventail très large prévu par le texte et de diverses possibilités d’individualisation (dispense de peine, sursis)[69].

2.2 Un contrôle de conventionnalité

De la part de la CEDH. Les juges de Strasbourg pratiquent volontiers une théorie de la balance des intérêts fondée sur le conflit entre droits fondamentaux : la hiérarchie des normes exprimée par la pyramide de Kelsen est remplacée par la hiérarchie des valeurs[70], ce qui traduit le passage du dogmatisme technique à une sorte de droit naturel. Le domaine d’élection de cette nouvelle tendance est celui des articles 8 (respect de la vie privée) et 10 (liberté d’expression) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ces deux textes identiquement rédigés posent au paragraphe premier un principe directeur et au paragraphe 2 des exceptions qualifiées d’« ingérences » permises, par exemple, pour assurer « la prévention des infractions pénales » : si ces « ingérences » apparaissent disproportionnées par rapport à la fin recherchée, l’État est condamné[71]. Un exemple peut être donné. Dans une affaire d’expulsion d’un Marocain se trouvant en Belgique, la CEDH commence par rappeler « la nécessité d’un juste équilibre entre les intérêts en présence », à savoir, d’une part, le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale et, d’autre part, la protection de l’ordre public et la prévention des infractions pénales. Puis elle constate que le requérant a des attaches réelles avec la Belgique, mais qu’il a aussi gardé des liens importants avec le Maroc. Elle note encore qu’elle attribue une grande importance à la gravité des infractions pour en déduire que la peine de l’expulsion n’est pas disproportionnée aux buts légitimes poursuivis, de sorte que l’article 8 de la Conv. EDH n’a pas été méconnu[72].

La contamination de la Cour de cassation. La théorie des conflits de droits fondamentaux est aujourd’hui consacrée par la Cour suprême en sa première chambre civile[73] et aussi en sa troisième chambre civile[74]. Et la Chambre criminelle raisonne parfois de même en mettant en avant le respect nécessaire de la proportionnalité. Est exemplaire le cas de cette journaliste qui, sous un faux nom, s’introduit dans un parti politique pour y trouver des informations destinées à nourrir un livre sur ce parti : la Chambre criminelle, confirmant un arrêt de non-lieu, considère que « les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d’une enquête sérieuse, destinée à nourrir un débat d’intérêt général sur le fonctionnement d’un mouvement politique » car, « eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu de la nature des agissements en cause, leur incrimination constituerait, en l’espèce, une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression[75] ». Ainsi, tous les droits et libertés fondamentaux sont appréciés au regard de la proportionnalité[76]. La Cour de cassation ne juge plus, dans ces hypothèses, in abstracto, mais in concreto, en fonction des résultats économiques et sociaux dans tel cas précis[77] avec ce fil d’Ariane que sont les « questions d’intérêts général[78] ».

Cette nouvelle approche a divisé la France en deux camps irréductibles, celui du mouvement en faveur de cette nouvelle conception[79] et celui de la résistance qui a toute notre sympathie : en effet, ce contrôle constitue une « restauration voilée du jugement en équité, source d’une profonde insécurité juridique et d’une inacceptable inégalité devant la loi[80] » ; il est « une négation du droit[81] » ; cet « usage massif de la proportionnalité que se propose de faire à présent la Cour de cassation française sera effectué à des doses autrement plus importantes que ce qui se fait paisiblement outre-Rhin, dosage qui est, à terme, mortifère pour la cassation[82] ». La Cour de cassation se transforme en juge du fait[83]. Manifestement, la Cour de cassation est sortie de son lit alors qu’elle est et n’est que le juge du droit. Méfions-nous de l’équité[84], et la Cour de cassation avait même naguère affirmé que « l’équité n’est pas une source de droit[85] ». Ces arguments valent encore plus en matière pénale notamment à deux égards : d’abord, la nature du droit pénal, qui seul touche à la liberté physique des citoyens, exclut par principe toute appréciation des valeurs par le juge, du fait de la règle de la légalité pénale ; ensuite, la nouvelle conception de la Cour de cassation peut conduire à tenir compte du mobile (cas du journaliste qui agit pour informer le public sur un sujet d’intérêt général), ce qui va contre deux siècles d’adoption d’une des règles les mieux assurées de notre droit positif. En outre, le danger est grand de voir apparaître un contrôle variable au gré des espèces[86].

Tout n’est cependant pas aussi simple, car un rejet de la proportionnalité au sens que lui donne la Cour de cassation nous expose à des condamnations par la CEDH puisque la France a ratifié la Conv. EDH (art. 55 Constitution 1 et 46 Conv. EDH)[87] et que ses dispositions sont d’ordre public. Notre cour suprême est ainsi prise au piège devant ce choix cornélien : faire preuve d’indépendance à l’égard de la CEDH pour respecter notre tradition ou courir le risque d’être sanctionnée par les juges européens ! On ne voit guère de remède à cette situation. Faudrait-il « encadrer » la proportionnalité pour y voir autre chose qu’une question de simple opportunité[88] ou ne l’appliquer que si le texte est clair et précis[89] ou tout simplement miser sur un contrôle sérieux de légalité ?

2.3 Un contrôle de légalité

Proportionnalité et motivation. Il advient parfois que la Chambre criminelle apprécie la nécessité d’une incrimination et la proportionnalité d’une peine, en tant que normes abstraites[90]. Mais le plus souvent, le contrôle porte sur la peine prononcée. Quel est alors l’office de la Chambre criminelle[91] ? Elle ne saurait évidement casser une décision du fond en invoquant le caractère non proportionné de la peine, car c’est au juge du fond de démontrer, s’il prononce une peine, de dire qu’elle était en l’espèce nécessaire et proportionnée[92]. Cette règle a donné lieu à diverses applications, par exemple en matière de confiscation où l’hésitation peut parfois apparaître. Ainsi, en cas de confiscation spéciale portant sur un bien produit ou objet du délit, la Chambre criminelle n’impose pas au juge du fond de vérifier la proportionnalité de la sanction[93] comme si cette qualité était présumée. Il y a pourtant des situations dans lesquelles l’objet confisqué est sans rapport avec le délit : ainsi en est-il de la confiscation d’une voiture de luxe appartenant à l’auteur d’un grand excès de vitesse, la Chambre criminelle voyant dans cette sanction un but de « dissuasion[94] ». En revanche, dans le cas d’une confiscation portant sur tout ou partie de la fortune du prévenu, le juge du fond doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte portée au droit de propriété[95]. Notons que la Directive 2014/42/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant le gel et la confiscation des instruments et produits du crime dans l’Union européenne[96] consacre cette confiscation sous l’appellation de « confiscation élargie » (art. 5) sans y voir une atteinte à la proportionnalité puisque l’accusé peut tenter de démontrer l’origine licite de tout ou partie de ses biens[97].

Finalement, la proportionnalité est une question de motivation, seul moyen de permettre à la sanction d’être comprise non seulement du condamné, mais aussi du public en général. Le contrôle de proportionnalité est effectué à partir du contrôle de motivation : une sanction disproportionnée n’est pas, par hypothèse, mal motivée[98]. Du coup, proportionnalité, gravité, motivation et individualisation constituent un quatuor indissociable et raisonnable. Et plus généralement, la proportionnalité apparaît comme un principe, une « norme générale de caractère non juridique d’où peuvent être déduites des normes juridiques[99] ».