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Au Canada, la déclaration de la victime fait aujourd’hui partie des facteurs dont un juge doit tenir compte dans la détermination de la peine (sentencing) à imposer aux individus reconnus coupables d’un crime. Cependant, que veut dire concrètement pour le juge, c’est-à-dire de son point de vue, le fait de « devoir tenir compte » de cette déclaration ? Comment perçoit-il cette obligation dans sa pratique ? Se considère-t-il comme obligé de la prendre en considération et de le faire dans les termes mêmes qui ont été établis par le législateur ? Quelle forme et quel poids lui attribue-t-il ? La victime a-t-elle de nos jours un mot à dire sur le choix de la peine ? C’est là une série de questions que nous avons voulu explorer à partir d’entretiens qualitatifs réalisés auprès de juges canadiens.

Nombreuses sont les recherches s’étant intéressées aux victimes d’actes criminels. Young et autres les regroupent en trois grandes catégories : « The first documents the scope and nature of criminal victimization […] The second examines the impact of victimization […] The third centers on the role of victims in the criminal justice process[1]. » À cette liste pourraient encore être ajoutées les recherches sur la perception des victimes quant au fonctionnement du système de justice criminelle[2]. Notre propre recherche s’inscrit dans la troisième catégorie prévue par ces auteurs, soit celle qui se rapporte au rôle des victimes dans la procédure pénale. Nous nous intéressons plus particulièrement au rôle que les victimes et leurs déclarations victimaires sont appelées à jouer, à l’heure actuelle, dans le processus décisionnel de la détermination de la peine.

À cet égard, nos travaux antérieurs menés au Canada sur un tout autre thème à l’époque — celui du rôle de l’opinion publique dans la justification de politiques pénales répressives et la légitimation de décisions judiciaires « carcéralisantes » — ont montré l’influence d’un contexte sociohistorique contemporain au sein duquel le législateur se considère comme placé devant une « crise de confiance du public dans l’administration de la justice[3] ». Même si bien des recherches éviteront le terme sans doute trop fort de « crise » et préféreront, sur la base de leurs données, parler de « not particularly high [levels] […] of public confidence in justice in Canada[4] », à l’instar de Julian V. Roberts, les discours politiques continuent de percevoir la situation comme très préoccupante et explorent différentes façons d’y remédier. Dans notre étude, nous voulions comprendre la manière dont les notions de public et d’opinion publique peuvent intervenir à titre de critère décisionnel dans les processus de création et d’application des lois et les conséquences à envisager pour l’évolution du droit criminel canadien. Le problème nous paraissait d’autant plus pertinent que l’opinion publique est décrite dans bien des études comme mal informée en matière de crime et de châtiment[5]. Ainsi, étant donné le contexte de la crise de confiance du public dans l’administration de la justice, nous avions pour objectif de saisir la façon dont les acteurs, dans leur prise de décision sur le plan politique ou juridique, peuvent tenir davantage compte d’une opinion publique souvent mal informée mais sans compromettre pour autant l’intégrité des politiques publiques et des jugements de la cour. C’est au coeur de notre étude qu’est apparu le nouveau problème sur lequel nous souhaitons nous pencher : le législateur et le juge, agissant respectivement au sein des systèmes politique et juridique, soumis aux structures décisionnelles propres à chacun de ces systèmes, arrivent tant bien que mal à contrôler les effets de l’opinion publique dans leurs prises de décision, mais éprouvent beaucoup plus de difficultés lorsqu’il est question des victimes d’actes criminels. Comment regagner la confiance de ces dernières sans que la reconnaissance de leur dignité et de leurs attentes de justice entraîne en matière pénale un durcissement des politiques publiques ou une répression accrue, ou les deux à la fois, dans la détermination de la peine des tribunaux ? On peut certes modérer l’influence de l’opinion publique sur la base du fait qu’elle est mal informée, mais comment encadrer l’influence des victimes qui, sans être nécessairement mal informées en matière de justice pénale, sont souvent perçues comme recherchant dans le pénal une forme de closure répressive[6]. Le problème ne tient pas au fait de ressentir ledit besoin, mais plutôt de le rechercher au sein d’un système foncièrement punitif qui n’est pas structurellement conçu pour répondre à un tel besoin. Qui plus est, ainsi que le rappelait si bien Susan A. Bandes, « emotions are not formed, experienced, or expressed in a vacuum[7] ». Les émotions victimaires de closure sont en l’occurrence formées, vécues et exprimées à l’intérieur d’un système habitué sur le plan structurel à concevoir la peine privative de liberté comme le symbole par excellence de la reconnaissance victimaire. Pour Bandes, « [a]s the legal system becomes increasingly invested in helping victims and survivors achieve closure, we need to take a hard look at […] the institutional framework in which it operates[8] ».

C’est là l’un des principaux objectifs que nous poursuivrons dans notre article en tentant de circonscrire, en nous basant pour ce faire sur des propos tenus par les juges durant nos entretiens, les traits distinctifs du cadre institutionnel dans la manière d’intégrer dans le processus judiciaire la diversité des attentes victimaires. Ayant déjà établi empiriquement ce que le politique a pu exiger du judiciaire dans la récente « réforme » conservatrice des lois pénales[9], nous voulions connaître ce que le judiciaire exige de lui-même lorsqu’il se trouve placé devant la diversité des attentes victimaires. Notre question de départ était donc la suivante : comment les juges perçoivent-ils les pressions politiques victimaires, comment peuvent-ils (ou non) y donner suite en matière de détermination de la peine et quelles en seront les conséquences pour l’intégrité des principes en la matière ? Non seulement cette question nous a obligés à rediriger l’analyse du politique vers le juridique, mais elle nous a forcés en outre à définir une stratégie de recherche favorisant l’accès aux perceptions des juges. Une analyse jurisprudentielle repose incontestablement sur l’accès aux décisions rendues et aux arguments formels qui les motivent, mais elle ne permet pas, au même titre que le ferait l’entretien qualitatif, de travailler la question des perceptions. Les perceptions qui nous intéressent plus particulièrement sont celles à travers lesquelles les juges comprennent le droit qu’ils et elles élaborent quotidiennement dans leurs prises de décision, la manière dont un sens est donné à cette élaboration. L’entretien qualitatif représente à cet égard un avantage considérable : il permet, par la relance, d’obtenir des clarifications, des précisions, des explications sur certaines questions qui ont été au préalable considérées comme importantes ou encore qui le sont devenues dans le déroulement de l’entretien. Par l’analyse jurisprudentielle, nous ne pouvons pas aller au-delà de ce qui a déjà été dit ou écrit. Elle nous laisse donc aux prises avec les limites que représente un discours fermé. Bien entendu, elle facilite la compréhension de l’état du droit, mais pas l’état des perceptions de ceux et celles qui, à partir de ces perceptions, influencent, voire déterminent l’état du droit.

Les perceptions qui feront l’objet de notre étude ont été saisies à partir de treize entretiens qualitatifs semi-dirigés réalisés auprès de juges canadiens (huit femmes et cinq hommes), issus de cinq provinces et d’un territoire, travaillant au sein des cours d’appel (un juge), des cours supérieures (huit juges) ou des cours provinciales (quatre juges). À l’origine, au moment de concevoir notre protocole de recherche, nous entendions constituer un échantillon nettement plus important, suffisamment pour nous permettre d’aspirer à certaines prétentions de représentativité. Pour des raisons qui nous échappent encore et à propos desquelles nous ne pourrions que spéculer, le recrutement des juges s’est révélé beaucoup plus difficile que prévu. Seuls treize juges ont accepté de participer à notre recherche. Bien que ce nombre soit inférieur à notre attente et qu’il ne puisse permettre la généralisation de nos résultats, il nous permet néanmoins de mettre en avant une recherche exploratoire et de formuler certaines hypothèses provisoires que d’autres recherches viendront confirmer, infirmer ou nuancer. Par ailleurs, comme nous le constaterons dans l’analyse, sur les questions soulevées en entretien, le propos que nous ont livré les juges est marqué par une impressionnante cohérence à travers tout l’échantillon, ce qui confère un certain poids à nos observations malgré le petit nombre d’entretiens.

Notons que les treize participants ont été recrutés par la voie des contacts professionnels, soit les nôtres et ceux des juges. Par nos propres contacts, environ la moitié des juges ont été d’abord approchés par Pascale Fournier, à l’époque professeure à la Faculté de droit — Section de droit civil, de l’Université d’Ottawa et aujourd’hui présidente et chef de la direction de la Fondation Pierre Elliott Trudeau. Dans le passé, la professeure Fournier avait offert diverses formations à certains juges, ce qui l’a amenée à établir un lien de confiance avec eux. Elle a ainsi proposé à un certain nombre de juges de participer à notre recherche et les a invités à prendre contact eux-mêmes avec d’autres collègues pour leur proposer de faire de même[10]. L’autre moitié de l’échantillon vient de ce processus de recrutement interne. Pour participer à l’entrevue, les juges devaient satisfaire à trois exigences :

  1. être en fonction au moment de réaliser l’entretien ;

  2. disposer d’une compétence en matière criminelle ;

  3. avoir régulièrement, en première instance ou en instance d’appel, à déterminer des peines.

Tous les juges avec qui nous nous sommes entretenus remplissaient ces trois conditions. Les entretiens ont été d’une durée moyenne de 90 minutes et enregistrés sur bande audio (à l’exception d’un seul[11]) avant d’être retranscrits et codés. Le travail de codage a été divisé en deux : dans un premier temps, nous avons procédé à la première lecture de tout le matériel, ce qui nous a permis de faire émerger pour chacun des entretiens le point de vue du juge quant à la forme que devrait prendre dans son travail l’encadrement judiciaire des victimes et de leurs attentes. De cette lecture ont émergé différentes catégories d’analyse qui correspondent aux formes que nous avons mises en évidence de façon inductive à partir de cet exercice. Dans un second temps, ces catégories ont ainsi accompagné la seconde lecture du matériel et servi au codage et à la mise en relation des énoncés se rapportant à une même forme.

La seconde partie de notre article sera donc consacrée à la description des formes ainsi observées dans notre corpus. Quant à la première partie, elle nous permettra d’abord d’établir le contexte législatif dans lequel s’insère l’évolution canadienne de la déclaration de la victime et ensuite de préciser les termes de notre problématique de recherche.

1 Le contexte législatif et la problématique de recherche

En droit criminel canadien et dans le contexte plus spécifique de la détermination de la peine, l’origine du « rapprochement » qui nous intéresse entre le juge et la victime nous ramène à la fin des années 80. En 1988, le Code criminel introduisait des mécanismes de mise en application de la déclaration de la victime, notamment dans le contexte des dispositions relatives au rapport présentenciel que devait obligatoirement préparer un agent de probation lorsque le tribunal lui demandait de le faire[12]. Au moment de déterminer la peine, la loi autorisait le juge (sans l’y obliger) à considérer les pertes ou les dommages (corporels ou autres) que le crime avait entraînés pour la victime. En 1996, les dispositions entourant la déclaration de la victime ont été codifiées à l’article 722 du Code criminel et séparées de celles qui entouraient le rapport présentenciel. Cet article reconnaissait alors à toute victime le droit de déclarer devant le tribunal « les dommages [matériels, corporels ou moraux] ou les pertes qui [lui avaient] été causés » par « la perpétration de l’infraction[13] ». La prise en considération de la déclaration de la victime dans la détermination de la peine était alors devenue obligatoire. En 1999, des modifications apportées à la loi allaient permettre à la victime qui en faisait la demande de présenter elle-même sa déclaration devant le tribunal. En juillet 2015 est entrée en vigueur la Charte canadienne des droits des victimes, aussi appelée la Loi visant la reconnaissance des droits des victimes[14]. Composée d’une trentaine d’articles, cette charte reprend plusieurs des principes déjà établis en 1988 dans l’Énoncé canadien des principes fondamentaux de justice pour les victimes d’actes criminels. Elle reflète en outre les dispositions de la Déclaration canadienne de 2003 des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité[15]. De nos jours, à l’article 718 du Code criminel, les victimes sont explicitement mentionnées dans trois des six objectifs que peut légitimement poursuivre la peine. À l’alinéa a), il n’est plus simplement question de « dénoncer le comportement illégal », mais il faut désormais révéler aussi « le tort causé par celui-ci aux victimes ou à la collectivité » ; à l’alinéa e) apparaît l’objectif d’« assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité » ; et, finalement, à l’alinéa f), cet objectif fait aujourd’hui partie des objectifs admissibles, soit « susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes ou à la collectivité[16] ».

Ainsi, depuis la fin des années 80, la trajectoire législative exprime une volonté politique claire : les élus veulent enjoindre les juges à prendre davantage en considération les victimes et leurs attentes dans la détermination de la peine. Les changements législatifs signalés plus haut devaient permettre un retour à la situation antérieure où le droit criminel avait traditionnellement limité le rôle de la victime à celui de témoin privilégié dans l’établissement de la preuve[17]. Comme le soulignait récemment Marie Manikis, si les nouvelles attentes politiques pour un élargissement du rôle des victimes s’avèrent claires, elles le sont beaucoup moins en ce qui concerne la manière dont les juges vont devoir concrètement intégrer ces considérations victimaires dans la détermination de la peine[18]. Par ailleurs, si certains chercheurs ont attribué plusieurs avantages à cette inclusion des victimes dans le processus[19], d’autres ont beaucoup insisté sur les risques d’entrave à des principes fondamentaux tels que celui de la proportionnalité ou encore celui de la modération[20]. Dans notre recherche, nous avons choisi de traiter de la question des avantages et des inconvénients, mais à partir du point de vue judiciaire plutôt que celui du législateur ou du chercheur. Dans nos entretiens avec les juges, nous avons ainsi cherché à faire ressortir les normes que les acteurs judiciaires ont établies pour intégrer les attentes victimaires dans la détermination de la peine. Nous voulions connaître leurs façons de répondre aux pressions législatives et leurs manières de mettre en oeuvre les nouvelles exigences politiques. Nous avons en outre tenté de mieux saisir comment les juges comprennent eux-mêmes les avantages et les inconvénients du critère victimaire dans le processus décisionnel de la détermination de la peine.

Comme nous le verrons au terme de notre analyse, si les victimes ont à l’heure actuelle un mot à dire en matière de détermination de la peine, ce qu’implique concrètement pour le judiciaire ce « mot à dire » ne correspond pas tout à fait à ce qu’il signifiait pour le législateur. À cet égard, sur le plan théorique, nos résultats de recherche refléteront la thèse de l’autoréférence systémique élaborée par Niklas Luhmann[21]. Le législatif et le judiciaire sont alors conçus comme des organisations autoréférentielles, différenciées et autonomes. Cette approche théorique des deux systèmes nous a permis de problématiser non pas tant les pressions exercées par le législatif sur le judiciaire, mais bien la manière dont le judiciaire exerce son autonomie dans le traitement juridique et autoréférentiel de ces stimulus politiques.

La conception du système juridique à l’image d’un système autonome différencié du politique entre en contradiction avec une conception peut-être plus classique qui tend à réduire le droit à un simple instrument du système politique. Selon cette dernière conception, le politique crée la loi, le droit l’applique. L’observateur qui appréhende le droit comme étant subordonné au politique perd alors de vue tout ce que peut impliquer l’« application » de la loi en termes d’interprétation, de construction et de reconstruction de sens, de sélection, d’exclusion, d’emphase, d’encadrement, de validation, de balise, etc. D’un point de vue empirique, la loi édictée par le législateur atteint rarement un degré de clarté susceptible de neutraliser toute possibilité d’interprétation judiciaire et de réduire le travail du juge à celui de simple « bouche de la loi », pour reprendre la célèbre formule de Montesquieu[22]. Par exemple, si bien des lois canadiennes insistent actuellement sur l’importance de reconnaître en droit criminel les torts causés aux victimes, aucune ne précise sans équivoque ce que devra vouloir dire concrètement pour le juge que de « reconnaître » ces torts. La marge de manoeuvre du juge dans l’interprétation judiciaire, combinée à celle que lui confère son pouvoir discrétionnaire, justifie l’intérêt que peut susciter pour la recherche la volonté de distinguer le juridique du politique et de s’intéresser plus précisément à la manière dont le juridique construit sa réalité, son sens, son interprétation, son « droit ». À l’exemple de Luhmann, c’est sur ce plan que nous prenons au sérieux la thèse de la différenciation fonctionnelle des systèmes sociaux de la société moderne[23]. C’est aussi en ce sens que l’on doit, par conséquent, comprendre le caractère « polycontexturel » de la même société qui « applies completely different codes, completely different “frames,” completely different principal distinctions according to whether is describes itself […] from the standpoint of law or the standpoint of politics[24] ».

Non seulement les perspectives qui tendent à nier cette « polycontexturalité » et à négliger l’autonomie que gagne le judiciaire dans son rôle d’interprétation des lois nous paraissent dissonantes par rapport à ce que révèle l’observation empirique, mais encore elles nous semblent ultimement relever d’une description politique du système juridique. À cet égard, nous rejoignons sans peine le point de vue de Jean-Louis Vullierme qui considérait lui-même ces descriptions comme des éléments de la « doctrine politique moderne », en d’autres termes, des « descriptions politologiques » ayant « souvent pour effet, sinon toujours pour projet de […] réduire [le droit] à un épiphénomène de la dynamique politique et — par voie de conséquence —, selon qu’elle est elle-même interprétée d’une manière ou de l’autre, de faire de lui une expression “idéologique” du pouvoir […] ou un instrument de l’action ordonnatrice de l’État[25] ». Ainsi, sans vérification empirique, le sens que le politique investit dans ses lois victimaires n’est pas directement transférable au sens qui se construit et se nuance dans l’enceinte des opérations judiciaires, d’où l’objectif visé par nos recherches qui, précisément pour cette raison, nous ont amenés à procéder en deux temps, soit d’abord en faisant l’analyse du sens politique et ensuite en nous consacrant à l’analyse du sens juridique, lequel retient notre attention dans ce qui suit.

2 La présentation des résultats

Nous examinerons ci-dessous les trois principales tendances qui ont émergé de l’analyse de nos entretiens quant à la manière dont les juges tiennent compte des attentes victimaires en matière de détermination de la peine. Seront abordées la question des torts subis dans l’évaluation de la gravité du crime contre la victime (2.1), la notion de fourchette (range) en tant que limite aux revendications victimaires dans l’administration du droit de punir (2.2) et la contribution que peut représenter la déclaration de la victime pour le condamné comme pour elle-même dans le contexte d’une « nouvelle rencontre » susceptible de faire émerger chez elle des attentes non répressives de clémence et de pardon (2.3).

2.1 Les torts déclarés par la victime dans l’évaluation de la gravité du crime commis

La plupart des juges que nous avons interviewés distinguent d’entrée de jeu deux types d’attentes : les attentes de sévérité, qui émanent parfois des victimes, et les attentes de proportionnalité, qui découlent des normes encadrant la détermination de la peine. Selon le principe de proportionnalité, codifié à l’article 718.1 du Code criminel, la peine doit être « proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant[26] ». Les conséquences que le crime a concrètement eues sur une personne font partie des facteurs à considérer dans l’évaluation de l’acte et de sa gravité. À cet égard, les juges nous renvoient aux conséquences objectives et subjectives du crime.

Sur le plan objectif, il suffit de comparer, par exemple, le meurtre et la tentative de meurtre pour constater que la mort de la victime fait du premier élément un acte que le droit criminel considère comme plus grave que le second. Ainsi, en présence de la mort en tant que conséquence objective du crime, le principe de proportionnalité impliquera généralement que cet acte soit puni plus sévèrement que l’autre. À ce titre, le Code criminel exige que l’individu reconnu coupable de la première infraction soit condamné à l’emprisonnement à perpétuité[27], tandis que l’individu condamné pour tentative de meurtre ne sera que considéré comme passible de ce type d’emprisonnement[28]. On pourrait, dans les mêmes termes, envisager les cas des voies de fait[29] qui, au Canada, deviennent graves[30] à partir du moment où l’emploi de la force exercée contre la victime sans son consentement entraîne chez elle des lésions corporelles. Les voies de fait graves, étant évidemment jugées davantage graves que les voies de fait simples, sont passibles de peines plus sévères, respectivement d’un emprisonnement maximal de 14 ans[31] et d’un emprisonnement maximal de 5 ans[32]. Nous pourrions multiplier les exemples, mais l’important est de constater que, en droit criminel canadien, ce type de conséquence plus « objective » a toujours joué un rôle dans l’évaluation judiciaire de la gravité des crimes et la détermination d’une peine proportionnelle.

Sur un plan plus subjectif, d’autres considérations « victimaires » influencent aussi l’évaluation de la gravité des crimes et la détermination de la sévérité de la peine. Dans certaines circonstances, la sévérité de la peine cherche à refléter la gravité qui augmente en présence de dommages d’ordre psychologique : entrerait par exemple dans cette catégorie le cas d’une introduction par effraction qui occasionnerait chez les propriétaires du domicile violé des troubles d’insomnie, de stress ou d’anxiété. Comme l’explique la juge no 6, historiquement, avant même que le législateur ait fait intervenir la déclaration des victimes dans le processus judiciaire, c’était le procureur de la Couronne qui attirait l’attention du tribunal sur ces aspects :

Before we had victim impact statements the prosecutor would put the same information before the court if they were sensitive to the victim’s needs and would simply tell the court that this victim has been having nightmares ever since and has had to leave her job and so forth. So you would have that information, not in the victim’s own handwriting, not in her own words, but you would have it.

Aujourd’hui encore, ainsi que le rappellera le juge no 11, lorsque aucune déclaration de la victime n’est présentée devant le tribunal (parce que cette dernière s’y refuse par exemple), le procureur de la Couronne continue de jouer ce rôle et d’attirer l’attention du juge sur les torts qu’a subis la victime : « And you know, you can’t force [victims] to provide a victim impact statement. And so, the crown [is] speaking for those particular victims. »

Ainsi, les conséquences du crime et celles qui concernent plus particulièrement les victimes font depuis longtemps partie des considérations dont le juge doit tenir compte dans la détermination d’une peine proportionnelle. Cela dit, la plupart des juges interviewés estiment à cet égard que la déclaration de la victime peut néanmoins se révéler un atout et favoriser une évaluation plus précise de la gravité du crime. Même si plusieurs juges admettent avoir été au départ plutôt sceptiques relativement à cette contribution, l’expérience accumulée au fil des années les a amenés à reconnaître que, dans certaines circonstances, la déclaration de la victime permet effectivement une appréciation plus fine de l’ampleur des torts subis :

There was a time when I thought who can tell us anything that we don’t already know ? Being empathetic people, it’s not hard to understand what a sexual assault victim has gone through or the victim of a break and enter […] But I’ve actually come to think that they do tell us things we don’t already know. I’ve come to think that that is a valuable step to take […] It involves the victims about as much as they can be involved [juge no 6].

Victim statements are important, I think, because it gives the court a sense of the long-lasting impact of the offense. There are victims who say that, really, not a big deal, and others who say that I’ll probably be suffering for the rest of my life […] You can have a one-punch assault that has a terrible, long-lasting impact on a victim. It’s a factor to take into account [juge no 3].

L’évaluation des torts peut encore se faire à travers d’autres types de témoignages que celui du procureur ou de la victime, notamment celui des proches ou encore de certaines personnes qui travaillent auprès des victimes. Pour les juges, la diversité de points de vue facilite l’accès à la complexité qui caractérise parfois l’étendue des torts :

We’re getting victim impact statements from people who work with the victims, people who live with the victims, their loved ones, their friends and family, instead of just the victim, and I think that gives us broader perspective as to the real harm that has been caused […] And I think that’s good, [but] the harm to the victim […] isn’t the only factor [juge no 5].

Sentencing is a delicate balance between all of the factors. And part of those facts are victim impact statements […] It could have some impact on sentencing [juge no 11].

Dans le contexte de notre problématique, la question qui se pose alors est de savoir si cet accès à une gravité plus « grave » ou plus finement définie n’a pas en même temps pour effet de faciliter la justification de peines plus sévères. Même si les juges insistent régulièrement sur le fait que les points de vue victimaires, directs ou indirects, ne sont qu’un facteur parmi tant d’autres, la question demeure : quel est le poids de ce « nouveau » facteur dans la détermination de la peine ? Les juges considèrent que, en ce qui concerne l’évaluation des torts subis, les victimes peuvent y prendre part « as much as they can be » (pour reprendre les termes de la juge no 6 citée plus haut) mais, pour ce qui est de la détermination de la peine, leur influence paraît beaucoup plus limitée.

Les juges distinguent ainsi l’évaluation des torts subis — à laquelle peuvent participer les victimes — et la détermination de la peine en tant que telle. Si les victimes peuvent faciliter l’évaluation des torts subis, leur point de vue à l’égard de la juste peine est beaucoup moins considéré. En effet, dès qu’il est question pour les victimes de communiquer leurs attentes par rapport à la détermination de la peine, de formuler explicitement, par exemple, des désirs de sévérité ou d’exprimer la volonté de voir le coupable subir tel type de peine plutôt que tel autre, les juges deviennent alors beaucoup moins susceptibles de traduire ce type de contribution (input) victimaire en une information juridiquement pertinente quant à la prise de décision judiciaire. À ce titre, la juge no 5 rappelle que, dans un contexte où les victimes peuvent parfois se montrer particulièrement répressives, la fonction du droit criminel est de satisfaire les attentes de la justice et non celles des victimes :

A lot of them [victims] want blood, and we can’t give it to them because the punishment they want is not fair and does not meet the general standards. So, they have to expect that the judge will be neutral, and we will apply these neutral factors to determine what the appropriate sentence is in this case and that we won’t give too much consideration to what they want because it’s not the victim who is sentencing this person. Our justice system is not based upon the victim determining the sentence. I mean, we can’t castrate people. We can’t chop their arms off.

Si les victimes peuvent intervenir dans la détermination de la peine, c’est pour aider le tribunal à mieux apprécier les torts subis dans l’évaluation de la gravité de l’acte et non — comme cela se voit en Angleterre ou dans le sud de l’Australie[33] — pour l’aider à déterminer la peine. Du point de vue des juges, la fonction du droit criminel n’est pas et ne peut pas être de chercher la satisfaction des attentes victimaires de punition. La détermination de la peine doit plutôt continuer de relever de la règle de droit et de critères décisionnels formels, et non de considérations matérielles politiques ou victimaires :

It can’t be put in the hands of the victims. It’s – we live by the rule of law. And to me, that is – it’s diminishing the rule of law to say that – you know, this isn’t civil litigation. This is criminal law. It’s very, very different [juge no 4].

A lot of victims are still wrapped up in their own hurt. You know, it’s a kind of thing that they say that a lawyer who has themselves for a client has a fool for a client ; right ? I mean, you don’t – you understand that the victim is hurt – but you wouldn’t want to let the victim make the choice – make the decision [juge no 2].

Dans les jugements écrits, ce serait donc en ces termes qu’il faudrait comprendre le sens des énoncés à partir desquels les juges disent avoir tenu compte de la déclaration des victimes ou des torts subis dans la détermination de la peine. C’est écrit, c’est dit, c’est déclaré, « nous avons tenu compte de la déclaration de la victime » mais, si l’on s’en tient aux propos recueillis à partir d’entretiens qualitatifs, il faudra se garder d’en déduire que la victime a ainsi exercé une influence significative sur la détermination de la peine ou contribué à en augmenter la sévérité. Le rôle de la victime et de sa déclaration, nous l’avons vu, se limite essentiellement à l’évaluation de la gravité de l’acte ; même dans ce contexte bien spécifique, précisera encore la juge no 9, il ne faudrait pas en exagérer la portée :

I don’t mean to say that the victims play little role. But they don’t play the greatest. They’re not the greatest influence on me in any sentencing. I mean, they play a great role in the courtroom. But I am rarely… Rarely, I think, is my mind altered or changed because of the victims and what they’ve said. The degree of harm caused by the offense is a factor. But I wouldn’t say that the victim’s influence is the greatest one.

Évidemment, cela n’exclut pas que la peine imposée au coupable puisse avoir pour effet d’apaiser la victime. Plusieurs juges pensent que, pour certaines victimes, « the punishment gives them closure and certainly a feeling of comfort » (juge no 5). Toutefois, il faut éviter de prendre l’effet pour la cause ou de confondre l’incidence et les motifs. Pour la victime, le closure peut résulter de la peine, et le droit peut le reconnaître comme un effet : cependant, du point de vue du droit, ce closure n’est pas pour autant le but de la peine ni même l’un de ses objectifs. Indépendamment des effets, les motifs de la peine semblent continuer aujourd’hui de dépendre du droit, de la jurisprudence et des orientations données par la Cour d’appel et non des attentes des victimes.

Il est par ailleurs important de se pencher sur le sens que les juges attribuent ici au mot « closure ». Plusieurs distinguent le closure procédural, que marque effectivement la détermination de la peine — en mettant un terme aux actes de procédure judiciaire —, du closure psychothérapeutique, qui relève d’une tout autre démarche que celle que préconise le droit criminel[34] : « We’re not the be all, end all », insiste à cet égard la juge no 5. Et elle ajoute :

We can’t do everything for the victim. There has to be more victim support, and there has to be more resources put into helping them after that is over because closure in terms of the punishment doesn’t necessarily mean closure in terms of the psychological impact of the crime. You know, someone who had been rendered a paraplegic by a drunk driver is going to feel okay, you know, that the guy is going to jail but is not going to feel better, cause his life is basically ruined.

On semble donc très loin de ce que le politique et ses récentes réformes législatives ont pu espérer d’une judiciarisation des considérations victimaires dans la détermination de la peine. L’indépendance judiciaire — dont nous avons déjà traité ailleurs[35] — paraît encore jouer son rôle de garde-fou, de « gardien du droit » et permettre aux juges de résister malgré tout aux pressions politiques qui s’exercent sur leur prise de décision. En d’autres termes, le principe de l’indépendance judiciaire donnerait l’occasion à cette institution d’encadrer dans des balises proprement juridiques certaines attentes politiques qui pourraient autrement menacer l’intégrité du droit et plus particulièrement, ainsi que l’a bien soulevé Denis Salas[36], l’intégrité des « droits des auteurs d’infractions ». Concernant la question des victimes, le principe de l’indépendance judiciaire ferait que des juges, comme ici le juge no 4, arriverait à résister aux pressions externes qu’ont tenté d’exercer les politiques victimaires de l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper[37] :

We can’t be bullied by this government saying, you know, you have to listen to the victim. I mean, I think frankly the emphasis that this government is putting on what the victim has to say is misplaced, and it’s misguided. We’re the ones who sat through the trial. We’re the ones who’ve heard all the evidence. We’re the ones that have made the findings. And we’re the ones that have to decide the extent to which this is…

Plusieurs juges ont indiqué que, même s’ils le voulaient, même si parfois leur conscience le leur dictait, ils ne pourraient tout simplement pas s’appuyer sur les attentes de punition des victimes et augmenter ainsi les peines. Le droit, dans son formalisme, s’y opposerait. Ce sera l’objet de notre prochaine section.

2.2 La limite de la fourchette décisionnelle

Dans un contexte marqué par de fortes pressions victimaires, il est important de prendre au sérieux la contrainte systémique voulant que la prise de décision du juge soit régie non pas par sa conscience intime, ses convictions personnelles, sa volonté subjective ou l’émotion, mais bien par le droit, par des critères de validation formels internes faisant intervenir les balises du juridique. Au fil de nos entretiens, les juges ont soulevé à cet égard la contrainte de la fourchette décisionnelle qu’impose d’abord la loi, mais que précise et restreint ensuite la jurisprudence (case law). La marge de manoeuvre du tribunal dans son usage de la déclaration de la victime se trouve ainsi limitée, comme l’exprime la juge no 6 :

We have a range. And it’s defined by the maximum sentence available for the particular offense and maybe a minimum sentence. The range is also defined by the case law. And we’re considering where in the range for this particular offender or this particular offense should the sentence fall. Victim impact statements have been an interesting development in the law. There may have originally been a bit of an expectation that somehow this would put pressure on a judge. But I think we’ve come to a point where it’s clearly understood by certainly Crown counsel and people counseling or advising victims that they are not to call for a particular sentence and they are not to try to place pressure in any way. They are simply to inform the court more fully about the effects of the offense.

La fourchette a pour objet, entre autres, de prévenir que, pour des raisons non juridiques liées à des préjugés ou à des biais personnels, des individus ayant commis des crimes semblables dans des circonstances semblables soient condamnés à autre chose que des peines semblables. Cela nous renvoie au principe d’harmonisation des peines codifié à l’article 718.2 b) du Code criminel. Un juge qui prendrait en considération les torts qu’une victime a subis comme conséquence du crime pour sortir de la fourchette et justifier des peines plus sévères risquerait de voir sa décision être renversée en cour d’appel. Pour certains juges, ce risque serait toujours une préoccupation :

Any judge who tells you that he or she does not worry about the court of appeal is lying to you. Ok ? They’re lying. It’s as simple as that. I’ve been judging now for 19 years, and I know judges intimately, they always worry about the appeal court, they’re worried about their reputation being trashed by an appeal court. You know ? It’s happened to me on two occasions where I’ve been called off as being just dead wrong by a court of appeal and THAT hurts ! Everyone has their own… you know… you’re sense of pride and so forth and you don’t want to be overruled. You want to be… You want… The things you want to do… You want the blessing ! It’s like, it’s like a student in a classroom, you don’t want the professor singling you out and calling you stupid [juge no 10] !

No judge enjoys to be told by the court, especially when his or her colleagues read the same thing : « You got it wrong ». Nobody likes to be told they got it wrong. Often judges will say : « I don’t care what the court of appeal thinks… ». But… There is an ego in every judge [juge no 8].

Bien que nous ayons traité de ce type de contraintes juridiques dans une autre publication[38], il importe de rappeler, ici, à quel point la jurisprudence pèse sur la prise de décision des juges. Ces contraintes ne sont cependant jamais contraignantes au point de nier complètement le pouvoir discrétionnaire du magistrat et de faire de la détermination de la peine une simple histoire de calcul opéré dans une mécanique entièrement prévisible. Néanmoins, elles sont suffisamment rigoureuses pour permettre d’anticiper, à partir des spécificités d’un cas, où se situera environ, de manière approximative, la peine. La juge no 2 explique ce qui suit :

If I’m looking at someone who has done a home invasion and the sentence, you know, there’s a range. The sentence is usually penitentiary range – let me just say for the sake of argument – from 5 to 8 years ; okay ? So, I mean, depending on the offenses, it might be closer to 5, it might be closer to 8. In some extraordinary circumstance, you know, it might be 2, depending if there’s some sort of extraordinary reason, but it’s a home invasion.

Évidemment, le fait de varier de cinq à huit années, dans l’exemple que donne la juge no 2, montre que l’étendue de la fourchette peut a priori paraître suffisamment souple pour permettre à qui le souhaiterait de faire intervenir la déclaration des victimes en faveur des extrémités supérieures. Cela dit, il est possible de relativiser ce risque dans la mesure où les raisons susceptibles de justifier une telle sévérité sont elles-mêmes encadrées par une jurisprudence qui tend normalement à les associer à de la vengeance et, par conséquent, à voir d’un oeil critique les décisions fondées sur des attentes de répression victimaires[39]. Nous sommes bien conscients de la limite propre à l’entretien qualitatif qui nous oblige à distinguer, d’une part, la pratique du discours sur la pratique et, d’autre part, à l’origine de la pratique, les motifs conscients et les motifs inconscients. Dans notre recherche, le discours des juges sur leur pratique décrit-il fidèlement ce qui se passe réellement dans la salle d’audience ? L’influence des victimes sur la détermination de la peine est-elle aussi limitée qu’on le dit ou n’est-elle pas appelée plus ou moins consciemment à être davantage significative que ce que suggèrent les entretiens ? S’il est impossible d’avoir accès à la conscience des acteurs, nous pouvons tout de même nous appuyer sur notre matériel et tenter de contrôler les risques associés à cette limite. Considérons à cet égard le propos du juge no 10 qui, au cours de l’entretien, évoquait le souvenir d’un cas d’un crime d’inceste dont s’était rendu coupable le père d’une jeune fille. Ce juge nous expliquait alors que si, dans cette affaire, il s’en était tenu à ce qu’autorisaient la loi et la jurisprudence, une simple probation aurait pu être imposée. Cependant, il a admis que, après avoir tenu compte de la situation de la victime, de ce qui serait la bonne décision pour elle, il a estimé que l’incarcération s’imposait :

I think [that ordering] no jail sentence [here] would have been an error in principle. But this was serious, serious stuff, incest. His little girl, his little girl was affected, and probably will be affected for life by virtue of this. And I just, you know, probation would be right for the individual accused. But I don’t think it would be the right thing to do for the victim.

De prime abord, ce raisonnement paraît aller à l’encontre de tout ce que nous avons soutenu jusqu’à présent dans notre analyse. En effet, il semble être question ici d’un cas où tenir compte de la victime conduit expressément à une augmentation de la sévérité de la peine. Toutefois, ce que le juge no 10 a pris en considération dans ce cas particulier n’est pas tant l’opinion de la victime quant à ce qu’elle pourrait elle-même croire être la bonne décision à prendre pour sa personne, mais plutôt, et très précisément, l’opinion du tribunal relativement à l’opinion de la victime car, dans les faits, le juge admettra n’avoir jamais eu accès à l’opinion concrète de la victime ni n’avoir pu déterminer ce que cette dernière aurait pensé véritablement de l’ordonnance de probation :

I don’t know how the daughter might feel. Because I didn’t — I never spoke to her, and all I knew is that she was very — she was a very damaged little girl. Whether she wanted retribution or not, I don’t know. I really don’t know. I think maybe she, you know, maybe she would have been comfortable with her father getting probation. I have no idea […] But I don’t think probation is appropriate on those facts, because of the damage done.

La prison s’est imposée non pas parce que la victime le souhaitait, mais bien parce que les dommages causés étaient trop importants pour privilégier une simple probation. L’idée des dommages causés nous ramène une fois encore aux conséquences du crime et au principe de proportionnalité entre la gravité de l’acte et la sévérité de la peine, des considérations — nous l’avons souligné — qui ont toujours fait partie du processus décisionnel de la détermination de la peine, et qui ne peuvent donc pas être interprétées comme découlant directement des nouvelles lois relatives aux déclarations victimaires. Autrement dit, ces considérations sont attribuables à l’évaluation des torts subis dans l’évaluation de la gravité du crime et non à l’évaluation des attentes victimaires. Rappelons que l’évaluation des torts subis dans l’évaluation de la gravité — il nous faut insister — se pratiquait bien avant le « virage victimaire ». Ainsi, le propos concernant la situation des victimes et plus précisément les torts subis ne paraît pas en soi justifier que nous nuancions le résultat de recherche que nous avons défendu jusqu’à présent : la victime peut donner son avis sur la peine, le juge peut tolérer qu’elle le fasse, mais la peine semble demeurer une sanction déterminée par le tribunal, et ce, en fonction des attentes du droit et non des victimes[40].

2.3 La déclaration de la victime et la procéduralisation d’une forme de closure

Les juges considèrent que la déclaration des victimes représente un élément très important dans l’évolution récente du droit criminel canadien, mais elle l’est surtout pour les victimes — plus que pour les juges qui, eux, comme nous l’avons vu, sont essentiellement contraints de s’en tenir au droit. Même s’ils ne font pas du point de vue des victimes un critère décisionnel de la détermination de la peine, ils accueillent favorablement le rapprochement qui s’opère à l’heure actuelle, avec les victimes parce qu’à leur avis celui-ci permet, d’une part, de corriger le déséquilibre créé par un passé judiciaire ayant configuré le conflit comme n’impliquant que l’État et l’accusé et, d’autre part, de favoriser une forme de closure chez la victime.

Par rapport à une tradition trop exclusive, la place plus importante accordée aujourd’hui aux victimes et à leur déclaration constitue un gain pour la justice. Selon les juges, cette inclusion favorise la confiance des victimes dans l’administration de la justice, tout en reconnaissant qu’elles font intégralement partie du conflit. Impliquées dans ce dernier, les victimes ont des droits, disent les juges, notamment un droit de parole dans l’administration pénale dudit conflit. La fonction de ce droit de parole n’est pas d’influencer la détermination de la peine, mais bien de reconnaître un vécu que le droit a longtemps discrédité ou déconsidéré en l’interprétant comme du « bruit » dans la procédure. Pour les juges, ce droit de parole permet de nos jours aux victimes d’exprimer leur colère, leur frustration, leur déception à l’égard du crime et de son auteur :

The way I view victim impact statements is it’s an opportunity for the victims of the crime to express their anger, their grief, sometimes their forgiveness of the accused. But it’s an opportunity for them to just speak. To vent their feelings about the crime. And it’s a very, very important part of the process [juge no 10].

For certain purposes I listen to the victim, so they feel heard by us [juge no 4].

At least it gives them a voice in the courtroom and perhaps helps that person feel more respected in the process [juge no 6].

I think that’s very important [referring to the victim impact statement]. And I make a point of ensuring that the victims […] know they’ve been heard. I give them every opportunity [juge no 9].

Ultimement, ce droit de parole est aussi l’occasion pour le système de montrer aux victimes que leur expérience subjective s’avère importante et qu’elle le demeurera jusqu’à la fin de la procédure, bien au-delà de l’établissement de la preuve.

Dans certaines circonstances, l’accusé qui entend la déclaration de la victime et prend connaissance de l’ampleur des torts subis peut s’adresser à celle-ci et produire en quelque sorte sa propre « déclaration ». S’institue alors dans cet « échange », bien que ce soit de manière formalisée, la possibilité d’« une nouvelle rencontre ». Le justiciable peut non seulement mieux comprendre l’incidence de son comportement sur la victime, mais il arrive aussi qu’à travers cette procédure la victime ait elle-même accès à une meilleure compréhension de son agresseur, à savoir qui est cette personne, d’où elle vient, pourquoi elle a agi de la sorte, et ce, à l’endroit de la victime et non contre quelqu’un d’autre, etc. Les juges voient dans cette « interaction » deux avantages importants. Le premier concerne la victime et son cheminement vers le closure psychologique, tandis que l’autre touche la détermination de la peine et la possibilité de la clémence, voire du pardon. Les deux avantages, comme nous le verrons, sont intimement liés.

Pour la victime, mieux comprendre la personne qui a brimé ses droits, qui a violé son intimité ou porté atteinte à sa dignité, permet parfois de démythifier ou de déconstruire la représentation stéréotypée qu’elle a pu se faire de son agresseur, de son degré de dangerosité, de sa méchanceté et de la menace qu’il pourrait encore représenter pour elle :

It also is important for the victim to know that in this particular case the offender has all sorts of problems, and it isn’t just that they did it on purpose, and they, you know, and they’re an awful person [juge no 5].

So, you know, if somebody has their house broken into […] it’s scary not to know who was in your house. If you knew it was some scrawny 14-year-old, it’s a little less scary than imagining a burly 35-year-old who might come back and shoot you. But if it’s just some kid who stole your laptop it’s a little less scary and a little more empathetic. So, it takes some of the unknown away. And we don’t do enough of that [juge no 3].

Il est sans doute psychologiquement plus facile pour l’être humain d’entretenir une aversion envers quelqu’un qu’il ne connaît pas et qu’il ne comprend pas qu’à l’endroit d’un proche ou d’une personne dont les faits et gestes ne lui paraissent pas complètement insensés ou purement mesquins. Si l’on ne considère que les actes commis, la représentation possible de l’autre dans l’abstrait peut être parfois hautement négative et amener à désirer des représailles sévères. Cependant très souvent, dans la rencontre de l’autre, lorsqu’une victime a l’occasion d’aller au-delà des gestes commis et de considérer la complexité des circonstances au sein desquelles s’inscrivent et se dessinent les trajectoires de vie, le désir de représailles peut s’estomper. C’est ici que se précise le rôle que les juges attribuent à la déclaration de la victime : cette énonciation n’est pas importante qu’à titre de condition de validation de la sévérité de la peine, mais bien parce qu’elle permet à la victime et à l’accusé de se re-connaître (au sens de « se connaître à nouveau ») comme personne.

L’enjeu ici est le lien social et toute l’attention, tout le soin (care) que la protection de ce lien requiert[41]. Le droit criminel parle souvent de lien social, mais il voit rarement la modération ou la clémence comme des conditions susceptibles de le favoriser[42]. Or, les attentes victimaires sont aussi parfois des attentes de modération et de clémence et non uniquement de répression. Typiquement, les juges rencontrent cette clémence dans les cas impliquant des gens qui se connaissent, qui sont socialement liés, par exemple, lorsqu’il y a des accusations de conduite avec facultés affaiblies :

I’ve seen it in driving accidents, drunk driving. The person who was driving was a friend of the person who was killed. The families knew each other ; you know ? So sometimes I’ve seen the family say, we’ve known him since he was a child, we understand he made a mistake, but this mistake shouldn’t ruin his whole life. Sometimes I’ve seen robbery victims say, well, I got my money back or whatever, and I understand he or she had a gambling addiction, and I got my money back, so I’m okay – occasionally [juge no 2].

Or when you consider the act a mistake rather than a vicious malicious crime. Yeah. And I’ve even had that experience where the family doesn’t particularly know the driver. And they say, look – I mean, it’s amazing when you see it. But you see it. And they say it’s not going to bring my son back. Why put this kid in jail ? You know, he did a terrible thing. It was a terrible mistake [juge no 4].

Sur la base de nos entretiens, contrairement aux effets plus limités des attentes victimaires de punition, nous avons observé que les attentes victimaires de clémence, quant à elles, paraissent exercer une certaine influence sur la détermination de la peine. Quand les victimes se sont rapprochées de l’accusé et qu’elles comprennent mieux sa situation, il arrive qu’elles convertissent leurs premières attentes de répression en attentes de clémence, comme le rapporte la juge no 9 dans l’exemple qui suit :

What was also interesting in that case is the parents had put their victim impact statements and talked about obviously how devastated they were and that they hoped this young man […] they hoped that he would learn his lesson with a long jail sentence. Then the accused, when asked if he had anything to say, stood up. And he talked about the effect the death had on him, that how he totally understood what the parents had said, that he too missed his best friend, that he was haunted by the death every single day, that he was a car mechanic, and every time he was under the hood he would often hear his friend’s voice talking to him, and how he was awake in the night and… And, he went on for about 20 minutes. I had to pinch my leg so that I wouldn’t also become emotional. The family were sobbing uncontrollably. And in the end they came back and said that they understood that the accused felt complete remorse and that they were open to meeting in collaborative justice whereas before they’d said no […] After people have gone through the collaborative justice experience they often make recommendations to the court that, you know, there be no jail [juge no 9].

Dans certaines circonstances, devant ces attentes victimaires de clémence, certains juges s’autorisent alors à transgresser le seuil minimum de la fourchette. Le juge no 10 illustre ainsi cette situation :

[Victims say :] « We have heard about his addiction to drugs and so forth. We feel sorry for him. We seek no vengeance whatsoever. Your Honor… » You know, etc. In a case like that, I might be inclined to go below [the range], because I know then, if the victims are, you know, if they’re truly forgiving, etc., and all the pre-sentence material argues well for the rehabilitation of this individual, you might be prompted to go below. You would go below, but you wouldn’t go above. Let’s put it that way [juge no 10].

Si les attentes de clémence des victimes peuvent se traduire en une certaine clémence judiciaire, il y a tout de même, pour les juges qui ont participé à nos entretiens, une limite à ne pas franchir. Favorable à la clémence dans le dernier extrait cité, le juge no 10 ne perdrait pas de vue pour autant cette limite :

But you don’t just let them walk away with nothing [either]. You might be inclined to give them a conditional sentence instead of a jail term, for example, you know, but not just sort of suspended sentence and probation. I don’t think that would happen.

Cette limite tient au fait que le droit criminel demeure un droit public qui oppose fondamentalement la société et non la victime à l’accusé. D’autres intérêts, différents des intérêts privés des victimes, entrent en jeu, notamment ceux de la dissuasion, de la dénonciation et de la rétribution qui impliquent tous, sous une forme ou une autre, le respect du principe de proportionnalité. Le même principe qui interdisait que l’on puisse, au nom des victimes, sortir des limites maximales de la fourchette intervient ici pour réduire de manière identique le risque qu’un juge clément ne s’aventure trop loin sous les seuils minimaux du « juridiquement acceptable ». Les victimes peuvent se montrer clémentes, elles peuvent en outre revendiquer le pardon et l’arrêt complet des actes de procédure, mais intervient toujours en droit criminel un principe selon lequel le crime doit mener à la peine, et cette dernière doit refléter la gravité de l’acte. La fonction première de ce système social, et les juges le rappellent régulièrement, c’est ultimement de punir et non de pardonner. Indépendamment de la clémence victimaire, du point de vue du droit, les justiciables « have to be punished for the seriousness of the crime, the impact on the victim, but also the punishment has to fit their moral blame worthiness », selon la juge no 5. « We’re part of the rule of law for Canada », insistera la juge no 11, « and we are there to basically, we are part of an institution to denounce crimes as the legislature has defined them to be, and to impose consequences ». Subjectivement, les victimes peuvent être clémentes, mais dans l’identité foncièrement répressive du droit criminel, pour les juges, se montrer clément devient plus compliqué. La devise a toujours été et demeure « rétributiviste » : oeil pour oeil, dent pour dent, selon la loi du Talion, le crime est un mal qui se guérit par le mal.

Conclusion

L’hypothèse de départ ayant orienté notre recherche reposait sur des remarques de Salas qui avait observé dans l’administration du droit français les risques associés à ce qu’il appelait l’« idéologie victimaire[43] ». Notre hypothèse s’était aussi appuyée sur nos récents travaux portant sur le discours politique canadien, travaux au terme desquels nous avons montré, en nous basant empiriquement sur l’analyse de débats parlementaires, l’influence tout à fait déterminante de l’idéologie victimaire dans le durcissement législatif des politiques pénales[44] de même que dans l’émergence d’une nouvelle théorie de la peine — que nous avons nommée « théorie de la reconnaissance victimaire[45] ». La question que nous voulions encore traiter plus haut était celle de savoir si cette influence se confirmerait de manière identique dans l’autoréférence judiciaire, dans l’application de la loi par les tribunaux. À cet égard, selon les entretiens qualitatifs que nous avons menés avec des juges canadiens, nous ne constatons pas au nom des victimes ou sur le coup de leur déclaration une montée de la répression pénale. Nous observons plutôt le maintien d’une pratique déjà répressive certes, mais qui continue de se situer dans les balises des fourchettes législatives et jurisprudentielles déjà établies bien avant le « virage victimaire ».

Cela dit, et nous avons tenté de le montrer dans l’analyse de ces entretiens, il faudrait éviter d’en déduire que le virage victimaire et la déclaration des victimes n’ont rien modifié dans l’administration du droit pénal canadien. Des changements importants s’observent. Ils concernent par contre moins la détermination de la peine que le rapport du juge à la victime et, à la limite, de la victime à l’accusé. Dans le rapport du juge à la victime, cette dernière n’est plus conçue à titre de simple témoin privilégié qui serait utile uniquement dans l’établissement de la preuve. Elle est désormais considérée comme faisant intégralement partie du conflit et ayant un rôle à jouer tout au long de la procédure. En ce qui concerne le rapport de la victime à l’accusé, dépassant de beaucoup la preuve et le verdict, les juges que nous avons interviewés voient dans la communication explicite des souffrances victimaires une étape importante dans le long processus du closure auquel doit souvent se livrer une victime d’acte criminel.

Au carrefour de la communication des torts subis par la victime et de la reconnaissance de ceux-ci par le justiciable, pour bien des juges, ce qui émerge encore de nouveau dans le droit criminel est la possibilité de favoriser concrètement, à travers cette procédure, la reconstruction d’un lien social, d’une identité et d’une dignité.

Nous estimons important de rappeler en terminant que nos résultats de recherche ont été obtenus à partir de la manière dont les juges se représentent leurs pratiques et qu’il existe souvent chez l’être humain des écarts considérables entre son discours et ses actions réelles. Nous nous en sommes tenus ici au propos des juges. Une analyse jurisprudentielle est présentement en cours pour vérifier dans la pratique et au-delà du discours la validité de nos constats. Ainsi, au terme de notre article, la question de savoir si le « virage victimaire » des dernières années a eu un impact sur le durcissement des peines dans l’enceinte judiciaire demeure ouverte. En ce sens, notre recherche semble indiquer que l’élargissement du rôle des victimes dans la procédure judiciaire, bien qu’il soit risqué à plusieurs égards, comporte néanmoins des avantages intéressants sur le plan de la justice et de la reconstruction du lien social.