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Si les djihadistes souhaitent provoquer la fin de la civilisation moderne, les survivalistes sont convaincus que celle-ci est imminente et qu’il est nécessaire de s’y préparer matériellement, psychologiquement et même, dans bien des cas, spirituellement. La publication en ligne de la vidéo d’une conférence sur le survivalisme prononcée par l’auteur du présent article a suscité des commentaires virulents, parfois violents[2], provenant exclusivement de survivalistes. La plupart des propos visaient exclusivement à discréditer le conférencier en tant que scientifique et à le faire passer pour un militant anti-survivaliste. Même le célèbre survivaliste suisse d’extrême droite, Piero San Giorgio, s’est rallié à ces prises de position, s’attaquant du même coup au sociologue français Bertrand Vidal, un des rares spécialistes de l’étude scientifique du mouvement survivaliste, qui aurait selon lui un « parti pris » contre le survivalisme. Un autre des commentaires reçus était signé Vic Survivaliste (un pseudonyme), un survivaliste québécois qui se disait « au centre de milliers de communications et de questions de la part de survivalistes et de preppers depuis six ans » pour justifier sa représentativité et son autorité en matière de survivalisme. Dans le contexte où de telles sources de première main sont abondantes en ligne, il n’y a pas d’impératif d’avoir aussi recours à des entrevues avec des survivalistes pour une recherche exploratoire sur le phénomène du survivalisme au Québec. Nous présentons donc une étude de cas[3] en nous basant sur une analyse de la littérature scientifique sur le survivalisme, ainsi que sur une analyse de contenu des productions écrites et orales de différents individus gravitant autour de la mouvance survivaliste d’extrême droite et, plus spécialement, des productions en ligne de Vic Survivaliste.

Il serait très difficile, voire même impossible, d’utiliser un questionnaire écrit comme méthode de recherche dans le cas des survivalistes parce que ces derniers sont en général très méfiants à l’égard des personnes venant les observer de « l’extérieur », et surtout à l’égard des chercheurs universitaires. De plus, ces groupes ne sont pas toujours faciles à aborder, car ils perçoivent souvent les chercheurs universitaires comme des ennemis. L’étude compense cette lacune par une analyse de contenu plus extensive des documents de première main. L’accent a été mis sur les contenus factuels, autant que sur les contenus latents ou symboliques. Ainsi, il a été possible de recueillir des informations sur l'évolution historique de certains groupes d’individus qui gravitent autour des productions écrites de Vic Survivaliste, sur leurs doctrines économique, politique et religieuse, ainsi que sur les valeurs auxquelles ils adhèrent.

La première partie de cet article montre que les racines religieuses du survivalisme sont retraçables de la conception de l’eschatologie du christianisme primitif jusqu’au mormonisme américain du xixe siècle et au millénarisme des milices chrétiennes américaines. Puis, nous décrivons comment le survivalisme s’est d’abord constitué aux États-Unis dans les années 1960 et 1970, au sein de la mouvance libertarienne. Par la suite, il est possible de développer brièvement une typologie quadripartite du mouvement actuel pour nous attarder plus précisément à un type particulier : celui du survivalisme communautariste d’extrême droite. Ce type sera illustré grâce à une étude de cas des publications en ligne du blogueur québécois Vic Survivaliste. Notre conclusion discute du désir de mort de la société moderne et des fictions morbides que l’on retrouve chez plusieurs survivalistes comme Vic Survivaliste.

Avant le survivalisme, l’eschatologie chrétienne

Beaucoup de survivalistes aujourd’hui se définissent comme non religieux ou même athées, mais lorsque l’on analyse leur discours de plus près, on découvre que l’attente de la destruction d’un monde corrompu et de l’avènement d’une société idéalisée n’est pas une innovation. En effet, on retrouve encore aujourd’hui chez les survivalistes des éléments de l’eschatologie du christianisme primitif. Voici, comme base comparative, une définition de l’eschatologie dans le christianisme primitif :

Le christianisme primitif – dont maintenant près de vingt siècles nous séparent – était foncièrement d'essence eschatologique. Encouragées par les multiples allusions à l'imminence du Royaume qui se trouvent dispersées à travers les Évangiles, les premières communautés chrétiennes ont vécu tendues dans l'attente du prochain retour en gloire et du Jugement dernier. Et c'est l'extrême ferveur de cette attente qui, pour une large part, permet de comprendre leur intrépidité face aux persécutions de toutes sortes auxquelles elles étaient en butte. Une telle espérance était, au premier chef, partagée par ceux que l'on appelle aujourd'hui les judéo-chrétiens, grands lecteurs de ces apocalypses dont le texte attribué à l'évangéliste saint Jean n'est que le plus célèbre. C'est dans cet écrit, en effet, que, sur la base de quelques versets mystérieux (xx, 1-6), s'est enracinée la croyance en une première résurrection, réservée aux justes et aux martyrs, en compagnie desquels le Christ, revenu sur terre, y régnerait pendant mille ans avant que ne surviennent la résurrection générale et le Jugement dernier. Mais, en dehors même des croyances proprement millénaristes, « l’attente proche » était le fait de tous.

Hulin, 2000, p. 541

Si les termes ont changé, la conceptualisation binaire du monde des survivalistes est similaire à celle des premiers chrétiens, tous les deux se perçoivent comme des élus qui possèdent une connaissance approfondie des signes de l’imminence de la fin de la société dans laquelle ils vivent. Si les survivalistes ne font plus systématiquement appel à des signes de Dieu, il demeure qu’ils ont inventé de nouveaux récits dans lesquels ils se placent eux-mêmes au centre comme les sauveurs de l’humanité dans sa forme primitive et la plus pure. Que l’on attende le « jugement dernier » ou l’ultime « bris de normalité », on considère dans les deux cas que ceux qui ne sont pas préparés (spirituellement et/ou matériellement) vont être punis pour leur insouciance. L’extrême ferveur des premiers chrétiens, motivés par leur croyance dans une éventuelle fin du monde, leur permettait de résister aux persécutions de la société romaine. Les fake news, les théories conspirationnistes et une version manipulée de la science ont la même résonnance aujourd’hui pour les survivalistes. La croyance extrême permet aux survivalistes de faire abstraction de la réalité en créant un monde parallèle dans lequel ils peuvent contrôler le récit. Selon Bronner (2009, p. 11), « la pensée extrême […] manifeste l’aptitude de certains individus à sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux (leur carrière professionnelle, leur liberté) et en particulier leur vie, et dans de nombreux cas celles des autres aussi, au nom d’une idée ». La seule distinction entre les survivalistes et les premiers chrétiens, c’est qu’ils ne courent aucun danger même s’ils se préparent constamment devant ce qu’ils imaginent en être l’imminence. Ils ne veulent pas sacrifier leur vie, ils veulent plutôt à tout prix la sauver puisqu’elle a une valeur à leurs yeux. La persécution qu’ils disent subir n’est certainement pas comparable à celle que les premiers chrétiens ont pu subir dans la société romaine, mais elle leur permet de s’inventer une fiction dans laquelle ils peuvent se donner le rôle du héros résistant aux assauts de la société moderne qu’ils abhorrent. Selon le blogueur québécois, Vic Survivaliste, les survivalistes seraient les piliers de la société de demain (Groupe de réflexion sur les enjeux québécois, GREQ, 2007). Mais dans les faits, les prédictions et les appréhensions de l’imminence de la fin du monde sont présentes dans toutes les traditions religieuses mondiales à travers les prophètes de malheur, ce n’est donc pas une nouveauté. « Si depuis le déclin de l’Empire romain, le 4 septembre 476, nous avons survécu à la 183e fin du monde identifiée, c’est certainement parce que chaque génération se perçoit comme la dernière avant la fin du monde » (Vidal, 2018, p. 29).

Plus près de nous, on pourrait dire que l’Église de Jésus-Christ Des Saints des Derniers-Jours, que l’on appelle dans le jargon populaire les mormons, a été en quelque sorte une précurseure du survivalisme au xixe siècle. Religion apocalyptique fondée en 1830 dans l’État de New York aux États-Unis, elle affirme que la fin du monde approche et que seuls les mormons seront sauvés de la mort par Dieu. Les sociétés humaines vont s’effondrer et il y aura un « temps des tribulations » qui va durer environ mille ans avant l’avènement du Royaume de Dieu sur terre. La doctrine mormone impose de stocker de la nourriture pour un minimum d’un an en prévision de cette période d’instabilité où l’homme sera laissé à lui-même. Mitchell (2002, p. 12) ajoute que, même si la naissance du survivalisme est relativement récente, l’anticipation de transformations cataclysmiques de la société est une tradition américaine qui remonte aux premiers colons puritains. Aujourd’hui, même les preppers les plus modérés stockent encore de la nourriture, même s’ils ne sont pas nécessairement religieux. Selon Vidal (2018, p. 92), être survivaliste demeure de l’ordre de la révélation et de l’expérience initiatique. On peut aussi trouver des liens entre le millénarisme, le survivalisme et les milices chrétiennes américaines (Vidal, 2018; Chermak, 2002).

Les racines de l’extrême droite américaine

Des racines religieuses nourrissent donc depuis très longtemps l’extrême droite et le survivalisme, mais ce qui va donner une touche de modernité à ce dernier, c’est la création de « l’horloge de la fin des temps » (Doomsday Clock) en 1947 par les scientifiques atomistes. Cette horloge est censée cumuler les informations qui nous rapprochent de l’heure de la fin du monde en convertissant les faits scientifiques en signe de la fin et en accumulant des faits choisis spécifiquement pour construire des scénarios de catastrophes appréhendées. Selon Vidal (2018, p. 34-35, 37), il s’agirait plutôt d’un « enromancement de la science » basé sur un discours sotériologique (lié à la rédemption) et que « […] malgré l’apparente scientificité des pronostics des maîtres horlogers, on ne peut que souligner l’aspect religieux de cette pensée ». Vidal va encore plus loin en soutenant « […] qu’en s’emparant des thèmes de l’apocalypse, loin de rendre compte de la fin des temps, les scientifiques atomistes ont, d’un point de vue sociologique et cognitiviste, permis la sécularisation et la désacralisation de l’eschatologie. L’apocalypse devient désormais scientifique et peut servir des fanatiques de l’apocalypse séculiers » (2013). Cette accumulation de preuves sélectionnées spécifiquement pour construire les récits survivalistes constitue un « mille-feuilles argumentatif » basé la plupart du temps sur un biais de confirmation (Bronner, 2013).

Le survivalisme est apparu aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 et « désigne les activités d’individus qui se préparent à une hypothétique fin du monde ou plutôt, à une interruption de la continuité civilisationnelle ou sociétale » (Vidal, 2018, p. 45). Animé par un esprit de critique du monde moderne et urbain, le survivalisme s’est donc constitué au gré des peurs collectives de l’époque. Le terme de survivaliste sera utilisé pour la première fois dans les années 1970 dans les productions littéraires de l’auteur américain Kurt Saxon (alias Donald Eugene Sisco). Libertarien pur et dur, Saxon sera successivement membre du American Nazi Party, des mormons et même de l’Église de Satan (Vidal, 2013). Il est important ici de noter la filiation de Saxon avec les mormons et l’adaptation de leur vision apocalyptique du monde à la modernité. L’auteur finira par être inculpé pour incitation au terrorisme à cause de son livre The Poor Man’s James Bond où il donne des instructions pour confectionner des bombes artisanales afin de les utiliser ensuite contre les « ennemis de la nation » qu’il désigne comme étant les anarchistes, les gauchistes et les étudiants. Cela correspondrait à un segment de la population québécoise, désigné sous le vocable « d’extrême gauche » et qu’un groupe d’extrême droite comme La Meute désigne aujourd’hui dans son Manifeste (2017) comme étant des « terroristes domestiques ». Saxon perçoit les survivalistes comme des élus de Dieu qui méritent de survivre à l’apocalypse, alors que le reste de l’humanité peut bien disparaitre. Pour Saxon, les survivalistes sont « ceux qui se préparent à survivre et méritent de survivre […] : des personnes qui ont confiance en elles-mêmes et en leurs capacités, plus qu’elles ne font confiance à l’establishment et aux pouvoirs établis. Dans la mesure où l’establishment et l’État se détériorent jour après jour, les survivalistes se préparent à les quitter » (Saxon, cité dans Vidal, 2018, p. 46). Le libertarisme est une doctrine politique d’origine américaine qui prône la liberté absolue des individus à disposer de leur personne et de leurs biens. Les libertariens désirent que l’État et son système répressif disparaissent pour les remplacer par une société idéalisée où les individus pourraient coopérer volontairement. Selon Vidal, les premiers survivalistes étaient très souvent xénophobes et complotistes (2018, p. 16).

Les preppers ou le survivalisme 2.0

Selon Vidal, depuis le début des années 2000, la majorité des survivalistes seraient aujourd’hui plutôt des preppers qui ont plus ou moins de rapport avec « des libertariens xénophobes et surarmés ». Les preppers seraient de simples citoyens cherchant à s’informer sur l’état de notre monde et à se protéger des dangers qui nous guettent (Vidal, 2018, p. 17). On pourrait affirmer sans se tromper que le survivalisme est désormais un mouvement social qui se divise en quatre principaux types : 1) les survivalistes classiques de souche libertarienne; 2) les preppers; 3) les écosurvivalistes d’extrême gauche et 4) les survivalistes communautaristes d’extrême droite. Cet article se concentre sur la quatrième catégorie, même si nous allons décrire brièvement les trois autres qui sont perçues comme étant majoritaires.

Les survivalistes classiques québécois sont encore aujourd’hui influencés par le libertarisme, mais beaucoup plus par les nouveaux courants de l’alt-right (droite alternative) américaine, de l’extrême droite française et des courants identitaires et nationalistes d’extrême droite. Au Québec, les survivalistes libertariens classiques ont presque disparu au profit d’une nouvelle mutation que nous désignons comme le survivalisme communautariste d’extrême droite. L’un des meilleurs exemples de cette catégorie au Québec est le blogueur Vic Survivaliste. Il fait l’objet de l’étude de cas présentée ci-après et nous permet d’explorer plus à fond cette catégorie. Vidal (2018, p. 54-55) constate une émergence, depuis environ 2010, d’un néosurvivalisme qui se signale par une remise en cause de la xénophobie du survivalisme classique et qui produit une démocratisation du mouvement grâce à l’extension du domaine de la peur. Cependant, l’auteur admet du même souffle que l’alt-right « hante » encore le mouvement. Selon François (2014, p. 54), des thématiques survivalistes comme la peur du nucléaire, l’humanité rendue stérile par la pollution, la catastrophe sanitaire ou l’effondrement civilisationnel sont récupérées et incorporées dans le corpus idéologique de l’extrême droite américaine dès les années 1970, comme dans le livre du suprémaciste blanc William Pierce, The Turner Diaries, ou par Louis Beam du Klu Klux Klan ou Tom Metzger de White Aryan Resistance. « Ce néosurvivalisme d’extrême droite s’inspire des pratiques issues d’une frange de l’extrême droite païenne américaine, associant paganisme, racisme et écologie […], il y a une volonté de créer une communauté blanche, séparée des autres races » (François, 2014, p. 55).

En Europe et en France plus particulièrement, c’est au début des années 2000 que se développent les premiers réseaux de survivalistes d’extrême droite autour d’auteurs comme le Suisse Piero San Giorgio et les Français Alain de Benoist et Alain Soral, ce dernier ayant été récemment condamné en France pour négationnisme. Selon François (2014, p. 56), ce sont tous des militants d’extrême droite de longue date proches de l’association Égalité et Réconciliation d’Alain Soral. Le blogueur québécois, Vic Survivaliste (2016, 2014, 2013, 2012), est relié directement à ces réseaux et aux réseaux américains présentés ici. Au sein du survivalisme d’extrême droite, on note deux courants qui semblent s’opposer : un premier provient du néosurvivalisme anarchiste, lui-même issu de la tradition allemande ou de la tradition américaine qui développe les thématiques de la survie individuelle, des petites communautés qui seraient autosuffisantes, locales, autogérées et décroissantes; un second courant, inspiré par Guillaume Faye, serait plus autoritaire et centralisé tout en pratiquant la subsidiarité en alliant la modernité technologique et la décentralisation médiévale (François, 2014, p. 58). C’est pour cette raison que nous choisissons d’examiner plus spécifiquement ce type de survivalisme, mais aussi parce que les racines de ce second courant sont historiquement plus profondes en Amérique du Nord; à cet égard, le Québec représente une sorte de nexus culturel et politique, entre l’extrême droite française et américaine, qu’il est pertinent d’étudier. Le survivalisme classique reste d’abord et avant tout une création américaine; il est moins présent au Québec.

Les survivalistes d’extrême gauche représentent le développement le plus récent du mouvement; on constate qu’ils sont apparus sur le Web autour de 2008. Ce sont des écosurvivalistes qui rejettent le monde moderne urbain et désirent un retour à l’état de nature. On y retrouve aussi des eco-warriors comme les antispécistes radicaux qui veulent interdire la consommation de viande (Celka, 2018). Ici, le discours s’éloigne de l’extrême droite pour s’arrimer aux préoccupations écologiques contemporaines tout en poussant ces dernières à l’extrême. Celka (2018, p. 11-16) explique que le désenchantement du monde est relié à la fin de la mise en scène de la mort parce que le christianisme aurait relégué l’animal, auquel on vouait un culte dans le paganisme antique, de la sphère du sacré à celle du profane. Le discours critique radical des antispécistes désigne alors la viande comme le stigmate d’un mode de vie démagifié, l’abattage comme un meurtre et la viande comme un cadavre. On peut donc constater ici que les fictions morbides traversent plusieurs courants très distincts du survivalisme et qu’elles sont, en quelque sorte, un point commun à presque tous les types contemporains de survivalismes, ce que confirme Mitchell (2002).

Les preppers, qui constituent la majorité des survivalistes aujourd’hui, pratiquent ce mode de vie un peu comme un hobby, en dilettante. Selon Vidal (2018, p. 183), « se mettre dans la peau d’un survivant d’une hypothétique fin du monde constitue bel et bien un passetemps de privilégié, un loisir de nanti ». Selon Vidal (2018, p. 27), ce type de survivalisme serait une tendance qui touche une partie de plus en plus importante de la société occidentale. Pour l’année 2017, Vidal (2018, p. 27) note qu’on pouvait déjà trouver sur Internet 11 millions de vidéos concernant le survivalisme. Pourquoi ne pas faire porter notre étude sur cette catégorie qui constituerait aujourd’hui la majorité des individus qui adhèrent à l’idéologie survivaliste? Parce qu’ils ne sont pas vraiment dangereux ou particulièrement susceptibles de sombrer dans un processus de radicalisation. Aussi, ils sont moins obsédés par l’invention de fictions morbides que ceux de l’extrême droite. Les autres catégories sont cependant beaucoup plus extrémistes et peuvent poser des problèmes de sécurité pour nos démocraties occidentales. C’est pour cette raison que nous abordons plutôt la question du survivalisme communautariste d’extrême droite à travers une étude de cas d’un blogueur québécois, Vic Survivaliste.

Survivalisme d’extrême droite au Québec. Du discours religieux des fictions morbides de Vic Survivaliste

Le cas de Vic Survivaliste, l’un des blogueurs québécois survivalistes les plus actifs sur la Toile, est exemplaire d’une adaptation du survivalisme classique et de son évolution à l’extrême droite. Il se caractérise par une prise de distance avec l’individualisme libertarien au profit d’un souci communautaire qui passe par la transmission culturelle. Vic est un disciple des thèses de Guillaume Faye, acteur et précurseur important de la mouvance identitaire en France depuis la fin des années 1990 et qui était un de ses théoriciens les plus radicaux. En 2004, il signe l’ouvrage La convergence des catastrophes sous le pseudonyme de Guillaume Corvus. Son postulat annonce une inévitable fin de la société moderne occidentale qui serait due à l’immigration massive. Selon Faye, l’immigration est l’ennemie principale à cause des « masses allogènes », de l’islam et de leurs collaborateurs. Selon François (2014, p. 57), Faye voit l’immigration comme une nouvelle colonisation de l’Europe, une substitution de population. Il est un véritable précurseur de la thèse en vogue du « grand remplacement » de Renaud Camus (2017). Sur sa page Facebook, Vic Survivaliste diffuse des vidéos de Faye et lui témoigne à de nombreuses reprises son admiration. Il « déplore la disparition de notre peuple par le métissage ». Dans une conférence en ligne sur YouTube (Vic Survivaliste, 2017a), il soutient qu’il y a trop de monde sur la terre par rapport aux ressources disponibles. Adepte des théories racialistes de Henry Lesquen, il est convaincu que la race blanche (les Caucasiens) est la plus brillante de la terre au plan culturel et cognitif. Il est foncièrement anti-immigration et prône ouvertement la division raciale.

Les fréquentations virtuelles et factuelles de Vic Survivaliste viennent confirmer ses allégeances d’extrême droite et il n’hésite pas, à l’occasion, à s’associer à des groupes ouvertement néonazis comme Atalante Québec en relayant leurs images et leurs discours sur ses diverses plateformes numériques. Historien de formation, il s’adonne aussi au révisionnisme historique en argumentant qu’Hitler voulait simplement redonner les territoires que l’on avait « arrachés » à l’Allemagne en 1919 ou que les chambres à gaz n’ont jamais existé. Il est un ami personnel de plusieurs vieux militants français d’extrême droite comme Alain Soral, Michel Drac, Daniel Conversano et du survivaliste suisse Piero San Giorgio. Il a même invité San Giorgio et Soral à faire une conférence à Mont-Tremblant au Québec en 2012. On retrouve aussi Pepe la grenouille, symbole de l’alt-right américaine, sur la page de présentation de son compte Facebook. Au Québec, outre ses sympathies pour plusieurs des idées d’Atalante Québec, il aime bien s’allier à des YouTubers conspirationnistes gravitant autour des mouvements anti-autorité (Perry et al., 2018), dont André Pitre et Alexis Cossette-Trudel, avec lesquels il partage la croyance en des théories de la conspiration en vogue aux États-Unis comme QAnon. Il est partisan du blogueur Goy George avec lequel il partage un antisémitisme exubérant; il dit que ce dernier devrait recevoir un prix Pulitzer. Il fréquente aussi Marion Sigaut[4] et Pierre Hillard (2014b) qui sont associés de près aux groupes d’extrême droite français Égalité et Réconciliation et à Civitas, un groupe très proche de la secte intégriste catholique La Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, qui a fait l’objet d’une excommunication par l’Église de Rome en 1988.

Dans la capsule vidéo d’une conférence présentée par Vic Survivaliste en novembre 2017 pour le Groupe de réflexion sur les enjeux québécois (GREQ), on pouvait observer le drapeau du Québec avec le Sacré-Coeur au milieu, symbole universel des intégristes catholiques. Vic Survivaliste cherche à préserver la survie intellectuelle, morale et culturelle de la nation canadienne-française. Il estime que le peuple canadien-français a toujours été survivaliste parce qu’il lutte depuis sa naissance pour survive dans des conditions extrêmes. Nostalgique d’un âge d’or fantasmé, il affirme que les Québécois modernes n’arrivent pas à la cheville de leurs ancêtres. Il cite l’intégriste catholique Pierre Hillard, qui soutient que le premier stade de la fin d’une civilisation, c’est son « effondrement moral », en donnant pour illustration le phénomène le divorce, le mariage gai, le féminisme, l’éducation sexuelle, les nouvelles religions, les droits de l’homme, l’écologisme, « l’indécence publique », etc. Des thématiques classiques chez les intégristes catholiques pour qui la société moderne est mortifère puisque, par exemple, l’avortement est pour eux, comme pour Vic, un « meurtre ». Son traditionalisme le pousse à critiquer sévèrement les autres courants du mouvement survivaliste comme étant trop individualistes parce qu’ils ne visent que les individus et leur famille. Il idéalise l’Ancien Régime comme étant une grande période de solidarité au sein des communautés chrétiennes blanches. Il soutient que la vaccination obligatoire est un crime, qu’elle est responsable de la contamination de l’humanité par sa « volonté de détruire la nature telle que Dieu l’a créée ». Il veut donc préserver la religion catholique car cette dernière serait moralement et culturellement supérieure aux autres parce qu’elle représenterait la culture canadienne-française. Il est contre la laïcité de l’État québécois : « La fameuse laïcité dont tout le monde parle et dont bien des gens se font les champions, et bien… il suffit de gratter un peu et on tombe toujours sur un athéisme d’État, qui souhaiterait proscrire les signes religieux mais aussi les religions, la Catholique avant toute chose » (Vic Survivaliste, 2019). Ce discours religieux justifie la fiction mortifère que développent Vic Survivaliste et ses alliés. Puisque la civilisation occidentale est l’élue du seul vrai Dieu chrétien, on doit mener une lutte idéologique à la civilisation des Lumières qui serait née avec la Révolution française, parce que la modernité cherche à éliminer l’ordre naturel des choses. La mort imminente de la société moderne ramènerait les élus à la pureté des origines bucoliques d’une société fantasmée.

La mort de la société moderne et les fictions morbides

S’il y a un trait distinctif qui unit tous les survivalistes, c’est la croyance dans l’effondrement imminent de la société moderne urbaine. Cette croyance est nourrie par un désir secret de refondation du monde sur de nouvelles bases qui peuvent varier énormément d’un individu à l’autre, mais elle doit invariablement passer par la mort du système social actuel, comme nous pouvons le constater dans l’analyse du discours de Vic Survivaliste. « Le survivaliste […] abandonne la société et avec elle toutes ses normes, valeurs et impératifs, perçus comme foncièrement déliquescents » (Vidal, 2018, p. 64). Cette critique sévère de la société moderne et de l’urbanité est justement le résultat paradoxal du développement de l’esprit critique et de l’accessibilité accrue à l’éducation dans le monde occidental. Selon Bronner (2013), l’éducation produit une « disponibilité mentale » pour des croyances comme celles des survivalistes parce que la conscience de ce qui est inconnu augmente en proportion des connaissances d’un individu. Les survivalistes sont généralement des Occidentaux instruits et intégrés socialement, ce mode de vie est donc un choix rationnel de leur part, ce n’est pas une lubie ou un problème mental. La lucidité a cependant un prix : l’angoisse de l’inconnu. Or, « la confiance est […] nécessaire à toute vie sociale, et plus encore pour les sociétés démocratiques, qui s’organisent autour des progrès de la connaissance et de la division du travail intellectuel » (Bronner, 2013, p. 7). Les survivalistes sont justement des spécialistes de tout et de rien, ils rejettent la division du travail intellectuel. Par exemple, le prepper québécois Maxime Fiset prétend avoir des connaissances « assez étendues » en premiers soins, en médecine, en alimentation et en sécurité sans posséder des formations reconnues et d’une certaine envergure sur ces sujets (Mourkazel, 2017). Cette tendance antiscientifique n’est pas unique au mouvement survivaliste, mais elle est plutôt caractéristique de toutes les formes d’extrémismes contemporains qui préfèrent nier les faits scientifiques au profit des « chambres d’échos » qui viennent conforter leurs connaissances de sens commun. C’est le culte du vécu et son corollaire, le témoignage, qui s’imposent au détriment de la recherche scientifique. « Aujourd’hui, dans un monde où la magie a plus ou moins disparu, la prévision officielle est désormais l’apanage de divers “experts”, oeuvrant avec plus ou moins de rationalité […] Ce sont les futurologues et les lanceurs d’alertes en tous genres : économistes, météorologues, écologistes, traders, géo-politologues. Cependant, dans cet univers a priori dominé par la rationalité, la divination est loin d’avoir disparu » (Vidal, 2018, p. 177). Les survivalistes passent la plupart de leur temps à construire des récits cataclysmiques personnalisés qui n’ont pas besoin d’être prouvés ou même crédibles, à condition qu’ils soient intéressants (Mitchell, 2002, p. 14). Des fictions personnelles tentent de se construire en détournant le langage et la méthode scientifique au profit de divers scénarios héroïques qui ne sont pas sans rappeler les jeux de rôle où l’on assigne une fonction à chaque individu. Il s’agit de fictions et de mises en scène mortifères qui peuvent même aller, au cours de la pratique survivaliste, jusqu’à flirter avec certaines formes de pénitences corporelles et de mortifications (Vidal, 2018, p. 157). Ce n’est pas pour rien que les survivalistes désignent tous ceux qui ne se préparent pas à un éventuel « bris de normalité » sous le vocable peu flatteur de « zombies ». Dans leur vision apocalyptique du monde, nous faisons partie d’un univers qui est déjà mort pour eux. Être un citoyen moderne, c’est être un drogué de la tyrannie du progrès, un mort-vivant de la dictature parfaite de la normalité. Certains d’entre eux vont même suivre des cours pour se préparer à la gestion des cadavres dans l’éventualité d’une pandémie ou d’une guerre, par exemple (Mourkazel, 2017).

Ce texte nous a permis de retracer les origines religieuses, philosophiques et politiques de la doctrine survivaliste en montrant ses liens avec l’eschatologie chrétienne, le mormonisme et le mouvement libertarien américain. Nous avons par la suite très brièvement élaboré une typologie du survivalisme contemporain pour nous attarder plus particulièrement sur le type communautariste d’extrême droite à travers une étude de cas d’un blogueur survivaliste québécois. Cette étude nous a conduit à identifier le survivalisme en tant que fiction morbide anticipatrice de la mort de la société moderne. Même si nous constatons que le mouvement s’est beaucoup diversifié depuis le début du millénaire, il n’en reste pas moins que nous partageons les conclusions de Vidal (2018, p. 186) quand il soutient que le survivalisme est un « bricolage religieux ou mystique », une « fantasmagorie » qui permet à l’individu occidental contemporain de construire une identité en contrepoint de l’image futile et flottante que nous nous faisons du monde. Les fictions morbides du survivalisme nous rappellent que « l’esprit critique, s’il s’exerce sans méthode, conduit facilement à la crédulité. Le doute a des vertus heuristiques, c’est vrai, mais il peut aussi conduire, plutôt qu’à l’autonomie mentale, au nihilisme cognitif » (Bronner, 2013, p. 296).