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Né à Saint-Gabriel-de-Brandon, le 21 septembre 1927, d’un père hôtelier, Maurice Lemire fait ses études classiques au collège Jean-de-Brébeuf. Bachelier ès arts (1949), il obtient en 1953 une licence en théologie de l’Université de Montréal, puis une licence en lettres de la Sorbonne en 1957. Ordonné prêtre, il enseigne d’abord au séminaire Marie-médiatrice (collège Saint-Paul) à Ottawa (1953-1960). Alors qu’il enseigne à l’Université de Montréal, il décroche un diplôme d’études supérieures de l’Université Laval (1962), puis un doctorat ès lettres en 1966. En 1969, il devient professeur à l’Université Laval où il fera sa marque comme professeur et chercheur en littérature québécoise. Il est décédé le 4 avril 2019, après une maladie qui l’a éloigné de sa passion, nous privant de ses lumières et de son érudition.

Peu savent, même parmi ses intimes, que Maurice Lemire a révolutionné le monde de l’enseignement, dès le début de sa carrière universitaire, quand il a osé défier le directeur qui l’avait engagé en mettant au programme, à l’Université de Montréal, un cours sur Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. Le succès a été si concluant, qu’il a décidé, l’année suivante, mais cette fois avec la bénédiction de son supérieur, de troquer ses cours de littérature française contre des cours portant sur la littérature québécoise. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des premiers professeurs universitaires réguliers à offrir un tel enseignement.

Maurice Lemire a soutenu, en 1962, un mémoire à l’Université Laval pour l’obtention d’un Diplôme d’études supérieures portant sur « Jean Rivard d’Antoine Gérin-Lajoie : un plan de conquête économique ». Inscrit au doctorat à l’Université Laval, il présentera toutefois sa thèse, en 1966, à l’Université de Sherbrooke, incapable de s’entendre avec sa directrice lavalloise quant à sa teneur et à son argumentaire. Cette thèse, « Les grands thèmes nationalistes du roman historique canadien-français », a été par la suite publiée aux Presses de l’Université Laval, en 1970. Avec cet ouvrage, Maurice Lemire innovait, car, bien que nombreux au XIXe siècle, les romans historiques n’avaient pas attiré jusque-là l’attention des chercheurs. Dans la première partie, intitulée « Thèmes positifs », il privilégie quatre figures majeures : l’Indienne, le missionnaire qui veut la convertir, le pionnier et l’explorateur, auxquelles il ajoute ensuite celle du militaire en analysant les romans de Joseph Marmette et d’Edmond Rousseau. Dans la deuxième partie, les « Thèmes négatifs », il s’intéresse à la déportation des Acadiens, à la trahison de l’intendant Bigot, aux conséquences désastreuses de la Conquête pour la population canadienne, aux invasions américaines de 1775 et 1812-1813, ainsi qu’aux Troubles de 1837-1838. L’analyste fait ressortir dans ces romans les traits des nationalistes canadiens, humiliés par l’envahisseur, mais qui ont su préserver leur identité, leur religion et leur langue contre vents et marées.

Lemire venait à peine d’être engagé comme professeur de littérature québécoise à l’Université Laval, en 1969, quand on l’a propulsé à la tête du Département des études canadiennes. Cette nouvelle responsabilité ne l’a toutefois pas empêché de mettre sur pied le projet de sa vie : le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec. Avec ce projet, Maurice Lemire entendait démontrer qu’il existait une littérature au Québec, même si des collègues persistaient à en nier haut et fort l’existence. Pour lui, cette littérature souffrait d’une importante lacune qu’il entendait bien corriger : elle n’avait jamais été lue. Quelques oeuvres avaient certes été étudiées, mais jamais dans leur totalité ni en relation les unes avec les autres. De plus, l’inventaire des oeuvres n’avait jamais été fait. C’est sous son impulsion que ces lacunes seront comblées. « Du passé lumineux recueillir tout vestige », comme il se plaisait à le dire. Il voyait le DOLQ « beaucoup plus comme un apport à l’histoire littéraire et culturelle du Québec que comme une nouvelle lecture d’oeuvres redécouvertes ». Cinq volumineux tomes seront ainsi publiés, depuis la période des premiers balbutiements de cette littérature, à commencer par les Briefs récits de Jacques Cartier et les Voiages de Samuel de Champlain, jusqu’en 1975 inclusivement.

S’il a décidé de passer les cordeaux, pour reprendre une expression populaire que ce spécialiste du régionalisme littéraire connaissait bien, à un collègue pour le tome VI, c’est qu’à titre d’historien des idées et des mentalités, la littérature n’avait plus pour lui les mêmes attraits après l’apparition d’oeuvres écrites en joual et l’avènement de la modernité qu’incarnait la poésie de la Barre du jour ou des Herbes rouges. Il s’est alors retiré de l’équipe du DOLQ avec le sentiment du devoir accompli : il avait donné un instrument de travail incomparable, que reproduiront quelques autres équipes, en suivant le même modèle, avec la même discipline et la même détermination.

Il n’a pas toujours été facile cependant, dans les années 1970, de convaincre les organismes subventionnaires de l’importance d’un projet que des collègues universitaires mettaient eux-mêmes en doute : pourquoi songer à rédiger un dictionnaire en trois ou quatre tomes, comme Maurice Lemire le souhaitait à l’amorce des travaux, alors qu’un seul semblait suffire pour des oeuvres aussi peu nombreuses ? Certains professeurs et chercheurs sont demeurés sceptiques, même après la publication des deux premiers tomes, et n’ont pas manqué de critiquer sévèrement l’entreprise qu’ils jugeaient inutile. Heureusement, plusieurs d’entre eux ont accepté de participer à ce projet en répondant à l’appel ou en rédigeant des analyses ou des comptes rendus. C’est encore Maurice Lemire qui a su convaincre la maison Fides d’en être l’éditeur officiel. Certes, ce travail, d’un tome à l’autre, n’était pas exempt d’erreurs, d’oublis ou de lacunes, mais chaque tome apportait une pierre importante à cet édifice que des critiques ont même comparé à une cathédrale. Il m’a si profondément marqué que j’ai eu l’honneur de poursuivre l’oeuvre en codirigeant le tome VI, et en dirigeant les tomes VII, VIII et IX du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec.

Après la parution du tome V du DOLQ, Maurice Lemire lance un nouveau projet : l’Histoire littéraire du Québec. Ce projet lui permettait de profiter de la riche documentation accumulée au DOLQ et de retourner dans le passé littéraire du Québec. Il dirigera le premier tome et codirigera les quatre suivants, avec quelques chercheurs de la première heure, Kenneth Landry, Lucie Robert et moi-même.

Maurice Lemire a publié chez Fides Introduction à la littérature québécoise (1900-1939), suivi de Formation de l’imaginaire littéraire québécois (1764-1867), essai pour lequel il est finaliste au Prix du gouverneur général (1993). La même année paraît La littérature québécoise en projet au milieu du XIXe siècle dans lequel, en sociologue littéraire, il s’intéresse à l’oeuvre littéraire dans ses rapports avec ses conditions de production, de diffusion et de réception. Il y dresse le portrait des écrivains et jette un regard sur leurs oeuvres parues au milieu du XIXe siècle.

En 2000, il livre ses réflexions sur les débuts de notre littérature dans Les écrits de la Nouvelle-France. Il y passe en revue tant les relations de voyageurs, les écrits des missionnaires, les histoires du Canada, les récits de voyages que les journaux personnels de certains généraux, dont ceux du chevalier de Lévis et de Montcalm. En 2003, il publie Le mythe de l’Amérique et l’imaginaire canadien, ouvrage dans lequel il poursuit sa réflexion sur la spécificité de l’imaginaire québécois et qui rassemble une dizaine de textes ayant pour point commun les rapports entre le réel et l’imaginaire. Pour Lemire, les littérateurs jouent un grand rôle dans la société : ils sont les véritables détenteurs du pouvoir dans cette société en voie de constitution, de formation. Plus que les hommes politiques, ils orientent l’opinion publique et le peuple se reconnaît dans les oeuvres qu’ils proposent.

Maurice Lemire s’est encore intéressé, en 2007, dans Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), à un pan de notre histoire littéraire qui n’a pas toujours fait l’unanimité auprès de la critique et des intellectuels, ceux-ci condamnant l’obligation faite aux écrivains d’ici de traiter obligatoirement de sujets canadiens. Mais ces critiques n’ont pas empêché ces textes, selon l’historien littéraire, d’accéder à une certaine littérarité, et à des auteurs d’atteindre une certaine renommée. Il a encore dirigé deux recueils d’essais collectifs, résultats de deux colloques : Livre et lecture au Québec (1989), qui s’inscrit dans ses travaux sur la culture à l’Institut québécois sur la culture, et Le romantisme au Canada (1993).

Il convient de mentionner, pour témoigner de son apport important au milieu littéraire, que Maurice Lemire a participé à plusieurs colloques et congrès, prononcé nombre de conférences, au Québec et ailleurs dans le monde, en particulier en Italie, où il a contribué avec quelques autres universitaires québécois à la diffusion et à la reconnaissance de notre littérature, qu’il considérait comme une « grande » littérature et une part importante de notre patrimoine. C’est d’ailleurs pour le prouver qu’il avait lancé le DOLQ, sur le modèle du dictionnaire de Laffont-Pompiani, sans privilégier toutefois les oeuvres majeures. Il voulait rendre compte de toutes les oeuvres et ainsi redonner à chacune la place qui lui revenait dans notre histoire littéraire et culturelle. Il a participé, en 1982, avec des collègues convaincus comme lui, à la création du Centre de recherche en littérature québécoise (CRILQ) devenu, un peu plus tard, le Centre interdisciplinaire en littérature et culture québécoises (CRILCQ).

Pour son implication et son attachement à notre littérature, Maurice Lemire a reçu plusieurs prix et distinctions : médaille Lord Pierce, médaille de la Société Royale du Canada (1989), médaille de l’Académie des lettres du Québec (1993), prix Raymond-Klibansky pour La vie littéraire au Québec, tome I : 1764-1805. La voix française des nouveaux sujets britanniques (1992), prix Gérard-Morisset (1995), prix du Conseil international des études canadiennes (1996). Admis à l’Académie des lettres de la Société Royale du Canada, en 1984, il a été reçu à titre d’officier dans l’Ordre des Palmes académiques, en 2001. Ce qui l’a considérablement déçu toutefois est que le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec n’ait obtenu ni prix ni distinction.

Professeur dévoué et rigoureux, Maurice Lemire a influencé au moins deux, peut-être même trois générations d’étudiantes et d’étudiants. Il a dirigé une dizaine de thèses de doctorat et plus de quinze mémoires de maîtrise. Il a bien servi la société québécoise dont il a contribué à faire connaître l’originalité, la spécificité et l’imaginaire de ses écrivains et écrivaines. Maurice Lemire laisse le souvenir d’un homme d’une grande érudition, affable malgré une certaine timidité, d’un critique à l’oeil averti, doué d’un bel esprit de synthèse et d’un esprit critique, et non dépourvu du sens de l’humour.