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« Ce livre s’adresse aussi bien aux témoins des 50 dernières années qu’à ceux et celles qui participeront, d’une façon ou d’une autre, à la vie des 50 prochaines » (p. 6). Cette première phrase tirée de la préface de Denis Latulippe introduit bien l’ouvrage collectif qu’il a dirigé et publié en 2016 aux Presses de l’Université Laval sur La sécurité sociale au Québec. Il y a dans cette collection de textes d’acteurs et d’actrices de la Révolution tranquille une abondante matière pour s’instruire tant sur l’histoire technique que sur celle des tensions, des préoccupations, des influences et des écoles de pensées qui ont fondé le système de sécurité sociale québécois tel que nous le connaissons aujourd’hui. En ce sens, l’ouvrage peut intéresser tout autant les personnes qui ont participé à cette histoire que celles qui s’apprêtent à y participer. On y retrouvera des affirmations, des précisions, des irritants et aussi des non-dits mutuellement éclairants pour la compréhension des dynamiques formelles et informelles dont nous sommes redevables dans le pacte social et fiscal actuel. Tout cela importe pour ce qui viendra ensuite. D’où l’importance d’une lecture attentive au centre épistémique de l’ouvrage, et à ce qui peut se retrouver à sa marge ou encore au coeur d’un propos différemment positionné sur le même sujet.

La perspective générale de l’ouvrage est teintée par l’appartenance d’une majorité de ses contributeurs et contributrices au monde de l’actuariat, des finances publiques et de l’administration publique. Il est ainsi souligné tout ce qu’il a fallu mobiliser en compétences, en ressources, en décisions sur les règles du jeu et en comptabilisation à long terme pour mettre en place un financement et une gestion viable et durable des divers dispositifs qui ont donné à notre société les contours et les protections collectives qu’on lui connaît aujourd’hui. La construction de l’ouvrage en témoigne aussi, avec en première partie des témoignages (propos de Claude Castonguay et Pauline Marois, recueillis et mis en forme par Pierre Maisonneuve) sur les visions et réalités politiques ayant présidé à cette « révolution si peu tranquille ». Une seconde partie s’intéresse aux contextes démographiques (Jacques Légaré), économiques et financiers (Pierre Fortin), ainsi qu’à « la révolution des genres de vie » (Simon Langlois) ayant marqué la période. Une troisième partie présente l’histoire du développement de neuf domaines de dispositifs et programmes pendant cette période : la santé et les services sociaux (Jean Turgeon, Jean-Claude Deschênes† et Guy Simard), l’assurance-médicaments (Guy Simard et Jean Turgeon), la retraite (Denis Latulippe et Pierre Plamondon), la santé et la sécurité au travail (André Beauchemin et Gilles Binet), le régime d’assurance automobile (Gilles Binet et André Beauchemin), l’assurance-chômage (Michel Bédard), la politique familiale (Ruth Rose), les politiques de sécurité du revenu et de main-d’oeuvre (Yvon Boudreau), la Caisse de dépôt et placement du Québec (Bernard Morency et Diane Lemieux). Une dernière partie et une conclusion dressent un certain nombre de constats d’ensemble à prendre en compte pour le « devenir collectif » (Denis Latulippe).

Ce faisant, ce legs, inévitablement caractérisé au plan des préoccupations par le parcours particulier de ses contributeurs et contributrices, fait apparaître les particularités du puzzle complexe d’un système élaboré morceau par morceau au cours des ans à partir de ce qu’était le Québec d’avant. L’ouvrage montre comment s’est étagé le mille-feuille de la sécurité sociale au Québec, avec ses lignes de temps, et laisse entrevoir comment on pourrait le comparer, le contraster et le distinguer de ceux qui sont apparus aux dix-neuvième et vingtième siècles dans d’autres contextes nationaux en Europe et en Amérique. On y aperçoit constamment le jeu et les dynamiques à plusieurs temps de la réalité canadienne, avec ses juridictions fédérale et québécoise et les tiraillements inévitables sur la répartition de leurs champs de compétences. Les auteurs mettent en évidence les différences de choix politiques des partis au pouvoir en fonction de leur orientation libérale, conservatrice, souverainiste ou fédéraliste. De même, est mis en lumière l’impact des cycles économiques sur les finances publiques et les avancées et les reculs qui en découlent dans les décisions politiques concernant l’évolution des protections et de leurs dispositifs. L’impact de l’action syndicale et féministe est mentionné inégalement, trouvant place surtout dans le chapitre sur l’assurance-chômage, aussi porteur d’un regard critique sur les véritables motivations de certaines décisions, et dans celui sur les politiques familiales. L’action communautaire autonome, pourtant importante pendant cette période, reste quant à elle absente ou à la marge de ces portraits. Par ailleurs, aucune référence n’est faite à la montée du néolibéralisme, pourtant déterminante dans les choix politiques relatifs à la sécurité sociale à partir des années 1980, l’expression étant elle-même absente de l’ouvrage. Les nouveaux enjeux reliés à la transition écologique et à ses impacts probables sur les choix sociaux et économiques ne sont pas non plus abordés.

Ce legs reflète ainsi les écoles de pensée d’une époque centrée sur des principes de solidarité voués à compenser ou corriger partiellement les aléas de la vie (présentés comme des risques) ou les ratés d’une économie de marché fondée sur le travail salarié, la croissance, l’entrepreneuriat et le profit, sans remettre nécessairement en question le caractère systémique et non accidentel des inégalités sociales ainsi produites et reproduites. D’où une vision, sensible dans l’ouvrage, du caractère plus honorable des régimes assurantiels, rattachés à l’équité horizontale et centrés, du moins à leur point de départ, sur la protection des travailleurs et travailleuses que des régimes assistanciels, reliés quant à eux à l’équité verticale et qui sont plus facilement compris et présentés comme des régimes de dépendance quand d’autres formes de revenu font défaut. D’où justement l’usage, en général très connoté, du terme « dépendance » dans l’ouvrage, et en particulier de l’expression « dépendance à l’aide sociale » qui revient plusieurs fois. D'où encore l’intervention éditoriale étonnante de l’auteur du chapitre sur les politiques de sécurité du revenu et de main-d’oeuvre – par ailleurs non à jour pour un texte de 2016 dans les chronologies présentées et contestable dans la manière d’y rattacher l’économie sociale – remettant en question le droit à l’aide sociale dès 18 ans, un acquis de longue date recherché et encore à réaliser dans d’autres sociétés. Comment comprendre sa suggestion de reporter ce droit à 20 ou 21 ans, sans égard tant pour le trou dans le système de sécurité sociale qui serait ainsi créé que pour les revendications historiques des groupes de défense de droits des personnes sans emploi? Comme si, en ces matières dites assistancielles, le contrôle social pouvait aisément remplacer l’égalité des droits et la solidarité sociale.

On peut saluer en conséquence le rappel, fait dans la dernière partie de l’ouvrage, de la notion d’interdépendance, une notion, soulignons-le, qui concerne toutefois non seulement les rapports hommes-femmes mais l’ensemble des dispositifs relatifs à la fiscalité et à la sécurité sociale. Elle a son importance dans une société qui s’est engagée depuis 2002 à « tendre vers un Québec sans pauvreté » par la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (curieusement tronquée de son histoire citoyenne quand on la mentionne dans l’ouvrage). Elle ne va pas de soi comme le montre l’évolution asymétrique des dépenses pour la santé (incluant les hausses importantes, et mentionnées, des revenus des médecins) et pour la retraite, dont la hausse a été supérieure à celle du PIB, et des dépenses relatives à l’emploi et à la solidarité sociale, beaucoup moins importantes en volume et dont la hausse a été inférieure à celle du PIB. Cette croissance moindre ne s’explique pas seulement, comme mentionné, par la diminution du nombre de prestataires, mais aussi, disons-le – on peut d’ailleurs l’apercevoir dans certains chapitres –, par le fait qu’on a peu à peu moins investi dans le bas de l’échelle sociale, tout en favorisant l’accès à de plus grandes parts de revenus et de services en haut de l’échelle. La dernière partie de l’ouvrage et la conclusion envisagent une aggravation de ces inégalités dans un contexte où « la croissance économique qui s’annonce ne concourt pas au renforcement de la cohésion sociale, à l’inverse de ce qu’on a observé dans les Trente Glorieuses» (p. 89).

Ayant fait ces divers constats, on peut espérer que le souhait émis à la fin de l’ouvrage, « que les Québécois sauront se rallier et se reconnaître dans les régimes de sécurité sociale et leur évolution au cours des prochaines décennies » (p. 89), soit entendu et qu’il en résulte un bien-vivre mieux partagé.