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Dans une note critique publiée dans le numéro LVIII, 1 de Recherches sociographiques (2017), Louis-Georges Harvey critique les thèses de trois historiens, se référant en particulier à l’un de mes textes (Courtois, 2012)[1]. Je crois qu’Harvey se méprend sur les arguments que j’y présente, les dressant à tort contre les siens (Harvey, 2005)[2].

Je ne conteste pas la représentation du mouvement patriote comme un mouvement républicain et anticolonial. Je contesterais en revanche l’idée qu’il faille opposer ces dimensions à une dimension nationalitaire; elles peuvent aller de pair, et c’est le cas pour beaucoup de Patriotes.

Harvey m’accuse de faire reposer mon argumentaire sur « une fausse opposition » entre le désir d’indépendance politique et l’annexionnisme. Or je dis au contraire que la contradiction est « apparent[e] » (Courtois, 2012, p. 108). J’invite le lecteur à relire la fin de mon texte qui cherche à montrer que les Patriotes, qui étaient ouverts à différentes formules – indépendance, annexion comme État, fédération des Canadas souverains, concessions démocratiques de la Grande-Bretagne –, croyaient toujours atteindre une réelle souveraineté républicaine pour le Bas-Canada.

En outre, malgré leur importance, les visions de Louis-Joseph Papineau ou de Gustave Papineau ne peuvent prétendre résumer la totalité du mouvement. Je plaide plutôt, ce dont Harvey fait peu de cas en réduisant mon argumentation à la citation de quelques témoignages épars ou peu représentatifs, pour une vision large du mouvement dans sa diversité et sa complexité, remontant à son origine, la naissance du Parti canadien. Dans cette optique, l’existence d’une dimension nationalitaire me semble difficile à nier; elle précède même le Parti canadien (Andrès, 2012; Gallichan, 2012; Bellavance, 2004).

Les témoignages abondent chez les administrateurs bien avant Gipps (on connaît les citations de Craig ou Prevost sur la « nation canadienne », par exemple), mais aussi chez les acteurs du mouvement canadien-patriote. Une manifestation de cette dimension nationalitaire à laquelle je ne faisais qu’allusion (Courtois, 2012, p. 117), plutôt ignorée par Harvey dans sa monographie, concerne l’institutionnalisation de la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale, initiée par des leaders patriotes[3]. L’identité et la nation ne sont donc pas absentes de leurs motivations.

Cette note critique m’amène à me demander si Harvey ne rejette pas trop catégoriquement toute dimension ethnique du mouvement. On le sait, des Canadiens appuyèrent le parti bureaucrate, des anglophones se joignirent au mouvement canadien-patriote[4], comme il l’appelait de ses voeux, mais le gros de chaque camp en armes appartenait à l’un des deux groupes.

C’est cependant la dimension nationalitaire qui m’intéresse. Harvey me reproche de ne pas définir la nation ni de renvoyer à l’historiographie de la nation. Je renvoyais au moins à l’étude de Marcel Bellavance, qui effectua un travail de synthèse poussé des différentes théories du nationalisme. Bellavance distingue, de façon classique, la période « nationalitaire » de la période « nationaliste » après 1840/1850, en Occident comme au Bas-Canada. Je faisais cette distinction sans adopter ce vocabulaire, que je reprends ici pour mieux dissiper tout malentendu.

Tous s’accordent sur le renforcement d’un nationalisme culturel après 1840. Seulement, si la démarche « nationalitaire » n’est pas encore « nationaliste », cela ne dénote pas une absence d’intérêt pour l’émancipation d’une « nation canadienne », bien au contraire (nation que les Patriotes voulaient définir de manière ouverte, certes, comme le montre Harvey dans son étude marquante).

Ce qui me semble problématique dans l’interprétation avancée par Harvey est donc une opposition trop rigide entre nationalismes ethnique et politique. Ce contre quoi Bellavance plaidait déjà. La Minerve, en 1827, définissait ainsi les Canadiens :

Généalogiquement, ce sont ceux dont les ancêtres habitaient le pays avant 1759, et dont les lois, les usages, le langage leur sont politiquement conservés. […] Politiquement, ce sont ceux qui font cause commune avec les habitants du pays […] en qui le nom de ce pays éveille le sentiment de patrie.[5]

Cette définition de la nation est à la fois culturellement identifiée et ouverte. Ainsi, l’origine ethnique du rédacteur d’un texte collectif comme l’Adresse des Fils de la liberté ne change rien à mon propos (ni n’empêche que le texte fasse référence à « nos pères », voir Courtois et Parenteau, 2011).

Pour Harvey, au Bas-Canada, s’appliqueraient les principes des luttes de libération du Nouveau Monde et non ceux de l’élan nationalitaire européen. Bellavance rappelle les distinctions éclairantes d’Anthony D. Smith (1971), entre « nationalism without nation » dans les colonies anglaises, espagnoles et portugaise, et « nationalism without state » pour les petites nations d’Europe, les Italiens et les Allemands. Or l’originalité du Bas-Canada n’est-elle pas de se situer entre les deux, à la fois petite nation sous domination étrangère et colonie du Nouveau Monde ? Contrairement à ses consoeurs des Amériques, la Conquête de 1760 ajoute une dimension culturelle à la domination coloniale, la rapprochant partiellement, par exemple, de l’Irlande (Guyot, 2016), où nationalisme et républicanisme se combineront (Townshend, 2005)[6].

Mon texte se voulait surtout une invitation à réintégrer la discussion de la dimension nationalitaire dans l’analyse du « moment républicain ». J’invite encore les chercheurs à la creuser.