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Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix et Jonathan Livernois ont récemment offert un panorama de la vie intellectuelle au Québec. Ils proposent deux entrées, la première historique et la seconde alphabétique, pour tracer ce portrait. Les deux livres renvoient implicitement l’un à l’autre, la Brève histoire ayant sans doute présidé au choix des personnes à inclure dans le Dictionnaire et servant à mieux situer les susmentionnées personnes dans une trajectoire historique, alors que le Dictionnaire se focalise sur les idées et les actions de plus d’une centaine de figures emblématiques. La Brève histoire va à l’essentiel, et tous ceux et celles qui figurent dans le Dictionnaire méritent d’y être.

Ces travaux sont riches d’enseignements sur les intellectuel.les, bien sûr, mais aussi sur le Québec en général, sur son histoire et sur la situation actuelle. C’est ce que je vais essayer de montrer ici. Si la rédaction de Recherches sociographiques m’a confié la lecture de ces ouvrages, c’est parce que je me suis déjà penchée sur l’histoire des intellectuel.les au Québec, autrement, il y a déjà 25 ans (Passage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues, 1993). J’ai ainsi lu les deux livres avec grand intérêt, avec plaisir même, mais aussi avec plusieurs questions en tête, liées non tant à mon propre livre susmentionné, qu’à mon genre, à mon âge (plus jeune que Lamonde, je suis aussi plus âgée que ses collaborateurs) et à ma formation de sociologue (Lamonde étant historien et ses trois collaborateurs, spécialistes de la littérature).

Commençons par le commencement. Qu’est-ce donc que l’intellectuel.le ? L’orthographe inclusive indique déjà qu’il peut s’agir d’hommes ou de femmes. La Brève histoire pose au départ la définition suivante : « homme et femme de discours critique, médiatisé et porteur d’idées nouvelles » (p. 8), ce qui ne préjuge pas si les idées nouvelles seront « de gauche » ou conservatrices; la conclusion débouche sur des éléments caractérisant l’action intellectuelle, synthétisés comme suit dans le Dictionnaire : il ou elle

  • intervient publiquement, selon l’état et le développement de l’espace public, de façon relativement intense et fréquente;

  • intervient sur une ou des questions d’intérêt civique et politique (société civile), à propos d’enjeux collectivement significatifs;

  • promeut, défend et incarne la liberté de parole contre différents pouvoirs et structures organisationnelles (la politique partisane, le pouvoir temporel de l’Église, les autorités coloniales, l’État, les idéologies);

  • a laissé des traces écrites servant à l’identifier et à le ou la suivre » (Dictionnaire, p. 14).

C’est ainsi que le Dictionnaire comprend 137 entrées, dont quelques-unes portent sur des périodiques et des institutions; en arrondissant un peu, il y a quelque 90 hommes, un peu plus de 20 femmes, 15 revues, trois associations essentiellement masculines : l’Institut canadien de Montréal, le Centre catholique des intellectuels canadiens et l’École de Montréal (école historique), et deux regroupements de femmes : les « femmes du XIXe siècle » et les suffragistes[1]. Il y a enfin une entrée sur l’anti-intellectualisme.

Plusieurs ont eu recours, surtout au XIXe siècle et au début du XXe, à des pseudonymes pour défendre leurs positions face aux foudres de la censure ou de l’opinion publique; c’est ainsi que des femmes ont utilisé des noms masculins pour que leur parole, portant sur d’autres thèmes que la condition des femmes, soit entendue[2]. Par ailleurs quand Robertine Barry, dans les années 1890, signe Françoise et Anne-Marie Gleason-Huguenin, à partir de 1900, signe Madeleine, ces noms de plume ne leur servent pas à se cacher. Un des derniers à avoir eu recours à un pseudonyme ou nom de plume est Jean Basile qui, dans Mainmise, au début des années 1970, signe Pénélope.

Certains intellectuels ont oeuvré dans la sphère universitaire, comme Michel Freitag ou Jocelyn Létourneau, alors que d’autres, comme Michel Chartrand, sont essentiellement connus comme orateurs. Nombre d’entre eux sont polygraphes, c’est-à-dire ont pratiqué plusieurs formes d’écriture : romans, poésie, essais, articles de journaux, chroniques; si cela était plus répandu au XIXe siècle, c’est encore le cas au XXe, notamment chez les femmes, pensons seulement à Nicole Brossard ou Andrée Ferretti.

En pratique parmi ces intellectuel.les, il y a surtout des journalistes/chroniqueurs, quelques éditeurs, quelques enseignants. D’autres ont travaillé dans la fonction publique, dans des bibliothèques, voire en médecine, comme Jacques Ferron. Dans l’ensemble, ils et elles sortent de la rectitude politique de leur époque, même si tous ne disent pas comme Paul Chamberland suivre un « parcours de dissident » (Dictionnaire, p. 92). À des degrés divers, plusieurs intellectuel.les se sont engagé.es, et sont à ce titre diversement qualifiés dans le Dictionnaire. Ainsi, Arthur Buies, Jules Fournier et Olivar Asselin sont des « journalistes-pamphlétaires »; des intellectuels « engagés » comme Fernand Dumont, Guy Rocher, Jacques Beauchemin ont participé à des cabinets ministériels; notons que Rocher avait aussi été membre de la commission Parent, avec Jeanne Lapointe, autre forme d’engagement; André D’Allemagne, Stanley Bréhaut Ryerson sont pour leur part des intellectuels « organiques », alors que Francis Dupuis-Déry et Simonne Monet-Chartrand sont « militants », et enfin Louis-Antoine Dessaules ainsi que Micheline Dumont, « polémistes ».

C’est pourquoi la Brève histoire veut faire découvrir non seulement des personnes, mais les « débats d’idées tenus au Québec » (p. 8) et débute avec « les intellectuel.les avant le mot » au XIXe siècle. Je vais ici retracer les grandes lignes de cette histoire. Le premier chapitre insiste sur l’émergence d’un espace public, notamment grâce aux premiers périodiques, lesquels apparaissent après la Conquête. Le rôle d’écrivains comme Antoine Gérin-Lajoie et Patrice Lacombe qui ont fait « oeuvre intellectuelle par le truchement du roman » (p. 14) est aussi mis en lumière. En fait, plusieurs de ces proto-intellectuels furent polygraphes et touchèrent à plusieurs formes littéraires avant que divers champs s’autonomisent, ce qui est l’objet du deuxième chapitre, intitulé « Quêtes d’autonomie et obstacles : les intellectuels empêchés » (p. 22). Quels sont donc les empêchements auxquels se heurtent les intellectuels ? Au premier chef la religion catholique, et rapidement la question se pose : un intellectuel catholique peut-il être critique ? Il lui est plus facile d’adopter une posture d’expert, de spécialiste, comme Édouard Montpetit. Si c’est à la fin de la première guerre que régionalistes et retours d’Europe (Lacroix, 2014) débattent de ce qu’est l’art canadien et de l’autonomie de l’art par rapport à la politique, en 1919 survient une polémique entre la revue Le Semeur, journal de l’ACJC, et le Quartier latin, journal des étudiants de l’Université Laval à Montréal, à propos de « l’intellectualisme de notre jeunesse universitaire » et de la définition de « l’action intellectuelle » (p. 28). En plus de la religion, l’intellectuel doit en effet se définir par rapport à la/au politique, et est confronté à la « tentation politique », c’est-à-dire de se « mettre au service d’une cause » (p. 39), voire de se porter candidat à une élection.

En ce qui concerne les femmes, auxquelles est consacré le troisième chapitre « La trajectoire des intellectuelles (1880-1929) », elles se butent à un autre obstacle de taille : le patriarcat, dans ses incarnations religieuses, sociales et politiques. C’est ainsi que pour elles, « le militantisme féministe est un passage obligé » (p. 43). Les premières intellectuelles sont essentiellement des journalistes et des chroniqueuses, et elles prennent la parole dans les pages féminines des périodiques. Une autre possibilité est pour elles d’écrire sous pseudonyme masculin, surtout si elles traitent de sujets généraux. Des pionnières fondent des revues : Robertine Barry fonde Le Journal de Françoise en 1902 et Anne-Marie Gleason, La Revue moderne en 1919.

L’intitulé du chapitre quatre annonce qu’il revient sur les hommes : « L’intellectuel et la Crise », même si quelques paragraphes sont consacrés à Idola Saint-Jean et Thérèse Casgrain et à leur lutte pour l’obtention du droit de vote pour les femmes. Selon les auteurs, cette crise « fait émerger de façon irréversible » l’intellectuel, car sont alors mises à mal « deux dimensions fondamentales de la société québécoise, la religion et le nationalisme (p. 55). La grande figure intellectuelle de l’époque est André Laurendeau, auquel plusieurs pages sont consacrées. Si la lutte des femmes est alors essentiellement politique et vise non seulement l’égalité mais aussi le droit de vote, les hommes débattent encore essentiellement à propos du nationalisme, de la religion et de l’autonomie intellectuelle.

Le chapitre cinq se penche sur « De multiples dédouanements (1945-1970) », et le début de la période est marqué par la publication du manifeste Refus global (1948) et la fondation de la revue Cité libre (1950). Le titre d’un article paru sous la plume de Gérard Pelletier dans cette revue en 1960, « Feu l’unanimité », rend bien compte du climat intellectuel de l’époque : multiplication de revues aux positions diverses, apparitions à la télévision tant d’universitaires que d’écrivains. Les auteurs s’arrêtent assez longuement sur Pierre Vadeboncoeur. Apparaît aussi à l’époque un certain anti-intellectualisme, porté par nul autre que le premier ministre Maurice Duplessis, lequel dénonce les « pelleteux de nuages » (p. 90). Avec Parti pris, en 1963, des intellectuels laïques, socialistes et nationalistes, prônant la décolonisation, prennent la parole et polarisent le discours. Dans cette période, les intellectuels réfléchissent collectivement sur eux-mêmes et en 1959, la toute nouvelle revue Liberté (vol. 1, no 6) publie une enquête sur « l’intellectuel et la société politique » à laquelle ont répondu 14 personnes (mais aucune femme). En 1962, Le Nouveau journal réalise aussi une telle enquête à laquelle répondent cette fois 80 personnes (mais encore une fois aucune femme). Bien sûr le chapitre discute du débat de 1962 entre Cité Libre où Pierre Elliott Trudeau publie « La nouvelle trahison des clercs » et Hubert Aquin qui signe dans Liberté « La fatigue culturelle du Canada français ». Selon la Brève histoire, les intellectuelles sont alors surtout journalistes et écrivaines et, fait à noter, elles « investissent les médias de masse » (p. 123).

Enfin le dernier chapitre, portant sur la période 1970-2015, est coiffé du titre « Esquisse d’une histoire contemporaine ». Ce chapitre « approchant dangereusement de nos propres rivages » (p. 125) est assez court. Ce qui caractérise le début de la période ce serait un désenchantement, un désengagement des intellectuels, et Jean Larose capte cet état d’esprit dans le titre d’un ouvrage paru en 1987, La petite noirceur. C’est l’ère des débats sur l’identité nationale et les accommodements raisonnables où sont centraux les professeurs d’université. Dans le champ gauche, les Intellectuels pour la souveraineté (groupe fondé en 1995) à l’occasion du second référendum, et dans le champ droit Régine Robin et Marc Angenot (p. 130); émerge aussi un courant « d’intellectuels souverainistes conservateurs » (p. 132). Et les femmes ? Des revues féministes voient le jour, dont Québécoises Deboutte ! (fondée en 1971) et Les Têtes de pioche (fondée en 1976); curieusement les animatrices de La Vie en rose (fondée en 1980) ne seraient pas des « intellectuelles au sens strict »[3] (p. 137); j’inscris à ce propos ma seule dissidence face à l’analyse présentée dans la Brève histoire. Les intellectuelles prenant la parole dans les années 1970 sont surtout des écrivaines, comme Nicole Brossard, Louky Bersianik et France Théoret; puis dans la foulée de 2012, des essayistes et polygraphes s’imposent de plus en plus dans l’espace public, comme Martine Delvaux et Aurélie Lanctôt. Ce chapitre passe un peu vite sur ce que les spécialistes de la littérature ont appelé l’écriture migrante et les intellectuel.les au sein de cette mouvance, ainsi que sur la contreculture et le marxisme. La conclusion est particulièrement intéressante en ce qu’elle débouche sur la définition de l’intellecutel.le citée plus haut.

Force est de constater à la lecture de cette histoire le rôle central de certains foyers intellectuels : Le Devoir, L’Action nationale, Cité libre, Liberté, Parti pris, Les Têtes de pioche, car « l’action intellectuelle, le plus souvent, est une pratique d’ordre collectif dans la genèse des discours, de leur publication et de leur diffusion » (Dictionnaire, p. 23).

Le Dictionnaire couvre toute l’histoire du Québec, depuis l’apparition de l’imprimerie après la Conquête jusqu’à nos jours. Il aborde la période contemporaine grâce à des notices sur des intellectuel.les ayant émergé dans la foulée de 2012, notamment Aurélie Lanctôt, cette dernière, née en 1991, étant la plus jeune des personnes figurant dans ce dictionnaire. Quant au plus vieux, il s’agit de Fleury Mesplet, né en 1734, fondateur de La Gazettede commerce et littéraire de Montréal en 1778, la première gazette publiée au Québec. Bien sûr Lamonde, Bergeron, Lacroix et Livernois n’ont pas rédigé eux-mêmes toutes les entrées de leur dictionnaire et ont eu recours à plus de 80 « spécialistes », comme le précise le quatrième de couverture. Fait intéressant pour comprendre la vie intellectuelle au Québec : des personnes faisant l’objet d’une notice en ont elles-mêmes écrit, soit Normand Baillargeon et Aurélie Lanctôt.

La Brève histoire se centre sur les « conditions d’émergence » de l’intellectuel.le, à partir de « deux trames fondamentales de la société québécoise : la religion et le nationalisme » (p. 8). Le Dictionnaire fait apparaître une troisième trame, implicite dans la Brève histoire : le féminisme. En fait, plus largement, il apparaît à la lecture des deux ouvrages que les intellectuel.es ont accompagné les mouvements sociaux québécois : le nationalisme et le féminisme, bien sûr, mais aussi le socialisme et la contreculture; l’écologisme prend de plus en plus de place dans les dernières années tout comme la critique du néolibéralisme, sans que la Brève histoire s’y arrête, alors le Dictionnaire l’évoque. De plus, les intellectuel.les accordent généralement une grande importance à une autre cause, transversale aux époques et aux autres clivages, l’éducation, ce qui va de pair avec la défense de la langue française.

Je présente ici quelques trajectoires pour cerner mieux la définition à l’oeuvre, ce qu’elle recouvre et les questions qu’elle pose, et qu’elle a sans nul doute posées à l’équipe.

Éva Circé-Côté, journaliste, poète, dramaturge et essayiste a combattu pour les droits des femmes, mais pas seulement car elle a écrit un livre sur Papineau et a pris position sur plusieurs sujets comme l’abolition de la peine de mort et la politique municipale, « presque toujours sous des noms de plume qui l’ont condamnée à l’oubli pendant plusieurs décennies » (Dictionnaire, p. 101). Elle a gagné sa vie comme bibliothécaire. Cette trajectoire met en lumière les difficultés auxquelles se sont heurtées les intellectuelles.

Gaston Miron est connu comme poète et éditeur. Cela pose la question des éditeurs comme intellectuels. Si des directeurs de revue sont des intellectuels (pensons à André Laurendeau), les éditeurs jouent parfois un rôle analogue (ce serait aussi le cas de Victor-Lévy Beaulieu). Notons que Miron a écrit, et constamment réécrit, un seul livre : L’homme rapaillé (1970).

Gérald Godin fut poète, éditeur, politicien. La politique est la tentation des intellectuels, à laquelle plusieurs cèdent pour une courte période ou définitivement, comme Pierre Elliot Trudeau que la mémoire collective a retenu davantage comme premier ministre que comme intellectuel. Godin et Trudeau sont loin d’être les seuls qui se sont engagés dans les débats parlementaires. Par exemple André Laurendeau fut député provincial de 1944 à 1947, tout comme Gabriel Nadeau-Dubois, présent lui aussi dans le Dictionnaire et siégeant depuis 2017 à l’Assemblée nationale.

Jean Bouthillette est l’homme d’un livre, d’une centaine de pages : Le Canadien français et son double (1972). Ici se pose la question des « étoiles filantes ». D’autres ont eu également une présence intense mais relativement brève dans le monde intellectuel, comme Pierre Maheu, mort à 40 ans, associé à Parti pris et qui a aussi collaboré à Mainmise. Pensons aussi à Jean Jonassaint, fondateur et animateur de la revue Dérives (1975-1987), dont le sous-titre du premier numéro est « Tiers-monde/Québec, une nouvelle conjoncture culturelle », fondateur également d’une association de périodiques culturels qui allait devenir la Sodep (Société de développement des périodiques culturels québécois), et qui a ensuite quitté le Québec. Or, les étoiles filantes que sont Maheu et Jonassaint ne figurent pas dans le Dictionnaire.

Fernande Saint-Martin, longtemps directrice de Châtelaine, est présentée dans le Dictionnaire comme « écrivaine, journaliste, poète, essayiste, professeure et chercheuse en sémiologie, théoricienne et critique d’art » (p. 285). Elle s’est investie autant dans la presse à grand tirage (La Presse, Châtelaine) que dans des études très spécialisées sur l’art. C’est certes une polygraphe, chez qui la cause des femmes est importante, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne s’y est pas tenue. Les polygraphes ne pratiquent ainsi pas seulement plusieurs formes d’écriture, mais participent parfois à plusieurs champs intellectuels, de production de masse et de production restreinte, pour parler comme Bourdieu.

Martine Delvaux, romancière, essayiste, professeure à l’université, régulièrement présente dans la presse écrite et la radio, est également une polygraphe, posture qui existe donc encore actuellement. Notons que celle-ci, comme ses devancières, « investit les médias ».

Sont aussi présents dans le Dictionnaire des cinéastes comme Pierre Perrault, qui fut également poète et essayiste, Denys Arcand, qui a collaboré à Parti pris, Bernard Émond, qui a collaboré à Relations et publié des livres, ainsi que Fernand Dansereau dont l’oeuvre est uniquement cinématographique. Le peintre Émile Borduas est le seul artiste en arts visuels présent dans le Dictionnaire, essentiellement pour la rédaction du Refus global. Le metteur en scène, auteur et cinéaste Dominic Champagne y est présent, comme intellectuel défendant la cause écologiste. Surgit ainsi la question des liens entre la création artistique et la fonction intellectuelle sur laquelle je reviendrai dans un moment.

Quelques autres questions surgissent à la lecture. Les deux ouvrages portent sur les intellectuel.les « au Québec », ce qui évite à leurs titres une double orthographe inclusive : « intellectuel.les québécois.es ». Mais « au » Québec n’est pas moins inclusif que la féminisation. C’est ainsi que le Dictionnaire présente quelques anglophones, en ordre alphabétique : Gregory Baum, Mordecai Richler, Stanley Bréhaut Ryerson, Frank Scott, Charles Taylor, mais un seul migrant, Marco Micone, dont on parle à cause de Speak What, son pastiche du Speak White de Michèle Lalonde. Oui bien sûr, il y a aussi Robert Rumilly et Patrick Straram, dont les oeuvres sont tant ancrées au Québec qu’on oublie qu’ils y sont arrivés à l’âge adulte. Naïm Kattan ne figure pas dans le Dictionnaire. Celui-ci ne présente aucun ou aucune intellectuel.le d’origine haïtienne. Les quatre directeurs diront qu’ils ne peuvent pas en inventer, mais je soumets ici le nom de Rodney Saint-Éloi, à la fois écrivain et éditeur (Mémoire d’encrier). De plus, certaines revues ont été des foyers importants de l’écriture « migrante » au début des années 1980 comme Vice Versa (citée dans la notice sur Micone), revue trilingue français, anglais et italien, ou la susmentionnée Dérives.

Revient ici, lancinante, la question évoquée plus haut des liens entre la création artistique et la fonction intellectuelle. André Belleau, cité à quelques reprises dans le Dictionnaire, a statué à ce propos : les écrivains québécois sont des intellectuels, même si « l’idéologie de leur société leur défend de l’avouer » (Belleau, 1983, p. 88). C’est un peu court. Il n’empêche, si tout écrivain, tout cinéaste n’est pas nécessairement un intellectuel, c’est le cas de plusieurs. Où trancher ? Lamonde, Bergeron, Lacroix et Livernois ont certainement débattu longtemps entre eux et été obligés de faire des choix déchirants, en plus de devoir composer avec diverses contingences, comme le fait que certains textes promis n’ont jamais été remis, ce à quoi aucun ouvrage collectif n’échappe, ou comme les consignes de l’éditeur pour qui l’ouvrage devait déjà sembler bien volumineux.

Voici donc quelques suggestions pour la réédition, augmentée, de 2025, ou pour une nouvelle version en ligne où le nombre de pages n’est pas limité par les coûts d’impression ou le poids inhérent à la version papier d’un dictionnaire.

Il y a des intellectuel.les que la Brève histoire mentionne, en tant que tel.les, mais qui ne sont pas dans le Dictionnaire, par exemple Naïm Kattan et Hélène Pelletier-Baillargeon. Plusieurs intellectuel.les sont cité.es au passage dans les diverses rubriques du Dictionnaire, et à ce titre figurent dans l’index, sans qu’une entrée leur soit consacrée, comme, par ordre alphabétique, Jean Basile, Lise Bissonnette, Gilles Bourque, Christian Lamontage ou Robert Laplante. Richard Desjardins, poète, chanteur et cinéaste engagé mériterait aussi une place. Des noms absents de l’index en 2017 devraient figurer dans l’édition de 2025; ainsi, dans la mouvance féministe, on pourra faire une place à Nicole Laurin et Hélène Pedneault par exemple, et dans la mouvance écologiste à Stephen Guilbeault et Laure Waridel, notamment. Pour qui douterait de la pertinence de ces suggestions, je renvoie à l’encyclopédie des encyclopédies que constitue le web. Le Dictionnaire ne fait pas place non plus aux voix amérindiennes. Je soumets, toujours pour la prochaine édition, les noms de Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine. Cela nous ramène, soit dit en passant, à la question des liens entre la création artistique et la fonction intellectuelle, qui se pose également en ce qui concerne l’écriture de ceux qui, vivant « au » Québec, n’y sont pas nés.

Les deux livres sont riches d’enseignements sur l’histoire des idées et plus généralement sur l’histoire du Québec. Si les intellectuel.les accompagnent les mouvements sociaux, certains mouvements sont plutôt absents : le syndicalisme, nonobstant les rubriques du Dictionnaire sur Pierre Vadeboncoeur, dont les écrits ne concernent pas le syndicalisme, et sur Michel Chartrand[4]. Après le second référendum sur la souveraineté, en 1995, s’opère un réalignement droite-gauche alors que s’étiole un certain nationalisme, ce dont collectivement, au Québec, on n’a pas encore pris la mesure. La Brève histoire l’évoque rapidement, dans son chapitre bien nommé « Esquisse », mais cela apparaît plus clairement quand on lit, comme je l’ai fait, le Dictionnaire d’un couvert à l’autre. Si des intellectuel.les jettent un regard nostalgique sur le passé, comme ceux que les quatre auteurs de la Brève histoire qualifient de « souverainistes conservateurs », et si quand nait L’Inconvénient en 2000, la présentation du premier numéro (p. 3) affirme que la littérature est « liée à une vision pessimiste du monde » (cité dans le Dictionnaire, p. 184), cette vision des choses n’est pas unanimement partagée. Le Dictionnaire fait ainsi place à Normand Baillargeon qui se réclame de l’anarchisme, à Alain Deneault et Gabriel Nadeau-Dubois qui s’en prennent au libéralisme, tout comme Aurélie Lanctôt qui porte aussi la parole féministe ou Dominic Champagne, la cause écologiste. Plusieurs regardent ainsi vers l’avenir et redessinent le nationalisme avec l’écologisme, le féminisme et la bien mal nommée « diversité », ce qui soit dit en passant explique vraisemblablement la montée de Québec solidaire et la déconfiture du Parti québécois lors des élections de 2018.

Mes commentaires et questions visent essentiellement à pointer l’intérêt de l’entreprise de Lamonde, Bergeron, Lacroix et Livernois, non seulement pour l’histoire du Québec, de ses intellectuel.les et de ses mouvements sociaux, mais aussi pour comprendre la situation actuelle.

Bref, on en redemande ! C’est dire la pertinence et la nécessité de l’exercice pour l’histoire des idées au Québec.