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Le lecteur trouvera sans doute trop longue une entrée en matière qui m’a toutefois paru nécessaire. N’étant pas un praticien du travail social, bien que je m’intéresse depuis cinquante ans aux pratiques d’intervention sociale et au champ dit, dans le jargon universitaire, des sciences humaines appliquées[1], de quel droit oserai-je proposer comme pertinentes pour le travail social des réflexions et même des interrogations venant d’autres sources ou d’autres horizons — parfois corroborées, il est vrai, par quelques lectures portant plus spécifiquement sur le travail social ou par des témoignages entendus ? D’autant que j’ai à maintes reprises soutenu qu’il appartenait aux praticiens de développer leur éthique professionnelle, et non pas aux éthiciens « patentés » (Bourgeault, 2004a, p. 130).

Aussi m’en tiendrai-je d’abord, dans les pages qui suivent, à la présentation de quelques dynamiques de l’évolution de la société et de quelques questions et enjeux d’ordre éthique qui en découlent, mettant en lumière la permanence de l’hétéronomie dans les comportements et dans les pratiques de tous ordres à une époque qu’on prétend pourtant placée sous le signe du libre choix et de l’autonomie. Suivra une discussion de quelques enjeux découlant de l’injonction présente en divers champs de pratique — dont, je crois, celui du travail social — d’une autonomie à la fois érigée en principe et dès lors exigée, et néanmoins déniée, empêchée. Je plaiderai, en conclusion, pour une réappropriation de leur éthique par les praticiennes et praticiens du travail social, et pour une prise en compte plus résolue de son mandat par l’Ordre professionnel qui les réunit.

Une sociÉtÉ toujours sous le signe de l’hÉtÉronomie

Dans les sociétés dites démocratiques de tradition libérale, le respect des droits et libertés des personnes et de leur autonomie est souvent présenté aujourd’hui comme une caractéristique, et plus encore comme une exigence première, proprement fondamentale. Au nom d’un principe dit d’autonomie ou du droit de chacun et chacune à « choisir sa vie » ou à l’orienter selon son bon vouloir, il est aujourd’hui requis et imposé partout et en toute matière d’obtenir acceptation ou consentement — pour une mise à jour d’un logiciel de son ordinateur comme pour une intervention chirurgicale. Mais rares sont les personnes qui s’informent avant de « cliquer » leur acceptation de la mise à jour proposée par le fabricant du logiciel en cause ; on se fie plutôt à lui et aux quelques mots de présentation apparus à l’écran. Pour le consentement à une intervention médicale, il en va un peu autrement et on demande, bien sûr, quelques informations, mais pour s’en remettre ensuite, du moins le plus souvent, au bon jugement de celui ou celle qui a proposé la chirurgie jugée pertinente : « si vous pensez que c’est mieux… que je devrais… », et on signe. Y a-t-il alors autonomie vraiment, qui s’exerce et se vit, ou simplement apparence, éventuellement leurre, tout demeurant placé sous le signe de l’hétéronomie et donc, plus ou moins discrètement, de la décision prise par d’autres ? Les citoyens de nos cités sont des consommateurs consentants[2] — dont le consentement est d’ailleurs acquis d’avance parce que préfabriqué ou contrôlé de l’extérieur : dans Public Opinion, Walter Lippman avait déjà utilisé en 1922 l’expression manufacture of consent pour désigner le contrôle de l’opinion publique dans les sociétés démocratiques (Lippman, 1997), expression qui sera reprise par Edward Herman et Noam Chomsky dans Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media (2008). L’autonomie des personnes est paradoxalement réduite au consentement à ce qui est imposé. En irait-il ainsi dans les pratiques professionnelles également, et notamment dans celles du travail social ? Nous tenterons d’y voir plus clair dans la deuxième partie de la présente contribution.

Pour le moment, restons-en à ce que j’appellerai le climat social de notre temps eu égard à l’autonomie et à sa persistante tension avec l’hétéronomie. J’en donne dans les paragraphes qui suivent trois manifestations ou illustrations : (1) une anecdote — un lapsus révélateur ; (2) des comportements politiques étonnants ; (3) le recours aux algorithmes et le développement de l’intelligence artificielle.

(1) D’abord une anecdote illustrant la contradiction qui sous-tend la tension entre l’autonomie et l’hétéronomie. Il y a une quinzaine d’années, une éducatrice de CPE[3] a dit à un père qui venait y chercher sa fille après sa journée de travail et qui la remerciait : « Oh ! c’est notre boulot : rendre vos enfants automates… Non, mais qu’est-ce que je dis là ? je voulais dire autonomes. » Le lapsus, c’est connu, dit malgré nous ce que nous n’oserions avouer consciemment, ne serait-ce qu’à nous-mêmes, tant c’est inavouable. En réalité, l’enfant autonome, à la garderie et à l’école, est celui ou celle qui, outre qu’il sait se chausser sans aide, fait ce que l’enseignant.e veut sans même qu’il faille le lui rappeler. Une autonomie définie par sa conformité à la volonté d’un autre, ah bon ! Ce qui n’est pas le fait de la garderie et de l’école seulement. Plus tard, vers la fin de sa vie, la personne âgée sera classée comme « en perte d’autonomie » lorsqu’elle ne pourra plus enfiler ses bas ou lacer ses bottes seule ou qu’elle aura besoin d’aide pour se déplacer. Mais a-t-on perdu son autonomie quand seule l’automotricité est en cause ?

Sans doute ne s’agit-il pas ici d’autonomie professionnelle, ce qui nous intéresse plus spécifiquement dans la présente contribution. Encore que… Mais n’anticipons pas. Ce que j’ai voulu donner à voir, dans ce bref rappel anecdotique, c’est que l’importance et parfois la primauté apparemment accordée aujourd’hui à l’autonomie comme valeur prépondérante, et par conséquent au respect des décisions qui en résultent, sont constamment déniées ou contredites, l’autonomie étant empêchée par les politiques institutionnelles, les règles, la distribution des ressources, les modalités de gestion, etc. — comme nous verrons plus loin en discutant de pratiques professionnelles requérant la délibération, notamment celles du travail social.

(2) Pour illustrer ce paradoxe ou cette contradiction sociale vécue dans la tension entre autonomie et hétéronomie, deux exemples encore, venant cette fois du monde politique et offerts « de haut » puisque mettant en cause le premier ministre du gouvernement canadien et le titulaire d’un de ses plus importants ministères, celui des Finances[4]. Octobre 2017 : après de multiples questions, appels et protestations de l’Opposition dénonçant des conflits d’intérêts au moins potentiels le concernant, le ministre des Finances du gouvernement du Canada M. Bill Morneau annonce qu’il acceptera de placer ses actifs dans une fiducie sans droit de regard si… — et il convient de noter ici la condition annoncée : « si la commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique l’exige ». Et il insiste : « J’ai suivi les demandes de la commissaire depuis le début. Si elle me demande d’avoir une fiducie sans droit de regard, je vais le faire pour m’assurer que je suis libre de tout conflit d’intérêts. » Le premier ministre Justin Trudeau, ce même jour, se porte chaleureusement à la défense du ministre des Finances en faisant appel, lui aussi, à la commissaire à l’éthique : « Tous les parlementaires travaillent avec la commissaire pour être sûrs qu’ils font les choses de la bonne façon. Bill Morneau l’a consultée abondamment pour s’assurer qu’il faisait la bonne chose pour protéger son intégrité et celle de son ministère »[5].

Un mois plus tard, soit le 20 décembre 2017, M. Trudeau lui-même sera blâmé par la commissaire à l’éthique pour avoir violé l’article 11 de la Loi canadienne sur les conflits d’intérêts, en passant des vacances familiales, l’année précédente, à l’île privée d’un partenaire d’affaires du gouvernement. Le premier ministre se dit alors désolé, non pas du geste fait, mais de n’avoir pas fait approuver à l’avance ces vacances par la commissaire, promettant du même souffle qu’il le fera à l’avenir et prendra « toutes les précautions »[6].

Tant pour le premier ministre que pour le ministre des Finances, les questions débattues sont donc de l’ordre de l’éthique seulement et relèvent dès lors non pas de leur conscience personnelle ou professionnelle — et politique ou tout simplement citoyenne —, mais des règles dûment adoptées et de l’interprétation qu’en fera, comme jadis le confesseur du roi s’agissant des lois divines (Minois, 1988)[7], la commissaire à l’éthique. Ni l’un ni l’autre, semble-t-il et de leur commun aveu, ne pouvait prendre sur lui, usant de son autonomie ou de sa capacité de décider, après délibération, de faire ou de ne pas faire. Quelqu’un d’autre doit en décider : nous voguons en pleine hétéronomie. En outre, il ne s’agit pas ici que d’éthique, les enjeux en cause étant d’ordre proprement politique aussi et ayant trait directement aux finances publiques[8]. C’est là ce qui étonne et scandalise : que l’un et l’autre puissent en être inconscients, alors que l’un est à la tête d’un gouvernement et l’autre, responsable dans ce même gouvernement des finances publiques ; c’est donc leur capacité politique, leur aptitude à gouverner qui est en cause. Mais je ne retiendrai pour le moment que le grief d’une renonciation à l’autonomie pour trouver refuge dans une confortable hétéronomie qui fait porter à quelqu’un d’autre la responsabilité de décider.

Discutant de responsabilité et d’irresponsabilité, Jean-Louis Genard (1999 ; 2006) a rappelé avec pertinence la lente genèse de ces concepts, « ce qui se passe » ou advient ayant longtemps été considéré comme fruit du destin et du hasard, du déterminisme astral, de la Providence divine et de la grâce ou du péché originel. Pour penser l’autonomie requise par la décision et l’entreprise d’une action qui pourrait changer les choses, il a fallu attendre la fin du 18e siècle avec Kant et ses essais sur l’autonomie de la raison et l’autonomie de la volonté (Kant, 1781/2012 ; 1788/2015 ; 1790/2016). En contradiction avec l’essor d’une éthique associant dès lors autonomie et responsabilité, on s’est empressé de réduire la portée de ces concepts potentiellement révolutionnaires pour domestiquer les dynamiques désignées par eux et les soumettre aux impératifs des règles édictées et, pour utiliser un mot aujourd’hui à la mode, de l’imputabilité. Nous y reviendrons en discutant, en seconde partie, de l’autonomie professionnelle.

(3) La même tension, paradoxe ou contradiction, traverse le débat actuel sur le recours aux algorithmes et le développement de l’intelligence artificielle. Par le jeu de quelques algorithmes plus ou moins savants, aboutissement ultime pour le moment de la rationalité instrumentale, technologique, gestionnaire et comptable, voilà qu’on — mais qui donc est-il, ce « on » ? — nous offre le livre ou le vin que nous aurions choisi si nous avions dû choisir, mais en nous libérant du poids jadis inhérent à la nécessité antique désormais révolue de choisir. Étrange libération, assurément, qui secrètement nous épie, retient nos traces dans les sentiers et méandres des réseaux numériques dits sociaux et, prétendant savoir mieux que nous ce que nous désirons profondément, nous met au service des entreprises. Ou des partis. Désireux d’explorer plutôt que de récidiver, certains résistent et se procurent d’autres livres et d’autres vins que ceux qui ont été proposés ; sans doute les algorithmes utilisés ne sont-ils pas tout à fait au point encore… Pour en arriver là, les patients travaux secrets qui ont permis la constitution des fichiers de la Stasi ne sont plus requis ; trois clics et c’est réglé, puisque désormais nous sommes tous et partout fichés. Orwell (1949/1996) n’avait pas pu prévoir que ce serait si simple, si « libérateur ». Ellul (1954 ; 1977) non plus, qui évoquait et dénonçait, il y a plus de soixante ans, les dérives déjà perceptibles d’une Technique livrée à elle-même et menaçant, selon lui, ce qui fait l’humanité des humains : la liberté (Bourgeault, 1988).

Avec et parfois après bien d’autres, j’ai pris acte il y a quelques années de ce que Charles Hadji (2012) a appelé l’obsession d’une « fièvre évaluative » s’inscrivant, comme l’avait noté douze ans plus tôt Patricia Broadfoot (2000), dans la vaste entreprise de rationalisation, de maîtrise et de contrôle, caractéristique de la modernité dans son moment technologique récent, de toute la vie des sociétés et des individus. Les référents le plus souvent non explicités de ces évaluations définissent et créent en quelque sorte le normal et l’anormal, imposant partout, subrepticement, des normalités normatives (Bourgeault, 2014). Celles-ci sous-tendent, comme nous verrons plus loin, les exigences imposées aux pratiques professionnelles, en travail social vraisemblablement comme dans tous les champs. Algorithmées, si je puis dire ainsi, elles prennent à notre insu les décisions que nous pensons naïvement nôtres encore, malgré l’inconfort parfois ressenti dans un confortable assentiment ou consentement.

Nous serons bientôt invités à nous libérer de la conduite d’automobiles désormais autonomes et prenant elles-mêmes les décisions ; et pourquoi pas — une peu plus tard, mais peut-être est-ce déjà à l’oeuvre ? — de la conduite de nos vies. Comme l’écrivait il y a deux ans le journaliste Jean-François Nadeau[9] :

Oui, la voiture apparaît comme un formidable révélateur social. Où allons-nous désormais si on en juge par notre conduite ? C’est bien le rêve automatisé de la Tesla qui triomphe, celui de la voiture pilotée en mode totalement autonome. Un rêve de luxe, rempli à ras bord d’un alibi écologique, où notre rapport à l’avenir est soumis à l’obéissance enthousiaste à des règles qui sont déterminées sur un mode robotisé auquel on souscrit jusqu’à en mourir. Nos choix collectifs sont de plus en plus guidés par un même type de pensée automate aux visées mécaniques.

Quoi qu’on pense et veuille, nous sommes déjà entrés dans ce qu’Éric Sadin appelle, dans sa critique de la raison numérique, la vie algorithmique (2015)[10]. L’inconnu, une fois encore, réveille les peurs anciennes qui ont traversé l’histoire des humains, depuis un lointain hier jusqu’à aujourd’hui et sans doute demain encore. La peur n’est pas insensée, car les enjeux et les risques sont réels. Faisant écho à des propos de Stephen Hawking en 2014 et repris par la suite : « Je redoute que l’intelligence artificielle [IA] ne remplace un jour les humains[11] », des chercheurs parmi les « artisans » de l’intelligence artificielle les plus réputés en conviennent. Oui, il pourrait y avoir des utilisations de l’intelligence artificielle pour la guerre ou à d’autres fins éthiquement contestables, reconnaît par exemple le directeur de l’Institut des algorithmes d’apprentissage de l’Université de Montréal Yoshua Benjo : fins militaires, manipulation, etc. Mais le chercheur rappelle, avec Yann LeCun, directeur du laboratoire de recherche en intelligence artificielle de Facebook, et Geoffrey Hinton, professeur et chercheur à l’Université de Toronto et chez Google, que l’intelligence artificielle ne fera que ce qu’en auront décidé les humains, de ce que nous — mais qui donc, cette fois, sera ce « nous » ? — déciderons[12].

C’est sur cet horizon ou cet arrière-plan social et politique, de civilisation, que j’ai voulu tenter de mieux saisir peut-être et de comprendre ce qui a cours, s’agissant toujours de la tension entre autonomie et hétéronomie, dans les pratiques professionnelles prudentielles, c’est-à-dire exigeant la délibération — dont celles du travail social.

L’autonomie menacÉe des professionnelles du travail social[13]

Dans ce monde qui désormais nous asservit pour nous libérer et promet de nous rendre plus autonomes si nous nous soumettons aux décisions d’intelligences artificielles programmées par d’autres, qu’en est-il aujourd’hui, qu’en sera-t-il demain de l’autonomie professionnelle — en général et plus spécifiquement en travail social ?

Ce n’est pas d’hier ni même d’avant-hier que des praticiens de divers horizons ont réclamé, pour le plus grand bien des autres en même temps que pour leur propre gloire… et sans doute aussi leur propre profit, un monopole ou un droit exclusif, « réservé », de pratique[14]. Les autorités publiques y ont consenti, compte tenu de l’importance des pratiques en cause pour la vie des personnes et des sociétés, afin que soit assurée chez les acteurs et actrices ou praticien.ne.s la compétence requise par et pour une nécessaire autonomie qui ne saurait aller sans une conséquente responsabilité. On peut remonter, pour les médecins, à l’école d’Hippocrate de Cos, il y a plus de deux millénaires, avec son important corpus de manuels et autres écrits[15], avec aussi l’engagement ou le serment alors exigé et que doivent prononcer encore aujourd’hui, sous des formes toutefois quelque peu modifiées, les membres des grandes corporations médicales (Vitrac, 1989 ; Delassus, 2009). Ou encore, pour les architectes, à Vitrure, sous le règne ou le régime de l’empereur Auguste et donc un siècle plus tard, avec son De Architectura (Champy, 2001 ; 2011). Il en fut encore ainsi, plus tard, pour les membres des corporations d’arts et métiers majeurs et mineurs de Florence ou de Paris ou d’ailleurs aux 12e et 13e siècles : commerçants, changistes et banquiers, artisans de la soie et orfèvres, pelletiers et fourreurs, juges et notaires, médecins et speziali (apothicaires, barbiers…) — dans cet ordre qui étonne aujourd’hui et avec parfois des associations qui nous paraissent bien étranges. Boileau (1879/2012) a recensé 101 corporations à Paris, en 1260 ; on sait qu’il y en eut 142 à Venise.

Les professions modernes, celles qui se sont (re)constituées au 19e siècle pour se développer et se multiplier au siècle suivant, surtout dans les dernières décennies du 20e siècle, ont hérité de cette riche tradition. Des historiens et des sociologues de Grande-Bretagne et des États-Unis d’Amérique en ont fait l’étude. Ils ont proposé une description et une analyse des processus historiques dits de professionnalisation ayant conduit à la reconnaissance de certaines occupations (ou emplois ou travaux) comme professions. Celles-ci seraient déclarées telles parce qu’elles exigent de la part des acteurs des savoirs et des savoir-faire hors du commun dûment attestés par des diplômes (universitaires) sur la base desquels leur sont octroyés une licence ou un permis d’exercice (par l’État); les détenteurs de ces autorisations pouvent seuls faire les actes qui leur sont « réservés »; et ce, dans l’intérêt public ou pour assurer la sécurité des personnes qui auront recours à leurs services[16]. Dans tous les cas de figure évoqués, l’autonomie du professionnel est affirmée et reconnue, de même que la responsabilité en découlant. Mais cette première dynamique de professionnalisation va être mise en cause et contrecarrée par une autre, en partie liée à l’institutionnalisation des pratiques professionnelles, que nous allons explorer.

Cette seconde dynamique de professionnalisation, plus récente, est promue et mise en oeuvre non plus par les acteurs ou les praticiens, mais par les gouvernants et par les hauts dirigeants des grandes entreprises et des services publics à leur tour ; elle est celle, pour reprendre les mots de Valérie Boussard et de ses collaborateurs, de « l’injonction au professionnalisme » (Boussard et al., 2010)[17]. Cette injonction managériale est partout à l’oeuvre, comme l’ont montré, pour la France, les études de cas réalisées par des chercheurs du laboratoire PRINTEMPS[18] dans des milieux de travail allant de grandes entreprises comme France Télécom et de services publics comme la Poste ou la Police ou même l’Armée, à des banques et même un théâtre, en passant par de prestigieuses institutions de la santé et du droit, touchant donc aussi les professions libérales auxquelles la tradition semblait assurer une certaine immunité. Paradoxalement, cette injonction managériale au professionnalisme à la fois impose l’autonomie et en empêche l’exercice, même dans les professions qui semblaient devoir être protégées. L’autonomie des acteurs y est mise à mal ou « en difficulté, écrit Didier Demazière, par un processus […] de soumission de leur expertise à des normes d’efficacité et de rentabilité, qui tend à les éloigner de l’horizon éthique fondateur » (Boussard et al., 2010, p. 65). C’est donc ici que se joue, pour les pratiques professionnelles et, dès lors, vraisemblablement en travail social aussi, la tension entre l’autonomie et l’hétéronomie — ou la tension, dans les pratiques quotidiennes, d’une autonomie condamnée à se faire de plus en plus hétéronomique.

Florent Champy (également membre du PRINTEMPS) avait lui aussi fait le constat d’une telle perte d’autonomie dans une analyse du professionnalisme des architectes aux prises avec la concurrence des urbanistes et des ingénieurs face à « la commande publique » (Champy, 1998) ; il déplorait le repli identitaire d’une profession fragilisée, incapable de faire valoir pleinement la haute compétence de ses membres et la grande utilité sociale de leurs travaux et de leurs oeuvres. Ce qui l’a conduit à revisiter la sociologie des professions et plus spécialement la tension entre fonctionnalistes et interactionnistes dans le jeu d’une recherche de reconnaissance par l’État ou par le public lui-même soucieux de la qualité des services professionnels, pour s’intéresser plus spécialement à ce qu’il appellera des professions à pratique prudentielle.

Dans son manuel intitulé La sociologie des professions (Champy, 2009[19]), il considère comme un malentendu le lien étroit établi entre travail professionnel et travail scientifique : « le fonctionnalisme et l’interactionnisme ont enfermé le débat sur la qualité du travail professionnel dans une fausse question sur le degré de rigueur dans l’application d’un savoir dont les auteurs de ces deux courants pensaient à tort qu’il ne pouvait être que scientifique » (p. 88). Il propose, pour en sortir, un nouveau regard ; il ouvre une troisième voie de recherche : l’analyse de la spécificité des savoirs et des pratiques professionnelles qui font appel, dans les incertitudes de la conjecture, à la délibération et à la phronèsis aristotélicienne ou à la prudence (Aubenque, 1963/2014). À côté de « petits métiers » et d’autres, mieux cotés, qui ont réussi à fermer leur marché et à s’assurer souvent un quasi-monopole, qu’on appelle en France les professions assermentées, Champy place sur un autre plan les professions à pratique prudentielle, c’est-à-dire les professions dont les pratiques exigent, non pas de façon marginale, mais en amont et en aval et en leur coeur même et dans tout leur déroulement, face à l’incertitude et à la complexité, la délibération.

Dans une note présentant une communication[20], il précise ainsi les choses :

La spécificité de ces professions (architectes, médecins, magistrats, avocats, ingénieurs de projets complexes, chercheurs et éventuellement, selon les conditions de travail, travailleurs sociaux et policiers) est d’être confrontées à des problèmes qui, parce qu’ils sont singuliers et complexes, se révèlent rétifs à un traitement par l’application mécanique de principes scientifiques. Ces problèmes relèvent d’un monde de connaissance et d’action différent de celui de la science : la prudence, dont les grands traits sont connus depuis l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. L’analyse du travail professionnel prudentiel fait ressortir deux dimensions qui renvoient à la caractérisation de la prudence par Aristote : une composante conjecturelle, les incertitudes dues à la singularité et à la complexité des cas à traiter obligeant à faire des paris[[21]] au cours du travail, et une composante de délibération sur les fins de l’activité, l’impossibilité de toujours servir de façon également satisfaisante toutes les fins de l’activité rendant inévitables des choix quant à leur hiérarchie. [… ce qui] donne aux membres des professions à pratique prudentielle une dimension politique dont les conséquences ont été insuffisamment étudiées.

Or les injonctions à la performance, avec le contrôle renforcé des coûts, la bureaucratisation des contextes de travail, etc., en ne faisant guère droit et place à la délibération ou à la prudence aristotélicienne, empêchent l’exercice réel de l’autonomie professionnelle et mettent ainsi en cause la qualité des pratiques des médecins, des enseignants, des travailleurs sociaux (Champy, 2011 ; Grenier et Chénard, 2013).

La colonisation par le management de toutes les sphères de la vie sociale touche donc aussi, et directement, la vie et les pratiques professionnelles. La multiplication des repères quantitatifs encadrant les pratiques professionnelles et des exigences d’imputabilité comptable qui en découlent — les mots qui précèdent ne sont pas de Champy (2012), mais ne trahissent pas sa pensée, — tient largement à une non-reconnaissance ou à une incompréhension de la logique prudentielle requise dans bien des activités ou actes professionnels. Le débat n’est pas ici qu’académique. Ce qui est en cause, et nous entrons ainsi dans l’ordre politique, c’est la nature des professions à pratique prudentielle et leur avenir ; c’est du même coup la qualité des services auxquels chacun.e estime avoir droit et donc accès assuré dans nos sociétés démocratiques. Mettant entre parenthèses les débats d’école qui divisent les diverses professions, il faut faire entendre et comprendre aux gouvernants et au public les raisons d’être des pratiques professionnelles faisant appel à la prudence. « Moins une profession est capable de faire comprendre à l’extérieur la logique de ses manières de faire, poursuit Champy, plus l’imposition de critères objectifs dans le travail peut aller jusqu’à l’absurde […]. Les tendances hégémoniques de la quantification sont ainsi renforcées par l’absence de conscience claire de la nature des pratiques alternatives qui existent dans de nombreux domaines » (p. 208).

Ainsi se fait subrepticement, au fil des gestes quotidiens, l’hétéronomisation de pratiques exigeant pourtant l’autonomie des acteurs.

Pour une rÉappropriation de leurs pratiques par les acteurs du travail social et pour une prise en compte de leur mandat par l’Ordre qui les rÉunit — par mode de conclusion —

L’institutionnalisation des pratiques est nécessaire : les traitements médicaux et les soins de santé, par exemple, ne peuvent plus être adéquatement assurés par un médecin seul ou une infirmière. Ne serait-ce qu’à cause des lourds équipements aujourd’hui requis pour bien faire les choses, du diagnostic au traitement et à parfois à la réadaptation. De même, l’enseignement dispensé à l’ensemble des jeunes dans une société donnée ne peut être assuré, dans une école qui les regroupe tous, sur le mode de quasi-tutorat individualisé des pratiques anciennes. Le travail social requiert sans doute lui aussi, aujourd’hui, un accès à des services multi, voire interprofessionnels, que le seul engagement personnel de l’assistante sociale d’autrefois ne saurait offrir. Nul ne veut donc revenir au « bon vieux temps » des visites médicales à domicile se terminant par un aveu d’impuissance et un appel au prêtre ; des apprentissages par questions-réponses du petit catéchisme et des répétitions scandées des tables de multiplication et des règles de grammaire dans l’école d’un autrefois pas si lointain ; de l’accueil par des religieuses dévouées de filles-mères pécheresses incitées et parfois même contraintes à confier leurs enfants à l’adoption par des parents de bonnes familles. Ne boudons pas, alors, les politiques et les programmes d’action, les standards, les règles, les contrôles institutionnels qui s’imposent pour le bénéfice aujourd’hui des personnes qui, « bénéficiaires », ont recours aux services professionnels, bien que soient du même coup imposées aux acteurs ou aux intervenants de lourdes contraintes.

Mais tout n’est pas pour autant déterminé, décidé d’avance par les standards et les règles, ni même par les algorithmes déjà à l’oeuvre dans les bureaux des gestionnaires. Je plaide donc en faveur d’une réappropriation de leurs pratiques par les acteurs et actrices, et de l’éthique qui peut les orienter et les guider. Car seul l’acteur ou l’actrice peut, à l’aide des règles nécessairement générales qui peuvent guider sa conduite, tenir compte de la particularité des situations dans lesquelles des personnes toujours uniques auprès desquelles il ou elle intervient, décider avec pertinence des modalités d’agir appropriées.

Cette réappropriation est possible si les acteurs en décident ainsi, comme l’ont montré diverses études sur les institutions et les organisations. Sans ouvrir ici un long excursus pour rendre compte de ces études, notons avec W. R. Scott (2008) que les frontières institutionnelles ou organisationnelles sont perméables et se laissent donc pénétrer par « des logiques alternatives qui soutiennent des modèles de comportement divergents », la concurrence souvent conflictuelle entre les normes et les règles rendant possibles des négociations et des choix. Car les acteurs et actrices, a déjà noté il y a quelques années C. Oliver (1991), interprètent, traduisent, négocient… et modifient les situations, quand ils ou elles le veulent, avec leur puissance « agentielle », dans la mise en oeuvre des politiques adoptées et des règles édictées ; le « tournant » de la mise en oeuvre des politiques et des protocoles laisse place à l’exercice de leur autonomie par des professionnel.le.s qui agissent de concert (Lessard et Carpentier, 2015, p. 65-66).

L’autonomie entraîne la responsabilité. Les praticien.ne.s du travail social doivent assumer les responsabilités qui sont les leurs, et par conséquent accepter de rendre des comptes. Mais une imputabilité imposée renvoyant pour l’essentiel à des règles ou repères et mesures de gestion et comptables seulement empêche, en même temps que l’autonomie des acteurs, l’exercice de la responsabilité. Les mécanismes et formulaires dits d’imputabilité doivent donc être revus en tenant compte des droits et intérêts des citoyens-usagers et, corrélativement, de la nature prudentielle des pratiques professionnelles en travail social.

Par ailleurs, et alors sur le plan politique évoqué à la fin de la note de Champy citée plus haut, l’Ordre des professionnel.le.s du travail social[22] a comme mission principale, comme tous les ordres professionnels, de protéger le public, soit concrètement toutes les personnes qui utilisent ou utiliseront les services professionnels — pour ce qui nous intéresse ici : en travail social —, et doit par ses règlements régir l’exercice de la profession, prenant au besoin position dans les débats publics : cela est clairement stipulé, noir sur blanc, dans les documents officiels régissant les ordres professionnels au Québec[23]. Il importe donc que l’Ordre intervienne pour que l’autonomie des acteurs et actrices et la qualité des interventions professionnelles dans le champ du travail social ne soient pas entravées et contredites par des politiques, des règles et des façons de gérer ou de faire instaurant dans les institutions un régime hétéronomique. Au moment où je rédige ces lignes, j’apprends que l’Ordre des architectes du Québec vient de publier un Livre blanc pour une politique québécoise de l’architecture faisant appel à une concertation entre pas moins de quatorze ministères[24]. Quand donc aurons-nous, émanant de l’Ordre des travailleurs sociaux — éventuellement en lien avec d’autres ordres ou associations — un Livre blanc pour une politique sociale au Québec ?