Corps de l’article

Introduction

La Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) est un des moyens dont l’État s’est doté pour assurer la protection des enfants québécois. Elle reflète une certaine définition des notions de maltraitance et « d’intérêt supérieur de l’enfant » (Chamberland et Clément, 2009 ; Christensen, 1989). Ces définitions établissent l’acceptabilité ou non de certaines pratiques parentales et orientent les paramètres de l’intervention de l’État pour protéger les enfants dans des cas « graves et exceptionnels » où leur sécurité ou leur développement est compromis (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2010).

Dans le processus clinique mis en place pour appliquer la LPJ, l’évaluation est une étape critique qui survient après qu’un signalement a été retenu. L’évaluation vise à déterminer si la sécurité ou le développement d’un enfant sont compromis, auquel cas il peut y avoir une prise en charge formelle pour mettre fin à la situation (Poirier et al., 2014).

La LPJ oriente le processus de prise de décision à l’évaluation en fonction de certains critères spécifiques, par exemple l’âge de l’enfant, la fréquence ou le type de maltraitance invoqués. Or, bien que des paramètres servent à encadrer le processus d’évaluation, les professionnelles ne peuvent se limiter aux procédures et règles édictées par la LPJ pour réaliser l’évaluation (Lemay, 2013 ; Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec [OTSTCFQ], 2012) ; elles doivent interpréter des situations humainement sensibles et fondamentalement complexes impliquant (ou non) des actes de violence et de négligence envers des enfants, mettant en relief des problèmes sociaux qui affectent les personnes parmi les plus vulnérables de notre société. La protection des enfants les plus vulnérables d’une société renvoie à des conceptions éthiques de la justice qu’il est important de promouvoir dans la recherche de sens associée à l’évaluation en contexte interculturel (Keddell, 2014). Le présent article a pour objectif de présenter les résultats d’une recherche qualitative sur les processus de prise de décision des professionnelles lors de l’évaluation de situation de maltraitance en contexte interculturel, auprès des familles racisées. La racisation renvoie à une catégorisation « essentialisante et stigmatisante assignée par le groupe majoritaire aux personnes issues de sociétés anciennement colonisées ou marquées par l’esclavage » (Eid et al., 2011, p. 9). Cette dénomination rend compte des enjeux de pouvoir inhérents à la désignation de « l’autre », lesquels affectent l’exercice de la citoyenneté et la réception des services sociaux dans notre société. Dans le cadre de cette étude, les personnes racisées en contact avec les services de la PJ sont identifiées comme telles par les professionnelles et peuvent dont être catégorisées comme telles sur la base de l’immigration, récente ou ancienne, d’une identification en tant que « minorité visible » ou non, mais excluent les peuples autochtones.

L’évaluation auprès des personnes racisées dans le contexte sociojudiciaire de la protection de la jeunesse permet d’étudier les effets de certaines tensions présupposées, que ce soit en lien avec les droits des uns (les enfants) par rapport à ceux des autres (les parents), la rencontre de valeurs, d’expériences et de compréhensions distinctes de la parentalité, de l’enfance ou de la maltraitance ou encore l’adaptation d’un système de protection dit « universel » et des interventions qui en découlent aux besoins de l’ensemble des enfants québécois, racisés ou non. Nous tentons de comprendre comment les professionnelles naviguent dans le contexte formalisé de l’évaluation sous l’égide de la LPJ, tout en considérant les spécificités qu’implique l’intervention en contexte interculturel[1].

Les prochaines sections effectuent un survol des enjeux entourant le contact entre les familles racisées et les acteurs de la protection de la jeunesse.

Contexte interculturel quÉBÉcois et Évaluation en protection de la jeunesse : des pratiques en tension ?

L’intérêt pour les processus de prise de décision auprès des familles racisées a émergé dans le contexte sociopolitique contemporain où les débats entourant les questions identitaires ou migratoires, que ce soit en matière d’accommodements, d’intégration, de politiques d’immigration ou d’accueil, sont relancés sporadiquement, au gré de tragédies ou d’événements qui suscitent l’intérêt politique et la couverture des médias dans la province. Parallèlement, pour les professionnelles des services de la PJ, le contact avec des familles provenant d’horizons culturels divers, particulièrement dans la région métropolitaine, relève du quotidien. Elles sont appelées, chaque jour, à rencontrer et à évaluer des situations qui concernent des personnes racisées pour déterminer si les balises décrites par la LPJ justifient ou non que l’État intervienne dans la vie de ces personnes. Un des enjeux majeurs de l’évaluation en contexte interculturel est donc d’interpréter avec justesse et sensibilité les propos des acteurs, les actes parentaux et de juger leurs conséquences sur les enfants en tenant pour acquis que, dans la majorité des cas, l’intervenante et l’usager ne partagent pas le même bagage culturel (Hill, 2004 ; Miller et al., 2012). Dans ce contexte, certains enjeux particuliers émergent. Par exemple, certains auteurs ont trouvé qu’au moment de l’évaluation en PJ, les différences dans la façon d’élever les enfants des familles racisées sont souvent pathologisées et dévalorisées par les professionnelles (Chand, 2000 ; Dominelli, 2002). D’autres mettent plutôt en garde contre une lecture culturaliste des formes de maltraitance, particulièrement lorsque les professionnelles manquent de connaissances et de formation (Korbin, 2002 ; Webb et al., 2002). Une lecture culturaliste des formes de maltraitance peut résulter en un double standard, c’est-à-dire à des critères ou attentes différentes envers les enfants racisés, qui conduisent à des décisions basées sur des croyances culturelles ou religieuses, lesquelles ont pour conséquence de mal protéger des enfants, en sous ou, a contrario, en surintervenant à leur égard (Korbin, 2002 ; Webb etal., 2002).

À ce propos, les services de protection de la jeunesse font d’ailleurs face à certaines pressions pour favoriser l’inclusion de l’ensemble des usagers et s’assurer que leurs processus cliniques ne sont pas discriminatoires. Les rapports des Commissaires des droits de la personne et de la jeunesse du Québec et, plus récemment, de l’Ontario ont mis en lumière les enjeux associés à la surreprésentation des enfants racisés dans le système de protection de l’enfance (Eid et al., 2011 ; Ontario Human Rights Commission [OHRC], 2018). Les rares statistiques disponibles indiquent qu’au Québec, les enfants racisés sont surreprésentés à l’entrée des services de protection de la jeunesse, mais que cette disproportion tend à diminuer au fur et à mesure qu’ils cheminent dans les étapes décisionnelles (Lavergne et al., 2009 ; Sarmiento et Lavergne, 2017).

Les enjeux liés à l’interculturel en protection de la jeunesse ne peuvent être considérés hors du contexte de pratique dans lequel les processus de prise de décision s’effectuent. La mouvance du néolibéralisme et du désengagement de l’État, le nouveau managérialisme et le paradigme de la gestion du risque ont considérablement modifié le rôle, les capacités d’action et les méthodes des organismes de protection de la jeunesse en Occident (Gilbert et al., 2011 ; Munro, 2009). Ces changements ont marqué le paysage québécois de la PJ des dernières années où tour à tour, les modifications de la loi (2007 ; 2018) et les réformes de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales (dite loi 10, 2015) ont chamboulé les pratiques. Entre autres, une des conséquences de cette loi a été l’augmentation des délais d’attente pour l’évaluation (Champagne et al., 2018), alors que parallèlement, les délais pour rendre l’évaluation avaient été raccourcis (MSSS, 2010). L’ensemble de ces changements affecte le contexte dans lequel les professionnelles sont appelées à réaliser leurs évaluations, lequel est désormais marqué par le manque chronique de financement et de ressources (Lonne et al., 2009), l’augmentation des responsabilités et de l’imputabilité des professionnelles (McLaughlin, 2007 ; Munro, 2009), la diminution des délais d’intervention et l’augmentation de la charge de cas (caseload) (Munro, 2009). Considérant qu’une des particularités des familles racisées est de nécessiter plus de temps et de ressources comparativement au groupe majoritaire (Hassan et Rousseau, 2007), il est légitime de poser la question spécifique des impacts de ces contraintes sur les processus de prise de décision à l’évaluation.

Cela étant dit, peu importe les contraintes liées au contexte, les professionnelles sont invitées à « dégager des marges de manoeuvre » (Lemay, 2013, p. 334) et à s’assurer qu’une compréhension globale de la situation leur permet d’offrir une évaluation juste. Or à ce jour, les façons concrètes par lesquelles ces marges de manoeuvre sont négociées dans la pratique du quotidien en PJ sont peu étudiées, particulièrement en contexte interculturel. Le décalage entre les savoirs d’expérience des professionnelles et les connaissances scientifiques justifie, selon nous, l’exploration des processus de prise de décision auprès des professionnelles de l’évaluation au service de la protection de la jeunesse.

Cadre mÉthodologique

Cet article rapporte les résultats d’une recherche ayant eu recours à la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) réalisée auprès de professionnelles et de gestionnaires dans deux établissements de protection de la jeunesse de la région métropolitaine. La MTE a été choisie parce qu’elle est particulièrement indiquée pour l’étude des processus et permet de conceptualiser les liens entre les actions et les pratiques des personnes (Charmaz, 2006 ; Glaser et Strauss, 1967). De plus, le caractère inédit de la question de recherche se prêtait bien à la méthode inductive qui propose de laisser émerger les pistes explicatives (théorie) plutôt que de recourir à un processus hypothético-déductif (Luckerhoff et Guillemette, 2012) qui, dans ce contexte, ne pouvait s’appuyer sur des hypothèses ou des pistes explicatives préexistantes.

Trois vagues de collecte de données ont été réalisées, chacune déterminée en fonction des allers-retours entre les séquences de collecte et d’analyse des données. Les deux premières vagues sont constituées d’entretiens semi-dirigés réalisés en juillet 2014 (n=10) et en juin 2015 (n=8) auprès des professionnelles appartenant à l’ensemble des équipes d’évaluation réparties sur le territoire de la métropole. Les professionnelles ayant participé étaient majoritairement des femmes (n=15/18), avaient en moyenne 5 ans d’expérience à l’évaluation (écart entre 0,5 et 18 ans) et provenaient de plusieurs disciplines : travail social (n=5), criminologie (n=8), psychologie ou psychoéducation (n=5). Quatre d’entre elles se sont auto-identifiées comme racisées, une proportion plus élevée que leur représentation dans les DPJ visées par l’étude (entre 10,1 % et 21,9 %) (Eid et al., 2011). Les entretiens ont été enregistrés, puis transcrits et encodés en étapes successives de codification ouverte, axiale et sélective, conformément aux préceptes de la MTE.

Un entretien de partage des connaissances (EPC) a été réalisé en janvier 2017 auprès de huit gestionnaires des équipes d’évaluation. L’EPC avait deux objectifs : 1) discuter des résultats préliminaires des deux premières vagues et obtenir un point de vue complémentaire pour approfondir la théorie émergente et 2) informer directement les gestionnaires afin de favoriser les changements aux échelons décisionnels de la DPJ. Avec le consentement des participantes, des notes manuscrites des discussions ont été prises, lesquelles ont été analysées et constituent la troisième vague de données. Un certificat d’éthique a été décerné par le comité d’éthique à la recherche du Centre jeunesse de Montréal — Institut universitaire.

RÉsultats

D’entrée de jeu, il importe de souligner le défi analytique que représente cette recherche, qui est le corollaire de son objet, c’est-à-dire les processus de prise de décision à l’évaluation auprès des familles racisées. Les résultats présentés s’appliquent certes à ce contexte précis, mais il est impossible de savoir s’ils s’appliquent aussi à l’ensemble des familles évaluées, racisées ou non. La réponse à cette question dépasse l’objet et les objectifs de la recherche. Ainsi, il n’est pas exclu que les mêmes aspects puissent influencer les processus de prise de décision à l’évaluation auprès de l’ensemble des familles, mais au dire des participantes, leur impact est distinctif en contexte interculturel.

L’évaluation dans un contexte de performance

L’évaluation suivant la rétention d’un signalement doit se faire rapidement. La DPJ propose un système de priorisation en fonction de la gravité soupçonnée et exige de la part de ses professionnelles des délais maximaux pour qu’elles complètent l’évaluation (MSSS, 2010). Cette recherche a été réalisée dans la foulée des réformes de la loi 10 (réforme Barrette), mais déjà au moment des entretiens, les professionnelles mentionnaient que les délais très serrés pour rencontrer les familles et effectuer l’évaluation constituaient une contrainte encore plus imposante en contexte interculturel que dans le reste de leur pratique.

Selon les professionnelles, les enjeux de communication, que ce soit au niveau de la maîtrise de la langue commune ou de la méconnaissance des lois et services québécois, appesantissent et ralentissent le processus d’évaluation auprès des familles racisées. Les délais supplémentaires encourus pour s’assurer que les familles comprennent la situation et soient en mesure de participer pleinement au processus d’évaluation peuvent placer les intervenantes face à des dilemmes où elles ont rapporté devoir choisir entre, d’un côté, outrepasser les délais prescrits par la LPJ et, de l’autre, boucler l’évaluation sans avoir toute l’information qui aurait été nécessaire pour bien comprendre la situation du jeune et de sa famille :

Parce que ça demande du temps. Bêtement, une intervention avec une interprète, c’est le double du temps. Et il faut faire tomber encore plus toutes les autres réticences, faut expliquer à cent pour cent notre rôle. Des fois, faut partir du tout début : « Savez-vous c’est quoi la DPJ ? — La quoi ? – On protège les enfants, l’État a mis en place une loi… » C’est vraiment de partir du début début début, en plus de tout traduire ça et les gens qui disent : « C’est vous qui placez les enfants ? C’est ça qu’on a entendu. » Puis ça peut prendre une demi-heure. On n’a pas encore abordé l’objet du signalement comme tel. Mais moi, je trouve que c’est important de le faire pour respecter le client. […] Alors je ne couperai pas dans le temps à donner au client pour répondre à un délai, mais par exemple je peux me faire taper sur les doigts parce que je ne répondrai pas au délai.

Natacha

Des aspects fondamentaux du mandat de l’évaluation, tels que s’assurer d’une compréhension commune au niveau de la langue, mais aussi du cadre législatif et social au sein duquel s’insère l’évaluation en protection de la jeunesse, sont menacés par cette pression constante de respecter les délais. Plusieurs professionnelles ont mentionné qu’elles percevaient un manque de considération des spécificités du contexte interculturel dans les standards de pratique appliqués par la direction de protection de la jeunesse, notamment parce que les charges de cas ou le temps octroyé ne sont pas modulés en reconnaissance des défis supplémentaires que pose l’évaluation en contexte interculturel.

Dans l’extrait qui suit, Annie évoque les problèmes concrets que pose la pression des délais en contexte interculturel, notamment le risque de prendre une « mauvaise décision » fondée sur une lecture incomplète de la situation :

Intervenante : J’ai un sentiment de frustration quand moi, je ne comprends pas et que je dois statuer puis prendre une décision rapidement.

Chercheure : Dans quels contextes est-ce que ça survient ?

I. : Eh bien, juste de décider si un fait est « fondé » ou pas. Ça, il faut le faire rapidement. Faut le faire dans les dix jours. Et dans les dix jours avec des parents en résistance, avec des parents qui ne nous donnent pas encore tous les accès, etc. Alors, oui ça [se] peut qu’on décide que la sécurité et [le] développement d’un enfant sont compromis, puis qu’après, on fasse une terminale et qu’on dise : « OK, bien c’était plus des enjeux culturels », mais on a quand même statué que la sécurité et le développement d’un enfant étaient compromis. C’est lourd, là. [...] Je trouve que c’est rapide. Tu sais, on n’est pas dans un contexte, en protection de la jeunesse, qui favorise l’alliance avec les communautés interculturelles, et de nous imposer un deadline comme ça, eh bien, ça fait juste donner un stress et une pression supplémentaires pour que les parents nous ouvrent un petit peu leur bagage [...] Ça ne nous donne pas une lecture claire… surtout que l’autre aspect, c’est que je trouve qu’en général […] nous autres, en tant qu’intervenants, on n’est pas super bien outillés, mais… La boîte, en général, la DPJ, eh bien, elle ne roule pas pour nous aider à statuer en toute connaissance de cause, aussi.

Annie

Pour Annie, la pression des délais crée une frustration, palpable à travers l’extrait, laquelle implique qu’elle doit parfois rendre une décision avant d’avoir eu le temps de bien comprendre ce qui se passe dans la vie de l’enfant et de sa famille. Elle exprime avec éloquence les conséquences de la pression des délais, notamment la possibilité de prendre la décision erronée de retenir une situation qui ne compromet pas la sécurité et le développement de l’enfant au sens de la LPJ. La pression des délais impose tant aux professionnelles qu’aux familles de trouver rapidement les canaux de communication interculturelle qui permettent de boucler l’évaluation, mais dans le contexte autoritaire que suppose la PJ, cela relève de l’idéal plus que du possible. À la fin de l’extrait, Annie pointe du doigt la responsabilité́ de son employeur par rapport aux défis que posent les délais serrés et le peu d’outils dont les professionnelles disposent. La lourde responsabilité de la prise de décision auprès des familles racisées apparaît incompatible avec un contexte de pratique axé sur la performance et les délais inflexibles, particulièrement si les professionnelles veulent changer les relations tendues entre la DPJ et les familles racisées.

Des réactions et pratiques différentes face au contexte de performance

Des distinctions dans le rapport qu’entretiennent les professionnelles avec la pression de performance ont émergé au fil des analyses. Certaines participantes souscrivent à la logique des délais maximaux, la justifiant sous l’angle de l’égalité dans l’accès aux services. De leur point de vue, le respect rigoureux des délais impartis permet de s’assurer qu’un nombre maximal d’enfants reçoit l’évaluation en temps opportun et que tous bénéficient du « même service ». Le respect des balises de performance associées au mandat devient donc un guide, une marque qui oriente les processus de prise de décisions de ces professionnelles qui, par exemple, vont prioriser de boucler les dossiers dans les temps prescrits parce qu’elles estiment que c’est l’action la plus « juste » ou préférable dans le contexte. Ces professionnelles expliquent que les défis de l’interculturel ne peuvent justifier que les services soient « inégaux » parce que cela a des conséquences sur les autres familles, notamment celles qui sont en attente de service, mais aussi sur leurs collègues qui doivent compenser l’incapacité de certaines à atteindre les cibles de performance.

Dans l’EPCG, une gestionnaire a d’ailleurs affirmé qu’« on marque beaucoup de points à prendre notre temps avec les communautés d’ailleurs. On devrait aussi le faire avec les familles québécoises. Ces familles reçoivent un petit peu plus à cause de l’obstacle de la langue et de la culture. » De ce point de vue, les familles racisées auprès desquelles on prend « plus de temps » ont de la chance par rapport aux autres familles, ce qui laisse sous-entendre un idéal d’égalité plutôt que d’équité dans les services. Dans ce cas, la gestionnaire ne semble pas mettre en doute le fait de prendre davantage de temps, mais davantage le manque de justice que de tels choix supposent en termes de qualité des services.

D’autres répondantes, comme Natacha, citée précédemment, ont plutôt insisté sur le fait qu’il est possible d’adopter des processus de prise de décision qui s’inscrivent en résistance à ces pressions de performance, en privilégiant par exemple d’outrepasser les délais requis. Ces professionnelles s’approprient un cadre de pratique qui considère la performance sous l’angle du respect des usagers. La valeur du respect des besoins des personnes racisées fait en sorte que pour être équitable, il leur incombe, comme professionnelle, de résister à la pression des délais si cela est nécessaire. Cette résistance peut par contre entraîner des contrecoups, comme sous-entendu dans l’expression de Natacha qui parle de « se faire taper sur les doigts », parce que le non-respect des attentes de performance de l’institution peut affecter leur propre évaluation de performance en tant qu’employée.

Comment trancher le dilemme que pose la performance ? Avec l’agentivité

Lorsqu’elles sont invitées à expliquer les raisons qui motivent leurs différentes prises de décision face au contexte de performance, par exemple de respecter ou non les délais de l’évaluation, les professionnelles ont répondu à l’aune de valeurs, de préférences ou de champs d’intérêts qu’elles identifiaient comme personnels. Sans égard à leur affiliation professionnelle, à leur appartenance culturelle ou au nombre d’années d’expérience dans le milieu de l’évaluation en PJ, les professionnelles ont largement expliqué leur processus de prise de décision à l’évaluation dans un langage qui renvoie aux rapports particuliers qu’elles entretiennent, en tant qu’individus, avec les situations, les familles racisées et le contexte institutionnel de leur pratique. L’exercice d’explicitation des pratiques d’évaluation les amenait d’ailleurs souvent, comme dans l’extrait qui suit, à distinguer leur manière de travailler de celle de collègues :

C’est sûr qu’on a tous des approches différentes. D’ailleurs, nos chefs nous le disent souvent. Moi, je viens de l’application des mesures, donc c’est sûr que mon dossier je le gardais peut-être un petit peu plus longtemps, mais je rattache. Certains intervenants, c’est plus l’évaluation « cric-crac ». Comme ça. Et je ne serais pas prête à dire c’est « crimino » [approche de la criminologie] ou « TS » [approche du travail social]. C’est plus une couleur de pratique.

Thalie

La notion de « couleur de pratique » a été utilisée par Thalie et la profondeur sémantique et thématique de l’expression a permis, à travers les analyses, de la définir en tant que catégorie centrale de la recherche. Thalie parle de couleurs de pratique comme d’un construit qui permet de différencier les approches et les processus de prise de décision des professionnelles dans son équipe, différence qui d’ailleurs est reconnue comme telle par ses supérieures. L’extrait de Thalie dépeint les pratiques de façon caricaturale, dans la mesure où elle décrit des traits plus ou moins exagérés qui sont sous-entendus comme étant aux extrêmes d’un continuum entre la flexibilité et la rigidité par rapport aux délais. Les analyses ont plutôt mis en exergue que les couleurs de pratique s’expriment en nuances, par une agentivité foncièrement personnelle. Dans le cadre de cette recherche, l’agentivité renvoie à des styles personnels d’intervention, à des particularités qui rendent distinctives et reconnaissables les façons de faire d’une professionnelle par rapport à ses collègues ou à d’autres professionnelles ayant les mêmes responsabilités. Or, par-delà le sens commun de l’expression, l’agentivité permet de rendre compte de la relation entre les réflexions, les valeurs ainsi que les décisions qu’elles prennent lors de l’évaluation de situations impliquant des familles racisées. L’agentivité est inspirée de sa définition philosophique et renvoie à l’expression de la capacité des professionnelles à décider de façon autonome et délibérée des actions à prendre dans l’action (Angeles, 1981). Elle permet aux professionnelles de se donner la marge de manoeuvre et de légitimer des espaces d’intervention autonomes, cohérents avec leurs valeurs personnelles, dans le processus balisé et extrêmement sensible de l’évaluation en protection de la jeunesse auprès des familles racisées.

Discussion

Quelques enjeux éthiques de l’agentivité et responsabilité institutionnelle

Les résultats de la recherche mettent en lumière l’influence néfaste de la réorganisation des services aux familles vulnérables et des délais serrés qui font porter aux professionnelles des responsabilités contradictoires, soit d’offrir des services d’évaluation sensibles aux familles racisées, tout en respectant les critères de performance mis de l’avant par l’établissement. Étant donné que, à l’instar des codes d’éthique professionnels, la LPJ prône le respect du droit des parents et des enfants d’être informés et impose aux professionnelles de prendre des décisions non préjudiciables et justes, la pression des délais peut agir comme un obstacle à l’exercice éthique de l’évaluation. Bien que les valeurs des professionnelles et celles de l’institution soient théoriquement claires par rapport au type de relation à établir avec les familles racisées, c’est-à-dire des relations respectueuses qui rendent justice à la dignité des personnes, l’application de ces préceptes se révèle difficile dans le contexte pressurisé de la performance et du manque de formation et de soutien. Ce contexte permet difficilement de placer les familles racisées comme une fin, au centre du processus de prise de décision. De plus, la coexistence de formes d’agentivité qui promeuvent des valeurs et idéaux de justice différents, soit l’égalité et l’équité, fait en sorte qu’à l’heure actuelle, toutes les actions semblent justifiables d’un point de vue éthique et pratique.

L’agentivité des professionnelles : individu vs structure

Dans un contexte structuré et structurant comme celui de l’évaluation en PJ auprès des familles racisées, l’agentivité rend compte de la capacité individuelle des professionnelles à se négocier des espaces d’autonomie et de cohérence personnelle. En soi, cette capacité mérite d’être célébrée parce qu’elle rend compte de la volonté des professionnelles à faire sens du contexte qui les entoure et à définir une pratique cohérente avec leurs valeurs, nonobstant les approches de formalisation des pratiques de la PJ. Par contre, il convient, comme le proposent d’autres auteurs, de réfléchir à l’agentivité de façon plus complexe, c’est-à-dire comme à la capacité de recourir à des actions créatives, basées sur l’autoréflexion, dans un environnement qui est conditionné par le contexte, notamment les ressources et le politique (Parsell et al., 2016 ; Smith, 2014). La considération du contexte général de pratique est la grande absente des postulats avancés par les participantes et bien qu’on ne souhaite pas mousser le débat, « agentivité vs structure » (Houston, 2010 ; Parsell et al., 2016), le fait que ces dernières expliquent leurs processus de prise de décision comme étant exclusivement déterminés par leur propre capacité à réfléchir (sur la base de valeurs, d’expériences ou de préférences) tend à minimiser la place d’autres sources d’influence de la capacité réelle d’agentivité, dans ce cas-ci la position sociale des professionnelles qui sont majoritairement issues du groupe dominant, l’affiliation professionnelle ou le contexte macrosocial dans lequel les rencontres de la PJ avec les familles racisées se déploient.

Si l’agentivité permet aux professionnelles de se négocier un cadre de pratique face au dictat de la performance, il semble que de le reléguer à la seule capacité individuelle des professionnelles à y résister ou à l’embrasser est réducteur. Il faut resituer l’agentivité dans son environnement de pratique particulier où le contexte sociojudiciaire conjugué à l’histoire de relations de tensions entre les familles racisées et les services de PJ doit être central pour orienter l’expression de l’autonomie des professionnelles. Il faut le répéter, la complexité des relations interculturelles dans le contexte sociopolitique actuel, où discriminations, racisme et oppression des familles racisées continuent à affecter les services de PJ, doit entrer dans l’équation visant à résoudre les tensions face au contexte de pratique (Hill, 2004 ; Eid et al., 2011 ; Miller et al., 2012).

À cet égard, le dilemme de dépasser ou non les délais ne devrait pas être délibéré de façon individuelle, selon l’agentivité de chacune, mais devrait être soutenu de façon critique et collégiale entre familles racisées, collègues et décideurs (Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec [OPTSQ], 2007). Dans le contexte actuel, tant les professionnelles qui choisissent d’outrepasser les délais que celles qui les respectent encourent le risque d’être réprimandées, soit pour avoir brimé les collègues et autres familles en attente de service, soit pour avoir pris des décisions préjudiciables, potentiellement culturellement insensibles, discriminatoires et oppressantes, fondées sur une évaluation incomplète. Une délibération partagée entre l’ensemble des acteurs permettrait de mettre à jour ces couleurs de pratique individuelles et de décider, à travers un consensus collectif, des actions à privilégier et des formes d’agentivité à déployer pour résister au contexte de performance. Cela assurerait une plus grande transparence et un partage des responsabilités entre les collègues, les familles racisées et l’institution, lesquels pourraient mieux mettre en lumière les tensions au niveau des valeurs professionnelles, mais aussi du contexte organisationnel et politique actuel. Comme le mentionne Durand (2004), « l’acte d’insoumission privé n’a pas la même valeur s’il est fait publiquement » (p. 81). Il y a fort à penser qu’une prise de conscience à travers la délibération collective pourrait permettre de contester publiquement le contexte de performance plutôt que de le négocier individuellement dans les pratiques du quotidien, comme c’est le cas actuellement.

Conclusion

L’agentivité permet de comprendre comment les professionnelles font face aux défis et spécificités de l’interculturel grâce à leur agentivité fondée sur des valeurs, préférences et expériences personnelles. Elle est d’ailleurs loin d’être anodine, particulièrement dans un contexte de travail en tension comme celui de l’évaluation en protection de la jeunesse. L’agentivité met en lumière le niveau de responsabilités personnelles qu’assument les professionnelles pour favoriser le bon déroulement des rencontres, mais aussi les conflits de valeurs entre égalité et équité qui coexistent au sein des équipes.

Il faut reconnaître le défi incommensurable auquel doivent faire face les professionnelles de l’évaluation qui, d’une certaine manière, ont le mandat de résoudre des problèmes auxquels, comme société, nous n’avons pas encore trouvé de réponses (Gambrill, 2008). Dans le contexte actuel, les professionnelles sont laissées à elles-mêmes sur plusieurs aspects parce que les balises institutionnelles par rapport à l’interculturel sont imprécises et ne sont pas modulées pour tenir compte des besoins spécifiques des familles racisées. En effet, à travers les analyses a émergé à maintes reprises l’image de professionnelles envoyées dans l’arène de l’interculturel avec peu de support, tout en étant appelées à prendre des décisions foncièrement éthiques, sensibles et lourdes de conséquences dans un contexte social où les tensions avec les familles racisées ne peuvent être tues.

Dans ce contexte, il convient de réfléchir aux responsabilités de la DPJ dans la mise en place d’un cadre de pratique qui soit culturellement sensible aux spécificités de l’évaluation auprès des familles racisées et aux besoins des professionnelles pour y faire face. Pour y parvenir, les critères institutionnels, notamment en ce qui a trait aux charges de cas et aux délais d’évaluation, doivent être précisés tout comme les attentes par rapport aux formes d’agentivité légitimes ou prisées au sein des services de protection de la jeunesse. Des balises claires pourraient, par exemple, déjà indiquer aux professionnelles l’action à privilégier lorsqu’elles font face au dilemme d’outrepasser ou non les délais en raison de problèmes de communication interculturelle. L’aspect très personnel de l’agentivité qu’ont décrit les professionnelles comme autant de « couleurs de pratique » suppose qu’il soit possible de mieux l’orienter. Dans le contexte sociojudiciaire, l’agentivité doit être modulée et orientée au regard de certaines caractéristiques importantes, notamment les valeurs et les attentes éthiques de l’institution et des ordres professionnels à l’égard des familles racisées. Cet article est donc un premier pas pour réfléchir à l’impact du contexte de performance sur l’évaluation auprès des familles racisées, mais aussi à l’agentivité comme à un construit sur lequel il semble prometteur d’appuyer la formation et le développement professionnel des intervenantes. Il met en lumière les incohérences et les espaces de tension et de souffrance éthique des professionnelles (Gonin et al., 2013), particulièrement dans un milieu où performance, relations interculturelles et gestion de risque peuvent à tout moment devenir un cocktail explosif.