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Introduction[1]

En Suisse, la politique d’accueil, d’hébergement et d’accompagnement des personnes relevant du domaine de l’asile est aujourd’hui mise en oeuvre sous diverses formes organisationnelles, notamment par l’entremise d’administrations publiques, d’organisations non gouvernementales, d’entreprises à but lucratif et d’arrangements mixtes entre les secteurs public et privé. En outre, d’importants développements en matière de gouvernance transforment le dispositif de l’accueil : les instruments associés à la nouvelle gestion publique remodèlent les conditions de travail des acteurs de la mise en oeuvre, impliquant notamment la prolifération de normes du secteur privé.

La littérature sur les migrations forcées et, plus largement, sur la régulation des migrations offre des études de l’implication d’acteurs privés dans plusieurs domaines : le contrôle des frontières (Scholten, 2015), l’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile (Darling, 2016a), la détention et le renvoi des migrants (Martin, 2016). Cette « industrie migratoire » (Gammeltoft-Hansen et Sorensen, 2013), combinant les industries du contrôle, de la facilitation et de l’assistance (Rodier, 2014 : 5), produit des réseaux complexes d’interdépendance traversant les frontières nationales, mais brouillant également la démarcation entre entités « publiques » et « privées », nominalement distinctes. Plusieurs recherches récentes ont montré que ces configurations de gouvernement font partie d’une restructuration de l’État, non seulement par le truchement d’acteurs privés (Darling, 2016b), mais aussi par des formes de pouvoir plus complexes et diffuses (Gill, 2016).

En mettant à l’épreuve de l’ethnographie les questions posées par la sous-traitance d’une tâche régalienne, je questionne les transformations de l’agir étatique dans la gouvernance de l’asile en Suisse. Plus précisément, je m’intéresse à la bureaucratisation néolibérale de l’accueil des demandeurs d’asile ; un processus défini par Béatrice Hibou (2012 : 37) comme « un travail d’abstraction qui entend faire entrer la réalité complexe dans des catégories, des normes, des règles générales et formelles issues d’une pensée qui rationalise la société et le gouvernement des biens, des hommes et des territoires à partir du marché et de l’entreprise ». J’analyse comment ce travail d’abstraction s’incarne dans le quotidien des centres d’hébergement et quels sont ses effets sur l’implémentation de la politique d’accueil par les organisations privées, ainsi que sur la responsabilité et les opportunités de contestation des acteurs impliqués. Je montre que la bureaucratisation néolibérale est non seulement une technologie de gouvernement (Miller et Rose, 2008 : 32) permettant à l’État de se redéployer, mais aussi une conséquence de son réaménagement continu, notamment par l’accentuation d’une logique économique dans le domaine de l’accueil.

Plus spécifiquement, l’analyse soutient que la bureaucratisation néolibérale opère par la distance ou, plutôt, incarne de facto la distance entre les pouvoirs publics et le terrain : deux pôles séparés par ce que je désigne comme une « interface de la distance », à la fois limite commune et zone d’échanges (contractuels) entre deux systèmes différents. En prenant l’exemple de l’accueil des demandeurs d’asile, je montre que cette interface est composée principalement de trois rouages interdépendants : la gestion par les indicateurs, la définition de standards et une rationalité économique. En ce sens, la bureaucratisation néolibérale structure le quotidien de l’accueil par le truchement de normes et d’instruments issus de la sphère privée utilisés par les pouvoirs publics pour créer les mandats de l’accueil et les évaluer, tout en étant aussi interprétée et mise en oeuvre de manière variable par les organisations mandatées.

Une analyse fine des espaces et des stratégies de négociation des organisations de proximité (Brodkin, 2011) et des agents de terrain (Lipsky, 2010) ne fait pas l’objet de cet article. Ce dernier se penche principalement sur les « formalités néolibérales » (Hibou, 2013) — des normes, procédures, opérations de codage et catégorisations caractéristiques à la fois de la bureaucratie et du néolibéralisme — qui façonnent la mise en oeuvre de la politique d’accueil en Suisse. C’est donc l’incarnation de différentes facettes de la bureaucratisation néolibérale dans les structures d’hébergement pour demandeurs d’asile qui est au centre de l’analyse et, plus spécifiquement, de la manière dont elles affectent le quotidien des structures d’hébergement et dont elles sont (re)produites par un pôle de l’interface de la distance : les organisations de mise en oeuvre de la politique d’accueil.

Pour illustrer cela, j’analyse deux organismes : ORS Service AG (ORS) et Asile Bienne et Région (ABR), mandatés respectivement par les cantons de Fribourg et de Berne pour la gestion opérationnelle cantonale du domaine de l’asile. Le premier organisme est une entreprise privée à but lucratif, créée en Suisse au début des années 1990 dans le but de pourvoir le canton de Bâle de personnel temporaire pour l’accueil des réfugiés. Aujourd’hui, le Groupe ORS se présente comme un « prestataire international reconnu » (ORS, 2018a), assurant le suivi et l’encadrement de personnes relevant du domaine de l’asile, de leur hébergement à leur intégration. C’est en Suisse qu’ORS a ses principaux mandats, notamment dans le canton de Fribourg, où l’entreprise est chargée de la globalité du mandat de l’accueil. Mais elle est aussi présente dans d’autres pays comme l’Autriche, l’Allemagne et l’Italie. La seconde organisation est une association bilingue (français-allemand) de droit privé à but non lucratif, « qui remplit des missions d’intérêt public dans le domaine de l’asile » (ABR, 2017). Créée en 2002, ABR succède au Secrétariat aux réfugiés de la ville de Bienne, un département rattaché au Service social de la ville, actif depuis 1988. ABR exerçait ainsi ses activités d’accueil, d’accompagnement et de soutien destinées aux demandeurs d’asile sous le mandat des autorités bernoises, en parallèle à plusieurs autres organisations publiques et privées. En avril 2019, l’organisation a perdu son (unique) mandat dans le cadre de la restructuration du domaine de l’asile dans le canton de Berne.

Ces études de cas s’insèrent dans une recherche sur la privatisation de l’accueil des demandeurs d’asile en Suisse, dans le cadre de laquelle j’ai effectué, entre 2016 et 2018, un terrain ethnographique de plusieurs mois au sein de centres d’accueil gérés par des organisations privées[2]. En plus des observations participantes, j’ai mené 45 entretiens semi-directifs avec la direction des organisations, les responsables des centres et leurs employés, ainsi qu’avec les autorités cantonales, et j’ai également récolté un nombre important de documents (mandats, règlements, directives, rapports d’activité, etc.). L’étude est basée sur l’analyse de la diversité et des variations de fonctionnement de différentes organisations privées et, notamment, sur la manière dont elles s’approprient et mettent en oeuvre une politique publique.

Dans ce qui suit, je commence par offrir une contextualisation thématique et théorique. Je présente brièvement le fonctionnement de l’accueil des personnes relevant de l’asile au niveau cantonal et son évolution depuis le 20e siècle. Je développe également la notion de distance en lien avec le concept de la bureaucratisation néolibérale. La seconde partie de l’article analyse comment les formalités néolibérales s’incarnent dans le quotidien des centres d’hébergement et en aborde les enjeux, notamment en ce qui concerne la conception de l’accueil et le rôle de l’État.

Le dispositif de l’accueil entre hier et aujourd’hui

En Suisse, alors que l’instruction des demandes d’asile est centralisée et relève de la compétence de la Confédération et, plus précisément, du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), les cantons jouent un rôle important dans l’accueil et l’hébergement des personnes en procédure pour lesquelles ils reçoivent un forfait de la part de la Confédération[3]. En vertu de l’art. 80a de la Loi fédérale sur l’asile (LAsi), les cantons sont libres de maintenir ces compétences ou de déléguer ces tâches à des tiers. La mise en oeuvre de cette politique est dès lors fragmentée : dans environ deux tiers des cantons, l’accueil est actuellement assuré par les administrations cantonales ou communales, alors que, dans les autres cas, il est pris en charge par un réseau complexe d’organisations caritatives, d’institutions privées, d’organismes publics spécialisés et d’entreprises privées à but lucratif.

En droit suisse, il n’existe aucune loi ou directive consacrée spécifiquement aux conditions d’accueil dans les cantons[4]. Au vu de la structure fédéraliste suisse, le droit cantonal a dès lors une place importante dans la législation sur l’accueil (Gordzielik, 2016). En règle générale, l’accueil des personnes relevant de l’asile est divisé en deux phases — d’abord dans des structures collectives, ensuite dans des logements individuels — et comprend l’aide personnelle (encadrement, conseil) et matérielle (logement, nourriture, habillement), l’accès aux soins, la formation professionnelle, l’accès à la scolarité primaire et secondaire, ainsi que des programmes d’occupation.

En fonction des cantons et de leurs choix politiques, les structures d’accueil sont situées dans les centres urbains ou sont excentrées dans des zones rurales, voire montagneuses. Les personnes en attente d’une décision y résident entre quelques mois et plusieurs années, le moment du transfert en logements individuels dépendant des cantons et de leur capacité d’hébergement (OFS, 2016 : 20). Il s’agit généralement de bâtiments de tailles variables (entre 50 et 180 places de lits), détournés de leur fonction initiale (établissements pour personnes âgées, hôtels, casernes militaires, abris antiatomiques, immeubles d’habitation) et souvent vétustes (voir Bégert et al., 2018).

Les centres d’accueil sont marqués par un continuum entre assistance et contrôle (Kobelinsky, 2010) ; leur objectif est de garantir l’entretien matériel et physique des demandeurs d’asile, tout en les contrôlant et en s’assurant de leur présence pendant la procédure. Les équipes qui travaillent dans les centres étudiés dans le cadre de cette recherche sont professionnellement et socialement extrêmement disparates. Une majorité du personnel ne bénéficie d’aucune formation spécifique et apprend le travail d’accueil par le biais d’une socialisation professionnelle (Spire, 2008 : 42). Les infrastructures d’accueil sont en outre marquées par un déficit de moyens matériels et humains.

Il convient également de rappeler que la procédure multiniveaux et multiacteurs qui caractérise l’accueil en Suisse est un phénomène ancien : l’enchevêtrement des sphères publique et privée remonte en effet au début du 20e siècle (Ludwig, 1957). Comme l’explique Nguyen (2015 : 528), de tâche privée financée par les oeuvres d’entraide, l’assistance est devenue, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une tâche privée soutenue par l’État. S’insérant dans un dispositif national d’accueil, elle est par la suite progressivement devenue une tâche publique dont la responsabilité incombe à la Confédération ou aux cantons en fonction du lieu d’hébergement des personnes en procédure.

On distingue aujourd’hui en Suisse plusieurs éléments reflétant de nouvelles dynamiques de privatisation de l’accueil. Premièrement, la délégation de ces tâches au secteur privé est davantage institutionnalisée et se fait désormais dans le cadre de contrats de prestation, parfois contraignants, qui lient les autorités fédérales ou cantonales aux organisations privées. Les appels d’offres de plus en plus nombreux participent par ailleurs à la création d’une économie de l’accueil, engendrée par la marchandisation et par une concurrence institutionnelle accrue dans ce champ (Bernasconi, 2015). Deuxièmement, on observe l’émergence d’acteurs privés à but lucratif. Depuis les années 1990, les autorités suisses délèguent ainsi la gestion de plusieurs centres d’hébergement fédéraux et cantonaux à la société privée ORS. Troisièmement, dans un objectif de modernisation, de rentabilité et de recherche d’efficacité, l’État fait de plus en plus appel aux instruments de la nouvelle gestion publique (Giauque et Emery, 2008) pour gouverner l’accueil et, plus généralement, l’asile (Poertner, 2017).

L’interface de la distance

L’hybridation entre public et privé est justement un élément caractéristique du processus de bureaucratisation néolibérale que Hibou (2012) distingue de la bureaucratisation par le caractère privé des formalités qu’elle diffuse. Bien que la bureaucratisation ait toujours été un processus normatif et de rationalisation basé sur le double principe de la calculabilité et de la prévisibilité (Weber, 1971), la spécificité de la bureaucratisation néolibérale réside dans le fait que cette dynamique est issue d’un monde particulier, celui de l’entreprise et du capitalisme managérial, tout en étant diffusée à l’ensemble de la société, à la fois dans le public et dans le privé intime.

Comme le démontre la littérature, l’« État néolibéralisé » (Menz, 2013) justifie son recours aux partenariats public-privé et aux instruments de la nouvelle gestion publique par une plus grande flexibilité et une meilleure efficience économique dans l’accomplissement de ses tâches — que ce soit dans les politiques migratoires (Guiraudon, 2002) ou dans d’autres domaines de la société[5] (Favre, Martenet et Poltier, 2016). La rationalité économique n’est toutefois pas la seule raison qui mène à la collaboration public-privé. Par ce mode de gouvernance, l’État instaure simultanément un gouvernement « à distance » (Rose et Miller, 1992) et « à travers la distance » (Infantino, 2016) par lequel il se redéploie. La distance dont il est question ici ne prend pas seulement la forme d’un remote control (Guiraudon et Lahav, 2000) ; il s’agit d’une mise à distance plus complexe et diffuse qui opère, certes, à travers le déplacement d’une tâche de la sphère publique à la sphère privée, mais qui se manifeste aussi par l’articulation de formalités néolibérales devenant autant des instruments de structuration et de contrôle, que de légitimation.

Dans ses travaux sur la mise en oeuvre de la politique du visa Schengen, Infantino (2016 et 2017) montre ainsi que les partenariats public-privé sont considérés comme un moyen de réduire les coûts du contrôle migratoire, mais qu’ils permettent aussi aux États de se défaire du fardeau de la mise en oeuvre, tout en se dégageant de leurs responsabilités. Dans la gouvernance de l’asile en Grande-Bretagne, Boswell (2018) démontre quant à elle comment le déploiement d’instruments technocratiques importés de la sphère privée confère de la crédibilité aux dirigeants et aux organisations politiques par la fabrication de modes de gouvernance jugés objectifs, neutres et précis. Plus largement, Power (1994), Shore et Wright (2000), et Strathern (2000) mettent en lumière la manière dont ces « rituels de vérification » représentent, en fin de compte, un moyen d’exercer un contrôle sur des acteurs ou sur des processus autrement difficiles à piloter.

L’articulation de ces éléments forme une « interface de la distance » qui lie et sépare les pouvoirs publics et leurs mandataires par un ensemble de normes contractuelles permettant la communication et la mise en oeuvre de la politique d’accueil. Cette interface agit comme un miroir, poreux, qui reflète leurs pratiques respectives — souvent divergentes — vis-à-vis des instruments issus du monde de l’entreprise qui naviguent entre ces deux pôles. Les catégorisations, procédures et codages chiffrés, ainsi que l’euphémisation de la diversité et de la pluralité qui caractérisent le quotidien de l’accueil créent une zone tampon qui engendre un processus de déresponsabilisation par l’« absorption » et, donc, l’effacement de ses composantes politiques et morales. L’interface de la distance entraîne ainsi ce que Williams et al. (2016 : 2309) nomment une « sous-traitance morale » : la responsabilité du dispositif de l’accueil et de ses effets est localisée ailleurs, toujours de l’autre côté de la frontière (imaginée) entre le public et le privé (Gill, 2019 : 106).

La bureaucratisation néolibérale de l’accueil des demandeurs d’asile s’inscrit ainsi dans un régime migratoire (Eule, Loher et Wyss, 2017) (co-)produit par de multiples acteurs à travers des dynamiques diffuses et éclatées, parfois contradictoires, souvent mouvantes et complexes. En fonction de l’identité et de la philosophie des acteurs de la mise en oeuvre, l’usage de normes dites « privées » peut être renforcé, voire amplifié ; il peut aussi être contesté ou contourné par des pratiques informelles (Brodkin, 2011), d’ailleurs elles-mêmes productrices de nouvelles règles et procédures. Les deux études de cas analysées dans ce texte illustrent cela : ORS est un exemple emblématique d’une entreprise privée faisant usage des normes managériales pour se légitimer dans un environnement politique valorisant ces mêmes logiques, alors qu’ABR reflète des dynamiques plus contrastées. Cette institution et ses agents sont en effet en conflit avec les instruments de la nouvelle gestion publique imposés par les autorités politiques bernoises ; un environnement structurant qui s’insère néanmoins dans leur routine de travail, malgré leurs tentatives (restreintes) de contournement.

En mettant l’accent sur les formalités néolibérales qui façonnent le dispositif de l’accueil, cet article n’analyse toutefois pas les activités discrétionnaires des acteurs de la mise en oeuvre. Dans ce qui suit, il montre que la bureaucratisation néolibérale s’incarne et agit en particulier de deux manières sur le quotidien de l’accueil des demandeurs d’asile. D’une part, par les indicateurs et la contrainte disciplinaire imposés aux agents de terrain dans le canton de Berne. D’autre part, par la culture organisationnelle même des sous-traitants et, plus précisément, par un mécanisme d’« ISO(9001)-morphisme », un type particulier d’isomorphisme institutionnel (Dimaggio et Powell, 1983).

Le gouvernement par les indicateurs

Dans le canton de Berne, la gestion de l’accueil par les indicateurs se matérialise sous la forme d’une série de mesures de « contrôle de qualité, surveillance des finances et évaluation de l’efficacité » (POM, 2018 : 63-68), instaurées par les autorités cantonales afin de superviser les prestations fournies sur le terrain. Ces exigences contractuelles exigent l’acquisition d’un véritable savoir-faire bureaucratique de la part d’ABR et de ses agents. Ainsi, il ne leur suffit pas de connaître le domaine dans lequel ils exercent leur métier et de disposer d’une expérience et d’un savoir spécialisé ; ils doivent avant tout détenir la capacité de respecter des procédures et de produire des données en tous genres, tout en intégrant des critères de gestion en matière d’organisation, critères nécessitant à leur tour d’être transcrits en dispositifs opérationnels permettant comparaison, évaluation et contrôle.

En ce sens, les organisations et les agents d’accueil sont soumis à une contrainte « disciplinaire » (Infantino, 2016 : 74) : une forme banale, mais omniprésente de domination, qui agit de manière diffuse et à distance, et non pas par contrainte physique directe (Hibou, 2013 : 13-14). Dans une logique de l’accountability (ou le fait de devoir rendre des comptes et d’être responsable), le gouvernement par les indicateurs est ainsi un mode de gouvernance coercitif (Wright et Shore, 2000) qui conditionne le quotidien des acteurs de terrain par des moyens bureaucratiques. Plus précisément, les indicateurs deviennent des outils (préventifs) permettant aux autorités cantonales de réguler et de discipliner le comportement des organismes mandatés pour la mise en oeuvre de la politique d’accueil (Boswell, 2015).

Le « journal de bord » des agents d’accueil symbolise cette contrainte bureaucratique. Il s’agit d’un carnet A4 sur lequel apparaît, en première de couverture, une citation de l’artiste Ben Vautier : « Il faut tout écrire ». La mise en écriture — ou la production de preuves — fait en ce sens partie du quotidien des agents. En me décrivant ses tâches quotidiennes, Malick[6], un collaborateur de jour, m’explique ainsi qu’il rédige des notes pour toute tâche qu’il effectue dans la journée : « par exemple, je dois marquer dans les dossiers [papier et informatisé] de chaque personne à l’aide sociale venue chercher l’argent qu’elle s’est bien présentée » (notes de terrain, 28 septembre 2017). Si ce travail bureaucratique est semblable à celui qu’on retrouve dans tout centre d’accueil (Kobelinsky, 2010) et toute administration de la migration (Spire, 2008), il revêt une signification particulière à la lecture des procès-verbaux rédigés après les colloques d’équipe hebdomadaires :

Je feuillette les classeurs qui se trouvent dans le bureau [des collaborateurs] et m’attarde en particulier sur le recueil des PV qui sont rédigés après chaque colloque d’équipe du mardi matin. Je constate que les « notes de dossier » sont très importantes et que Mathieu [le directeur du centre] demande sans cesse [aux agents] d’être rigoureux avec cela. Par écrit, il rappelle par exemple de « prendre le temps de faire des notes de dossier. Il est très important de pouvoir se justifier devant les personnes de l’extérieur qui sont mandatées pour nous poser des questions ». Mathieu semble sans arrêt répéter aux agents d’écrire ces notes de dossier après chaque téléphone, entretien, sanction, correspondance reçue ou décision qui est prise. Ces remarques semblent d’ailleurs être une conséquence du contrôle des prestations qui a été effectué en avril 2017

Notes de terrain, 25 septembre 2017

Les « notes de dossier », que les agents sont exhortés à produire au quotidien, sous peine de ne pas pouvoir se justifier auprès du canton lors des audits effectués deux fois par année par l’institut privé LINK, spécialiste suisse de l’enquête, témoignent d’un climat de suspicion — d’ailleurs réciproque —, dans lequel les organisations et leurs employés sont amenés à fournir aux autorités cantonales des preuves de leurs moindres actions et décisions.

Par son effet performatif, c’est-à-dire la nécessité qu’il entraîne de se conformer à l’obligation d’être contrôlé ex post (Power, 1994 : 8), l’audit structure le quotidien des centres et génère à son tour des formes spécifiques de relations, d’habitudes et de pratiques. Le temps consacré aux résidents se transforme sous le poids de la bureaucratisation des pratiques et de l’obligation de respecter les indicateurs exigés par les pouvoirs publics. Les agents d’accueil se trouvent ainsi confrontés à un dilemme quotidien — produire des preuves ou privilégier les échanges personnels (formels et informels) avec les demandeurs d’asile —, comme l’observe Mathieu, un responsable de centre :

Pour pouvoir produire ces indicateurs, et bien, on nous demande du chiffre. Donc là, il s’agit de faire des actions pour lesquelles le terrain ne voit pas toujours le sens, mais on le fait parce qu’on doit le faire, parce qu’il faut produire un document, parce qu’il faut produire un chiffre, parce qu’il faut produire une preuve. Quand on a un audit, on nous demande : « comment faites-vous cela ? ». Ça ne suffit pas de dire : « on le fait comme ça ». Non. Il faut un document qui prouve qu’on le fait. Donc, on fait ce document parce qu’on attend de nous qu’on le fasse et, pendant qu’on fait ce document, beh évidemment, on n’est pas en entretien avec nos résidents

Entretien, 23 octobre 2017

La production « stérile » de documents justificatifs fait en ce sens partie intégrante du quotidien des agents ; elle ne laisse que peu de place à la dimension « humaine » de l’accueil qu’ils souhaiteraient privilégier.

« Ces indicateurs, ils sont quasiment tous dans l’efficience », remarque en outre Mathieu, qui souligne que, « pour le canton, évidemment, il est plus facile d’avoir un indicateur où on peut dire "acquis, acquis, acquis ou pas acquis" ». Il estime ainsi que, « pour le canton, il faut pouvoir cocher des cases et dire "voilà, j’ai fait l’entretien numéro 1, numéro 2, numéro 3, j’ai distribué la brochure XY, la brochure WK", et c’est comme ça que le canton va juger qu’on a fait notre travail ». La Directive cantonale précise d’ailleurs explicitement que des « objectifs qualitatifs ou sociopolitiques concernant l’efficacité relative [de la mise en oeuvre du mandat de l’accueil] » n’ont pas été définis (POM, 2018 : 66).

Par le « pouvoir silencieux des indicateurs » (Merry, Davis et Kingsbury, 2015), la culture de l’évaluation des preuves devient, en ce sens, un mécanisme récursif et autoreproductif, par lequel ce qui est mesuré n’est finalement pas le contenu des prestations et les résultats théoriquement attendus, mais plutôt le respect des termes et des conditions de cette « culture » elle-même. Mathieu constate ainsi que les agents finissent par préparer ces documents à l’avance en les modifiant légèrement à chaque fois. Il en va de même pour un membre de la direction d’ABR qui mime le geste de tendre un document à quelqu’un en disant « tiens, voilà, regarde, c’est écrit ici ». Il m’explique que « [la direction] a élaboré un concept de contrôle de qualité, selon les normes… EF… je ne sais plus comment ça s’appelle. Le EF[QM] machin truc. Donc, ça existe, c’est très bien. On peut le sortir. Ça existe » (entretien, 7 décembre 2017).

Comme le souligne Malick, ce mode de gouvernance contribue au renforcement d’un marché de l’accueil dans lequel les institutions « qui se partagent le gâteau de l’asile » (notes de terrain, 11 octobre 2017) se trouvent en concurrence et sont forcées de se conformer aux indicateurs exigés par les pouvoirs publics sous peine de perdre leur mandat. « Il en va de la survie [financière] de l’institution », résume Mathieu, qui ajoute que, « malheureusement, on est toujours dans ce petit jeu où, pour percevoir l’enveloppe budgétaire cantonale, il faut prouver qu’on a fait ce que le canton attend de nous » (entretien, 23 octobre 2017). Le gouvernement par les indicateurs quantitatifs et, plus généralement, la marchandisation de l’accueil, permet ainsi aux autorités cantonales d’exercer une contrainte disciplinaire sur leurs sous-traitants, tout en restreignant les opportunités de contestation (Graeber, 2015 : 80). ABR a d’ailleurs fait les frais de cette dynamique d’enclosure (Darling, 2016a : 5), l’organisation ayant perdu son (unique) mandat au printemps 2019 dans le cadre de la réorganisation du domaine de l’accueil dans le canton de Berne.

Culture d’entreprise et ISO(9001)-morphisme

L’incarnation de la bureaucratisation néolibérale de l’accueil des demandeurs d’asile s’illustre et, parfois, s’accentue aussi à travers la philosophie et le fonctionnement même de l’organisation mandatée. C’est le cas d’ORS qui, selon les mots d’un membre de la direction d’ORS Fribourg, s’est construit une « culture d’entreprise » strictement conforme à la norme ISO 9001. Cette dernière a été élaborée par l’Organisation internationale de normalisation pour définir les critères d’une gestion et d’une production basée sur la qualité, vers laquelle cette entreprise converge par l’intégration des structures et des logiques formelles qui en résultent. Sous le slogan « ORS est synonyme de qualité dans les services d’encadrement » (ORS, 2018), l’organisation se targue ainsi d’être « reconnue de manière neutre et à l’échelle internationale » et, grâce à cela, « de fournir, à l’aide de processus harmonisés, très rapidement, dans le respect des délais et quel que soit le lieu, des prestations d’encadrement de grande qualité » (ORS, non daté). 

Ce processus d’« ISO(9001)-morphisme » est à mon sens un mécanisme spécifique, et néolibéral, du changement isomorphique institutionnel théorisé par DiMaggio et Powell (1983) pour désigner le processus d’homogénéisation des organisations dans un champ donné dans leurs structures, cultures et pratiques. Plus spécifiquement, il désigne un mécanisme à la fois normatif et coercitif par lequel une organisation, d’une part, se forme selon des attentes externes (définies par exemple dans un mandat) et se conforme à elles, et, d’autre part, transforme ce même mécanisme en une technologie de fonctionnement interne très sophistiquée. ORS conforme ainsi sa culture et ses pratiques organisationnelles aux formalités néolibérales imposées par les autorités cantonales, notamment à la nécessité de « bénéficier d’un système d’assurance qualité interne » (DSAS, 2007), tout en déployant ces mêmes formalités dans la gestion et les pratiques quotidiennes de l’accueil. En ce sens, la norme ISO 9001 devient autant un moyen de normaliser le fonctionnement interne d’ORS qu’un outil de légitimation permettant de perpétuer le mythe d’une certaine « qualité » continuant à se développer. Dans ce qui suit, je montre que le processus d’ISO-morphisme se matérialise de trois manières dans les centres d’accueil gérés par ORS : par l’élaboration et la documentation de processus de travail certifiés et standardisés, par le déploiement de la culture de l’audit à l’interne, et par la reproduction quotidienne d’un habitus institutionnel de « l’accueil au moindre coût ».

Un peu comme un rite d’initiation marquant leur entrée chez ORS, les nouveaux agents sont très rapidement confrontés au « concept de qualité » de l’organisation lors du cours « Bienvenue chez ORS ! ». Il s’agit de l’ensemble des procédures par lesquelles l’entreprise définit, met en oeuvre et améliore ses objectifs et prestations d’accueil. À cette occasion, le responsable du système de qualité synthétise ce dernier comme suit :

Que signifie « qualité » pour ORS ? (titre d’une diapositive)

  • Vis-à-vis des clients = standards, obligation, confiance, fidélisation ;

  • Vis-à-vis de la direction = vue globale, (moyen de) contrôle (donc si les collaborateurs font bien leur travail), amélioration (check-list) ;

  • Vis-à-vis des procédures = efficacité, best practice, mémoire (le « savoir » de l’organisation, expérience).

Pour clarifier les choses, il demande aux nouveaux collaborateurs qui sont, selon eux, les « clients » d’ORS. « Les requérants [d’asile] ! », répond rapidement un collaborateur, qui se fait corriger par l’intervenant qui explique à tout le monde que « non, nos clients sont la Confédération, les cantons et les communes ». […] Il termine son intervention en revenant sur le fonctionnement du système de qualité. Il rappelle aux collaborateurs que chaque tâche liée à « l’encadrement » des demandeurs d’asile a sa propre procédure, qui est répertoriée dans le QMS, le système de management de la qualité ; il suffit de faire une recherche par mot-clé pour que différents documents apparaissent. […] Les consignes — ou plutôt les « obligations » des collaborateurs, comme il le répète à quelques reprises — par rapport à l’utilisation de ces procédures sont les suivantes : a) application et introduction conséquentes de toutes les mesures proposées par le système de management de la qualité ; b) ne pas utiliser d’autres documents que ceux proposés ; c) informer immédiatement le supérieur en cas d’améliorations possibles

Notes de terrain, 21 septembre 2016

Pour ORS, l’élaboration et la documentation de procédures standardisées ont pour objectif de développer une légitimité tant externe, aux yeux des mandants et des actionnaires de l’entreprise, qu’interne, auprès de ses employés qui « savent toujours quoi faire ». Claudia, une membre de la direction à Fribourg, explique en effet que la création d’une « bible des procédures communes » est un projet « vital et essentiel » pour le bon fonctionnement de l’entreprise (entretien, 28 septembre 2016). Ne pouvant faire l’objet de « contradictions concernant le travail de prise en charge » (ORS, 2014), les normes qui structurent le travail d’accueil représentent aux yeux d’ORS non seulement une « assurance tout risque » (Hibou, 2012 : 147), un moyen de rassurer les agents d’accueil en leur offrant la possibilité de se défausser de leurs responsabilités en appliquant des procédures définissant ce qui est juste ou non, mais également un instrument permettant d’assurer des prestations plus rapides et plus efficaces, notamment lors de l’ouverture ou la fermeture d’une structure d’hébergement[7].

Le processus d’ISO-morphisme s’incarne en outre dans le déploiement à l’interne de la « culture de l’audit » (Shore, 2008). En plus d’être régulièrement soumise à des audits externes pour renouveler sa certification ISO, ORS recourt en effet à cette technique pour vérifier le travail effectué au quotidien dans les centres d’accueil. Andrea, un membre de la direction d’ORS Fribourg, explique ainsi qu’il effectue des « audits surprises » tous les mois dans un centre d’accueil différent. « Ce n’est pas une supervision, mais on regarde comment le foyer fonctionne, […] qu’on fasse tous la même chose. Il ne faut pas que chacun prenne son chemin » (entretien, 28 septembre 2016), précise-t-il.

Vers 16 h 30, Andrea arrive au centre. […] Il vient dans le bureau et demande à Murat [adjoint du responsable de foyer] de faire un tour de l’immeuble et des appartements. […] Les agents sont contents de montrer la peinture qu’ils ont dernièrement refaite avec l’aide des résidents, mais Andrea semble plutôt remarquer la saleté et l’état de délabrement des appartements et, notamment, des cuisines. « Comme ça, ça ne correspond pas aux standards ORS ! », s’exclame-t-il. […] À la fin du tour du foyer, Andrea fait rapidement un petit feedback. Selon lui, on voit que les agents font des choses positives pour le foyer (il parle de la peinture), que c’est très bien, mais qu’il est maintenant assez urgent de trouver une solution pour les cuisines et les toilettes/douches qui sont en très mauvais état. « Il faut savoir si on bricole avec nos propres moyens ou si on fait appel à quelqu’un d’externe », précise-t-il. […] À la fin du contrôle, Murat rigole (jaune peut-être) : « Après ce que tu as vu, tu vas nous enlever des points ! C’est comme les frigos : il y a le label AAA et on aura AA »

Notes de terrain, 12 octobre 2016

Les audits internes organisés par ORS n’ont donc pas principalement pour objectif de vérifier le contenu des prestations qui sont quotidiennement fournies aux résidents, mais de contrôler les procédures de travail — ou « standards » pour reprendre le jargon d’ORS — élaborées par l’organisation pour respecter les exigences de la norme ISO. En ce sens, comme évoqué précédemment dans le cas d’ABR, l’audit devient le « contrôle du contrôle » (Power, 1994 : 15), un système dans lequel l’obligation de « rendre des comptes » est remplie par la démonstration du respect de normes, plutôt qu’en faisant preuve d’un « bon » encadrement des demandeurs d’asile ou d’une « bonne » structure journalière au sein d’un centre d’accueil.

Enfin, il est intéressant d’observer que le processus d’ISO-morphisme engendre à son tour le développement d’un habitus institutionnel (Affolter, 2017) de « l’accueil au moindre coût », qui structure le travail quotidien des agents par des schémas de pensée et d’action spécifiques découlant de leur appartenance à ORS. Suite à l’audit interne évoqué précédemment, Adnan, un collaborateur de foyer, m’explique ainsi qu’il a travaillé plusieurs jours sur un projet proposant des cuisines à faible coût – 300 francs suisses chacune au lieu des 2 700 proposés par une entreprise spécialisée dans la conception et la rénovation de cuisines (notes de terrain, 21 octobre 2016). De manière similaire, une discussion informelle avec Marc, un responsable de centre, au sujet de l’ouverture d’un nouveau foyer d’accueil, montre comment la rationalité économique habite le quotidien des centres gérés par ORS :

Marc m’explique que le nouveau foyer pourra héberger 70 demandeurs d’asile. La grande question du moment est de savoir comment gérer les repas des résidents : est-ce que ce sont eux qui cuisinent ou est-ce qu’ORS doit faire appel à un traiteur ? […] Il précise que faire cuisiner les requérants serait un gain d’argent important. Le problème, toutefois, est que les centres commerciaux sont très éloignés et difficilement accessibles. « Environ 45 minutes à pieds », me dit Marc. Il aimerait proposer [au directeur opérationnel d’ORS Fribourg] de mettre trois cartes journalières par mois à disposition des requérants pour qu’ils aillent faire les courses en transports publics — quitte à faire le trajet plusieurs fois dans la journée. « Cela reviendrait toujours moins cher que le traiteur », me dit-il

Notes de terrain, 26 octobre 2016

Pour Claudia, membre de la direction d’ORS Fribourg, cet exemple démontre qu’une organisation privée telle qu’ORS est « plus proche et sensible à l’argent » qu’une entité étatique :

On [a] fait économiser au canton des centaines de milliers de francs. Et, en plus, on est gagnants, parce que les [demandeurs d’asile], ils sont occupés ! On occupe des gens, on forme des gens et ça peut déboucher sur des emplois après. Donc, ça sert à tout le monde et c’est économiquement meilleur marché

Entretien, 28 septembre 2016

En prenant l’exemple du centre mentionné par Marc, pour lequel ORS a finalement décidé de mettre sur pied un programme d’occupation interne permettant de livrer des repas, elle me montre que l’organisation maximise les bénéfices pour tous : le canton, l’organisation et les demandeurs d’asile.

À travers le mécanisme d’ISO-morphisme, ORS convoie ainsi avec elle des logiques technocratiques et managériales qui façonnent la compréhension et les pratiques mêmes de l’accueil en transformant les demandeurs d’asile en des figures marchandes à loger, nourrir et occuper. Plus largement, par la fabrication d’un dispositif qui n’est pas remis en question, car certifié et reconnu internationalement, la norme ISO construit sa propre vérité, à savoir que le respect des normes et des procédures standardisées qu’elle requiert est la qualité (Hibou, 2012 : 99).

Conclusion

La dynamique multiforme et non linéaire de la bureaucratisation néolibérale de l’accueil des demandeurs d’asile s’incarne de différentes manières dans le quotidien des organisations privées et de leurs employés qui, par leurs pratiques, contribuent de gré ou de force à son renforcement. L’analyse empirique de cette dynamique met notamment en lumière les enjeux, non négligeables, qui découlent de la sous-traitance d’une tâche régalienne à des acteurs privés.

La délégation contribue en effet au redéploiement de l’État en instaurant une distance tant physique que symbolique entre ses espaces décisionnels et opérationnels. Comme je l’ai montré dans cet article, loin d’être vide et insignifiante, cette distanciation prend la forme concrète d’une « interface de la distance », qui participe à la fabrique de l’accueil des demandeurs d’asile en liant et en éloignant à la fois les pouvoirs publics et leurs mandataires. Cette interface se matérialise, d’une part, dans des documents officiels, notamment des mandats, régissant les normes contractuelles qui conditionnent la mise en oeuvre de la politique d’accueil, ainsi que dans des instruments de contrôle issus du monde du marché, comme l’audit. D’autre part, elle s’incarne dans la multitude de normes, certifications, preuves et notes de dossier que les acteurs de terrain sont amenés à respecter et à produire au quotidien. À travers les « séductions de la quantification » (Merry, 2016), la bureaucratisation néolibérale est, dès lors, un vecteur de discipline et de contrôle, mais plus encore de production de l’indifférence (Hibou, 2012 : 119-120). Par leur mise en écriture, la contractualisation des rapports entre public et privé, ainsi que la définition et la reproduction quotidienne de concepts abstraits tels que la « qualité » ou l’« efficience » invisibilisent la diversité et la pluralité qui caractérisent les centres d’accueil et opacifient les problématiques qui en émergent.

L’interface de la distance agit toutefois aussi comme un miroir reflétant des pratiques souvent divergentes. Les normes contractuelles communes à l’État et à ses mandataires, et notamment celles liées aux prestations d’accueil, sont en effet traduites en pratiques par les acteurs de la mise en oeuvre. À travers leur identité et leur culture institutionnelle, ceux-ci en définissent le contenu et les modalités quotidiennes : autrement dit, qui obtient quoi, quand et comment (Lasswell, 1936). En ce sens, l’interface de la distance se déploie parfois en une véritable infrastructure de distanciation (Rosset, 2019), un lieu physique, matériel et symbolique de perpétuation et de consolidation de la distance. Au-delà de la rationalité économique véhiculée et renforcée par ORS, la figure du guichet — principal lieu d’échanges entre les agents et les demandeurs d’asile dans le centre d’accueil observé — est également emblématique d’une mise à distance opérant par l’intermédiaire d’une vitre qui filtre et réduit de manière considérable les interactions.

Le gouvernement par les normes et les indicateurs quantitatifs, la culture de l’audit et, plus largement, la marchandisation de l’accueil contribuent ainsi à la dépolitisation du domaine de l’accueil en le réduisant à une question principalement technocratique et managériale (Darling, 2016b). Plus précisément, le partenariat public-privé représente une dilution des responsabilités : une privatisation des responsabilités politiques et morales qui permet aux autorités politiques de « détourner le regard » (Riches, 2002 : 661), tout en mettant en place une modalité de gouvernement leur assurant une légitimité par l’utilisation efficiente des ressources publiques. Plus encore, la fragmentation de l’action publique et, notamment, la séparation entre tâches décisionnelles et opérationnelles permettent à chaque partie d’éluder sa responsabilité (Gill, 2016 : 46).

En ce sens, la sous-traitance et, plus particulièrement, le choix des partenaires contractuels constituent un important choix politique pour les pouvoirs publics, puisqu’ils restreignent les critiques à l’égard de la politique d’accueil (Infantino, 2017 : 70). Dans un domaine technicisé et dépolitisé, la remise en cause des normes et des conditions de l’accueil — en d’autres termes, la prise de responsabilités politiques — par certains acteurs de la mise en oeuvre devient non seulement infondée, mais elle est aussi entravée par un contexte concurrentiel dans lequel le risque de perdre un mandat, souvent essentiel à la survie institutionnelle, est réel. L’analyse empirique de ce mode de gouvernance permet dès lors de s’interroger sur ses effets au quotidien, tant sur la conception de la politique publique, que sur la responsabilité et les opportunités de contestation possibles pour les acteurs impliqués.