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L’action publique dirigée vers les dynamiques migratoires représente un point de vue particulièrement fécond pour observer l’État. Ce dossier de Lien social et Politiques regroupe des recherches qui portent sur les logiques contemporaines de mise en oeuvre des politiques migratoires en Europe, en Amérique du Nord et en Guadeloupe. Ce faisant, les contributions regroupées dans ce numéro permettent de mieux comprendre comment se vivent les politiques migratoires au jour le jour, au-delà des discours des élus ou des lois sur papier. Surtout, les recherches dialoguant dans ce numéro spécial confirment que, dans le domaine migratoire — tout comme dans d’autres domaines d’action publique, telles les politiques sociales —, l’État se transforme de façon multidirectionnelle et que la mise en oeuvre est un site central de négociation de ces changements : les acteurs agissant en son nom évoluent, les chaînes d’acteurs se complexifient, les responsabilités se diluent et les logiques néo-managériales s’entrecroisent avec des formes de débrouille qui s’institutionnalisent.

Deux concepts unissent les textes de ce numéro spécial : celui des politiques migratoires et celui de leur mise en oeuvre. De façon générale, les politiques migratoires sont ici comprises comme l’ensemble des actions publiques qui visent au contrôle, à la sélection, à l’incorporation, ainsi qu’à la naturalisation des populations comprises comme étrangères ou immigrées (Hamidi et Fischer, 2016 : 5 ; Paquet, 2017). Ces politiques peuvent être explicitement présentées par les États comme prenant pour populations cibles les groupes immigrants. Elles peuvent aussi avoir des objectifs officiels plus généraux, mais agir comme mécanisme de contrôle des populations immigrantes. Les contributions regroupées dans ce numéro spécial s’inscrivent dans cette acceptation large tout en analysant des pratiques et des cas particuliers : les politiques de détermination du statut de réfugié ou d’accès au droit d’asile, de reconnaissance de la minorité, de contrôle frontalier et d’expulsions, d’intégration sociale et économique, d’immigration « choisie », ainsi que les programmes de gestion de l’immigration temporaire.

Ce regard élargi sur l’action publique dans le domaine migratoire rompt avec la spécialisation croissante des études dans ce domaine. En effet, le développement actuel des études sur l’immigration dans les sciences sociales tend à s’effectuer autour de thématiques ou de domaines de politiques particuliers, les politiques des réfugiées, le droit de la nationalité, les enjeux économiques des migrations, etc. (Brettell et Hollifield, 2015). Cette tendance est justifiée par la complexité des thématiques migratoires et par le besoin de développer des outils pour rendre compte de réalités en partie uniques à chaque domaine (Fitzgerald, 2012 ; Freeman, 2005 ; Martiniello, 2013). Sans la critiquer, ce numéro fait le pari inverse : il propose de croiser l’étude de ces domaines de politiques, à l’aide d’un regard centré sur la mise en oeuvre, afin de rechercher des convergences et des divergences transversales. Le résultat de ce pari est l’identification d’une série de thématiques qui traversent les géographies et les sous-types de politiques migratoires.

La mise en oeuvre des politiques publiques correspond aux actions qui sont déployées pour réaliser les mandats, les lois, les politiques et les programmes énoncés par un gouvernement ou des détenteurs de pouvoir exécutif (Mazmanian et Sabatier, 1989 : 20-21 ; Pressman et Wildavsky, 1984 ; Padioleau, 1982). Il s’agit des politiques publiques telles qu’elles sont réalisées sur le terrain, par le biais de multiples pratiques et d’interactions (Tomkinson et Miaz, 2019). Les études sur la mise en oeuvre des politiques — qui regroupent des chercheurs issus de multiples disciplines en sciences humaines et sociales — partagent le postulat selon lequel l’action publique doit être analysée par le biais de ces décisions et actions, plutôt que par un recours unique à l’analyse des lois ou des discours produits par l’État. Plus encore, elles rejettent l’idée selon laquelle la mise en oeuvre est une étape technique de l’action publique. Au contraire, elles se rassemblent pour appuyer l'idée que la mise en oeuvre est un acte politique (Jordan, Stråth et Triandafyllidou, 2003 ; Dubois, 2009a).

Ce postulat est soutenu par deux idées maîtresses, qui traversent le champ fragmenté et hétéroclite des recherches sur la mise en oeuvre (Howlett, 2018 ; Winter, 2012 ; Saetren, 2005). Premièrement, la mise en oeuvre est le mécanisme central par lequel les résultats des politiques publiques se réalisent. Ce faisant, du point de vue de la formulation des politiques publiques, la mise en oeuvre peut être la source des échecs ou des réussites des intentions des gouvernements (Pressman et Wildavsky, 1984). Pour toute une famille de chercheurs en administration publique, l’analyse de la mise en oeuvre vise à identifier les meilleures pratiques et à évaluer les impacts des processus d’implémentation des politiques (Pülzl et Treib, 2007). Deuxièmement, il existe souvent un décalage important entre les politiques telles qu’annoncées sur papier et les politiques déployées au jour le jour. Ces décalages sont appréhendés par certains chercheurs comme une perte de contrôle des détenteurs du pouvoir exécutif alors que pour d’autres, ils témoignent plutôt des divergences d’intérêts et de pratiques entre décideurs et exécutants des politiques. L’étude des formes que prennent ces réalisations et ces décalages est d’une importance primordiale pour mieux saisir les contours de l’État. Leur analyse permet aussi d’explorer les façons dont les citoyens et les populations cibles font l’expérience quotidienne de l’État (Dubois, 2009b ; Brodkin, 1997). À cet égard, en dialogue avec la croissance des études des politiques migratoires, la mise en oeuvre de ces politiques est devenue un thème de recherche de plus en plus important des deux côtés de l’Atlantique.

Les acteurs centraux de la mise en oeuvre des politiques publiques sont les agents de terrain — les agents de guichet lorsqu’il s’agit de fonctionnaires, mais il peut aussi s’agir d’acteurs privés ou associatifs —, ainsi que les populations ciblées par les politiques avec lesquelles ils interagissent. Les agents de terrain sont des personnes qui entrent en relation directement avec les citoyens dans le cadre de leurs tâches et qui, dans ce cadre, détiennent une part importante de « discrétion » dans l’exécution de leurs mandats[1] (Brodkin et Baudot, 2012 ; Lipsky, 2010 : 3). La discrétion, centrale dans cette définition, correspond à la « sphère d’autonomie à l’intérieur de laquelle les agents […] peuvent prendre différentes décisions, tout en agissant conformément à la loi » (Beaud, 1994 : 474). La discrétion repose ainsi sur la capacité et sur le besoin mandaté d’exercer un jugement afin de réaliser l’action publique (Lipsky, 2010 : 15). La discrétion est centrale dans l’étude des politiques migratoires, car ces dernières reposent sur une série de décisions prises en l’absence d’informations fiables : tri entre catégories de migrants, détermination de leur admissibilité, accès aux services et aux droits, évaluation de leur comportement, et conditions de détention ou de déportation (par exemple : Satzewich, 2014a et 2014b ; Bouchard et Carroll, 2002 ; Tomkinson, 2018 ; Zampagni, 2016 ; Bastien, 2009 ; Ellermann, 2006 ; Infantino, 2017 ; Pedroza, 2018 ; Spire, 2008 et 2005). La « découverte » de la mise en oeuvre par les chercheurs en études migratoires s’est donc largement effectuée par le biais de cette discrétion, qui met en avant des questions à la fois normatives et théoriques.

La discrétion est le corollaire du caractère complexe des situations sociales sur lesquelles l’action publique tente d’intervenir. L’impossibilité d’énoncer des lois, des règlements ou des circulaires couvrant l’ensemble des cas ou des éventualités qui se présenteront lorsque l’« État rencontre la rue » rend nécessaire le fait de déléguer la prise de décision à des agents subalternes (Lipsky, 2010 ; Huber et Shipan, 2002). Cette complexité est avant tout le reflet de la dimension relationnelle de la mise en oeuvre. De même, la discrétion est souvent le reflet de l’expertise particulière des agents et des organisations de mise en oeuvre — par exemple, les médecins, les travailleurs, mais aussi les associations et les organisations spécialisées —, dont l’État est dépendant pour répondre à ces situations complexes (Lipsky, 2010 ; Potoski, 2002 ; Carpenter, 2001). La discrétion permet non seulement la réalisation des ambitions de l’action publique dans un cadre complexe, mais elle peut aussi poursuivre des objectifs supplémentaires. D’un côté, la discrétion donne aux agents de terrain la possibilité de servir et de représenter les intérêts de populations cibles particulières — élèves, groupes ethniques, classes sociales — ou de groupes d’intérêts dans l’application des politiques publiques (Downs, 1967 ; Gailmard et Patty, 2007 ; Riccucci et Saidel, 1997 ; Wilkins et Williams, 2008). De l’autre, l’État peut utiliser la discrétion comme prétexte pour cibler des groupes particuliers (De Barros, 2005 ; Sala Pala, 2013) ou pour atteindre des objectifs donnés, sans pour autant avoir à l’énoncer publiquement ni à en assumer les coûts politiques (Dubois, 2010 : 277 ; Bourgeois, 2015). Les recherches sur la mise en oeuvre des politiques migratoires s’intéressent en priorité à ces dynamiques et ce numéro spécial n’y fait pas exception.

Traditionnellement, les études sur la mise en oeuvre des politiques ont identifié les fonctionnaires de première ligne — policiers, agents de guichet, juges administratifs, mais aussi enseignants, médecins ou travailleurs sociaux — comme étant ceux à qui revenaient ces tâches. Cette focale s’est grandement élargie pour inclure à la fois des agents publics de rang intermédiaire (Barrier, Pillon et Quéré, 2015), mais aussi et surtout des acteurs qui ne sont pas fonctionnaires, mais qui sont mandatés pour livrer des services : organisations non gouvernementales, organisations de la société civile, groupes d’intérêts, firmes privées et acteurs transnationaux (Brodkin, 2011 ; Infantino, 2017). Cet élargissement est le résultat de transformations transversales de l’action publique depuis les années 1970 : diminution de la taille des États et de la générosité des services, influence des idées issues de la nouvelle gestion publique, mais aussi de celles sur la cohésion sociale. Il est aussi le résultat d’un désir de rapprocher l’action publique des citoyens et d’humaniser une mise en oeuvre, souvent trop bureaucratique. Dans les études sur les politiques migratoires, il est maintenant admis que la mise en oeuvre n’est plus de l’unique ressort de l’administration étatique. Plusieurs contributions visent d’ailleurs à cartographier les acteurs qui réalisent réellement les politiques migratoires et à mieux comprendre leurs actions. Les articles présentés dans ce numéro spécial participent tous à cet effort.

Plus encore, la mise en oeuvre est maintenant le plus souvent effectuée dans des contextes interorganisationnels : elle implique des relations entre groupes d’acteurs issus de différents secteurs, souvent chargés d’un service ou d’une action (O’Toole, 2012 ; O’Toole et Montjoy, 1984). Ces relations — toujours hautement interdépendantes — peuvent être de nature horizontale, mais sont le plus souvent de natures verticale et hiérarchique. Bien que des agents non étatiques soient chargés d’agir au nom de l’État, ceux-ci demeurent tributaires de l’autorité, des ressources et des logiques de l’État. Les recherches sur la mise en oeuvre visent donc à comprendre comment les agents de terrain négocient ces relations, au jour le jour, et comment ces hiérarchies affectent les dynamiques organisationnelles et les logiques d’action des acteurs non étatiques. Ce caractère interorganisationnel est particulièrement présent dans les politiques migratoires, alors que se conjuguent diverses logiques d’action (internationale, juridique, politique ou sociale), plusieurs niveaux de gouvernement et des acteurs provenant de différents milieux (par exemple : Infantino, 2017). Les articles présentés dans ce numéro spécial confirment l’importance des dynamiques interorganisationnelles dans ce domaine de politique et montrent qu’elles ont des effets aux échelles individuelle et collective.

Les recherches en sciences sociales sur la mise en oeuvre mobilisent un large éventail de méthodologies. À leurs débuts, elles favorisaient la description et les arguments juridiques. Depuis, elles sont dominées par les études de cas qualitatives dans le monde francophone, mais peuvent également avoir recours à des sondages ainsi qu’à des méthodes expérimentales (Winter, 2012 ; Saetren, 2005 ; Meyer et Vorsanger, 2007). Ce large usage des approches qualitatives se fonde sur plusieurs raisons. D’un point de vue pratique, les données sur les migrations et les politiques migratoires demeurent souvent insuffisantes et partielles. Cette réalité est autant le fait du désir des États de ne pas publiciser leurs actions que de capacités limitées en matière de collecte et d’analyse de données. En réaction à cela, l’analyse qualitative permet de générer des données sur des terrains souvent difficiles d’accès et, pour reprendre l’expression maintenant consacrée, d’ouvrir la boîte noire de l’État afin de découvrir son action dans le domaine migratoire. D’un point de vue social et politique, le recours à l’analyse qualitative permet aussi de donner voix aux acteurs des politiques migratoires : les agents de terrain et les populations directement affectées (Tomkinson et Miaz, 2019 ; Tomkinson, 2018). À cet égard, les recherches sur les politiques migratoires s’alignent sur le recours croissant aux approches ethnographiques dans l’analyse de l’action publique en France (Dubois, 2012 ; Belorgey, 2012 ; Clavé-Mercier et Rigoni, 2017) et sur leur popularité accrue dans la science politique anglophone (Brodkin, 2017 ; Baiocchi et Connor, 2008 ; Bayard de Volo et Schatz, 2004). Les articles regroupés dans ce numéro spécial témoignent de cette tendance et démontrent la fécondité d’approches qui visent à observer directement la mise en oeuvre dans divers contextes.

Dans ce numéro spécial, les études des politiques migratoires et de leur mise en oeuvre se croisent afin d’explorer les transformations de l’État. Dans un premier temps, en partant des politiques telles que réalisées sur le terrain, il s’agit de comprendre ce que la mise en oeuvre des politiques migratoires peut nous dire des transformations de l’État en cours. Dans un second temps, inversant la perspective, les recherches présentées dans ce numéro illustrent comment les transformations de l’État affectent les politiques migratoires.

Ce que la mise en oeuvre des politiques migratoires révèle des transformations de l’État

L’ensemble des articles regroupés dans ce numéro dresse un portrait d’un État en transformation, sous l’effet de forces multiples. Des deux côtés de l’Atlantique, ces transformations sont cadrées par un discours sur la « crise », qu’elle soit migratoire ou encore financière. Dans les études migratoires, les recherches sur la « crise » migratoire — sans nier les réalités et drames humains associés au nombre croissant de personnes déplacées — suggèrent que ce vocable est également, et parfois avant tout, une ressource pour l’État et les acteurs de terrain (Jeandesboz et Pallister-Wilkins, 2016 ; Dines, Montagna et Vacchelli, 2018 ; Barsalou et Sipowo, 2018 ; Lendaro, Rodier et Vertongen, 2019). Dans ce numéro spécial, les crises sont un thème transversal : elles permettent de justifier des nouvelles politiques et procédures, tout comme elles transforment les relations entre les associations et l’État. Elles transforment l’action publique et l’action des acteurs de terrain, tant au point de vue rhétorique que pratique. Comme le démontre Sarah Przybyl, ces crises peuvent transformer profondément les missions des acteurs de la société civile et générer des crises de vocation. Dans le cas de la Guadeloupe, comme le documente l’analyse de Sébastien Nicolas, une crise permet de mettre en place des politiques d’exception qui reproduisent des formes d’exclusion historique. De même, les crises peuvent aussi permettre l’institutionnalisation de réponses citoyennes ou associatives, comme le montre bien le texte de Bourgois et Lièvre sur les dispositifs d’insertion en faveur des personnes considérées comme « roms ». Les contributions démontrent également que les crises sont comprises, vécues et interprétées de multiples façons par les États et les acteurs de terrain. Par exemple, en explorant le cas d’une initiative locale à Montréal, Désilets et Goudet documentent comment l’arrivée d’un nombre comparativement limité de demandeurs d’asile au Québec est néanmoins vécue comme une crise pour des acteurs communautaires.

Au-delà de la « crise migratoire », les articles démontrent l’omniprésence d’autres « crises » : celle des finances de l’État, celle de l’économie, celle de l’action publique, mais aussi celles vécues par les acteurs de terrain. En raison de ces crises, la mise en oeuvre des politiques migratoires s’effectue dans des contextes d’austérité et d’urgence généralisés (Sainsbury, 2006 ; Humphris et Sigona, 2019 ; Dauvergne, 2016), ce qui entraîne un épuisement des acteurs et la normalisation du recours à des solutions bricolées. Cela est particulièrement évident dans l’étude présentée par Blain et ses collègues, tout comme dans l’étude de l’accueil des mineurs non accompagnés en France de Sarah Przybyl. Comme le démontrent les contributions de Jonathan Miaz, Camilla Alberti et Sid Ahmed Soussi, les multiples crises s’accompagnent également de la mise en place de logiques néolibérales et de mécanismes issus de la gestion privée dans les politiques migratoires. Comme dans d’autres domaines (par exemple : Belorgey, 2010 ; Bezes, 2009 ; Bruno, 2008), cela justifie encore plus la privatisation de la mise en oeuvre des politiques migratoires. Camilla Alberti montre que cette privatisation s’effectue par le biais de sous-traitance vers des entreprises à but lucratif. Toutefois, et le cas du parrainage privé des réfugiés documenté par Marie-Jeanne Blain et ses collègues en atteste, elle peut également référer au déchargement des responsabilités d’accueil vers les citoyens.

Dans ce contexte, trois questions sont particulièrement importantes. Premièrement, qui sont les responsables de la mise en oeuvre des politiques migratoires ? Deuxièmement, quelles sont les formes actuelles d’externalisation des politiques migratoires ? Troisièmement, comment se décline la discrétion dans le cadre de la mise en oeuvre des politiques migratoires ?

Combinés, les articles de ce numéro spécial confirment une tendance à l’élargissement des acteurs responsables de la mise en oeuvre dans le domaine des politiques migratoires. Comme dans d’autres domaines de politique, bien que les fonctionnaires demeurent des joueurs importants, il est maintenant impossible de saisir l’action publique sans élargir le regard à d’autres acteurs. Ceux-ci incluent les associations civiles, les organisations internationales, les firmes privées, les employeurs, les services publics qui ne sont pas destinés en priorité aux migrants (par exemple, la protection de la jeunesse), tout comme les citoyens non organisés. Ils incluent également les immigrants eux-mêmes, comme en témoigne la contribution de Maureen Clappe qui attire l’attention sur le rôle croissant que doivent jouer les bénéficiaires dans les politiques les concernant (Pian, 2017 ; Chauvin et Garcés-Mascareñas, 2014 ; Drif, 2018). Cette diversité confirme également l’importance d’ajouter à la catégorie d’agent de mise en oeuvre la notion d’organisation de proximité (Brodkin et Baudot, 2012 ; Brodkin, 2011) et de porter attention aux dynamiques internes aux acteurs collectifs responsables de la mise en oeuvre.

Cet élargissement met en avant deux leçons pour les recherches sur la mise en oeuvre des politiques migratoires. Dans un premier temps, comme le montre la contribution de Jonathan Miaz, il importe de dépasser l’idée selon laquelle la mise en oeuvre est l’apanage des agents de guichet. En faisant le lien avec d’autres travaux, il confirme qu’il importe aussi d’observer le travail des « acteurs intermédiaires » de la mise en oeuvre, tels que les cadres et les gestionnaires. Dans un second temps, ce dossier informe sur le fait que l’élargissement des acteurs impliqués dans la mise en oeuvre suppose l’entrée en scène d’acteurs non spécialistes et ne détenant pas de grandes connaissances sur les questions migratoires. Camille Guenebeaud analyse le rôle des transporteurs comme agents de contrôle frontalier, alors que Leyla Sall explore comment des associations dédiées à la survie culturelle des Acadiens doivent maintenant soutenir des politiques d’attraction des immigrants. Pourtant, les travaux fondateurs sur les agents de terrain identifient les connaissances et l’expertise comme une variable primordiale affectant la relation de pouvoir entre les élus et les agents de mise en oeuvre (Lipsky, 2010). Les articles présentés dans ce numéro démontrent ainsi l’importance de réfléchir sur l’impact de l’expertise — ou de l’absence de celle-ci — dans le domaine des politiques migratoires.

Cet élargissement des acteurs responsables de la mise en oeuvre fait écho à une thèse dominante dans l’étude des politiques migratoires : celle de l’externalisation (Lavenex, 2006 ; Menjívar, 2014a ; van Houtum, 2010 ; Casas-Cortes, Cobarrubias et Pickles, 2015 ; Paquet et Larios, 2018 ; Guiraudon, 2000 ; Infantino, 2017). Les travaux sur l’externalisation démontrent que les États délèguent à des acteurs externes — qu’ils soient privés ou qu’ils soient hors des frontières géographiques d’un État — des pans complets de l’action dans le domaine migratoire ou simplement la mise en oeuvre d’un programme particulier. En plus d’être alignée avec les paradigmes dominants de la gestion publique, cette externalisation vise à augmenter la marge de manoeuvre de l’État dans le domaine migratoire. En effet, l’externalisation à des acteurs privés ou à des pays étrangers permet à l’État de se libérer de normes juridiques internes ou internationales, tout comme de limiter les impacts électoraux de ses choix. Dans un contexte intergouvernemental, au niveau européen par exemple, l’externalisation apparaît aussi comme une modalité pour dépasser les défis liés à l’action collective, souvent structurée nationalement (Guiraudon et Lahav, 2000 ; Caviedes, 2004 ; Bonjour et Vink, 2013). Alors que les travaux se sont beaucoup intéressés à l’externalisation géographique des politiques migratoires (Guild et Bigo, 2003 ; Andreas et Biersteker, 2003 ; Rodier, 2015) — par exemple, le déplacement de la détention dans d’autres pays —, les articles de ce numéro spécial mettent davantage l’accent sur l’externalisation à l’intérieur des frontières d’un État. Les États déplacent ainsi leurs responsabilités sur une foule d’acteurs privés : citoyens, associations, collectifs, firmes et entreprises, transporteurs et même migrants. Cette externalisation implique de nouvelles formes de contractualisation des rapports entre le public et le privé. Yasmine Bouagga et Raphaëlle Segond soulignent que cela s’effectue parfois par le biais d’une formalisation de partenariats entre État et communautés religieuses. Comme le montrent bien Louis Bourgois et Marion Lièvre, cette contractualisation implique également une internalisation de normes associées aux régimes migratoires par des acteurs non traditionnels.

Ces questions soutiennent également des interrogations sur les façons dont se décline la discrétion des agents de terrain lors de la mise en oeuvre des politiques d’immigration. Le pouvoir discrétionnaire des agents au guichet est-il croissant, en raison des logiques d’externalisation, de décentralisation et de déconcentration ? Les contributions à ce numéro spécial offrent des réponses partagées à cette question. D’un côté, plusieurs articles illustrent qu’en dépit de ces processus, on assiste à un accroissement des mécanismes de contrôle qui pèsent sur les acteurs de la mise en oeuvre. En particulier, les normes managériales et les mesures de gestion néolibérales, accompagnées des impératifs mesurés d’efficacités, apparaissent parfois plus puissantes que les normes juridiques comme contrainte sur l’action des agents au guichet. Les articles de Jonathan Miaz et de Camilla Alberti démontrent tout particulièrement ces réalités. Néanmoins, la somme des articles présentés dans ce numéro signale que la diversification des acteurs responsables de la mise en oeuvre a comme effet potentiel d’augmenter les résultats de politique hétérogènes que l’on peut attribuer à la discrétion. Et c’est là l’autre façon possible de lire ce dossier, en examinant ce qu’il nous dit des transformations des politiques migratoires.

Ce que les transformations de l’État font aux politiques migratoires

Si l’on renverse le point de vue, et que l’on examine les effets des transformations de l’État sur les politiques migratoires, le premier constat qui s’impose est sans nul doute celui d’un durcissement des politiques migratoires et d’asile, qui prend la forme principale d’une sécuritisation. Ce processus, déjà bien documenté dans la littérature (Menjívar, 2014b ; Neal, 2009 ; Bourbeau, 2011 ; Bigo, 2002 ; Mercenier et al., 2018 ; Lendaro, Rodier et Vertongen, 2019), se donne à voir à travers d’autres dimensions dans ce dossier, notamment parce que ce dernier permet d’analyser conjointement les évolutions dans différents domaines de politiques. Ce processus de durcissement est toujours ambivalent, car ces tendances répressives sont en partie contrebalancées par des avancées, négociées avec les associations responsables de ces questions, et enserrées dans des systèmes de contraintes liées à la nécessité pour les pays occidentaux de respecter dans une certaine mesure l’État de droit, les conventions internationales et les normes en matière de droit de l’homme (selon la thèse du « Paradoxe libéral » de James Hollified, 1992). Mais le bilan de ces mouvements contrastés penche assez nettement du côté du durcissement.

Les logiques de sécuritisation qui prévalent de manière croissante dans la gestion des flux migratoires sont explorées dans l’article de Camille Guenebeaud sur les injonctions accrues au contrôle qui s’exercent sur les transporteurs privés, routiers et maritimes à Calais ou dans celui de Sébastien Nicolas, qui évoque les évolutions législatives régissant l’octroi de titres de séjour ou le renvoi des personnes qui se sont vues signifier une obligation de quitter le territoire en Guadeloupe. Ces logiques de « sécurisation » s’étendent aussi latéralement, au-delà des seules politiques de gestion des flux de migrants, pour régir de plus en plus de politiques connexes, mais initialement pensées comme bien distinctes des politiques migratoires. C’est le cas des politiques d’asile puisque, depuis les années 1980, les demandeurs d’asile font de plus en plus l’objet d’une « logique de soupçon », et qu’ils sont considérés comme des migrants économiques qui ne disent pas leur nom (Valluy, 2008 ; Halluin-Mabillot, 2012 ; Bohmer et Shuman, 2008 ; Valentine et Knudsen, 1995). Les modalités et les effets du durcissement des politiques en la matière sont explorés dans les articles de Maureen Clappe, Camilla Alberti et Jonathan Miaz. Mais c’est le cas aussi, plus récemment, des politiques d’accueil des mineurs étrangers isolés, comme le montre Sarah Przybyl. Conformément à la convention internationale des droits de l’enfant, ces jeunes gens sont censés être considérés comme des enfants en situation de danger. Mais en France comme ailleurs, l’accueil de ces mineurs isolés est de plus en plus considéré comme un enjeu migratoire, à traiter sous un angle répressif, plutôt que comme une question de protection de l’enfance (Senovilla Hernandez, 2014 ; Van Zeebroeck, 2007 ; Wilding, 2017 ; Senovilla Hernandez, 2014).

Ces logiques de sécuritisation s’étendent aussi de manière verticale : elles passent par des textes de loi, mais se jouent aussi largement à d’autres niveaux, celui des décrets et des règlements, ainsi que celui des évolutions organisationnelles internes aux administrations. Puisque les politiques migratoires constituent un lieu essentiel d’affirmation de la souveraineté nationale et du pouvoir étatique, dans un contexte de massification des flux et d’affaiblissement du pouvoir direct de l’État, l’activisme législatif répond à des enjeux symboliques et politiques majeurs. Ces réformes sont fréquemment adoptées à la faveur de situations présentées comme critiques, ce qui permet de justifier l’orientation répressive qui leur est donnée (Lendaro, Rodier et Vertongen, 2019 ; Mercenier et al., 2018). C’est ce que montre l’article de Sébastien Nicolas, qui évoque les dispositions d’exception concernant l’Outre-mer, et particulièrement la Guadeloupe, qui sont inscrites dans la loi relative à l’immigration et à l’intégration de 2006, à la faveur d’une « crise » de la demande d’asile en provenance d’Haïti. C’est aussi ce qu’examinent Anna Goudet et Gabrielle Desilets lorsqu’elles évoquent le discours sur la « crise des réfugiés » au Canada et le « discours public hostile » (Vertovec, 2017) qui s’est développé à cette occasion.

Ces logiques de sécuritisation opèrent aussi largement à d’autres niveaux, infrajuridiques et beaucoup moins visibles publiquement. C’est notamment ce que montrent Camilla Alberti et Jonathan Miaz sur le terrain suisse. Ils étudient respectivement les effets des normes administratives et organisationnelles sur le traitement des demandes d’asile d’une part, et sur l’hébergement et le suivi social des demandeurs, de l’autre. Miaz analyse ainsi comment les deux objectifs servant de justification aux (nombreuses) révisions des procédures adoptées — celui de « l’accélération des procédures » et celui de « la lutte contre les abus » — viennent concurrencer l’objectif de « préserver la tradition humanitaire de la Suisse » en protégeant les réfugiés. L’impératif de productivité dans la gestion des dossiers, qui est présenté comme répondant à un souci d’efficacité, mais aussi à la préoccupation humaniste d’éviter que les demandeurs ne restent dans l’incertitude trop longtemps, a pour effet, très concrètement, d’augmenter les refus à cause d’une série de mécanismes distincts, mais aux conséquences convergentes. De même, Alberti montre comment la mise en place d’indicateurs chiffrés et le souci d’obtenir des certifications des activités pour les organismes (associations ou entreprises privées) chargés de l’hébergement des demandeurs conduisent ces derniers à durcir leurs conditions d’exercice.

Ce durcissement passe, par ailleurs, par la multiplication et la complexification des relations qui se nouent entre État et associations, collectifs, acteurs privés et simples particuliers, dans la gestion de l’immigration. Ces processus sont plus ambivalents, dans la mesure où ils accroissent la part d’aléa : ils ouvrent la porte à des possibilités de contestation ouverte ou de freinage plus discret par les acteurs, du fait des marges de pouvoir discrétionnaire évoquées plus haut, mais ils contraignent aussi ces acteurs, par différents mécanismes puissants.

D’une part, ces dynamiques de « sécuritisation » suscitent en retour d’importantes mobilisations, dans un contexte perçu comme un contexte de crise, avec une forte visibilité de cet enjeu non seulement dans l’arène médiatique, mais aussi dans l’espace public le plus quotidien. Une des particularités de ces mouvements de solidarité réside ainsi dans le fait qu’ils touchent des citoyens au-delà des cercles habituels de soutien à la cause immigrée — historiquement l’extrême gauche d’inspiration maoïste et les catholiques de gauche en France (Siméant, 1995 ; Mathieu, 2006) — et au-delà des associations traditionnellement investies dans ces questions, parce que des citoyens non organisés au préalable sont confrontés au spectacle immédiat de personnes en situation de vulnérabilité à côté de chez eux (Coutant, 2018). Les articles de Yasmine Bouagga et Raphaëlle Segond, de Gabrielle Desilets et Anna Goudet, de Marie-Jeanne Blain et al., et de Maureen Clappe examinent les formes que prennent ces mobilisations et leurs effets parfois ambivalents. Les deux premières, qui analysent la mise en place de corridors humanitaires en Italie et au Royaume-Uni à l’initiative de la société civile, montrent ainsi que ces corridors, qui sont désignés comme des « bonnes pratiques » à généraliser par le gouvernement italien de Matteo Salvini, contribuent paradoxalement à des formes d’évolution répressive des politiques d’asile. Lors de ces procédures, les dossiers sont examinés en amont, en dehors du territoire européen (accentuant les logiques d’externalisation préalablement évoquées), selon des principes accrus de sélectivité des candidats, et sans laisser de possibilités de recours aux demandeurs refusés. Ces initiatives peuvent donc aussi être lues comme contribuant aux formes d’asile dégradé qui se développent ces dernières décennies, aux côtés des protections subsidiaires, pour raisons humanitaires, etc. (Hamidi et Fischer, 2016 : 53-54).

D’autre part, les associations sont impliquées de manière croissante dans la gestion concrète des politiques migratoires : gestion des centres d’hébergement pour les demandeurs d’asile (étudiée par Alberti), accompagnement social et juridique des populations migrantes (Clappe), suivi des trajectoires d’insertion des populations considérées comme « roms » (Bourgois et Lièvre) ou des réfugiés (Desilets et Goudet), accueil, hébergement et évaluation du statut de minorité pour les jeunes gens voulant la reconnaissance du statut de mineur étranger isolé (Przybyl). Elles prennent en charge ces nouvelles responsabilités en estimant souvent qu’elles les assumeront de manière plus « humaine » que les instances qui s’en chargeaient préalablement. Mais, si l’on s’arrête sur le cas de l’accueil des mineurs non accompagnés par exemple, les scandales qui ont jalonné la gestion du dispositif par France terre d’asile à Paris (évoqués par Przybyl) montrent que ce n’est rapidement plus toujours le cas. La pression du nombre de dossiers à gérer pour se conformer aux appels d’offres, qui oblige à écarter les cas trop difficiles à défendre (Fischer, 2016) ou à abandonner certains types de démarches, la nécessité d’apparaître comme un interlocuteur crédible face aux pouvoirs publics financeurs qui mettent les structures en concurrence lors des appels d’offres (Pette, 2014), voire la pression directe de ces financeurs, qui peuvent décider de supprimer les crédits lorsque certaines associations leur paraissent trop contestataires, contraignent assez largement les associations à se conformer aux logiques plus répressives en vigueur. Bourgois et Lièvre montrent aussi comment l’institutionnalisation du rôle des collectifs militants impliqués dans l’insertion des populations considérées comme « roms » produit des processus de domestication (Neveu, 2011), même s’ils mentionnent aussi des possibilités de contestation dans les marges.

Ceci étant dit, les articles évoquent également certains des facteurs qui influencent la capacité des associations à préserver leurs marges de manoeuvre. Yasmine Bouagga et Raphaëlle Segond rappellent que les rapports associations/pouvoirs publics sont variables selon la nature, plus ou moins contractualisée, des liens noués entre les deux pôles et selon le type d’activité que mènent les associations. Ainsi, au Royaume-Uni et à Calais, les associations impliquées dans la gestion des corridors humanitaires n’ont pas de rôle officiellement reconnu dans le dispositif, même si elles font un travail informel tout à fait considérable, ce qui leur permet de préserver des marges de contestation plus importantes et, notamment, une capacité d’intenter des actions en justice, tandis qu’en Italie, les associations sont chargées d’assurer le suivi et l’insertion des personnes qui ont bénéficié du corridor humanitaire, ce qui peut les inciter à sélectionner des personnes moins vulnérables et plus facilement insérables. On retrouve là des logiques de sélection des « bons clients », bien documentées par ailleurs (pour une synthèse, voir Hamidi, 2017).

Enfin, on l’a dit, on assiste à une complexification du jeu d’acteurs intervenant sur ces questions : le nombre d’acteurs impliqué s’accroît, avec une multiplication des collectifs citoyens, l’apparition de nouvelles associations et le développement d’entreprises privées qui se positionnent sur ce « marché de l’accueil ». Plusieurs articles montrent qu’un des effets de l’accroissement du nombre des acteurs impliqués réside dans le développement de formes de « sous-traitance morale » (William et al., 2016) et de blame avoidance (Weaver, 1986) : la localisation de la responsabilité des dispositifs mis en place et de leurs effets peut toujours être renvoyée à un ailleurs, entre les autorités publiques et le secteur privé, l’État et les associations ; la chaîne de responsabilité est longue, et cela contribue à une dilution des responsabilités (Gill, 2019 ; Agier, 2011). C’est le constat que font aussi bien Alberti, dans son analyse des dispositifs d’accueil des demandeurs d’asile par des structures privées et associatives en Suisse, que Przybyl sur l’accompagnement des mineurs étrangers isolés. Sid Ahmed Soussi propose une analyse similaire lorsqu’il examine les effets de la sous-traitance dans l’emploi de la main-d’oeuvre étrangère temporaire au Canada : ces salariés, recrutés par une agence de placement — qui en est l’employeur attitré — travaillent dans des établissements ne respectant souvent pas les conditions minimales légales de santé et de sécurité du travail, parce qu’ils ne s’estiment pas responsables de celles-ci. Dans ces secteurs d’activité, notamment l’hôtellerie-restauration ou l’élevage, chaque structure se renvoie la responsabilité d’assumer les coûts d’une amélioration des conditions de travail, pourtant légalement prévue.

Par ailleurs, cette augmentation du nombre d’interlocuteurs et d’étapes à franchir crée une part importante d’aléatoire, en fonction des contraintes organisationnelles et professionnelles des acteurs rencontrés ou, encore, des dispositions individuelles des agents. Camille Guenebeaud montre ainsi que les règles de fonctionnement internes aux entreprises de transport pèsent sur la capacité et le désir des agents de se conformer ou pas aux injonctions au contrôle (très concrètement, selon le fait qu’ils ont ou non à payer eux-mêmes une amende si des migrants parviennent à franchir la frontière dans leur camion, par exemple). De plus, lorsque ce sont des structures associatives qui sont responsables de ces dispositifs, et qu’elles recourent massivement à des bénévoles, le contrôle de l’organisation sur ces derniers est moindre, et leur pouvoir discrétionnaire plus important (Roze, 2019). Alors que l’on parle beaucoup des processus de professionnalisation dans le secteur associatif, au sens tout à la fois d’un développement du salariat, d’une montée en compétence des acteurs (bénévoles et salariés) et d’une institutionnalisation des formations et du travail associatif (Hély, 2009 ; Cottin-Marx, 2019), il est intéressant de noter que les articles donnent aussi à voir des processus inverses. Les pouvoirs publics incitent également à la « débrouille », à l’implication de bénévoles qui ne sont parfois pas formés aux enjeux qu’ils ont à traiter : soit explicitement, comme dans le cas du programme de parrainage des réfugiés au Canada qui en appelle officiellement à la solidarité des collectifs bénévoles, soit par l’intermédiaire de contraintes liées aux financements, comme lorsque les associations en viennent à recourir aux services des demandeurs d’asile eux-mêmes, en tant que bénévoles, pour assurer la traduction dans les permanences d’accueil pour demandeurs d’asile (ainsi que l’observe Maureen Clappe). C’est un des aspects que soulèvent Bourgois et Lièvre dans leur étude des dispositifs d’aide aux populations considérées comme « roms ». Ceux-ci, comme l’article de Blain et al. sur les dispositifs de parrainage, évoquent le fait que les bénévoles ne sont pas soumis aux mêmes règles de déontologie que les travailleurs sociaux (par exemple, les règles de confidentialité dans le traitement des dossiers). Ils ne bénéficient pas non plus du même type de formations et d’ateliers de retour sur la pratique qui peuvent — malgré leurs limites éventuelles — permettre à ces bénévoles de mieux gérer le coût émotionnel de l’accompagnement de personnes en situation de grande détresse ou de grande précarité (comme les demandeurs d’asile, ou les populations considérées comme « roms », dans les cas évoqués). De ce fait, ils ne sont pas non plus encadrés pour maîtriser les effets que leurs pratiques peuvent avoir sur les bénéficiaires de leur aide : la reproduction de certaines formes de paternalisme, l’adoption de pratiques qui peuvent parfois mettre les bénéficiaires en porte-à-faux face à ceux qui leur viennent en aide, etc.

Enfin, des acteurs non spécialisés investissent également massivement ces domaines, soit qu’il s’agisse d’acteurs traditionnels du travail social qui n’avaient pas d’expérience en matière migratoire et qui se trouvent brusquement confrontés à ces réalités (comme dans le cas de l’initiative « Vivons nos quartiers », à Montréal, étudiée par Desilets et Goudet), soit qu’il s’agisse de collectifs informels ou de simples particuliers qui acceptent d’accueillir et de suivre le parcours d’intégration des réfugiés arrivant au Canada, dans le cas des parrainages privés étudiés par Blain et al. Comme ces dernières le rappellent, on peut y voir une implication bienvenue de la société civile dans des formes de solidarité plus organiques et spontanées que lorsqu’une administration spécialisée prend en charge cet enjeu. Mais ces évolutions augmentent aussi la part d’aléas dans la réponse qui sera apportée aux migrants. Les articles de Desilets et Goudet, d’une part, de Blain et al., de l’autre, montrent que ces nouveaux aidants ne sont pas toujours bien formés et ne connaissent pas nécessairement les procédures, d’autant que celles-ci sont très complexes et très rapidement changeantes, du fait de l’activisme législatif préalablement évoqué. Contribue également à ce mouvement la part croissante de postes dans les services publics dévolue à de jeunes stagiaires, services civiques et autres contractuels qui ne sont pas nécessairement formés du tout aux tâches qu’ils ont à accomplir (par exemple : Mistre, 2019).

Ce jeu d’acteur extrêmement complexe, changeant, variable localement et impliquant des non-professionnels aux compétences très diverses crée des marges de manoeuvre, des possibilités de résistance aux évolutions politiques plutôt répressives, mais il accroît aussi considérablement les aléas de traitements des situations, et le sentiment d’insécurité qui peut être éprouvé par les migrants. L’article de Blain et al. souligne à quel point l’expérience du parrainage des réfugiés est vécue différemment, tant pour les parrainés/marrainés que pour les parrains/marraines, selon les ressources des uns et des autres. Cette part d’aléatoire dans la gestion des flux migratoires n’est pas entièrement nouvelle : les mobilisations en France dans les années 1970 visaient précisément à faire émerger un droit des étrangers et à sortir cette question du règne de l’arbitraire administratif et réglementaire qui prévalait jusque-là (Israël, 2003 ; Fischer, 2016). Et malgré la structuration de cet édifice juridique, il existe de longue date de fortes variations, selon les préfectures et les agents, dans l’attribution des titres de séjour par exemple (Spire, 2008). Mais elles paraissent démultipliées par la complexité croissante du droit et des acteurs impliqués. Elles contribuent à l’insécurisation des populations immigrées exposées à ces processus. Et elles offrent l’image d’un contraste assez saisissant avec la rhétorique de l’efficacité néo-managériale, de la mise en chiffre et de la rationalisation qui imprègne bon nombre de réformes et de discours sur les pratiques mises en oeuvre, tel qu’illustré par les articles de Miaz et d’Alberti.

Présentation des articles

Ce dossier est organisé en quatre sections. La première explore la mise en oeuvre des politiques de la frontière à l’aide de cas issus de Guadeloupe, de France métropolitaine, d’Italie et du Royaume-Uni. La deuxième section porte sur les contextes organisationnels changeants de la mise en oeuvre des politiques migratoires, en explorant des cas suisses et français. La troisième section s’intéresse au travail des associations et des acteurs non gouvernementaux chargés de mettre en place des politiques d’intégration, par le biais d’expériences françaises, canadiennes et finlandaises. La quatrième section du dossier porte sur la mise en oeuvre des politiques d’immigration « économiques » avec deux cas de figure issus du contexte canadien.

La mise en oeuvre des politiques de la frontière

Une première série d’articles se penchent sur la réalité des frontières en interrogeant les diverses façons dont elles sont mises en oeuvre. Ils documentent l’externalisation et la sécuritisation des politiques migratoires, en montrant également comment les frontières sont aussi mises en oeuvre quotidiennement par le travail des agents de terrain à l’intérieur de l’État. Plusieurs articles démontrent aussi comment les associations et les individus, maintenant impliqués dans la réalisation de ces frontières, négocient la transformation de leur mission et font usage de leur discrétion au quotidien.

Sébastien Nicolas, dans un article intitulé « Aux bords de l’État-nation : politiques migratoires et gouvernementalité exceptionnelle en Guadeloupe », démontre comment les tendances telles que la sécuritisation peuvent s’allier à des trajectoires historiques comme le colonialisme. Par le biais d’une étude qualitative reposant sur des entretiens et des analyses documentaires, l’article documente le déploiement d’instruments de politiques publiques particuliers à la Guadeloupe : procédures de tri des statuts, application différenciée du droit d’asile, méthodes de surveillance du territoire, détention hors-norme et expulsion rapide. Nicolas analyse ces pratiques instrumentales en démontrant qu’elles situent la Guadeloupe dans un état d’exception — suivant les travaux de Giorgio Agamben (Agamben, 1997) — par rapport au droit et aux pratiques de la métropole française. Ce regard démontre la puissance de l’analyse de la mise en oeuvre, puisqu’elle peut renseigner sur les représentations des populations cibles et du territoire. Dans le cas de la Guadeloupe, Nicolas propose l’idée que les politiques de la frontière sont fondées sur une représentation de la société comme étant « labile », des populations caribéennes comme « potentiellement dangereuses » et des frontières comme facilement poreuses.

Le texte de Sarah Pryzbyl, « Qui veut encore protéger les mineurs non accompagnés en France ? De l’accueil inconditionnel d’enfants en danger à la sous-traitance du contrôle d’étrangers indésirables » éclaire la manière dont la frontière est aussi mise en oeuvre à l’intérieur des États par des acteurs comme les organisations humanitaires et la société civile. Alors que l’accueil et la protection des mineurs non accompagnés en France étaient historiquement du ressort des outils juridiques de la protection de l’enfance, l’article documente comment des pratiques restrictives et de contrôle, issues des politiques migratoires, ont transformé ce domaine d’action publique depuis vingt ans. En plus d’offrir un tour d’horizon de la situation de ces populations en France, Pryzbyl démontre comment la décentralisation territoriale et la sous-traitance de l’accueil de ces populations à diverses associations non étatiques ont permis l’émergence de nouvelles pratiques de détermination de la minorité. Elle offre des leçons importantes sur les façons dont les pratiques de mise en oeuvre issues de l’expérimentation des mandataires peuvent être ensuite reprises par les États et elle rappelle aussi comment les vocations de plusieurs associations actives dans le domaine migratoire sont maintenant bouleversées par leur implication dans la mise en oeuvre de politiques restrictives.

Pour leur part, Yasmine Bouagga et Raphaëlle Segond documentent comment les acteurs associatifs contribuent au « travail humanitaire de la frontière » (Pallister-Wilkins, 2017) en Italie et au Royaume-Uni, dans « Négocier des voies de passage sûres : comment les acteurs non étatiques participent à la gestion des frontières ». Elles proposent une étude comparative de l’établissement de voies de passage légales dans ces deux pays. En mobilisant des données d’enquête de terrain en Italie et à Calais, Bouagga et Segond montrent comment une diversité d’acteurs non étatiques (bénévoles, avocats, associations humanitaires et communautés religieuses) ont été en mesure d’influencer les pouvoirs publics par différentes modalités d’action : plaidoyer juridique discret en Italie, et activisme public et juridique au Royaume-Uni. Dans le cas italien, elles expliquent que les associations italiennes deviennent des agents de mise en oeuvre de ces politiques, rappelant que les configurations institutionnelles propres à chaque État créent des opportunités variées pour l’externalisation des politiques migratoires. En documentant ces processus, l’article interroge le recours à la notion de « vulnérabilité » comme dispositif justifiant les exceptions humanitaires en contexte de crise et rappelle que ces exceptions sont aussi des instruments de contrôle étatique.

Camille Guenebeaud documente, quant à lui, les pratiques mises en oeuvre par des acteurs privés à qui des responsabilités de contrôle et de surveillance du passage des migrants ont été déléguées : les transporteurs maritimes et routiers. L’article « "Nous ne sommes pas des passeurs de migrants" : le rôle des transporteurs routiers et maritimes dans la mise en oeuvre des contrôles à la frontière franco-britannique » illustre fortement les processus d’externalisation. Par le biais d’entretiens avec des acteurs impliqués dans la situation de frontière de Calais, il relate comment la résistance des entreprises de transport à cette délégation a été finalement écrasée par des contraintes économiques. Le résultat, selon Guenebeaud, est un élargissement territorial des zones de contrôle frontalier, mais surtout l’inclusion d’activités de contrôle dans les tâches générales des employés de terrain du transport routier et maritime (chauffeurs de camions, agents de ponts, hôtesses). L’article explore les déterminants de l’utilisation de la discrétion pour ces employés : résistance quant à la dégradation des conditions de travail, refus de la mission de contrôle, impératifs économiques et critères moraux, y compris le racisme et la xénophobie.

La mise en oeuvre dans des contextes organisationnels changeants

Une seconde série d’articles examinent la mise en oeuvre du droit d’asile, en analysant tant le rôle de bureaucrates que celui d’entreprises privées et de structures associatives. Ils confirment que les dynamiques générales affectant la mise en oeuvre des politiques migratoires influencent également ce domaine particulier de politique, malgré les préoccupations en matière de droits humains et les conventions internationales régissant l’asile. Certains d’entre eux prêtent une attention particulière aux effets des dynamiques de managerialisation de l’action publique.

C’est le cas tout d’abord de l’article de Camilla Alberti, « Sous-traitance et bureaucratisation néolibérale : une analyse de l’interface de la distance dans l'accueil des demandeurs d'asile », qui propose une enquête ethnographique de la gestion de l’asile par des organisations privées en Suisse. En s’inscrivant dans la lignée des travaux de Béatrice Hibou (2012), elle relate l’observation de la gestion de centres d’hébergement pour demandeurs d’asile, gérés soit par une entreprise privée, soit par une association. Elle examine en quoi consiste ce travail d’abstraction (mise en place d’indicateurs, logique de certification par des normes ISO), elle évoque les marges de manoeuvre variables dont disposent les acteurs face à ces nouvelles normes et elle étudie les effets que cela engendre sur les migrants. Elle démontre en particulier que cette forme de bureaucratisation, qui repose sur une « gestion par "l’interface de la distance" », entraîne des formes de « sous-traitance morale » (Williams et al., 2016 : 2309) et de fabrication de l’indifférence (Hibou, 2012 : 119-120).

L’article de Jonathan Miaz, « Entre examen individuel et gestion collective : ce que les injonctions à la productivité font à l’instruction des demandes d’asile », repose également sur une enquête ethnographique menée au sein de l’administration responsable de l’instruction des demandes d’asile en Suisse : le secrétariat d’État aux Migrations (SEM), l’administration chargée de l’instruction des demandes d’asile. Il observe également des logiques de managerialisation, qui passent notamment par la généralisation de critères d’efficacité (Soennecken, 2013) et d’exigences de rendement. En matière d’attribution du statut de réfugié, ces évolutions s’incarnent notamment dans l’objectif « d’accélérer les procédures », ce qui est censé respecter tant le souci de productivité managériale que les principes humanistes censés gouverner l’asile, en évitant aux demandeurs des temps d’attente trop longs, sources d’incertitude et d’angoisse. Toutefois, Miaz démontre que ces évolutions se traduisent par la multiplication des décisions de rejet et par une chute du taux de reconnaissance de l’asile, du fait d’une série de facteurs organisationnels dont les effets convergent.

Enfin, l’article de Maureen Clappe, « Interpréter les récits de demande d’asile : une perspective légitimiste et militante du statut de réfugié », porte quant à lui sur des acteurs périphériques de la mise en oeuvre des politiques d’asile : les exilés eux-mêmes. Réfugiés ou encore en attente de régularisation, ils se retrouvent fréquemment sollicités comme traducteurs bénévoles dans les associations d’aide aux demandeurs d’asile. En menant une enquête ethnographique sur une association locale en France, Clappe montre que, loin de la vision d’un traducteur neutre qui ne serait là que pour traduire objectivement le récit des demandeurs, les bénévoles traducteurs, eux-mêmes bénéficiaires de l’action associative, adoptent deux postures idéal-typiques. Les uns développent une conception légitimiste de leur rôle, en s’en tenant à un pur travail de traduction et en limitant leur intervention au cadre associatif. Mais d’autres adoptent une conception plus englobante et militante de leur rôle, débordant le cadre associatif et intervenant dans la fabrique du récit des demandeurs pour accroître leurs chances d’obtenir l’asile. Si l’on a affaire ici à des acteurs très peu professionnalisés, une partie d’entre eux, comme le démontre Clappe, sont néanmoins saisis par les mêmes dynamiques d’intériorisation des politiques de contrôle que les acteurs plus traditionnels de l’asile.

Les associations mettant en oeuvre les politiques d’intégration

Une troisième série d’articles examinent les dynamiques associationnelles à l’oeuvre dans la gestion des politiques d’intégration. L’accueil des nouveaux arrivants est parfois pris en charge par des collectifs militants et par des associations, avant que les pouvoirs publics ne se saisissent de la question. C’est le cas pour les populations considérées comme « roms », dont Louis Bourgois et Marion Lièvre étudient les dispositifs d’insertion qui leur sont dédiés dans « Les bénévoles, artisans institutionnalisés des politiques migratoires locales ? ». À partir du milieu des années 2000, de nombreuses initiatives associatives ou de collectifs militants ont vu le jour dans ce domaine en France. Elles nouaient alors des relations de méfiance, voire de contestation ouverte envers les pouvoirs publics. Progressivement, l’État a entrepris de contractualiser les relations avec certaines associations et a mis en place des dispositifs qui varient localement et passent par des opérateurs associatifs. Au terme d’une enquête qui s’appuie sur des observations et des entretiens dans trois villes, Bourgois et Lièvre analysent les formes d’institutionnalisation du bénévolat qui ont résulté de ces dispositifs. Si les pouvoirs publics mettent souvent en avant l’implication des réseaux bénévoles dans ces nouveaux dispositifs, les auteurs montrent que celle-ci se fait au prix d’une transformation du profil des bénévoles impliqués : ceux qui avaient une expérience militante antérieure sont marginalisés, tandis que de nouveaux bénévoles, ayant une expérience dans le travail social, sont recrutés. Les auteurs concluent que cette institutionnalisation des collectifs se fait au prix de leur domestication (Politix, 2005), même si des possibilités de contestation dans les marges peuvent subsister.

Dans d’autres cas, ce sont les pouvoirs publics qui suscitent l’émergence de collectifs ou qui en appellent directement à la solidarité de simples citoyens, comme dans le cas des programmes de parrainage privés — dits collectifs — qui ont représenté 80 % des réfugiés accueillis au Québec entre 2015 et 2017 (pour un nombre total, malgré tout limité, de 11 000 personnes accueillies). Ce dispositif est étudié par Marie-Jeanne Blain, Lourdes Rodriguez del Barrio, Roxane Caron, Marie-Claire Rufagari, Myriam Richard, Yannick Boucher et Caroline Lester dans « Expériences de parrainage collectif de personnes réfugiées au Québec : perspectives de parrains et de personnes réfugiées de la Syrie ». Ce dispositif prévoit que les parrains/marraines (de petits groupes d’individus organisés dans des organisations communautaires ou des Églises, ou encore de simples particuliers) prennent en charge les réfugiés pendant un an. Durant cette période, ils leur assurent un soutien financier et matériel, ainsi qu’un accompagnement à l’installation, dans des proportions très variables, tandis que l’État fournit aussi une aide par l’accès à différents services pendant cette période. Ce dispositif, souvent mis en avant à l’international par le gouvernement canadien comme une façon d’encourager la solidarité citoyenne, peut aussi être interprété comme une façon pour l’État de se soustraire à ses responsabilités. Les auteurs s’intéressent, dans leur analyse, au niveau individuel. En s’appuyant sur des entretiens, ils examinent en quoi consiste cette expérience et comment elle est vécue, tant du côté des parrains et marraines que de celui des parrainés/marrainés. Ils soulignent la diversité des configurations selon les ressources et les trajectoires des deux groupes, et selon les réseaux d’acteurs constitués. Et ils font le constat d’une très grande hétérogénéité des formes d’accompagnement ainsi mises en place.

Dans leur article, « La mise en oeuvre des politiques d’accueil des migrants à l’échelle des quartiers montréalais : l’étude de l’initiative Vivons nos quartiers », Gabrielle Desilets et Anna Goudet étudient un autre dispositif visant à intégrer les nouveaux arrivants et reposant sur la mobilisation d’organisations communautaires au Québec. Le programme Vivons nos quartiers, amorcé par les tables citoyennes à Montréal, veut favoriser l’accueil et l’inclusion des personnes réfugiées et immigrantes, en mettant en place des « collectivités accueillantes ». La notion de collectivités accueillantes désigne des formes de gestion de la diversité qui impliquent une responsabilité partagée entre les immigrants et la société d’accueil. Concrètement, dans le contexte d’une hausse rapide des flux migratoires au Québec, qui entraîne une saturation de services sociaux déjà sous tension, il s’agit d’offrir des formations aux professionnels exposés à ces populations afin qu’ils puissent accompagner plus efficacement les nouveaux arrivants. Les auteures se demandent si cette initiative favorise des formes de résilience collective de la société d’accueil. Elles montrent, en s’appuyant sur une démarche de recherche-action, les effets positifs de ces formations dans l’accompagnement des migrants, mais elles donnent aussi à voir les formes de débrouille institutionnalisée par lesquelles la mise en oeuvre concrète des politiques d’intégration passe fréquemment.

L’idée de travailler conjointement la responsabilité de la société d’accueil et celle des migrants s’est beaucoup développée dans la façon de penser les politiques d’intégration dans les pays occidentaux ces dernières décennies. Mais, dans les contrats d’intégration qui se sont développés en Europe à partir des années 2000, c’est en particulier sur la responsabilité des migrants que l’accent est mis (Pélabay, 2011). Linda Haapajärvi travaille sur cet aspect des politiques d’intégration et, plus spécifiquement, sur les politiques d’intégration dites « participatives », à destination des femmes, qui en constituent l’une des déclinaisons. En procédant à une enquête ethnographique comparée dans des maisons de quartier implantées à Paris et à Helsinki, elle étudie les mises en oeuvre locales de ces dispositifs. À Helsinki, les femmes immigrées, accompagnées de leurs enfants, sont amenées à partager un repas au « café des mères », tandis qu’à Paris un atelier d’écriture créative leur est proposé. Le café des mères conditionne l’attachement civique des femmes immigrées par le développement d’une identité collective construite autour de la maternité, par la maîtrise des normes domestiques finlandaises et par le tissage d’un lien pérenne avec la communauté vicinale. L’atelier d’écriture, par contre, apprend à ses participantes à se reconnaître mutuellement en tant que femmes souffrantes en voie d’émancipation, à condition qu’elles acquièrent un ensemble de compétences politiques et thérapeutiques qui leur permettront de rejoindre la société française au-delà de la maison de quartier. En s’appuyant sur cette analyse monographique comparée, l’auteure discute la notion de modèle national des politiques d’intégration et en propose une complexification.

La mise en oeuvre des politiques d’immigration « économiques »

Un dernier groupe d’articles porte sur le déploiement des politiques migratoires explicitement économiques. Ces politiques sont souvent moins interrogées sous l’angle de la mise en oeuvre. Les articles démontrent que les tendances signalées dans le cadre d’autres domaines migratoires sont aussi en vigueur dans ces cas, qui sont par ailleurs encore plus pénétrés par les logiques managériales et marchandes. Plus encore, ces articles complexifient les discours dominants sur la générosité des politiques migratoires canadiennes et sur la capacité exceptionnelle des politiques d’immigration « choisies » à atteindre leurs objectifs.

Leyla Sall contribue à ce dialogue dans un article intitulé « Les politiques publiques d'immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick : entre incomplétude institutionnelle et succès symbolique ». Il y documente les politiques mises en place pour attirer et retenir des immigrants francophones au Nouveau-Brunswick, en lien avec des objectifs de survivance et de pérennité linguistique. En mobilisant le concept de complétude institutionnelle, Sall démontre que ces politiques peinent à atteindre leurs objectifs en raison du manque de capacité et de volonté permettant une mise en oeuvre complète. Malgré ce décalage entre discours et pratiques, rappelant l’hypothèse du « gap » (Cornelius et al., 2004 ; Lahav et Guiraudon, 2006), il démontre également que ces politiques ne sont pas remises en question par les acteurs politiques de la province. Cette étude de cas souligne que, même dans des cas de politiques d’attraction des immigrants, les États préfèrent limiter l’attention donnée aux réalités de la mise en oeuvre.

Dans « Le travail migrant temporaire et les effets sociaux pervers de son encadrement institutionnel », Sid Ahmed Soussi présente comment le régime migratoire canadien s’est transformé pour favoriser le recours aux travailleurs temporaires issus de l’étranger. Dans ce cadre, on assiste à une importante privatisation des politiques migratoires, alors que les employeurs et les firmes deviennent responsables d’identifier et de sélectionner les immigrants. Soussi démontre que cette privatisation s’accompagne d’une part considérable de discrétion pour ces acteurs privés, de laquelle résultent plusieurs formes de discrimination dans le recrutement, l’embauche et le traitement de ces migrants, dont les statuts d’immigration demeurent hautement précaires. En plus de mettre en lumière une dynamique de plus en plus importante au Canada, l’article suggère aussi que l’externalisation de la mise en oeuvre des politiques migratoires peut aussi se faire sans que l’État souhaite contrôler les acteurs maintenant responsables de délivrer ces politiques régaliennes.