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Introduction

L’adolescence en situation transculturelle a été définie comme une période de vulnérabilité spécifique des enfants de migrants (Moro, 1998), ce qui pourrait être étendu aujourd’hui au jeune âge adulte (Cupa, Riazuelo et Romo, 2014). Cette période est caractérisée par les questionnements identitaires. En transculturel, l’identité est définie au croisement des processus d’affiliation et de filiation, permettant ainsi une inscription dans des groupes culturels, mais aussi dans l’histoire transgénérationnelle. L’élaboration de cette place peut être source d’hésitations, d’oscillations, permettant, dans les cas favorables, une créativité et un métissage, menant dans d’autres à des impasses psychiques, voire de véritables conflits identitaires (Moro, 1998).

Les problématiques auxquelles sont confrontés tous les adolescents et jeunes adultes peuvent être particulièrement mises sous tensions pour les enfants de migrants. La question de la séparation-individuation est exemplaire de la complexité du processus en situation transculturelle (Taïeb et Moro, 2012). Le remaniement des identifications passe le plus souvent par une relativisation du modèle parental : les jeunes vont s’appuyer sur des modèles identificatoires différents de ceux de leurs parents et de la culture transmise par ceux-ci. La culture de la société d’accueil, celle de leurs pairs et du monde extra-familial, exerce par ailleurs une réelle séduction sur eux (Von Overbeck Ottino et Ottino, 2001).

Ces repères identificatoires risquent cependant d’être mal définis et flous en situation transculturelle. L’étayage narcissique par le groupe de pairs peut s’avérer insuffisant. D’un autre côté, il reste crucial que l’adolescent s’inscrive dans le mythe familial, dans sa filiation (Bouche-Florin, Skandrani et Moro, 2007). En situation transculturelle les parents sont cependant fragilisés. Ils ont du mal à représenter, pour leurs enfants, des figures identificatoires, un cadre sécurisant et valorisant. Ils sont souvent eux-mêmes privés, dans leur fonction parentale, d’un étayage familial et culturel. À cette solitude peut s’ajouter une fragilisation narcissique, en raison d’une image disqualifiée voire dénigrée dans la société d’accueil (Moro, De La Noë et Mouchenik, 2004).

Face à cette fragilité de leurs possibilités identificatoires et de la complexité du processus de séparation-individuation, ces adolescents risquent d’enfermer leur identité dans des paires d’opposés, radicales et exclusives, signant un clivage identitaire entre leurs différentes appartenances (Moro, 1998). Cette polarisation excessive peut les mener à une impasse, d’autant plus que le rejet des transmissions parentales peut être vécu de manière très violente. En se différenciant sur le terrain des normes et valeurs culturelles, ils peuvent avoir le sentiment d’attaquer radicalement leurs parents, déjà vulnérables. Ils peuvent alors craindre d’être rejetés par ces derniers et, en même temps, de s’exclure de leur culture d’origine (Von Overbeck Ottino et Ottino, 2001).

Population et mÉthode

Ce processus de construction identitaire a été étudié auprès d’une population spécifique de jeunes de la seconde génération, au moment du passage de plus en plus long, à l’âge adulte : dans le cadre d’une étude qualitative en population générale, nous nous sommes intéressées aux jeunes femmes d’origine maghrébine.

Notre population se compose de 20 participantes, âgées de 17 à 25 ans (Tableau 1).

Notre technique de recrutement a été sélective, ce qui est appelé purposive sampling en recherche qualitative (Patton, 2002). L’échantillonnage est déterminé par l’inclusion de participants sélectionnés selon la richesse annoncée du matériel qu’ils peuvent apporter à l’étude et à l’approfondissement du phénomène (Kuzel, 1992). D’autre part, la taille de notre échantillon a été déterminée par saturation des données. Autrement dit, le recrutement s’est arrêté lorsque l’analyse de nouveau matériel a atteint un point de redondance, sans plus apporter de nouveauté (Mays et Pope, 1995). Les participantes ont été recrutées dans des universités, des lieux de formation professionnelle et à travers les réseaux informels entre jeunes femmes d’origine maghrébine.

Elles sont toutes nées en France, de parents ayant migré du Maghreb et plus précisément de Tunisie (n = 5), d’Algérie (n = 10) et du Maroc (n = 5).

Tableau 1

Répartition de la population selon l’âge

Répartition de la population selon l’âge

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Elles sont majoritairement originaires d’un milieu socio-économique faible (n = 18). Elles-mêmes suivent ou ont suivi des études universitaires (n = 11) ou professionnelles (n = 9). La grande majorité des jeunes femmes interviewées (N = 15) vit en banlieue de grandes villes et la plupart (N = 15) n’a pas encore quitté le domicile familial.

Les entretiens semi-directifs menés nous ont permis d’explorer leur construction identitaire et processus identificatoires à travers l’exploration de leurs relations familiales, transgénérationnelles, amicales et amoureuses, ainsi que leurs sentiments d’appartenances culturelles, à travers leurs pratiques culturelles et religieuses et positions par rapport aux transmissions parentales et transgénérationnelles. Ces entretiens enregistrés et retranscrits ont été analysés avec une méthode d’analyse qualitative, l’Interpretative Phenomenological Analysis (IPA) (Smith et Osborn, 2008).

Cette méthode implique une analyse longitudinale de chaque entretien et, plus précisément, une analyse détaillée et approfondie des vécus et discours des jeunes femmes d’origine maghrébine. Par un processus progressif d’analyse, itératif et inductif, des thèmes analytiques de plus en plus abstraits sont dégagés des entretiens. L’IPA implique un aller-retour permanent entre différents niveaux d’interprétation: du discours des participants aux thèmes et méta-thèmes émergeants. Puis, une analyse transversale de l’ensemble des entretiens permet de faire des liens entre les thèmes et méta-thèmes identifiés.

Pour assurer la validité de cette analyse qualitative des résultats, les thèmes émergeants ont été discutés par trois chercheuses en psychologie (SS, MEH, MRM), ayant lu les retranscriptions des entretiens. Ces discussions ont permis l’approfondissement et la clarification des thèmes et méta-thèmes, assurant une meilleure cohérence à l’analyse.

L’analyse s’inscrit, par ailleurs, dans une démarche complémentariste (Devereux, 1972), alliant de manière obligatoire mais non-simultanée différentes approches. Les résultats sont ainsi discutés dans une perspective psychanalytique et historique.

RÉsultats

Cette recherche a révélé trois thèmes majeurs de la construction identitaire des jeunes femmes d’origine maghrébine interviewées : la pratique de l’islam, la norme d’endogamie, la norme de virginité.

La pratique de l'islam

La grande majorité des jeunes femmes interviewées (N = 17) se définit comme croyante. Elles respectent les interdits alimentaires relatifs à la viande de porc (n = 20) et à l’alcool (n = 18), elles jeûnent durant le mois de ramadan (n = 18), certaines mangent exclusivement de la viande halal. Seules deux jeunes femmes sont voilées.

Les participantes vivent leur religion de manière très positive. Elles mettent en avant un sentiment de bien-être relié à leur croyance, venant illustrer la réceptivité de ces jeunes femmes d'origine maghrébine à une mystique de l'épanouissement personnel et aux appels à l’individualisme, dominants dans la société française. Leur appartenance religieuse reflète ainsi plutôt la spiritualité que l’endoctrinement (Guénif-Souilamas, 2000).

« Quand je suis ces grands principes, je me sens bien. Je me sens bien »

Yara, 23 ans

Chiraz (17 ans) souligne qu'elle portait le voile plus jeune, non pas parce que l'islam le lui prescrivait, mais parce qu'il lui procurait un sentiment de bien-être personnel « (…) je suis bien, je me sens bien dedans. Je suis bien quoi, avec le voile je me sens bien ».

Leurs pratiques de la religion musulmane sont mouvantes et métissées : elles revendiquent la liberté de choix de leur religiosité, rompant subjectivement avec une inscription à la naissance dans l’islam, comme c’est traditionnellement le cas au Maghreb. Elles sont nombreuses (n = 12) à acquérir un savoir livresque de l’Islam, qu’elles s’approprient dans une démarche qui se veut rationnelle voire intellectuelle.

« Et il y a plein de trucs pour la vie quotidienne et tout, donc euh, je pense que cette religion est trop carrée pour ne pas être la bonne. C'est trop, trop bien fait »

Nedra, 23 ans

Elles font preuve d'une capacité réflexive par rapport à leur religion. Elles sont à la recherche d'explications de certaines règles et pratiques que leurs parents ne peuvent leur fournir. Elles tentent d'épurer leur pratique de l'islam de l'influence de la tradition, de retourner à une pratique « authentique » et fidèle au texte. Elles peuvent même aller jusqu'à exprimer un certain mépris pour des formes populaires de l'islam au Maghreb, telles les pratiques de protection contre le mauvais oeil, les croyances concernant la possession par des djinns. Ce résultat rejoint ce qui avait été décrit par Cunha (1996) : l'islam des jeunes d'origine maghrébine est un islam « savant », puisé dans les livres et qui s'oppose à l'islam « culturel », traditionnel de leurs parents. N'ayant pas grandi dans une société où l'islam représente la religion dominante, leur croyance et pratique sont moins évidentes, moins étayées par une communauté de croyants. Cette démarche est, par ailleurs, influencée par leur niveau d'études supérieures et une relation au savoir différente de celle de leurs parents. Elle représente tout autant une rupture avec la société d'origine qu'avec la société française.

Les participantes soulignent l’aspect privé voire intime de leur croyance et relation à Dieu. Cet aspect plus personnel et privé de l'appartenance religieuse dénote une certaine influence de la norme de laïcité, dominante dans la société française et mise en avant par l'Etat français, parfois précisément dans sa relation à la communauté maghrébine et musulmane en France.

« La religion, ça reste une conviction religieuse, personnelle, c'est quelque chose de personnel vraiment, c'est entre Dieu et moi, c'est… ça ne regarde personne, voilà »

Yasmina, 22 ans

Leur rapport à la religion est aussi l'expression de l'internalisation d’autres valeurs acquises dans la société française, telle que l’égalité des sexes. Là encore, c’est en s’appuyant sur les textes de l’islam, et non en les rejetant, qu’elles la revendiquent dans leur famille.

Il existe ainsi un véritable écart générationnel entre ces jeunes femmes et leurs parents concernant la perception, l'approche et la pratique de l'islam. Mais cette identité musulmane les différencie tout autant de la société française dans laquelle elles s'inscrivent, tout en revendiquant une certaine singularité, singularité affichée de manière ostentatoire lorsqu'elles portent le voile. D'après Khosrokhavar (1995), cette identité musulmane ouvre aux jeunes femmes d'origine maghrébine « un entre-deux qui est l'espace même de leur double identité » (p. 84).

Leur pratique de l’islam a, par ailleurs, une fonction rassurante pour leurs parents, souvent inquiets face à l'affiliation française de leur fille. Cette peur de perdre leurs enfants à la société dominante se traduit par les reproches récurrents qu'ils leurs adressent :

Durant les conflits qui les opposait, le père de Hannan (25 ans) désapprouvait ses comportements : « Tu te prends pour une Française », « Tu te comportes comme les Français ».

Cette inquiétude parentale peut mener à une crispation identitaire, à une rigidification des normes et règles de comportement transmises. Ne pas vivre dans le contexte culturel d’origine ne permet pas une certaine souplesse de fonctionnement dans l’aller-retour entre les références culturelles intériorisées et le monde culturel extérieur. L’absence d’étayage par le contexte familial et culturel d’origine et l’immersion dans un monde méconnu, aux valeurs différentes, risquent de plonger les parents dans un doute identitaire. À ce sentiment d’étrangeté ressenti, ils peuvent répondre par une certaine rigidification et adhésion plus stricte et orthodoxe aux valeurs d’origine (Von Overbeck Ottino et Ottino, 2001). Dans ce contexte, la pratique de l'islam, revendiquée par les jeunes femmes d'origine maghrébine, leur permet l'aménagement d'un plus grand espace de liberté. Les parents rassurés quant à l'inscription de leur fille dans leur filiation et leur affiliation leurs permettent de transgresser d'autres règles, comme, par exemple, celle relative à la tenue vestimentaire ou aux sorties entre adolescents.

L'identité musulmane représente ainsi un enjeu des processus de filiation et d’affiliation des jeunes femmes d'origine maghrébine. Elle permet de s'inscrire dans les générations précédentes et de s’approprier la transmission parentale. Et en même temps, elle leur permet de se différencier de leurs parents et de s’inscrire dans une affiliation française. L'identité musulmane leur permettrait ainsi d'être des deux mondes à la fois : s'inscrire dans la société française tout en portant l'héritage des parents.

Prescription d'endogamie

La prescription d'endogamie est présente dans la grande majorité des familles des jeunes femmes interviewées (n = 18) : leurs parents souhaitent qu'elles épousent un musulman de même origine nationale. Même si les jeunes femmes ne partagent pas cette prescription avec leurs parents, elles sont cependant nombreuses à souhaiter la respecter (n = 15) : elles sont d’accord pour épouser un Maghrébin ou Musulman, quel que soit son origine nationale. Les motivations explicites avancées sont exclusivement d'ordre familial : éviter un conflit familial, faire plaisir aux parents. Cinq des jeunes femmes interviewées se disent disposées à épouser des non-musulmans.

La question de l’alliance représente un moment crucial de l'inscription culturelle des jeunes de parents migrants (Moro, 2004). Le respect de la norme d’endogamie, même si quelque peu revisitée et transformée, symbolise l'attachement de ces jeunes femmes d'origine maghrébine à leur filiation et affiliation d’origine. Le choix de l’objet amoureux semble, par ailleurs, étroitement lié à la transmission culturelle aux générations suivantes. Elles expriment le souhait d’inscrire leurs enfants dans une affiliation musulmane et maghrébine, ce qui se reflète également dans leur désir de leur transmettre la langue maternelle de leurs parents, voire même par leurs parents. Par le respect de la prescription parentale, elles ne tentent pas seulement d'éviter l'opprobre ou le conflit familial. Il est révélateur de leur désir de rester fidèles à leurs parents, autrement dit de s'inscrire dans leur filiation.

En même temps, la grande majorité d’entre elles (n = 19) insistent sur l’affiliation française du futur conjoint : elles souhaitent qu’il ait grandi en France. Leur choix d’objet amoureux les inscrit donc également dans leur affiliation française et une identification à leurs pairs. Sans attaquer leurs parents, par un choix d’objet amoureux transgressif, elles tentent néanmoins d’aménager une certaine distance et différenciation par rapport à eux.

Ce choix d’objet amoureux leur permet en effet d’interroger leurs identifications aux parents et en particulier à leur mère. Elles expriment explicitement leur désir d’une vie amoureuse en rupture avec celle de leurs parents. Elles regrettent leur mésentente conjugale, dont l’alliance leur parait par moment mystérieuse. Elles fantasment une vie amoureuse plus épanouie.

« Je ne sais pas ce que mes deux parents font ensemble, je ne comprends toujours pas »

Maya, 22 ans

Elles rejettent en particulier la place de leur mère en tant qu’épouse, perçue comme trop dépendante, passive ou frustrée.

« Donc la femme elle est complètement, elle est réduite à rien. Donc c’est la mère des enfants, basta (…) Pas de loisirs, pas de rien, comme si c’était inaccessible pour elle quoi. Donc ça, ça me choque quand même ».

Chérifa, 25 ans

« J’en veux à ma mère de s’être laissée aller, je lui en veux de ne pas se prendre en main, de ne pas être active, de ne pas avoir travaillé, de ne pas s’occuper d’elle, de ne pas être plus sûre d’elle… »

Linda, 23 ans

« Je ne me vois pas du tout mère au foyer, je ne me vois pas mère au foyer comme ma mère… C’est hors de question, c’est inconcevable… Parce que je ne me vois pas à la maison à ne rien faire. Je ne me vois pas enfermée à la maison. Plutôt mourir que ça ».

Yara, 23 ans

Cette impossible identification à la position féminine de leur mère peut être à l’origine d’affects de colère, de rancoeur et de désarroi.

La norme de virginité

La norme virginale est une prescription récurrente dans les familles des jeunes femmes interviewées (n = 19). Mais quel que soit le mode de transmission – explicite ou implicite – la majorité des participantes insiste sur l'indépendance de leur position subjective vis-à-vis de cette norme virginale. Il s'agit pour elles d'un choix intime, excluant les membres de leur famille et les enjeux que ceux-ci y relient.

C'est majoritairement l'islam qui est mis en avant pour expliquer le choix de respecter cet interdit. Elles suivraient une prescription de Dieu et ne s’engageraient que vis-à-vis de lui.

« Je ne le fais pas pour ma mère ou pour mes parents, je le fais vraiment pour Dieu. Si c'était pour ma mère, je pourrais très bien le faire et lui dire ‘oui, maman je le suis', elle ne le saura jamais »

Yara, 23 ans

« Donc je pense que si je n'avais pas connu l'islam comme je l'ai connu, et que moi ce n'étaient que mes parents, peut-être que je l'aurais fait avant le mariage. (…) J’aurais fait un truc, sans qu'ils le sachent »

Chérifa, 25 ans

Ces jeunes femmes de la seconde génération ne considèrent ainsi plus la virginité comme l'affaire de la communauté entière, mais comme relevant de leur intimité. Cette pratique reflète, par ailleurs, la plus grande individualité de leur croyance, moins étayée par une communauté de croyants. Comme pour d'autres pratiques de l'islam, leur interprétation de la norme de virginité s'adapte aux principes de laïcité et aux appels à l'individuation de la société française.

Quel que soit la position adoptée face à cette norme – respect ou transgression – il a été l’objet de questionnements, plus ou moins douloureux, durant l’adolescence et a nécessité une certaine élaboration.

Linda (23 ans) doute de la centralité de l'interdit dans l’islam ; le cas-échéant, il serait également imposé à ses frères. Sa transgression de l’interdit est par ailleurs étayée par un processus de rationalisation : elle explique que cette prescription de virginité relève de la tradition et non du Coran, qu'il existe des recommandations pour les femmes non vierges et que ces interdits sont à replacer dans leur temps.

Dora (23 ans), quant à elle, réfute cette norme en faisant une analyse critique de la situation actuelle : « Pour moi c'est un peu une vision décalée vis-à-vis de ce que je vois, des jeunes de ma génération à moi ».

D’autres jeunes femmes interviewées veulent, à l'inverse, se préserver pour « l'homme de leur vie » (Neila, 25 ans). Elles introduisent ainsi une motivation supplémentaire à leur respect de l’interdit : l'amour. Garder sa virginité jusqu'au mariage représenterait une preuve d'amour. Elles se saisissent des récits valorisant le « grand amour », véhiculés à travers la littérature, le cinéma et la musique, et se les approprient pour expliquer, à leurs yeux tout autant qu'aux yeux d'autrui, leur respect de cet interdit. Cette réappropriation correspond à une manière de se confronter et de négocier psychiquement avec les idéaux adolescents de la société française.

L'amour est cependant également avancé par la cause inverse.

Je veux dire à partir du moment où on le fait avec quelqu'un qu'on aime, c'est ça le plus important

Samia, 25 ans

Ces jeunes femmes ont intériorisé la norme de virginité. Mais dans leur contexte de vie actuel, dans lequel l'amour, bien plus que le mariage, est valorisé, elles en transforment la signification. Pour elles, ce n'est plus le mariage, mais l'amour qui rend les rapports sexuels licites.

La norme de virginité est suivie par d’autres de façon minimale, puisque qu’elle n’exclut ni relations amoureuses, ni certaines formes de sexualité non-génitale. Certaines jeunes femmes interviewées expriment, dans ce contexte, leurs désirs et leurs difficultés à y résister ou leur manière détournée de les assouvir.

C’est difficile de résister, quand on est dans le feu de l'action

Chiraz, 17 ans

Les récits de ces jeunes femmes soulèvent la question de leur conceptualisation de la norme de virginité. Traditionnellement, celle-ci fait partie d'un complexe symbolique plus large, qui ne se réduit pas à la virginité des femmes, mais inclut une certaine ségrégation entre les sexes, l’interdiction de toute relation amoureuse avant le mariage, un certain comportement chaste. Les jeunes femmes interviewées semblent revisiter, par leurs comportements et pratiques, l'étendue du complexe symbolique de virginité. Leurs récits indiquent qu'elles réduisent la norme de virginité à la défloration. Renoncer à des rapports sexuels génitaux ne les empêche pas d’investir la sexualité à l’adolescence. Elles tentent de trouver des compromis entre, d’un côté, les interdits parentaux intériorisés et les attentes parentales dans la réalité extérieure et, d’un autre côté, la réactivation de la sexualité à l’adolescence et l’aspect impérieux de certains désirs.

Leurs questionnements et doutes quant au respect ou au non-respect de cette norme reflètent un questionnement identitaire, au croisement des processus de filiation et d’affiliation. Leurs tribulations identitaires se cristallisent autour de cet interdit par un processus de condensation - processus par lequel un élément en vient à représenter le tout, à en constituer un délégué (Freud, 1900). Leurs récits révèlent que la transgression de la norme s’accomplit dans un contexte de refus et de honte des affiliations culturelles d’origine, s’accompagnant d'un rejet de la filiation.

Hannan (25 ans) a ses premiers rapports sexuels dans un contexte de rupture familiale, de rejet et de honte de son origine tunisienne.

Yasmina (22 ans) n’a pas respecté la norme de virginité alors que « les deux cultures s'affrontaient » au sein de son moi et qu'elle vivait de douloureux sentiments de rejet de la part de sa mère.

Chainez (24 ans) a transgressé cet interdit transmis par ses parents, à l'époque de violents conflits avec sa mère. Elle investissait alors massivement le monde extérieur dans une tentative de se construire dans l'opposition et la négation de ce qui lui avait été transmis à l’intérieur.

Les propos recueillis permettent de mettre en lien le non-respect de cette norme et les questionnements identitaires. La transgression prendrait le sens d’une tentative de séparation-individuation par rapport aux parents. Celle-ci passerait par l’attaque de leurs règles et interdits, qui plus est dans le domaine de la sexualité à l’adolescence. Le rejet de la transmission parentale représenterait, dans ce contexte, une tentative de dépassement des tensions identitaires, une tentative d’issue à une impasse psychique. Ce mouvement ne les a pas empêchées de renouer, par la suite, des relations plus apaisées avec leurs parents et de s’inscrire dans leur filiation et affiliation d’origine.

À l'inverse, certaines jeunes femmes interviewées cherchent, dans le respect de cette norme, une « preuve » de leur affiliation d’origine, une réassurance quant à leur inscription dans les appartenances culturelles de leurs parents. Cette identification aux parents et à leur transmission passe par la différenciation par rapport aux pairs.

Par le biais du respect de l’interdit, Neïla (25 ans) a voulu se distancier de ses amies « … le fait de voir ici les filles… d’entendre les histoires des filles avec leurs copains, tu te dis ‘non, moi je ne serais pas comme ça’ ».

À travers les interrogations et doutes quant à la norme de virginité se pose ainsi de manière indirecte une autre question relative à la filiation et aux affiliations. Leurs négociations intrapsychiques et intersubjectives de la signification de la norme révèlent leurs oscillations entre tentatives de subjectivation, de différenciation par rapport aux parents et à leur héritage culturel d’une part et leurs tentatives d’inscription filiative et affiliative d’autre part.

Discussion

Les résultats des analyses qualitatives des entretiens menés révèlent que la construction identitaire des jeunes femmes d’origine maghrébine se cristallise autour de certaines normes culturelles transmises par les parents : la pratique de l’islam ainsi que les normes d’endogamie et de virginité. Celles-ci représentent des marqueurs symboliques de l’identité, permettant une inscription filiative et affiliative. En tant que règles partielles, elles symbolisent le tout, autrement dit la culture que les parents souhaitent transmettre à leurs enfants, relevant ainsi d’un processus de condensation (Freud, 1900).

Pratiques religieuses, norme d’endogamie et de virginité correspondent certes à des pratiques et normes traditionnelles. Leur fonction identitaire symbolique relève cependant davantage d’une dimension historique. Elle est à réinscrire et à analyser dans le contexte des relations des populations maghrébines avec la France, dans le passé et à fortiori aujourd’hui.

Les normes d’endogamie et de virginité soulèvent la question de la sexualité féminine et de son contrôle social. Celle-ci a représenté, depuis le début de l’histoire coloniale au Maghreb, un enjeu des relations entre pouvoirs coloniaux et populations colonisées (Tersigni, 2001a). Au Maghreb, et tout particulièrement en Algérie, le regard colonial français s'est concentré sur la question des femmes, et plus particulièrement sur leur sexualité, qui a représenté depuis le départ un enjeu réel et symbolique. La sexualité a d'abord été un lieu de pouvoir : les femmes étaient érotisées par des reproductions dénudées sur des cartes postales (Taraud, 2003a) et l’armée française en organisait la prostitution (Taraud, 2003b).

La sexualité féminine a ensuite été instrumentalisée, dans le but de détruire la résistance des sociétés colonisées : les femmes ont été appelées à « s'émanciper » de l’emprise des hommes de la famille, pour accéder à une indépendance individuelle grâce aux pouvoirs coloniaux et en lieu et place d’une indépendance nationale. Les pouvoirs coloniaux tentèrent, en effet, de gagner leur complicité, en leur adressant un discours « émancipateur » et laïcisant, soulignant le caractère oppressif et réfractaire à tout changement de l'islam (Ahmed, 1992; Lazreg, 1994; Tersigni, 2001a). En parallèle, la sexualité des femmes fut soumise, dans les sociétés colonisées, de manière accrue au contrôle social, devenant un lieu où s'exerce le sentiment d'appartenance culturelle et nationale (Tersigni, 2001a). Le corps des femmes fut d’autant plus instrumentalisé lors de la guerre d’indépendance en Algérie : un lieu attaqué par les pouvoirs coloniaux, lorsque le viol était utilisé comme moyen de torture des femmes résistantes et de leur mari ; un lieu idéalisé par les nouveaux pouvoirs nationalistes, symbolisant la spécificité de la nation décolonisée. Les femmes incarnaient les nouvelles nations décolonisées, car elles avaient incarné précédemment les nations colonisées aux yeux des pouvoirs coloniaux français (Tersigni, 2001b; Woodhull, 2003).

Après avoir été un prétexte de la mission « civilisatrice » de l’entreprise coloniale, ces normes deviennent, en contexte migratoire, un alibi pour traiter d’autres questions d’ordre politique, relatives à la migration, l’intégration et la sécurité nationale. Les migrants maghrébins en France sont réduits à leur appartenance religieuse. Le caractère archaïque et réfractaire à tout changement de l’islam est avancé pour en en souligner l’aspect incompatible avec les valeurs de la République française. Les images de la Française musulmane ou de la jeune femme voilée (Guénif-Souilamas, 2006) font ressurgir l’imaginaire de l’époque coloniale.

Confrontées depuis l'époque coloniale à ces stigmates (Goffman, 1975), les populations maghrébines les ont intériorisés comme symboles identitaires. Ils viennent dès lors matérialiser la frontière entre migrants maghrébins et le reste de la société française et à incarner leur spécificité culturelle. Les identités sont, en effet, aussi dépendantes de la manière dont les individus sont identifiés par les autres (Ndiaye, 2008).

C’est ainsi ce statut particulier, aussi bien dans la transmission parentale que dans le regard de la société française, qui confère à ces normes et pratiques une valeur symbolique pour les jeunes femmes d'origine maghrébine. Elles viennent à représenter un moyen de s’inscrire ou, à l’inverse, d’attaquer sa filiation et son affiliation d’origine. Cette valeur symbolique permet ainsi de comprendre pourquoi elles font de l’islam, des normes de virginité et d’endogamie des enjeux fondamentaux de leurs négociations identitaires.

Ces normes culturelles ne sont cependant nullement rigides, mais sujettes à des négociations et des redéfinitions dans le cadre des relations transgénérationnelles. Elles permettent même, dans certaines situations, l'aménagement d'espaces de liberté. Suivre ces règles partielles permet à ces jeunes femmes d'en transgresser d'autres, sans pour autant que leurs parents ne craignent une perte de leur enfant à la société française, un sentiment d’étrangeté à son égard. Mais cette transgression serait par ce biais non seulement légitimée aux yeux des parents, réconfortés quant à l'inscription de leur fille dans leur filiation et leur affiliation, mais également aux yeux des jeunes femmes elles-mêmes. Par leur biais, elles expérimentent différentes manières de se séparer de leurs parents et de s’identifier à leurs pairs, tout en s’inscrivant dans leur histoire familiale et culturelle.