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Introduction

Découvert en 1869 par le biochimiste suisse Friedrich Miescher (Dahm, 2005), l’acide désoxyribonucléique (ADN) a fait sa première apparition comme outil scientifique à l’appui d’enquêtes criminelles au milieu des années 1980. Après avoir développé le concept d’empreinte génétique sur la base de la mise en évidence d’une variabilité de séquences répétitives d’ADN entre individus, le professeur Alec Jeffreys entreprit en 1986 la première utilisation de l’ADN à des fins forensiques, dans le cadre de l’enquête faisant suite aux viols et meurtres de deux écolières dans le Leicestershire, au centre de l’Angleterre. Ces deux crimes, perpétrés à près de trois ans d’intervalle, avaient été commis selon un même mode opératoire, bien singulier. Les analyses génétiques réalisées par Alec Jeffreys permirent, dans un premier temps, de confirmer que les deux meurtres étaient bien le fruit d’un même agresseur, et de disculper un suspect que les policiers tenaient comme l’auteur présumé. Par la suite, l’ADN joua un rôle primordial pour confondre l’auteur de ces crimes, un certain Colin Pitchfok (Kazemian, Pease et Farrington, 2011 ; Napper, 2000 ; Stevens, 2001 ; Toom, 2012). Rapidement, l’intérêt de l’exploitation de l’ADN à des fins d’identification de personnes fut perçu et la place accordée à l’utilisation de la trace biologique[3] dans les enquêtes criminelles devint de plus en plus importante, rendant nécessaire la mise en place d’un outil de classification et d’un cadre légal ad hoc (Napper, 2000). C’est ainsi qu’en 1995 la première banque de données nationale dédiée aux profils ADN[4], le National DNA Database (NDNAD), vit le jour au Royaume-Uni (Martin, 2004 ; Martin, Schmitter et Schneider, 2001 ; McCartney, 2012 ; Napper, 2000 ; Wallace, Jackson, Gruber et Thibedeau, 2014). Ce mouvement fut suivi peu à peu par d’autres pays, dont la Suisse qui, en 2000, établit la banque de données nationale pour les profils génétiques CODIS (Combined DNA Index System) (Coquoz, Comte, Hall, Hicks et Taroni, 2013 ; Girardet, 2014 ; Strehler, Kratzer et Bär, 2003). Après une phase d’essai de quatre ans, cette banque de données fut entérinée et la base légale régissant l’utilisation de ce moyen d’identification − la Loi fédérale de 2003 sur les profils d’ADN (ci-après LADN) − entra en vigueur en janvier 2005. Cette loi réglementait notamment les conditions d’introduction et la « durée de séjour » des profils génétiques dans CODIS. Seuls les profils de prévenus[5], de personnes condamnées ainsi que de traces collectées sur les lieux d’une infraction pouvaient alimenter cette banque de données (art. 11 LADN). Quant à la durée de conservation des profils des individus, le législateur avait intégré un système de délais d’effacement dépendant de l’issue de la procédure judiciaire, avec un maximum de 30 ans après le prélèvement (art. 16 LADN). Au-delà de sa pertinence, qui n’a jamais été remise en question, c’est le délai associé à une telle procédure d’effacement qui a fait l’objet de débats, notamment pour les situations − loin d’être exceptionnelles − pour lesquelles l’issue de la procédure judiciaire demeure inconnue[6] ou n’est pas communiquée aux organes de gestion de la banque de données. Dans ces cas de figure, c’est le délai maximal qui s’applique, et la question qui en résulte est de savoir alors si un délai de 30 ans est vraiment approprié dans de telles situations.

L’effacement des profils ADN des personnes apparaît donc comme un sujet délicat, d’autant plus que la décision de supprimer un profil − et de quand procéder à cette suppression − doit être le résultat d’une pesée entre différents intérêts inhérents au potentiel d’identification de l’ADN. Plus particulièrement, la (durée de) conservation du profil génétique d’une personne dans la banque de données doit être guidée par la recherche d’un équilibre entre deux principes : le droit à l’oubli de l’individu et l’exigence de sécurité de la société. Cette question peut être illustrée par deux décisions rendues à la suite de recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans le premier cas, l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni (2008), la CEDH a tranché contre le maintien dans une banque de données du profil ADN des requérants, suspectés et par la suite innocentés (Bellanova et De Hert, 2009 ; Toom, 2012), estimant que cela ne représentait pas « un juste équilibre entre les intérêts publics et privés […]. Dès lors, la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit des requérants au respect de leur vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique » (para. 125, p. 39). En revanche, dans l’affaire W. c. Pays-Bas (2009), la CEDH a considéré que l’établissement et l’enregistrement du profil ADN d’une personne condamnée étaient légitimes, d’autant plus que le maintien était limité. Bien que les deux arrêts ici mentionnés ne concernent pas directement la situation helvétique per se, les arguments avancés ne peuvent pas être ignorés lorsque l’on s’intéresse à la conservation des données personnelles. Ainsi, en suivant les recommandations de la CEDH, l’équilibre entre les intérêts individuels et ceux de la collectivité doit être assuré par le principe de proportionnalité, d’autant plus dans le cadre de la constitution de banques de données représentant des outils précieux dans la lutte contre la criminalité, mais dont les utilisations peuvent parfois s’éloigner de leurs buts originels (Dahl et Saetnan, 2009). Nous avons alors décidé de mener une étude non pas avec la prétention de vouloir clarifier ou déterminer ce point d’équilibre, mais avec la volonté de fournir des données scientifiques permettant d’apprécier de manière objective et concrète les répercussions de différentes hypothèses de délais d’effacement de profils de personnes inclus dans la banque de données ADN.

Au niveau suisse, une première étude menée par Girardet (2014) s’est intéressée à la question des effacements et à la pertinence de leurs délais, en adoptant notamment une perspective historique de la LADN et de son application. Cette étude a mis en évidence les difficultés liées à la gestion des profils ADN et de leur effacement, découlant essentiellement du fait que l’issue judiciaire de la procédure, conditionnant le délai d’effacement applicable, demeurait souvent méconnue des services chargés de l’effacement. Malgré ces difficultés de gestion, Girardet a pu observer que la loi était correctement appliquée − la plupart des profils étant effacés dans un délai de 5 à 10 ans après leur prélèvement − et que la procédure d’effacement ne semblait pas avoir un impact significatif sur le taux d’identification des traces. En particulier, il a constaté que 98 % des traces collectées en lien avec des infractions et qui avaient donné une correspondance avec le profil génétique d’un individu avaient été identifiées dans les 10 ans suivant le premier passage aux mesures signalétiques[7] de l’individu en question et, au plus tard, 12 ans et 6 mois après (100 %). Or, au début de l’année 2016, la Commission des affaires juridiques du Conseil national suisse s’est interrogée sur la pertinence des délais de conservation des profils ADN actuellement prévus par la loi et sur l’adéquation de ces derniers avec les besoins des forces de police et des autorités de poursuite pénale (Le Parlement suisse, 2016). Ces travaux se sont néanmoins heurtés à une carence de connaissances relatives à l’impact de la fixation de nouveaux délais non seulement sur le nombre, mais surtout sur le type et la gravité des infractions dont la résolution pourrait se trouver entravée par un délai d’effacement raccourci. Quels risques pourrait engendrer la suppression du profil ADN d’un individu par rapport à l’élucidation de potentielles enquêtes futures ? Et le cas échéant, quels types d’infractions seraient concernés ?

C’est pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions que la présente étude a été réalisée, avec comme objectif principal d’évaluer les conséquences liées à la fixation d’un délai d’effacement automatique plus court. Plus précisément, la recherche s’est intéressée à l’intervalle de temps séparant le prélèvement d’ADN d’un individu et la mise en relation du profil génétique de ce même individu avec les traces prélevées sur les lieux d’infractions, par le biais de CODIS. Sur cette base, il a été possible de mesurer le nombre de traces, dont l’identification aurait été manquée en fonction de trois scénarios de délais d’effacement automatique (5, 8 et 10 ans), retenus à partir des résultats de Girardet (2014). La typologie des infractions correspondant à ces identifications potentiellement manquées a alors été esquissée afin d’obtenir, en plus d’une information quantitative, une image de la nature des délits négativement impactés par l’adoption de tels délais automatiques d’effacement.

Revue de littérature

Lorsque l’idée de la mise en place, en Suisse, d’une banque de données de profils ADN a commencé à se dessiner, une des questions délicates qui se sont posées concernait la population visée. En particulier, la question portait sur le type de criminels à inclure pour que le fichier soit performant, tout en évitant un fichage systématique de tous les délinquants. Certains pays, tels que la France, avaient initialement privilégié l’établissement d’un catalogue d’infractions (principalement des infractions violentes et à caractère sexuel) pour lesquelles l’ADN d’une personne condamnée devait être inclus dans la banque de données. D’autres, comme le Royaume-Uni, avaient préféré étendre la durée de la conservation de profils ADN pour une palette plus large d’infractions et d’individus (Coquoz et al., 2013, Killias, Haas, Taroni et Margot, 2003). Afin de déterminer l’option la plus avantageuse, Killias et ses collaborateurs (2003) ont analysé la carrière criminelle des recrues militaires suisses en s’appuyant sur l’étude de Haas (2001). Ils ont alors observé que les violeurs et les agresseurs violents ne se cantonnaient pas à des infractions graves, mais qu’ils se livraient également à des délits mineurs, « sans connotation sexuelle ou violente » (Killias et al., 2003, p. 3). Ils en ont conclu que l’inclusion de profils de délinquants ordinaires dans la banque de données ADN pouvait avoir un impact significatif sur l’identification des auteurs de crimes violents (Coquoz et al., 2013). Cette question de la population concernée par la constitution d’une banque de données ADN a par la suite été encore largement débattue en Europe, notamment après la décision de la CEDH dans l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni (2008). En particulier, la recherche s’est focalisée sur les enjeux liés à la répercussion de cette décision sur les banques de données nationales (McCartney, 2012 ; Toom, 2012 ; Wallace et al., 2014). Comme le Royaume-Uni avait défendu sa politique très inclusive de profils ADN dans le NDNAD en invoquant des motifs d’efficacité − soit la capacité accrue d’identifier les traces prélevées sur les lieux d’infractions et de contribuer ainsi à l’élucidation des affaires − certaines recherches ont tenté de déterminer s’il existait un lien entre la taille de la banque de données et son efficacité (c.-à-d. le taux d’identification) (Santos, Machado et Silva, 2013 ; Toom, 2012). En comparant les banques de données génétiques britanniques et néerlandaises, Toom (2012) a observé que malgré une différence significative de la taille de ces fichiers, leur efficacité était comparable, laissant ainsi entendre qu’une législation privilégiant le droit des individus (c.-à-d. limitant les personnes visées et la période de conservation des profils ADN de ces personnes) ne portait pas atteinte à la performance de cet outil. Cette conclusion a été confirmée par une étude menée sur le plan européen[8], qui a révélé que l’efficacité d’une banque de données ADN n’était pas liée à sa taille, mais plutôt à la proportion des hits[9] qu’elle générait (Santos et al., 2013). Au vu des résultats de ces études, une conservation très étendue des profils génétiques, en plus d’être difficilement justifiable du point de vue du droit à l’oubli, semble peu utile. Elle contribue également à l’inflation de la taille des banques de données, ce qui n’est pas sans possibles conséquences contre-productives sur l’efficacité de l’ADN dans la résolution des affaires criminelles, comme un accroissement de coïncidences fortuites et, par voie de conséquence, des efforts de vérification requis pour valider des rapprochements proposés par la banque de données. D’ailleurs, en comparant les législations européennes, il s’avère que seuls trois pays (Autriche, Écosse et Royaume-Uni) conservent indéfiniment les profils des personnes condamnées dans leur banque de données, les autres pays les effaçant une fois la personne décédée ou selon des délais établis, variant entre 10 et 80 ans (European Network of Forensic Science Institutes [ENFSI], 2012 ; Voultsos, Njau, Tairis, Psaroulis et Kovatsi, 2011).

Objectifs de la recherche

Les différentes études préalablement présentées ont essentiellement examiné des aspects liés à la mise en place et à la gestion des banques de données ADN. En revanche, la problématique de l’effacement des profils des personnes existant dans une telle banque de données et de l’impact de cette démarche demeure largement méconnue. La recherche réalisée s’est intéressée à cet aspect, en considérant la banque de données ADN suisse comme champ d’étude. L’objectif principal était d’évaluer les conséquences liées à la fixation d’un délai d’effacement automatique, en fonction de trois scénarios de délais (5, 8 et 10 ans). Deux questions ont successivement été examinées pour chacun de ces scénarios : 1) L’effacement des profils ADN a-t-il des conséquences négatives sur l’identification des traces prélevées lors d’infractions ultérieures ? 2) Quelle est la nature des infractions dont les traces auraient subi de telles conséquences (c.-à-d. le non-rapprochement avec le profil d’un individu pour cause d’effacement) ?

Méthodologie

Échantillon

L’échantillon utilisé dans cette étude comprenait, d’une part, des données relatives aux profils ADN de personnes introduits dans la banque de données CODIS suisse, et, d’autre part, des données relatives aux profils ADN de traces prélevées lors d’infractions et qui avaient été identifiées avec ces personnes. Plus concrètement, nous avons considéré les prélèvements ADN effectués sur des personnes interpellées entre janvier 2005 (date d’entrée en vigueur de la LADN) et décembre 2014, ainsi que les traces biologiques prélevées en relation avec des infractions, et qui avaient donné un rapprochement (hit) avec l’un des profils de personnes durant cette même période. Ces données ont été obtenues auprès de la Division Identification biométrique de l’Office fédéral de la police (fedpol) qui les a extraites de la banque de données ADN CODIS suisse. Ce jeu de données ne comprenait aucune information signalétique sur les personnes correspondant aux profils ADN, ces derniers étant distingués par un numéro individuel visant à assurer l’anonymisation des données.

Pour des raisons pratiques, il ne nous a pas été possible de traiter l’ensemble des données figurant dans CODIS. Nous avons donc effectué une sélection comprenant les profils ADN des personnes issus de quatre cantons – Berne, Genève, Vaud et Zurich – ainsi que les profils ADN de traces qui avaient donné un hit avec ces profils de personnes entre 2005 et 2014. Les profils de traces correspondaient à des traces biologiques collectées sur les lieux d’infractions − ou sur des objets en lien avec ces infractions − perpétrées dans les quatre cantons desquels émanaient les profils ADN des personnes. Le choix des cantons retenus pour les profils ADN des personnes a été guidé par des motifs de taille de la population (Berne et Vaud), de présence d’un aéroport international sur leur territoire (Genève et Zurich), et par le caractère frontalier et urbain des cantons de Genève, de Vaud et de Zurich[10]. Au total, le jeu de données a consisté en 106 346 profils ADN de personnes et 16 516 profils de traces.

Mesures

Les variables sélectionnées dans le cadre de cette étude dérivent, d’une part, des informations associées aux prélèvements ADN auprès des individus interpellés (Tableau 1), et, d’autre part, des données relatives aux traces collectées sur les lieux des infractions et successivement identifiées (Tableau 2).

Tableau 1

Variables relatives aux prélèvements ADN (N = 106 346)

Variables relatives aux prélèvements ADN (N = 106 346)

1 Le code RIPOL (recherches informatisées de police) est un code numérique à 10 chiffres propre à chaque infraction.

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Tableau 2

Variables relatives aux traces identifiées (N = 16 516)

Variables relatives aux traces identifiées (N = 16 516)

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À partir de ces données, il a été possible d’obtenir des variables supplémentaires, nécessaires à la concrétisation de la recherche. Plus particulièrement, la date de réalisation du prélèvement a été extraite à partir de la date d’effacement par défaut, cette dernière étant fixée à 30 ans après l’interpellation. Une fois cette information obtenue, il a été possible de calculer l’intervalle de temps (∆t) écoulé entre le prélèvement du profil ADN du prévenu et l’identification d’une trace avec ce même profil. Les informations relatives à l’infraction commise, telles que le type de loi s’y rapportant (c.-à-d. le Code pénal, la Loi sur les stupéfiants, etc.), l’article concerné et le libellé, ont également été extraites aussi bien pour les prélèvements que pour les traces.

Enfin, la dernière variable considérée aux fins de l’étude a été le délai d’effacement. À la suite de l’étude de Girardet (2014), trois échéances potentielles ont été retenues, à savoir 5, 8 et 10 ans.

Stratégie analytique

Au vu des objectifs énoncés pour cette étude, et en tenant compte des trois scénarios de délais hypothétiques d’effacement automatique considérés, une stratégie d’analyse en deux temps a été mise en oeuvre.

Dans un premier temps, nous avons étudié les effets des trois délais d’effacement sur l’identification ultérieure de traces. Cela a permis d’observer l’évolution du nombre d’identifications au fil du temps et de calculer ainsi un taux de traces, dont l’identification aurait été manquée dans l’hypothèse où le délai d’effacement automatique considéré aurait été en vigueur.

Dans un second temps, pour chacune des traces dont l’identification aurait été « manquée », nous avons étudié la nature des infractions auxquelles ces traces étaient rattachées. Cela a permis, pour chacun des trois scénarios de délais d’effacement automatique, de dresser un profil typologique des infractions dont l’investigation aurait été négativement impactée.

Résultats

Impact des délais d’effacement sur l’identification des traces en lien avec des infractions ultérieures

Sur l’ensemble du jeu de données considéré, l’intervalle de temps entre l’interpellation d’un individu et l’identification de son profil ADN avec celui d’une trace correspondant à une infraction varie de 0 à 115 mois (soit 9 ans et 7 mois). La plupart des hits se produisent dans un intervalle de moins d’un mois, ce qui n’est pas surprenant puisque ce cas de figure (c.-à-d. ∆t < 1 mois) regroupe notamment les situations pour lesquelles le profil ADN d’une trace existant préalablement dans CODIS a été mis en relation avec le profil ADN d’un individu au moment où ce profil a aussi été introduit dans la banque de données.

En moyenne, les hits surviennent entre 8 et 9 mois après l’interpellation des individus, mais plus de la moitié des traces de l’échantillon ont été identifiées dans les deux premiers mois. L’évolution chronologique du taux de hits montre que la très grande majorité (80 %) des identifications ont eu lieu dans les 12 mois qui ont suivi l’interpellation des individus, l’intégralité des traces ayant été identifiée dans la décennie qui a suivi le prélèvement auprès du prévenu. En effet, le délai d’identification maximal observé est de 9 ans et 7 mois (Figure 1).

Effets des délais d’effacement : typologies des infractions correspondant aux identifications « manquées »

La première analyse nous a permis d’observer l’évolution du taux d’identification des traces biologiques au fil du temps. Cependant, afin d’avoir une image plus détaillée des conséquences associées aux différents délais hypothétiques considérés, nous avons étudié la nature des infractions, dont les traces avaient produit des hits au-delà d’un délai de 5 ans (N = 313) et de 8 ans (N = 36) après l’interpellation de l’individu. Cette typologie a été établie en se fondant sur la codification associée à l’événement au moment de l’introduction du profil ADN de la trace dans la banque de données CODIS. Bien que cette codification ne reflète pas nécessairement la qualification légale qui a été assignée à l’événement au terme de la procédure judiciaire, ni même l’aboutissement de la procédure, elle est le reflet de la nature perçue de l’événement au début des investigations, et peut être utilisée comme un indicateur de la gravité objective de l’infraction (c.-à-d. crime ou délit)[11].

Figure 1

Nombre des traces identifiées en fonction du temps écoulé entre la date de passage aux mesures signalétiques du prévenu et l’identification de la trace (N = 16 516)

Nombre des traces identifiées en fonction du temps écoulé entre la date de passage aux mesures signalétiques du prévenu et l’identification de la trace (N = 16 516)

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Les résultats de cette démarche montrent que pour les deux délais d’effacement (5 et 8 ans), les infractions concernées font référence à trois textes légaux : principalement le Code pénal (CP), dans plus de 85 % des cas, la Loi sur les stupéfiants (LStup) et la Loi sur la circulation routière (LCR).

Quant à la typologie des infractions, on constate une tendance similaire pour les deux délais d’effacement. Elles correspondent en majorité à des infractions contre le patrimoine. Près des deux tiers de ces infractions (délai de 5 ans), respectivement 60 % pour le délai de 8 ans, sont classées comme des vols (art. 139 CP). Viennent ensuite, dans l’ordre de fréquence, les dommages à la propriété (art. 144 CP) et les brigandages (art. 144 CP). Pour la LStup, le trafic de stupéfiants (principalement grave) constitue la majorité des affaires[12]. Enfin, parmi les violations en lien avec la LCR, les vols d’usage (art. 94 LCR) sont les plus récurrents.

Figure 2

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 5 ans (N = 313)

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 5 ans (N = 313)

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Dans le scénario d’un délai hypothétique d’effacement de 5 ans, on constate qu’environ 8 % des cas, pour lesquels un hit aurait été manqué si un tel délai avait été appliqué, correspondent à des atteintes à l’intégrité corporelle (n = 25) − y compris une situation catégorisée comme un meurtre et une autre comme un assassinat − ainsi que quelques infractions contre l’intégrité sexuelle (n = 4). Le nombre de situations tombant dans ces deux catégories s’amenuise considérablement dans le cas hypothétique d’un délai d’effacement automatique de 8 ans (un cas pour chacun de ces deux types d’infractions). Les détails des résultats obtenus pour la phase d’étude de la typologie des infractions impactées par les différents scénarios de délais d’effacement sont présentés dans les Tableaux 2 et 3, ainsi que dans les Figures 3 et 4.

Discussion

Tout d’abord, nous constatons une forte décroissance du nombre de hits avec l’allongement de l’intervalle de temps entre l’introduction du profil ADN d’une personne dans CODIS et la mise en relation avec une trace biologique collectée sur les lieux d’une infraction. En effet, les résultats empiriques issus du premier volet de l’étude montrent que 80 % des traces ont été identifiées dans l’année qui a suivi le passage aux mesures signalétiques d’un individu. Ce taux a atteint environ 98 % 5 ans après l’interpellation du prévenu et 99 % après 8 ans. Toutes les traces de l’échantillon ont été identifiées avant 10 ans, le délai maximal observé étant de 9 ans et 7 mois. Cependant, l’absence de hits au-delà de la décennie n’est pas surprenante, puisque l’échantillon employé ne couvrait qu’une période de 10 ans. Par ailleurs, un jeu de données aussi restreint dans le temps entraîne inévitablement un biais méthodologique, dans le sens que la proportion des correspondances personne-trace[13] survenant sur les périodes de temps les plus longues tend à être sous-estimée. En effet, le délai maximal théorique de 10 ans n’est valable que pour les traces ayant produit un hit avec des profils ADN prélevés en 2005, tous les prélèvements effectués au-delà de cette date raccourcissant immanquablement le délai maximal possible[14]. Ces limites, propres aux données utilisées, sont intrinsèquement liées à l’implémentation relativement récente de CODIS. De ce fait, dans le futur il conviendrait non seulement de reproduire cette étude avec des données couvrant une période plus ample que celle retenue ici, mais également d’étendre cette même démarche aux prélèvements dactyloscopiques, la banque de données dédiée à ce moyen d’identification existant depuis 1984 (Office fédéral de la police, 2016) et offrant donc plus de recul.

Figure 3

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 8 ans (N = 36)

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 8 ans (N = 36)

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Tableau 3

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 5 ans (N = 313)

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 5 ans (N = 313)

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Tableau 4

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 8 ans (N = 36)

Infractions pour lesquelles une identification entre une trace ADN et le profil d’un individu aurait été manquée dans l’hypothèse d’un délai d’effacement automatique de 8 ans (N = 36)

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Quant au deuxième volet de l’étude, portant sur la typologie des infractions « perdues » en cas d’effacement automatique des données, les résultats obtenus montrent que la plupart des actes délictueux (89 %) concernent le CP. Plus particulièrement, il s’agit de cas de vol (art. 139 CP), de dommages à la propriété (art. 144 CP), d’agression (art. 134 CP) et, dans une moindre mesure, de brigandage (art. 140 CP) (Figures 2 et 3, Tableaux 3 et 4). Ainsi, il apparaît que la majorité des infractions qui auraient été affectées par les effacements sont des actes visant principalement des biens matériels, même si des infractions contre l’intégrité des individus sont également concernées. Cependant, il est intéressant de constater que ces comportements baissent en nombre et en gravité avec l’augmentation du délai. En effet, si pour un délai de 5 ans on compte 29 cas portant atteinte à l’intégrité corporelle et/ou sexuelle des victimes (dont 2 homicides), ce chiffre se réduit à 2 pour le délai de 8 ans (un viol et un cas de lésions corporelles simples).

Les éléments recueillis dans les deux phases de l’étude semblent donc faire pencher la balance vers la fixation d’un délai d’effacement par défaut d’au moins 10 ans, ce dernier étant le plus à même de garantir l’efficacité de CODIS. Ces résultats doivent néanmoins être considérés avec précaution étant donné les limites de l’étude. Ces dernières dérivent essentiellement des données employées, d’une part, à cause du nombre restreint de cas examinés selon des choix géographique et temporel précis, et, d’autre part, en raison de la source. En effet, il s’agit de données captives, qui ne reflètent pas la situation criminelle, mais plutôt une portion limitée de la criminalité portée à la connaissance des autorités. Une limite supplémentaire dérive de la qualification des infractions, dans la mesure où elle reflète l’appréciation des faits par les policiers, et, de ce fait, ne correspond pas nécessairement à la réalité des événements, à l’intention de l’auteur ou à l’infraction retenue lors du jugement. Ainsi, même si les résultats empiriques rassurent quant à l’impact des effacements sur l’élucidation d’enquêtes futures, ils ne peuvent pas être considérés comme des acquis et la prudence reste une nécessité.

L’autre aspect fondamental de l’étude concerne le droit à l’oubli de l’individu. En effet, la CEDH (voir S. et Marper c. Royaume-Uni [2008]) a reconnu que « [l]e simple fait de mémoriser des données relatives à la vie privée d’un individu constitue une ingérence au sens de l’article 8 […] » (§ 67, p. 24). De ce fait, « [l]e droit interne doit […] assurer que ces données […] sont conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées » (§ 103, p. 34). Or, les difficultés de gestion mises en évidence par Girardet (2014) peuvent ralentir la procédure d’effacement et, in fine, porter atteinte au droit à l’oubli de l’individu. La fixation d’un délai d’effacement automatique permettrait de dépasser ce problème, dans la mesure où il assurerait l’effacement, et cela indépendamment des aléas administratifs liés au suivi des dossiers. Ainsi, la mise en place d’un délai d’effacement par défaut, par exemple à 10 ans pour les dossiers sans retour, permettrait de simplifier la procédure tout en respectant le principe de proportionnalité, sans toutefois affecter l’efficacité de la banque des données CODIS. Un tel délai respecterait ainsi l’équilibre entre les besoins sécuritaires de la société et le droit à l’oubli de l’individu.

Conclusion

La présente étude s’est focalisée sur les délais d’effacement par défaut des profils ADN de la banque de données CODIS. Le but était d’étudier les conséquences liées à différents scénarios d’effacement de profils ADN de personnes, en s’intéressant notamment à l’impact sur le taux d’identification, ainsi qu’aux types d’infractions dont les traces n’auraient pas pu être mises en relation avec un profil en cas d’application du délai par défaut.

L’évolution du taux d’identification montre que 80 % des traces sont identifiées dans le courant de l’année qui suit le prélèvement auprès du prévenu, taux qui augmente à 98 % après cinq ans. Dans tous les cas, toutes les traces ont été identifiées durant la décennie qui a suivi le prélèvement du profil ADN du prévenu, ce qui est le reflet d’une limitation du jeu de données qui s’étendait sur une période de 10 ans. Quant à la typologie des infractions, les résultats indiquent que la plupart des actes délictueux relèvent du CP, et sont principalement des cas portant atteinte à des biens matériels. De plus, on remarque que le nombre et la gravité objective des infractions sont inversement proportionnels à l’étendue du délai. Autrement dit, au fur et à mesure que le délai augmente, la quantité ainsi que la gravité des affaires impactées par l’effacement diminuent. Les résultats ainsi obtenus sur la base du jeu de données considéré suggèrent que le délai de 10 ans est le plus adéquat pour la fixation d’un délai d’effacement automatique, étant donné qu’aucune conséquence négative n’a été observée pour une telle échéance. La validité de ce constat est bien évidemment conditionnée aux caractéristiques du jeu de données considéré. En effet, la période étudiée n’a pas pu être, à ce stade, étendue à plus de 10 ans, entraînant, entre autres, une sous-représentation des hits sur les longs intervalles de temps.

Cependant, même si ces résultats ne sont pas généralisables et doivent être considérés avec précaution, l’étude réalisée a permis d’apporter un éclairage nouveau sur la question des banques de données, et, plus particulièrement sur la question des effacements. Les résultats démontrent que les besoins collectifs et individuels peuvent être conciliés tout en simplifiant la procédure. En effet, fixer une échéance par défaut à 10 ans permettrait de garantir l’identification des traces (et donc la résolution d’affaires futures) − assurant ainsi l’efficacité des banques de données − tout en respectant le droit à l’oubli de l’individu.