Corps de l’article

Je suis dans la réalité jusqu’au cou.

Nicole Brossard[1]

Je suis la reine des ténèbres capitalistes du Michigan.

Catherine Mavrikakis[2]

La jeune fille et l’Amérique

« La jeune fille » et « l’Amérique » sont deux abstractions théoriques dont la fonction la plus pressante est celle d’obnubiler le sens critique et de brouiller l’esprit rêveur par leur indomptable hyperréalité. « La Jeune-Fille est la marchandise qui exige à chaque instant d’être consommée, car à chaque instant elle se périme[3] », écrivent les membres du collectif Tiqqun dans « Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille » (1999). Quant à l’Amérique, selon Baudrillard, c’est le seul lieu au monde qui s’offre au visiteur, au spectateur, à l’étranger dans sa platitude déconcertante : « Vous ne demandez aux choses, aux visages, aux ciels et aux déserts que d’être ce qu’ils sont, just as it is[4] ». Quand même revêtus de connotations presque positives, dont celle de la beauté excessive, les deux concepts dépendent l’un de l’autre en même temps qu’ils s’annulent et s’effacent dans une sorte de visibilité franche et rayonnante.

Si la jeune fille n’est qu’un écran sur lequel se projettent les désirs de la société de consommation, si elle n’est que le produit, l’objet du spectacle, quel rôle concret peut-elle jouer en Amérique ? Que peut-elle faire sur le terrain par excellence de l’illusion et du délire ? Comment s’y exprime son agentivité ? Dans la pièce théâtrale Manifeste de la Jeune-Fille présentée en 2017 à l’Espace Go à Montréal, le dramaturge Olivier Choinière porte à la scène les incarnations québécoises de la Jeune-Fille tiqqunienne, qui appartiennent toutes, pour lui, même aujourd’hui, à l’idéologie hégémonique du spectacle. À son avis, elles ne peuvent pas s’en affranchir. « Je sais que je participe sans le savoir à la destruction de la planète[5] ! », proclame l’une d’entre elles, avec joie. « Donnez-moi pas un gun parce que je vais me mettre à tirer dans le tas sans jamais pouvoir m’arrêter[6] ! », s’exclame une autre avec plaisir-horreur. « Dans leur quête désespérée du bonheur, mes Jeunes-Filles cherchent une issue, une porte de sortie. En attendant de trouver une façon d’exister en dehors du système, elles se justifient d’y participer en enrobant d’idéaux leur mauvaise conscience[7] », explique le dramaturge. Selon Jean Morency, Jeanette den Toonder et Jaap Lintvelt, l’Amérique non plus ne peut pas être dissociée du « vieux rêve du paradis et [du] désir de “recommencer à neuf”[8] » qui la définit de manière superficielle. Ainsi décrites, la jeune fille, un produit de la culture américaine, et l’Amérique, une entité connue pour sa nouveauté, pour sa fraîcheur et pour ses terrains vierges, sont des écorces qui ne peuvent qu’être consumées.

Ce sont aussi les icônes de ce que Fredric Jameson nomme « le manque de profondeur[9] » du monde postmoderne. En fait, tant la jeune fille et l’Amérique souffrent d’avoir été excessivement représentées — c’est-à-dire, d’avoir été transformées en images, médiatiques ou autres —, que les philosophes, les chercheurs et les critiques qui se penchent sur la question peinent à savoir si elles ont véritablement une réalité. Selon Martine-Emmanuelle Lapointe, l’Amérique, réduite à un tas de cartes postales, est anodine, belle :

Des grands espaces indomptés aux forêts sauvages, des routes secondaires aux motels isolés, des drive-in aux banlieues-dortoirs, l’Amérique semble se résumer à quelques images publicitaires issues d’un proche passé. Si l’Amérique n’existe pas, c’est parce qu’elle existe trop, c’est parce qu’on s’est acharné à la figer en des poses impossibles, grimaçantes, où se conjuguent trop souvent fantasmes de refondation et surenchère consumériste[10].

Mais ce n’est pas l’Amérique : que ce soient les États-Unis qu’on évoque par le terme « Amérique » ou que la définition du concept s’étende pour contenir toutes les provinces, toutes les entités fédératives et tous les États de l’Amérique du Nord, l’Amérique en tant que telle est tout sauf inoffensive. De même, comme l’explique Jen Kennedy dans son article « GirlsGirlsGirls », « bien que l’idée de la jeune fille soit parfois dissociée de l’existence de la jeune fille, une telle compartimentation intellectuelle reste délicate et difficile à maintenir, surtout parce que les images précèdent souvent le langage dans la redéfinition de ce que signifie être jeune et être femme[11] ». Miner l’écart qui existe entre les jeunes filles et l’image qu’en fabrique la société capitaliste est précisément le but de Martine Delvaux, qui s’élève, dans son essai Les filles en série (2013), contre le « formatage imposé[12] » faisant de la jeune fille une figure figée, dépourvue de potentiel révolutionnaire ou transformateur.

La jeune fille et l’Amérique, la jeune fille de l’Amérique, la jeune fille qui parcourt l’Amérique, l’Amérique de la jeune fille, l’Amérique en tant que jeune fille… Comment penser ensemble, ou du moins l’une à côté de l’autre, ces deux chimères parfaites, dorées, prêtes à se décomposer ? Comment le faire, d’ailleurs, à partir du Québec dont on explore, conteste et réclame ladite « américanité » et la supposée « américanisation[13] » depuis au moins une trentaine d’années ? Comment la littérature québécoise, qui a été marquée, on le sait très bien, par les grands espaces et les routes interminables de l’Amérique, envisage-t-elle le destin et la trajectoire de la jeune fille sur la terre américaine ?

J’esquisserai les premières réponses à ces questions en traçant les parcours américains de Mélanie Kerouac et d’Amy Duchesnay, les héroïnes adolescentes précoces et redoutables qui évoluent et qui font l’apprentissage du monde dans les romans Le désert mauve (1987) de Nicole Brossard et Le ciel de Bay City (2008) de Catherine Mavrikakis, respectivement. Les deux filles sont fondamentalement seules, sans vrais confidents, sans compagnons de route fiables : tel est le propre de l’adolescence. Mais, entourées de femmes auxquelles elles sont unies par un lien familial plus ou moins direct, elles sont aussi ancrées dans des histoires féminines toutes particulières, maillons dans la chaîne des générations. Mélanie a quinze ans. Elle vit à Tucson, au Red Arrow Motel, avec sa mère Kathy — qui en est la propriétaire et la gérante — et Lorna, l’amoureuse de sa mère. Quant à Amy, qui n’est qu’à quelques jours de ses dix-huit ans et qui habite une maison en tôle immaculée dans une banlieue du Michigan, sa vie est gérée par sa mère Denise et sa tante Babette, des Françaises qui se sont installées dans le « Nouveau monde » pour oublier leur passé et effacer leur identité juive. Insoupçonnées et témoignant d’un mélange de mépris, de curiosité et de fascination, les deux filles observent et déconstruisent les relations qui animent leur univers. En elles se fomente la révolte, une révolte affirmative. En m’intéressant aux manières souvent transgressives dont les filles étudiées jouent avec les codes des milieux naturels, urbains/suburbains et domestiques, je cernerai comment Brossard et Mavrikakis rendent étrange, grotesque, spectaculaire et sublime cette Amérique apparemment sans profondeur tout en soulignant la puissance et la prescience inouïes des jeunes filles.

Fast so fast : les jeunes filles en voiture

Plus encore que le paysage, l’emblème d’une certaine Amérique — celle de l’homme blanc de classe moyenne — est l’automobile.

Ils roulaient sur l’Interstate 80, dans le Nevada, et ils écoutaient la radio depuis un bon moment. Il faisait très chaud dans le Volkswagen, même si les vitres étaient baissées ; les chansons western s’enchaînaient les unes aux autres et se fondaient avec la couleur gris asphalte qui s’allongeait interminablement devant eux. C’était une journée lente[14].

L’extrait tiré de Volkswagen Blues de Jacques Poulin rend parfaitement l’atmosphère détendue et feutrée qui est engendrée par le fait de conduire une voiture et de conquérir les vastes distances américaines quand rien, aucun souci matériel ou physique, n’empêche le libre cours de la route. Les sentiments de puissance, d’autosuffisance et de maîtrise produits par cette expérience — sentiments qui, dans les road novels, se transforment souvent en désir d’écrire — sont les signes d’un privilège incontestable : celui de pouvoir circuler librement.

Dans son essai American Road Narrative. Reimagining Mobility in Literature and Film (2015), Ann Brigham soutient que le voyage en automobile offre aux héros masculins et blancs la possibilité de prendre une distance par rapport à leur vie de tous les jours. « La mobilité fonctionne comme un outil épistémologique permettant au voyageur masculin de devenir le participant-observateur d’un parcours qui est aussi une mesure d’action[15] », ajoute-t-elle. Autrement dit, conduire, cela veut dire réfléchir, agir et observer en même temps — quand on est un homme blanc. Par le télescopage des lieux, du temps et des sonorités, l’aventure en voiture est vécue simultanément comme un rite de passage (de l’innocence à la maturité, de l’inexpérience au savoir, de la petitesse à la grandeur, etc.) et comme un aspect tout à fait banal de la vie quotidienne américaine. Or, comme l’explique Catherine Mavrikakis dans « Les exclus de la nuit », article portant sur The Negro Motorist Green Book (1936-1966), guide de voyage destiné aux Afro-Américains cherchant à se loger dans les villes pratiquant la ségrégation raciale, l’imaginaire de la route américaine est marqué autant par les exclusions (des Afro-Américains, des travailleurs migrants, des itinérants) que par l’essor de la classe moyenne[16].

Si les hommes blancs sillonnent les espaces ouverts en toute confiance pour se donner la liberté de penser, Brigham constate dans ses recherches sur la mobilité véhiculaire au féminin que les héroïnes littéraires et cinématographiques qui prennent le volant le font souvent pour abandonner quelque chose, que ce soient leur famille, leur passé difficile ou même les règles du patriarcat[17]. En cela, les représentations des femmes qui conduisent ont pour fonction de révéler, de « rendre publiques les formes cachées de pouvoir qui façonnent la vie des femmes[18] ». Cette observation est presque une évidence : comme l’explique Karin Schwerdtner dans La femme errante (2005), les femmes qui s’éloignent du milieu familial s’exposent non seulement à la critique mais aussi au danger. « Très peu de personnages féminins dans la littérature […] partent sans endommager leur réputation d’honnête femme[19] », affirme-t-elle. Autrement dit, les femmes qui s’adonnent aux aventures routières ne peuvent le faire qu’avec une légèreté teintée de honte et marquée par le sentiment qu’elles ont manqué à leurs obligations.

L’opposition entre la domesticité et l’émancipation par le biais du mouvement qui se dégage de l’étude de Brigham et, plus généralement, des recherches sur la mobilité au féminin ne tient pas compte de la transformation qui s’opère quand les adolescentes à l’étude montent dans une auto. D’abord, parce que les jeunes filles n’ont pas encore été piégées dans le carcan familial et, ensuite, parce que, dans le cas qui nous occupe, ni Mélanie ni Amy ne vivent dans le foyer « typique » de la culture américaine de classe moyenne. Il s’agit donc moins, pour elles, d’un abandon quelconque que d’une affirmation. En fait les automobiles et les autres moyens de transport — qui reviennent comme un leitmotiv dans Le ciel de Bay City et qui sont au coeur même du Désert mauve — sont intimement liés à la liberté que les filles s’octroient de force. Pour Mélanie et pour Amy, l’engin à roues est plus qu’un simple moyen de propulsion servant à transporter des personnes. Se trouver dans la carcasse métallique d’une voiture, c’est vivre intensément : « Dans le sombre de la poussière, je sais exister[20] », déclare Mélanie ; « Roule aussi vite que tu le peux[21] », ordonne Amy à son boyfriend, David.

Quand Mélanie Kerouac[22] file, la nuit, dans la Meteor de sa mère, c’est pour « savoir pourquoi dans les livres on oublie de mentionner le désert » (DM, p. 33). Conduire lui donne le sentiment de se diriger vers l’avenir et cela la rapproche de la possibilité d’écrire. Dans la boîte à gants de la Meteor, à côté du révolver, se trouve un carnet. Mais conduire, c’est plus encore que la découverte du désir créateur. Pour celle qui n’est pas à sa place parmi les baigneuses de la piscine du Red Arrow, celle qui se sent invisible quand elle est accoudée au bar du motel, partir en voiture c’est aussi une façon de faire connaître ses envies, de se faire remarquer, de défier le destin et d’importuner sa mère : « J’avais le pouvoir sur ma mère de lui prendre son auto au moment le plus inattendu » (DM, p. 38). La voiture devient une extension non seulement du corps de l’adolescente mais aussi de sa volonté. Sans permis de conduire, sans permission, sans eau, Mélanie voyage dans une sorte de transe :

Je roulais et le désert était maintenant vrai, dangereux, plein de dagues, de tranchants et de venin. Je m’étais juré de ne rien boire pendant les cinq premières heures du trajet. Je voulais la chaleur et la soif entières, excessives. Je voulais mon corps fiévreux, ne rien perdre de sa faconde, de son exubérance. Je le voulais tout à la fois centré et hors cadre, superposé à l’hyperréalité du bleu, obligé en chaque cellule à prendre goût le long de la réalité des routes à toutes les formes éphémères qui traversaient mon regard. Je ne voulais d’aucun mythe. Que du vrai, de la sueur, de la soif.

DM, p. 52

Même si l’adolescente manifeste un certain émerveillement respectueux envers le paysage immuable qu’elle traverse en auto, paysage qui s’avère encore plus dangereux que la vitesse à laquelle elle roule, conduire lui apprend à connaître ses propres limites physiques et psychiques. Elle oblitère la peur d’être jeune, inexpérimentée, en apprenant par coeur les routes du désert et en faisant face aux autres voyageurs, telle la fille entourée de bikers à la jonction de la I-10 et de la I-25 qui lui envoie « un fuck violent du doigt, puis du coude » (DM, p. 54). Elle s’expose à « la violence de l’instant » (DM, p. 39) afin de percer les mystères de la civilisation américaine dans laquelle elle peine à se situer. Au volant de la voiture qu’elle mène hors du temps et hors la loi, elle se sent, pour la première fois, adroite : « J’étais experte au volant, les yeux fous en pleine nuit, j’étais capable dans le noir d’avancer. Je savais tout cela comme un désespoir pouvant m’affranchir de tout » (DM, p. 34). Mélanie ne fuit rien ; elle n’est pas en cavale. Elle conduit, jusqu’à la folie, pour rejoindre la vie.

C’est en go-kart qu’Amy, pour sa part, prend des risques, qu’elle « fonce à toute allure » (CBC, p. 24) pour se sentir vivre : « Tous les étés, je roule vite, follement. J’appelle la mort. Elle viendra, je le veux, dans un crissement de pneus, un froissement de métal » (CBC, p. 24). À l’encontre de Mélanie, qui ne conteste pas les structures de pouvoir de la société où elle vit et qui cherche tout simplement à cerner sa place et son rôle dans le mirage américain, Amy, la narratrice de Ciel de Bay City, tâche à tout prix de contrarier le pays du American Dream en se moquant de son hypocrisie et en s’investissant, corps et esprit, dans les facettes les plus noires. Il n’est donc pas surprenant que, pour Amy, la culture de l’automobile soit liée à la chair et au désir, dont les excès et l’originalité sont formatés, effacés dans la banlieue préfabriquée du Michigan où elle fait son éducation sexuelle. Toutefois, les banlieues suburbaines ne sont pas des cloisons étanches et, très vite, Amy se met à jouer à une forme de chicken sexuel dans lequel la voiture est à la fois le lieu de prédilection et l’échappatoire. Même avant ses dix ans, Amy s’offre aux conducteurs imprudents qui dévalent sur l’autoroute passant derrière la maison de sa tante :

Souvent je me promène au bord de la 75. Je fais du stop en espérant qu’on m’embarquera, me kidnappera, me ravira à la médiocrité de ma vie et que je pourrai me retrouver ailleurs, loin, bien loin de Bay City. Mais je me fais ramasser par des cons qui me reconduisent dans ma famille ou qui me tripotent avant de me laisser devant le K-Mart ou dans un rest area entre Bay City et Saginaw d’où je téléphone à la maison.

CBC, p. 17-18

Petite, elle sait déjà de quoi les hommes sont capables, elle sent de quoi elle est capable ; elle reconnaît le danger qui est tapi dans son milieu et se plaît du fait que l’envers laid du rêve américain est à sa portée. Au lieu d’éviter le malheur, elle le conjure, s’érigeant ainsi de force contre ce qu’on attend des jeunes filles des banlieues américaines, ces figures sacrificielles, cheerleaders du spectacle et du spectaculaire.

Les fugues enfantines d’Amy laissent prévoir ce que la jeune fille deviendra, à savoir, celle qui perdra quelques années plus tard sa virginité dans une Plymouth 1970 Superbird Road Runner violette au toit noir, celle qui sera l’une des « filles des voitures » (CBC, p. 27) du high school de Bay City, celle qui prendra comme petit ami David, un pompiste et caissier dans une station-service, l’un des rares Juifs de Bay City. Tout au long de son adolescence, Amy s’imprègne de l’Amérique, elle en boit avidement, elle fait entrer le continent chimérique dans ses pores, avec plaisir et sans dégoût. C’est d’autant plus évident quand elle raconte la fonction que remplit David — jeune homme plein de vigueur, qui joue au football et veut étudier la médecine — dans son imaginaire et dans ses fantasmes :

J’aime l’odeur d’essence que son corps exhale. Je respire souvent son sexe pétrolifère, rassurant, véritable geyser et j’y trouve un certain bonheur. Le sperme de David a selon moi un goût d’essence. Tous les garçons de Bay City sont circoncis. La mode et une conception de l’hygiène nord-américaine privent de prépuce tous les hommes du continent depuis des décennies. J’ai donc l’habitude de baiser avec des gars à la peau du pénis coupée. Mais avec David, je peux fantasmer que c’est parce qu’il est Juif qu’il a en permanence le gland exposé et endurci. Je m’attache à cette idée consolante et l’odeur des émanations d’hydrocarbure fait de David Feinberg un gars que je commence à apprécier, malgré moi. L’odeur du pétrole est enivrante. Je fais jurer David de ne pas se laver après ses heures de travail. Il lui arrive de m’obéir et nous passons alors les meilleurs moments du monde.

CBC, p. 179

Grâce à David, Amy peut établir un lien concret entre sa propre judaïté refoulée et l’éclat vif de son américanité indéniable.

C’est également David qui l’aidera à accomplir la tâche sérieuse et absurde de promener en Mustang décapotable, à travers le Michigan, Elsa et Georges, les deux spectres qui habitent le sous-sol de la maison en tôle. Amy veut délivrer ses grands-parents morts à Auschwitz de la souffrance en les conduisant, littéralement, au seuil de l’avenir : « Il reste à conquérir l’Amérique », constate Amy ; « L’oubli sera notre devise » (CBC, p. 187). Ensemble, ils partent sur la route qui mène vers Chicago, écoutent les Beatles et Alice Cooper, font une pause dans une aire de repos remplie de camionneurs dans le Kalamazoo County, fument des cigarettes Lucky Strike et s’arrêtent au K-Mart avant de rentrer à Veronica Lane, passages obligés du road trip américain. Dans Le ciel de Bay City, la voiture est à la fois le vecteur éclair dans la quête du deuil et le véhicule du sexe ; le pèlerinage en automobile, balayé par le vent et aux odeurs de sperme et d’essence, est le rituel purificateur, libérateur par excellence.

Les jeunes filles (se) consument

Dans sa thèse intitulée La consumation comme métaphore de la pensée littéraire, soutenue à l’Université de Montréal en 2016, Catherine Lemieux fait ressortir la métaphore du feu qui jalonne les oeuvres des auteures Ingeborg Bachman, Sylvia Plath et Marguerite Duras, afin de souligner la fonction à la fois dévoratrice et productrice de l’écriture contemporaine des femmes. Lemieux insiste sur l’excès d’énergie et de signification qui émerge quand « la pensée […] danse autour du feu[23] » :

La consumation désigne à la fois une image absolue — sublimation et cristallisation de quantité d’expériences vécues — et une métaphore absolue — un « transcendantal » de la pensée. Lorsque j’entre en rapport avec le réel sous l’angle de la consumation, je cherche un surplus de vie, une énergie débordante, un dégagement de l’enchaînement servile du besoin. Se consumer est vivre plus, risquer, défier l’infini depuis mon existence finie[24].

Vivre plus. Risquer. Défier l’infini. Tel est le mantra des jeunes filles à l’étude, que ce soit en voiture ou dans la vie quotidienne. L’idée de la consumation — par le feu, par le plaisir, par l’amour, par la création littéraire, par la rébellion et même par le désastre — plutôt que celle de la consommation — de biens, de services — est utile parce qu’elle permet de sortir les filles adolescentes du cycle du consumérisme dans lequel elles sont, par défaut, inscrites. Pour cette raison, c’est sous le signe de la consumation que Brossard et Mavrikakis inscrivent leurs héroïnes : consumer, cela veut dire épuiser, détruire, utiliser jusqu’à la fin, mais cela signifie également faire tomber les barrières, raser les fortifications et faire place au nouveau. Comme en témoignent les dernières lignes du roman Tu aimeras ce que tu as tué (2017) de Kevin Lambert, un texte qui met en scène la destruction de la ville de Chicoutimi perpétrée par une bande d’adolescents — « La destruction était notre manière de bâtir[25] » —, consumer, c’est s’affirmer et refaire le monde à sa propre image. Dans Le désert mauve et Le ciel de Bay City, les vastes étendues de la terre et du ciel servent d’arrière-fond à l’embrasement transformateur des jeunes filles tout comme à leur illumination imaginative et incandescente.

Quelque chose naît lors de chaque périple à travers l’espace ; quelque chose s’use. Interrogée en 2012 par Alice Parker sur la signification du voyage dans ses oeuvres, Nicole Brossard explique que « le voyage représente surtout une forme de renouvellement liée à un flottement du sens et à un plaisir des sens qui met en verve d’imagination et d’un renouveau de [sic] l’environnement linguistique et métaphorique[26] ». Selon Brossard, les déplacements dans les lieux éloignés sont des expériences transformatrices qui confèrent à la langue et aux métaphores des significations inédites et inattendues. Ce constat tout simple met en lumière le fait que les balades de Mélanie dans le désert de Sonora ont une fonction symbolique profonde qui dépasse les limites de la quête de soi de l’adolescente. Certes, il se dégage des réflexions issues des expéditions routières de la jeune fille une critique implicite de la société américaine, société caractérisée par la peur, la télévision jamais éteinte, les canettes de Coke qui n’étanchent pas la soif, la violence et les armes, les autos rouillées et les pneus crevés, les cigarettes et les autres détritus et excès du capitalisme. Quelle signification métaphorique nouvelle émerge, alors, quand Mélanie s’interroge sur l’amour, sur la mort, sur la réalité et les apparences, sur l’écriture et sur l’humanité tout en parcourant le désert au volant de la Meteor empruntée à sa mère ?

Comme l’ont déjà noté plusieurs chercheurs, dont Jean-François Chassay, « [le] désert et [l’]explosion nucléaire se pensent ensemble[27] » dans Le désert mauve. En fait, les plaines désertiques où Mélanie se fraye un chemin identitaire sont le site sur lequel se prépare « l’apocalypse technologique moderne[28] ». D’après Carolina Ferrer, les références à la lumière et à l’énergie dans le roman s’inscrivent dans la logique de l’instabilité et de la réactivité de la fission nucléaire[29]. L’idée de l’explosion ne se limite pas, toutefois, à la danse maniaque des particules : Mélanie prend conscience de l’aridité métaphorique du monde où elle évolue aussi bien que du manque d’amour dont son environnement fait preuve, ce qui vient, main en main, avec son initiation à l’orgasme (l’explosion) et à l’amour lesbien. Comme elle se l’explique lors d’un de ses voyages, « il me [faut] un corps devant l’impensable et ce corps je le produirais, omniprésente à l’aube, les nuits d’orage écartant la foudre » (DM, p. 59). D’ailleurs, la bombe atomique, qui est le symbole par excellence du freedom à l’américaine, se pense dans Le désert mauve dans son rapport à la jouissance. « Là où j’ai grandi », explique Mélanie, « la liberté se porte côté coeur comme une arme. Elle peut tout autant servir à surmonter la peur et la nostalgie qu’à faire du bruit dans les reins, les mâchoires et les vagins » (DM, p. 54).

C’est donc pour rendre matériels les paysages rêvés qu’elle traverse en voiture que Mélanie entre en communion avec elle-même, avec son désir. Égarée et divagante après avoir passé la journée à conduire, à penser et à écrire, elle rentre chez elle et se fait jouir : « Je brûle le dernier feu pleine du désir du visage de ma mère et de Lorna. Ma mère est absente. Lorna regarde une émission. Folle lueur dans ma chambre et mes doigts là, c’est ça, là, yet vacille, m’amuse, m’envas. » (DM, p. 48) L’aliénation de l’adolescente se lit encore plus clairement dans la traduction suivante du même passage, faite par Maude Laure[30], où la scène domestique fait contraste avec la beauté et la douceur du monde naturel : « L’horizon est courbe. L’atmosphère satinée autour de l’auto. Je rentre au motel. Je roule vite, en tête, ma mère et Lorna. Ma mère est distante, Lorna, devant le téléviseur. Folle, folle déception, folle lueur dans ma chambre, vite mes doigts là, c’est ça, wet, vacille, m’envas » (DM, p. 225). Le désert figure dans l’esprit de la jeune fille comme un creux qui tremble, un vide vacillant, un gouffre, un entonnoir creusé par la bombe atomique, un trou percé par le défaut d’amour, un manque que l’orgasme vient combler.

Filant la métaphore des réactions nucléaires, Ferrer soutient que Mélanie est une particule cherchant à tout prix à s’attacher à d’autres : « D’un point de vue “atomique”, on pourrait dire que l’intromission de Lorna divise le noyau mère-fille et que Mélanie est propulsée à l’extérieur[31]. » Ferrer n’a pas tort de souligner l’imprévisibilité des forces d’attraction qui entourent Mélanie et qui dirigent, en quelque sorte, ses errances en automobile. En effet, si l’adolescente — à la fois attirée et repoussée par l’histoire d’amour que vit sa mère — accède au savoir et à la connaissance par la chaleur et la lumière, ce sont les mêmes agents physiques qui finissent par la décevoir. Sur la route vers Albuquerque, Mélanie imagine que sa cousine, son amie-amante espérée, Grazie, désire la même chose qu’elle, notamment, le plaisir fusionnel. Dans les rêves éveillés de la jeune fille, Grazie prononce les paroles suivantes : « “Light me pour que le désert s’abîme en nous” » (DM, p. 53). Encore une fois, Maude Laure, dont les mots articulent la volupté, met de l’avant l’aspect érotique de la phrase dans sa traduction : « “Parle-moi, sois flamme, lèche, embrase pour que le mauve éveille en nous d’amples manières de songer. Allume en moi ce qui, peut-être, un jour” » (DM, p. 229). Cependant, la Grazie réelle préfère partir faire des courses que d’explorer le « désert intérieur » avec Mélanie. Au final, même si un coup de feu — celui qui tue Angela — clôt le roman, « bouleverse le monde[32] » et met un terme au cycle nucléaire de la passion, Mélanie reste intacte, forte face à la catastrophe : « Il n’y a plus d’équilibre entre nous. Tout mon corps est devant le désastre. Plus un son » (DM, p. 75).

L’intrigue du Ciel de Bay City s’élabore autour d’un brasier qui est encore plus cataclysmique que les explosions et les coups de feu bouleversant le désert américain : dans la nuit du 4 au 5 juillet, après la fête marquant ses dix-huit ans, après les feux d’artifice, Amy met le feu à la maison en tôle. Tout le monde, grands-parents spectraux inclus, y périt. Amy regarde la maison flamber de sa cabane dans un sapin derrière la maison. Alors que le doute plane sur le rôle véritable qu’a joué la jeune fille dans l’incendie (autant dans l’intrigue que dans les analyses du roman) et que, selon la police, l’horrible accident avait été causé par les charbons du barbecue, Amy se reconnaît comme coupable et regrette de ne pas avoir péri avec sa famille. Le fait que personne ne croit qu’une jeune fille ait pu perpétrer un tel crime alors qu’elle s’en réclame haut et fort est significatif : cela pointe vers la présumée innocence de l’adolescente, son statut qui en fait « simplement une victime, une pauvre victime » (CBC, p. 45), un statut qu’elle rejette de tout son être. Face à l’horreur de ses gestes, face à la « joie horrifiée » (CBC, p. 45) qu’elle dit avoir senti « en voyant la maison partir en fumée » (CBC, p. 45), Amy met en cause l’hypocrisie de la justice américaine :

J’ai appelé en vain dans les jours qui ont suivi l’incendie du 5 juillet 1979 la justice des hommes. J’ai voulu être jugée, déclarée coupable, puis condamnée à perpétuité ou encore à la peine de mort. […] J’ai pensé prendre la route et rouler à tombeau ouvert vers le Texas. J’ai voulu aller tuer, sans vraie raison en plein jour un policier blanc dans une rue de Houston ou dans une banlieue de Dallas. J’ai imaginé ma mort. Le jour de Pâques, j’aurais été grillée sur une chaise électrique devant une cohorte de journalistes indifférents et le ciel enfin aurait crevé et disparu à jamais. Enterré avec moi. Je désirais être désignée comme coupable et que l’on reconnaisse enfin mon entière responsabilité, ma faute.

CBC, p. 44-45

Par cette litanie, et tout au long du récit, Amy décortique les éléments problématiques dont se compose la société américaine et en signale les tensions intenables. Elle rejoint ainsi Mélanie qui a également éprouvé un sentiment d’effondrement total quand elle a compris que vivre et mourir en terre américaine n’étaient qu’une seule et même chose : « Puis la réalité devint une IMAGE » (DM, p. 48). Peu importe si Amy a déclenché le feu ou si elle l’a tout simplement conjuré, le résultat est pareil : l’adolescente a trouvé une réponse exacte et tranchante à sa condition de fille qui « ne vi[t] les choses que par procuration » (CBC, p. 53).

Martine-Emmanuelle Lapointe note que la plupart des commentateurs voient dans la représentation par Mavrikakis du ciel empoisonné de Bay City une dénonciation d’« une Amérique impure grouillant de cadavres et de traumatismes refoulés[33] ». Selon Mathieu Arsenault, c’est précisément pour cela qu’« on se doit de remarquer à quel point Le ciel de Bay City possède une filiation avec l’imaginaire américain de la difficile occupation du territoire [psycho-géographique, historique et familial] face à l’immensité de la nature et à ses déchaînements[34] ». Daniel Laforest, pour sa part, ajoute la nuance suivante à ces interprétations : « L’héroïne de Mavrikakis est indissociable de son milieu suburbain car elle y trouve à la fois les raisons de sa rage et les raisons de sa mort éventuelle[35]. » Au moment de verser l’essence sur les rideaux, le canapé, le piano, le tapis de la maison, Amy le dit elle-même : « Il me faut du courage pour accomplir la fin de notre destin et délivrer tous les miens du poids du temps » (CBC, p. 247). « Il me faut incendier le ciel violet et foutre le feu à ce qu’il reste d’Auschwitz » (CBC, p. 193), déclare-t-elle encore. Autrement dit, la jeune fille provoque l’incendie pour se départir de tout ce qui est artificiel, construit, hanté, impur. Elle le fait pour renvoyer au ciel, à cette « belle ordure » (CBC, p. 292), non seulement sa propre mauvaise conscience mais aussi les hypocrisies des sociétés qui lui ont donné le jour.

Cependant, comme le souligne Evelyne Ledoux-Beaugrand dans un article sur les traumatismes collectifs, la douleur ne s’efface pas ainsi : « Non seulement Amy échappe-t-elle à la mort et sa douleur, logée à même son corps, survit-elle aussi, mais le “fardeau de l’histoire” (CBC, p. 191) dont elle voulait se débarrasser revient en clôture du roman s’immiscer entre elle et sa fille Heaven[36]. » D’après Ledoux-Beaugrand, « dans le trauma, le temps semble aboli au profit de l’espace[37] », ce qui nuit à la transmission généalogique des événements historiques. Or, dans Le ciel de Bay City, l’espace privilégié est celui du ciel où flottent — déjà et toujours — les corps calcinés qui hantent la narratrice. À quoi, donc, sert le grand feu ? « Le langage n’est pas fait de métaphores. Les mots disent ce qu’ils ont à dire » (CBC, p. 193), constate Amy, soulignant ainsi le caractère pragmatique et concret de ses gestes pourtant démesurés et fous.

Il émerge du Ciel de Bay City le portrait d’une adolescente qui, pour se sentir vivante, investit de son corps et de sa confiance l’éclat brillant du feu. Si, pour elle, le ciel américain est mauve, bleu et gris à cause de la pollution et des cendres, il est aussi écarlate. « Le ciel de l’Amérique est bleu, saignant. C’est une plaie béante, une hémorragie » (CBC, p. 54), constate la fille qui se considère aussi comme « la tache, la macule, la plaie vive » (CBC, p. 35) de Bay City. Amy imagine mourir sous le soleil du désert, « un oedème, congestionné de bonheur », sa vie « se coagul[ant] » (CBC, p. 44). Ainsi, la chaleur dévoratrice des flammes et la couleur rouge du ciel sont intimement liées aux transformations de son corps. Afin de répondre à la question existentielle qui l’occupe — « Comment se fait-il que je sois vivante ? » (CBC, p. 262) — Amy cherche des façons provocatrices de faire sentir sa présence et de s’afficher. Par exemple, elle persuade ses amants du high school de manger son sang menstruel, une pratique érotique en dehors des normes de Bay City :

Je force mes petits copains à bouffer mon sang que je leur sers sur mes doigts, dès que je me retrouve seule avec eux dans un lit ou dans une voiture. Je les convaincs de tout lécher, en leur disant qu’Alice Cooper est avide de l’hémoglobine de ses conquêtes, ce que j’ai lu dans un magazine que j’ai volé, à onze ans, au K-Mart. Et je dois avouer que cette opération ne déplaît pas à tous, même si cela me confère une fort mauvaise réputation. Surtout auprès des filles.

CBC, p. 57-58

En se prêtant à l’exercice de la consommation transgressive, les amis d’Amy se confrontent à la matérialité de son existence, à sa réalité. Qui plus est, ils ne la consument jamais — comme les flammes de l’incendie ne l’ont pas non plus consumée —, car c’est Amy qui décide du contexte et des enjeux de leur plaisir partagé.

Sous le signe du mauve

Publiés avec une vingtaine d’années d’écart, Le désert mauve de Nicole Brossard et Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis présentent une Amérique remarquablement similaire qui diffère, pourtant, beaucoup de celle de Baudrillard, de Poulin ou encore de Morency parce que l’Amérique des écrivaines québécoises est vue, vécue et analysée par des filles adolescentes prescientes et sensibles. L’Amérique de Brossard et de Mavrikakis est peinte de fond en comble, du désert jusqu’au ciel, de la highway à la banlieue en mauve, mauve-pervenche, mauve-écarlate, mauve-taupe, mauve-lavande, mauve-pourpre. Le mauve l’embellit mais ne cache en rien sa violence. Au lieu de se laisser accaparer par les forces de la société capitaliste et misogyne, Mélanie et Amy résistent aux illusions. Elles comprennent qu’elles parcourent un monde qui les dépasse, mais elles sont là. Elles veillent. Elles surveillent. De la position privilégiée qui est la leur — celle de l’être insoupçonné, méconnu, mésestimé —, elles déclenchent des actions et soulignent les lignes de faille menant vers le désastre.