Corps de l’article

Emprunté au latin violare, qui signifie « traiter avec violence », « profaner, outrager », le verbe « violer » est dérivé de vis : « force, violence ». D’emblée, le terme en ancien français porte la notion de transgression, signifiant « ouvrir, pénétrer dans un lieu sacré ou protégé par la loi », « agir en opposition à quelque chose », un précepte, un secret. Au début du xiie siècle, le terme en ancien français signifiait également « abuser d’une femme »[1]. Cela dit, la distinction créée entre les notions de viol et de violence naît plus précisément d’une séparation entre domination sexuelle et domination sociale, entre intersubjectivité sexuelle et intersubjectivité sociale, et entre économie libidinale sexuelle, sociale et politique[2]. Ainsi, le viol constitue une transgression particulière non seulement parce qu’en Occident, le corps de la femme est considéré comme un lieu sacré, mais aussi parce que l’autodétermination de l’être et du corps est surreprésenté de manière symbolique et sociale à travers la sexualité[3]. Comme le sacré n’a de sens que par opposition au profane, le déploiement du viol et de la violence dépend de la production sociale de la vulnérabilité au viol de l’autonomie de l’être, et donc de la production d’un corps dont l’essence serait profane[4]. À travers la production de la vulnérabilité du corps féminin, mais aussi, simultanément, par des hiérarchisations toujours plus raffinées, les régimes biopolitiques génèrent et légitiment la vulnérabilité et la violabilité des classes populaires, des minorités religieuses, des personnes racisées, vivant avec un handicap, des personnes neurodivergeantes, par des processus de criminalisation de ces personnes[5]. Selon le paradigme que nous construisons ici, le viol et l’insignifiance du consentement sont indissociables de l’enfermement, de la conquête, de l’exploitation de la force de travail, de l’expropriation, du colonialisme et de l’esclavage[6]. Il est impossible de comprendre le viol dans son acception moderne sans comprendre comment le capitalisme construit l’agentivité, l’autodétermination, l’autonomie du corps et de la volonté comme les attributs du sujet blanc, bourgeois, cisgenre et masculin. Ces attributs représentent non seulement les lieux « sacrés » protégés par la loi, mais plus encore la loi elle-même, de sorte que la survie et l’épanouissement de chacune et de chacun dépendent de leur proximité avec le sujet blanc, bourgeois et masculin (hétérosexuel et cisgenre), alors que la désobéissance, la déviance et la défiance encourent la violence, encore une fois selon une hiérarchie variable dictée par la race, la classe, le handicap, le genre et la sexualité.

J’examine dans cet article les liens entre le viol et l’inceste d’une part, et l’exploitation, l’aliénation, le (néo) colonialisme et l’esclavage de l’autre, en tant que rapports divergents au corps qui se recoupent[7]. Je maintiens comme hypothèse que la racialisation est une technologie du viol, le viol étant en soi une tentative de réduire l’être en chair, de rendre la personne humaine soluble dans la chose, en lui refusant toute possibilité de fuite et d’évasion. En tant que technologie, la racialisation représente un ensemble de savoirs, de codes, manoeuvres, lois et discours qui produisent un effet précis : la vulnérabilité à la mort prématurée[8]. À travers une analyse de Cru de Néfertari Bélizaire et d’Amour, colère et folie de Marie Vieux-Chauvet, j’illustre comment le viol et l’inceste constituent à la fois les conséquences et les manifestations concrètes de l’imbrication de l’exploitation, de l’aliénation et du (néo)colonialisme. Bélizaire raconte dans Cru, dans une longue apostrophe dirigée vers son tyran, le récit autobiographique des tourments que son oncle lui fit subir pendant de nombreuses années. Née en Haïti en 1962, l’actrice est morte le 19 février 2017 au Québec, où elle vécut la majeure partie de sa vie[9]. C’est en 2014, dans une maison d’édition montréalaise, qu’elle publia cet ouvrage, son unique oeuvre littéraire. La richesse et la précision de son analyse dans ce texte, de concert avec Amour, colère et folie, publié en Haïti en 1968, nous permettent d’étudier les fondements de la violence sexuelle et de la racialisation comme outils de domination. Cette analyse débouche sur une réflexion sur les modes de constitution des communautés queer qui se définiraient par et répondraient à la fuite et à l’impossibilité de fuir. Afin de mieux établir la généalogie de cette fuite, je propose de débuter en effectuant un détour vers la fin du xviiie siècle, au New Hampshire, état où j’habite présentement.

Première partie : la racialisation et la fuite

Il n’existe pas dans la langue française de terme équivalent au verbe « to elope », que l’on trouve en anglais. Décrivant à la fois le fait de s’évader et le geste qu’effectuent deux personnes qui s’enfuient dans le but de s’épouser, le mot nous vient de l’anglo-normand « aloper », qui signifie simplement s’enfuir et dont l’origine se trouve dans le moyen-néerlandais « ontlopen ». Lope signifie « courir », mais comme la construction néerlandaise « ontlopen » ou « undløbe », traduite littéralement, serait agrammaticale en français, il peut être utile de penser à l’expression anglaise « to run away ». Étrangement, il existe bien plusieurs autres dérivations du verbe courir en français : l’un des préfixes qui s’est ajouté au verbe a donné la dérivation « encourir », qui signifie s’exposer à subir une pénalité, ou à devoir supporter ou affronter quelque chose de fâcheux. Le terme signifie également par extension le fait de courir un risque, d’endosser ou d’affronter des coûts, des conséquences. Sans tout à fait décrire la fuite, le verbe en décrit les suites : « s’encourir » signifie aller en courant vers quelqu’un ou quelque chose. L’on peut donc en français « encourir », c’est-à-dire s’exposer à quelque chose ou à quelqu’un, « parcourir » et même « secourir », mais la formulation « écourir », « to elope », n’existe point.

Daté du 12 avril 1786, le reçu de vente d’un homme mis en esclavage — certains documents le nomment Prime et d’autres Prince — nous informe que cet homme, avant de passer des mains d’un maître à l’autre, celles de Samuel Talcott, au Connecticut, à celles d’Elisha Fullam, au New Hampshire, « hath lately eloped[10] ». Que signifiait cette fuite ? Quelles sanctions Prince encourut-il ? Pendant combien de temps ses pieds avaient-ils foulé ce territoire miné entre la captivité et la liberté, la liberté étant toujours déjà relative, mitigée, et confisquée pour toute personne mise en esclavage ? Cet homme cherchait-il à goûter la liberté de circuler, de disposer de son temps, de son corps, la liberté de refuser, la liberté de discourir, ou recherchait-il aussi la liberté de se lier librement à un autre être, la liberté de se marier ? En réalité, à l’époque, à la fin du xviiie siècle, le verbe « to elope » renvoyait simplement au fait de s’évader. Âgé alors de 48 ans, Prince ne passa que quelques mois dans le New Hampshire. Le 15 novembre 1786, Martin McEvoy, de Saint-Jean (maintenant Saint-Jean-sur-le-Richelieu), acheta Prince à son tour, le forçant ainsi à parcourir une distance de 325 km. Un mois plus tard, le 18 décembre, John Lagord, un distillateur et marchand d’esclaves montréalais, en prit possession, jusqu’à ce qu’un tailleur, Joseph Benoit, achète cet homme le 31 mai 1787. Enfin, cinq ans plus tard, le 15 septembre 1792, Joseph Papineau s’offrit Prince après son élection au premier parlement du Bas-Canada. Prince avait alors 54 ans[11].

Fils de Joseph Papineau et figure de patriarche, s’il y en eût, de la nation québécoise, Louis-Joseph Papineau naquit à Montréal en 1786. Politicien, intellectuel et avocat, la place qu’il occupe dans le récit national québécois est due en grande partie à son rôle de chef du Parti patriote avant la Rébellion du Bas-Canada qui secoua le pays entre 1837 et 1838. Louis-Joseph Papineau avait six ans lorsque son père acheta Prince et il en avait treize lorsque son père représenta une association d’esclavagistes qui cherchaient à défendre leurs droits de propriété[12]. Papineau fils laissa derrière lui une imposante correspondance, dont une partie fut publiée pour la première fois en 1953, sous le titre Lettres d’un exilé : Louis-Joseph Papineau, 1837-1845. Ses lettres à Julie Bruneau, son épouse, parurent en 2000, suivies, au cours des années subséquentes, des volumes Lettres à sa famille, Lettres à ses enfants et Lettres à divers correspondants[13]. Dans une demi-douzaine de lettres écrites entre 1838 et 1861, Papineau s’exprima sur sa vision de l’esclavage, de l’émancipation des Noirs et sur la place que ceux-ci devaient occuper au sein des États-Unis et du Canada[14]. Ces lettres témoignent de la circulation des Noirs à la fois comme marchandises et comme sujets de causerie à manoeuvrer et à maîtriser au sein du champ discursif canadien[15]. Elles confirment la transmutation des Noirs en capital culturel à gagner et à échanger entre blancs, notamment entre pères et fils. Ainsi, prisonnier du pouvoir colonial, le Noir apparaît périodiquement comme objet de discours et de débat, principalement à des fins de criminalisation et de fétichisation, mais se voit refuser toute possibilité d’agir comme acteur social ou politique[16]. Dans une lettre à son fils Amédée datée de 1859, Papineau déplore que la nation qu’il considère être le modèle le plus abouti de la culture et de la civilisation sur le point d’éclater en guerre civile et enjoint la population noire américaine de ne pas se réfugier au nord de la frontière :

Que veulent les abolitionnistes ? Que les propriétaires d’esclaves sacrifient leur sûreté personnelle et une valeur de huit cent millions de dollars à un principe qu’ils appellent justice ; et quelle indemnité, quel sacrifice sont-ils prêts à faire dans le Nord à l’appui de leur théorie ? Quel sacrifice ont-ils jamais faits, pour adoucir au milieu d’eux, la condition des Noirs ? Aucun. En serai-je réduit, avant de finir, à n’avoir qu’à plaindre ce pays que j’admirai et aimai, sans interruption, depuis ma première jeunesse ? Que les Noirs ne soient donc pas follement attirés vers le Canada. Partout où ils seront portés, ils deviennent, dès qu’ils sont un peu nombreux, un élément de trouble pour la société[17].

Pour Papineau, le plus grand, le plus douloureux et le plus pressant problème que pose « le fléau de l’esclavage » est la fissure qu’il menace de provoquer dans « la meilleure combinaison politique que l’esprit humain eût jamais promulguée et adoptée[18] ». Qu’il figure comme détail, ou encore qu’il soit pensé comme en dehors de l’organisation politique américaine, l’esclavage des Noirs pour Papineau n’apparaît comme péril que lorsqu’il constitue un obstacle à la perpétuation de l’organisation politique coloniale étasunienne. Or, l’organisation sociale coloniale, canadienne, américaine ou québécoise, cette « combinaison politique », est conçue dans ses origines même à travers la négation de l’humanité des personnes et des nations noires et amérindiennes, figurées comme esclaves ou comme corps étrangers à exclure à tout prix.

En même temps, Papineau se garde d’évoquer la présence des Noirs en territoire canadien et l’histoire de l’esclavage au Canada, ce qui lui permet de continuer à manipuler la figure du Noir comme idée abstraite à considérer, à examiner, à débattre et à juger, et comme menace à appréhender. De ce fait, la correspondance de Papineau révèle comment le racisme anti-Noir se perpétue au Québec et au Canada dans le sillage de l’esclavage, dans un certain silence, dans l’intimité des lettres d’un patriarche, en s’installant dans l’ombre du géant américain et instituant dès lors un miroir qui promet un reflet avantageux. Ainsi enhardi, quelques années plus tôt, en 1844, Papineau écrivait au Dr O’Callaghan que « [l]e meilleur usage que les abolitionnistes puissent faire de leurs fonds, c’est d’acheter de jeunes négresses de quinze ans, qui feront des enfants libres au lieu de faire des esclaves[19] ». Le contexte américain n’est qu’un prétexte pour exhiber un racisme anti-Noir et une misogynie sortis du terroir canadien/québécois. Selon la loi, ce sont effectivement les femmes et fillettes mises en esclavage, non pas les sociétés esclavagistes, qui produisent des « esclaves ». À travers ses lettres, Papineau ne revendique que le respect de la loi et des droits des individus oeuvrant dans l’élaboration et le maintien du bétail humain. Ainsi, la seule échappatoire pour les Noirs, selon lui, est l’achat des utérus des « négresses ». Il propose un élément de solution qui garde la structure du marché esclavagiste intacte et qui révèle comment les personnes noires, par l’exercice le plus élémentaire de leur liberté, deviennent « un élément de trouble pour la société ».

Il est impossible de penser la structure de l’État canadien et de la soi-disant nation québécoise sans penser la violence coloniale, indissociable en Amérique de la violence de ce marché de chair noire. Mais où et comment cette violence s’exerce-t-elle ? Sur le corps ? Sur l’esprit ? Ou encore sur la matière que ces éléments forment ? Penser le viol et la violence à travers le temps et l’espace exige de penser simultanément la formation du sujet lorsqu’elle ou il subit et déploie ceux-ci en alternance, de même que les constructions divergentes de la conscience et de la subjectivité qui découlent de ces opérations quotidiennes. Outil de sujétion et de domination par excellence de soi et des autres, de soi par les autres, la violence est une modalité de la force, du pouvoir et de la domination qui attaque le corps et l’esprit dans le but d’exercer un contrôle sur ceux-ci et de les orienter vers un dessein donné, mais aussi afin de faire l’expérience du pouvoir-sur-autrui (ou sur soi) en lui-même, c’est-à-dire de faire l’expérience de la domination[20]. Les lettres de Louis-Joseph Papineau témoignent de la violence particulière que mettent en oeuvre la complicité et la complaisance, caractéristiques fondamentales et tenaces de l’État colonial.

Les lettres de Louis-Joseph Papineau témoignent aussi de l’imbrication de la domination raciale et de la violence genrée, qui depuis la traite négrière se constitue dans et par la racialisation. Il n’est peut-être pas surprenant, au final, que Papineau conseille l’enlèvement de fillettes noires comme moyen de freiner l’esclavage plutôt que de proposer, même dans l’abstrait, d’y mettre fin. La domination raciale et la violence genrée se rejoignent et témoignent dans les deux cas, chez ceux qui perpétuent ces formes de violence, de la futilité et de l’insignifiance du consentement. En effet, selon Papineau, « les maîtres […] seuls sont autorisés à appliquer un remède, s’il est possible d’en trouver[21] ». « Comment faire, quand il y en a plus de quatre millions [d’esclaves] et que le propriétaire seul peut décider la question[22] ? » Cette modalité du pouvoir, où un seul des partis « peut décider la question », modalité fondamentalement patriarcale, s’opère également dans le viol. La particularité du viol, outil de domination et de terreur raciale, relève du fait qu’il constitue une modalité de la violence qui s’exerce sur une partie du corps et de l’être érigée comme inviolable, une partie du corps et de l’être à propos de laquelle, à l’origine, le propriétaire (mari ou père) décidait de la question et, éventuellement, le sujet lui-même[23]. Au-delà de l’infliction de la douleur, le viol réduit le corps en chair, c’est-à-dire en chose, en brimant à divers degrés son agentivité, son autodétermination, son autonomie et sa volonté au sens primaire. La scène du viol est celle où le sujet, dans ce qui est jugé être son essence, est incapable de fuir.

Deuxième partie : le viol et la racialisation

Le viol constitue la chosification primaire et première. Ainsi, dans Cru, le traumatisme de l’inceste provoque non seulement la dépossession par rapport au corps, mais plus encore une sorte de désincarnation de la chair. Bélizaire insiste encore et encore sur cette chosification. « Poupette » est le surnom d’enfant de la narratrice, autrement nommée Marie-Christine Jovèse. Ce nom, « petite poupée », est à l’image de l’enfant-objet, de la bambine devenue chair. « Je ne comprends pas que je suis ton jouet vivant », dit la narratrice[24]. Cette chosification n’est que la première parmi une pléthore de modalités, que nous n’étudierons que de manière rapide ici, où se recoupent les violences sexuelles et la racialisation. Achille Mbembe décrit la racialisation comme « le geste qui consiste, comme ce fut historiquement le cas avec les gens d’origine africaine, à rendre la personne humaine soluble dans la chose, dans l’objet ou dans la marchandise[25] ». Le passage du corps meurtri à la jouissance de l’objet dépend ici du devenir objet de l’esclave, voire du devenir fumier de l’esclave. La racialisation, au fil de l’histoire coloniale et de la traite négrière, a permis la subjugation du corps à plusieurs niveaux, du travail forcé à la torture, en passant par le viol. Cette modalité du pouvoir et du désir s’opère par l’expropriation du corps, par sa réduction violente à la chair, selon des hiérarchies de précarité et vulnérabilité fondées sur la race, le genre et le capital. Il est possible de penser le racisme, la transphobie, la misogynie et le validisme en Occident comme des développements technologiques du viol. Il ne s’agit pas ici de nier la prévalence du viol et de l’inceste dans divers groupes sociaux. Bien au contraire, il s’agit de postuler la nécessité, dans l’Atlantique noir en particulier, de penser simultanément la coprésence et coconstitution des mécanismes et des pratiques de domination, toujours déjà sociaux lorsqu’ils sont intimes, toujours déjà intimes lorsqu’ils sont sociaux. Notre projet ici est donc d’abord de révéler comment l’économie libidinale du viol et celle de la racialisation se rejoignent afin de montrer qu’il est impossible d’espérer éliminer l’une de ces formes de domination sans simultanément attaquer l’autre[26].

Pour la victime d’un viol, et peut-être aussi pour la personne mise en esclavage, la chosification mène à la dissociation. Dans Cru, la bambine réduite du coup à sa chair ne peut plus y résider, ne peut soutenir consciemment une telle violence et se retire dans un ailleurs dont elle-même ne sait pas si elle pourra revenir : « Je me suis assise ce jour-là sur la galerie. Je fixe mon regard droit devant moi. Je suis absente. Je suis devenue une femme adulte de deux ans et demi. Je crois que je suis aspirée par l’horreur. Je suis dans un état que je ne peux pas comprendre. » (C, p. 24) Bélizaire relate ce choc à travers des métaphores spatiales qui dessinent le non-lieu de cet exil. L’annihilation de la subjectivité résulte de la chair outragée, violée à un tel point qu’elle cause la dissociation que l’on reconnaît aux victimes de violents traumatismes. Tantôt la bambine est « aspirée », plus tard, elle est « complètement submergée » (C, p. 19), « enfermée à l’intérieur » (C, p. 53), alors que son sommeil est « peuplé de vide, de néant » (C, p. 37). Loin d’être un refuge, la dissociation apparaît plutôt comme l’antichambre de la mort, non-lieu dans lequel le sujet bascule pour ne pas assister à son devenir objet. Les métaphores spatiales apportent une dimension cosmique à la narration du supplice, projetant un espace qui, tout vide qu’il soit, est vaste. La métaphore, elle-même un non-lieu, une dissociation par rapport au réel, introduit un bref répit pour la lectrice ou le lecteur qui devient témoin de l’horreur, qui en accepte le témoignage. La dissociation désigne finalement un état psychique qui s’étend au-delà du moment du viol, entraînant la victime dans « une sorte de demi-coma » (C, p. 29) qui menace d’être permanent.

La spatialisation du traumatisme rejoint ainsi en même temps la métaphore de la mort comme manifestation presque concrète du néant infernal qui habite le sujet. L’apostrophe qui ouvre le récit, « Assassin », offre d’emblée ce cadre poétique et théorique. L’imaginaire de la mort permet d’illustrer l’extrême précarisation de la vie sur le plan psychique qui découle du viol de l’intégrité (a)sexuelle de l’enfant. En outre, le meurtre d’un enfant est un crime qui est sensiblement sans ambiguïté : il fait donc en sorte que l’inceste entre dans la sphère de la lisibilité, et sa victime dans la sphère de la légitimité. Ainsi, le langage de la mort est également un appel désenchanté à la justice. Enfin, la mortalité comme métaphore met en relief un enjeu de taille : la survie.

Dans ma tête de petite fille, je commence à déformer les événements pour être en mesure de survivre. Je ne veux pas mourir. Je suis peut-être morte psychologiquement, mais mon corps est encore en vie. À partir de ce moment, j’entreprends un processus complexe me permettant de me défendre. D’abord ce mutisme, ce silence froid que je ressens, ce vide tout au fond de moi que j’explore pour la première fois. Cette espèce de trou béant, cet espace noir et silencieux.

C, p. 29

La survie se présente paradoxalement sous forme de tombe ; un espace souterrain où le sujet est hors d’atteinte, où le silence est la seule sensation qu’enregistre le corps. Ce paradoxe entre vie et mort est la suite logique, sur le plan psychique, de celui que représente la chair désincarnée. L’être violé est déshabité, il existe en dehors des normes de la conscience, dans le non-lieu entre l’humain et l’objet, entre la vie et la mort[27]. La survie, en d’autres mots, est difficile à percevoir.

L’annihilation du sujet par la réduction du corps en chair a une portée toute particulière dans l’Atlantique noir, où la chosification fut érigée en système pendant des siècles[28]. Cette dimension transparaît une fois dans Cru, lorsque la narratrice déclare : « Au bout d’un moment, tu te lèves. Je suis toujours dans tes bras, petite Poupette zombie. » (C, p. 23) Si Bélizaire ne nomme jamais Haïti, le pays où a débuté son calvaire, elle signale son pays d’origine en évoquant la figure du zombie. Cette figure naît de l’Atlantique noir et du rapport à la vie et à la mort des personnes noires dans le sillage des régimes esclavagistes européens. De manière consciente ou non, en faisant appel au zombie, l’auteure trace une généalogie de l’aliénation du capitalisme racial, système où les corps des femmes noires cisgenres, des personnes trans et non binaires noires, dans leur intimité et intégrité profondes, sont conscrits à la reproduction de la main-d’oeuvre gratuite et, plus largement, sont mis à la disposition du maître blanc pour l’assouvissement de ses désirs sexuels.

Il ne s’agit pas de créer une équivalence entre l’esclavage et les violences sexuelles, mais plutôt de souligner leur imbrication et de réfléchir à la spécificité des conditions d’annihilation du sujet d’une part, et de ses possibilités d’affranchissement de l’autre. Les limbes qu’occupe le sujet séquestré sont peuplées de victimes de toutes sortes, tout en s’articulant selon des zones ou des modalités divergentes ; en nommant la mort et la zombification de la narratrice, Bélizaire rejoint les théoriciens de l’esclavage, du colonialisme et de la Shoah. Mbembe, par exemple, expose le cadre du nécropolitique dans l’espace colonial comme mode de gouvernance par la mort, alors que Giorgio Agamben décrit les rapports entre le pouvoir souverain et la « vie nue[29] ». Comme le rappelle Rafaël Lucas, en Haïti — et peut-être dans tout l’Atlantique noir —, le zombie est « la figure archétypale de l’échec, la créature par excellence de la volonté de pouvoir[30] ». Il cite la définition que René Depestre développe dans Hadriana dans tous mes rêves :

Cet être ainsi dissocié tombe, pieds et poings liés, dans la catégorie d’un bétail humain taillable et corvéable à merci. C’est un sous-nègre, personnalité en pièces détachées sans souvenir ni vision du futur, sans racine pour porter des fruits, ni de bonnes couilles pour bander, objet errant du royaume des ombres, loin du sel et des épices de la liberté[31].

Depestre analyse la zombification à partir du paradigme de la dissociation afin de décrire cet état situé entre la mort et la vie, entre l’humain et l’animal, entre l’animal et la chose. Bien qu’elle ne soit pas articulée de cette manière, en Haïti ou ailleurs, le viol hante la figure du zombie. Depestre se limite à dire que le zombie est coupé de son désir, incapable de « bander », mais l’absence de désir et de vision signale la négation de la volonté, de l’agentivité, et l’anéantissement du consentement. Les liens entre le devenir chair dans l’inceste et dans l’esclavage sont multiples, mais la négation du consentement figure sans doute au premier plan. Cet anéantissement du désir est ici le résultat d’une transmutation funeste, mais elle en est également la cause. Si le zombie est effectivement une figure de l’échec, dans une perspective afroféministe, perspective dans laquelle nous lisons Cru de Bélizaire, cet échec se situe au niveau de l’État postcolonial lui-même et révèle la nécessité de décoloniser le pouvoir dans ses fondements mêmes en recentrant le consentement et l’autodéfense comme mécanismes du devenir collectif et individuel.

Que serait en effet une décolonisation du pouvoir dans ses fondements mêmes ? Saidiya Hartman, dans son étude magistrale Scenes of Subjection. Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, analyse le viol de la femme mise en esclavage et constate que l’hypersexualisation de l’esclave rend le consentement dérisoire, d’une part, et fait en sorte, d’autre part, que le statut de personne, pour elle, n’apparaît que par sa criminalisation et sa poursuite en justice. Se penchant sur la négation de la justice et de la reconnaissance pour les femmes mises en esclavage qui étaient victimes de viol, Hartman explique :

Puisque la répression de la violence fait du genre féminin le site d’une blessure à la fois négligeable et sans réparation, le déni du viol relève de manière plus évidente des questions de consentement, d’agentivité et de volonté. Ces questions sont liées à un dilemme encore plus large qui touche la construction de la personne et le calcul de l’humanité dans la loi esclavagiste. La double invocation de la personne et de la propriété rendait les questions de consentement, de volonté et d’agentivité compliquées et maladroites[32].

Cette attention à la spécificité de la construction de la femme noire au sein des sociétés esclavagistes révèle comment celle-ci se trouve dans les marges de la lisibilité face à la loi, dans la mesure où la loi ne reconnaît ni son autodétermination ni sa vulnérabilité intersubjective puisqu’elle figure d’abord et avant tout comme propriété, comme meuble, comme objet, ou encore comme sujet coupable d’un crime. L’on peut percevoir dans le champ ainsi constitué comment le sadisme du viol et de l’esclavage se recoupent pour se constituer mutuellement en tant que façons de tailler l’être en chair dépossédée. La négation du consentement et de la volonté relègue l’être, dans les deux cas, au non-lieu de l’assujettissement. Le zombie, figure sans volonté et sans désir dont on a vraisemblablement soutiré toute la force de travail, sous-produit nécessaire à la construction occidentale de l’humain et du sujet, symbolise ce non-lieu dans lequel se trouve l’être dépossédé de sa chair. Dans une autre étude, je reprends ce passage de Hartman, que j’interprète afin de fonder les bases d’une pratique féministe noire, centrée justement sur une reformulation du consentement et de la désobéissance, axes critiques qui déterminent la position du sujet entre l’humain et la chose, entre la vie et la mort. Ici, cependant, je m’intéresse au devenir collectif de la survivante, tel que l’ont articulé Bélizaire et Marie Vieux-Chauvet, devenir collectif qui nous pousse à interroger davantage les liens que la loi entretient avec le viol, l’esclavage et la mort.

Troisième partie : le viol et la fuite

Avec Cru, Bélizaire rejoint Vieux-Chauvet, qui avait publié le premier ouvrage haïtien à traiter de manière substantielle et centrale du viol. Vieux-Chauvet avait publié sa trilogie Amour, colère et folie en 1968 chez Gallimard, et, craignant des représailles de la part du gouvernement, elle avait quitté presque immédiatement Haïti pour aller s’établir à New York en exil[33]. Cette oeuvre magistrale avait soulevé la problématique de la mort du sujet et de sa zombification comme impasse, et avait exploré les possibilités de fuite qui s’offrent à la femme noire cisgenre — et j’ajouterais aux personnes trans et non binaires noires —, possibilités que nous étudions ici.

Bien que figurant de manière centrale dans Amour, colère et folie, le viol a tantôt été ignoré complètement, tantôt traité avec sensationnalisme et sublimé par la critique littéraire[34]. Dans « Colère », deuxième récit d’Amour, colère et folie, Vieux-Chauvet raconte l’histoire des Normil, une famille qui, un matin, se voit menacée d’être dépossédée de ses terres. Les parents tenteront de se réapproprier leur bien en livrant leur fille Rose à un homme puissant, le « gorille », qui la violera chaque jour pendant un mois. Le récit se termine lorsque le père de Rose, Louis, réussira à faire tuer le gorille. Or, il sera trop tard, car à la toute fin, Rose meurt à son tour : « Mais Rose était morte et il ne le sut qu’à l’aube[35]. » L’aube sur laquelle se termine « Colère » est des plus glauques ; l’auteure ne permet, face à la fatalité historique, ni rédemption ni espoir, hormis le retour programmé du soleil matinal. Il est impossible de savoir, cependant, si cette aube se lève sur une mort clinique, celle du corps, ou s’il s’agit encore une fois de cette dissociation que relate aussi Bélizaire dans Cru.

En effet, à plusieurs reprises, Rose avait déclaré être morte : « Il n’y a de déshonneur que dans le plaisir partagé et il a couché avec une morte. Avec une morte et il l’ignore. C’est ma vengeance[36]. » Paradoxalement, le déshonneur se trouve ici dans le plaisir partagé. La négation ou le refus du consentement donne lieu encore une fois à la mort, une mort jubilatoire cette fois. Elle ajoute un peu plus loin : « Que m’importe ! Je suis morte. C’est risible de le voir râler sur une morte[37]. » Cette mort dans le viol est triomphante. Elle tente de subvertir le désir sadique en s’arrogeant le dernier rempart de la chair soumise, particulièrement celui des femmes noires cisgenres et personnes trans et non binaires noires assujetties au sein de l’Atlantique : la mort. Le suicide et l’infanticide sous l’esclavage ouvraient un dernier champ d’action possible ; une manière, paradoxalement, d’exister.

Cette « vengeance » par la mort est toutefois incohérente, du moins elle trahit une impasse et représente l’absence à ce jour, pour celles et ceux qui ont été relégués aux marges des marges, de voie révolutionnaire ou libératrice, voire de fuite[38]. Il serait d’ailleurs possible d’arguer que le sadisme, surtout par rapport au corps de la femme noire, a toujours déjà une dimension nécrophile. L’imaginaire occidental construit autour de la femme noire ouvre tout un pan symbolique nécrophile au-delà de la pulsion de mort. Ainsi, avant de la violer, le gorille positionne Rose comme un cadavre dans un cercueil : « Tandis qu’il parlait, il m’ouvrait lentement les jambes et me mettait les bras en croix[39]. » Qu’y a-t-il donc que le gorille « ignore » dans cette mort ? Comme celle-ci était déjà annoncée, pour que le bourreau l’ignore et qu’elle constitue une forme de lutte à défaut d’être une victoire, la mort doit donc être réinventée. Lorsque le zombie lui-même devient un objet de fétichisation, la mort ne peut qu’être réinventée et démultipliée. La défiance ne réside peut-être que dans l’affirmation « Je suis morte », comme articulation symbolique de la liminalité du zombie et de la survivance du sujet dans la mort. L’énonciation de cette parole, « Je suis morte », constituerait une affirmation téméraire de sa survie et représenterait le refus de l’exercice totalisant du pouvoir et de la violence, le refus de la transmutation.

L’assujettissement du corps par l’exploitation de la force de travail et le viol, la chosification de la femme par l’analogie avec la terre et la nation conquises — problématique centrale de « Colère » —, tout cela signale une zombification et une chosification continues au sein de l’État postcolonial, au-delà de l’esclavage et du colonialisme.

Lorsqu’elle évoquait la figure du zombie, la narratrice de Cru, à l’instar de Rose, nous renvoyait à une mort ancestrale aux racines profondes en Haïti, intimement liée au statut d’esclave à travers la négation du consentement, de la liberté de fuir. Cette figure nous amène à interroger le devenir collectif de la survivante, au-delà de cette communauté ancestrale. Dans son ouvrage magistral sur l’esclavage, Slavery and Social Death, Orlando Patterson développe la notion de mort sociale telle qu’elle se présente dans les sociétés esclavagistes[40]. La mort sociale est une forme d’aliénation qui, à divers degrés, coupe l’individu des liens qui l’ancrent dans sa famille et sa communauté, et donc dans un univers de sens. La violence de la plantation et de la maison de l’esclavagiste est telle que l’être mis en esclavage peut être séparé des siens à n’importe quel moment, et l’enfant d’esclave, arraché à ses parents à chaque instant. L’aliénation natale, un autre terme dont Patterson se sert et qui va de pair avec la notion de mort sociale, signifie que l’être est coupé, à divers degrés, des lois et des normes qui régissent l’ordre social, de même que du sens que produisent les liens intergénérationnels[41]. L’espace que s’arrogent les personnes mises en esclavage pour construire un devenir collectif est donc toujours déjà restreint et empreint de violence, surdéterminé par la relation de pouvoir presque absolu avec lequel elles négocient sans cesse. Patterson souligne également comment l’être, le corps et la figuration symbolique de l’esclave sont marqués par cette relation d’assujettissement et, plus précisément, par les limbes dans lesquels ils tentent de survivre. Les termes de cette liminalité rejoignent ceux du non-lieu de l’inceste. Dans les deux cas, le plaisir sadique trouble profondément la notion même d’attachement et de communauté. La « pollution rituelle », quant à elle, renvoie à la répulsion que produit la peur de la contamination face à l’abjection du devenir chair.

Bélizaire n’évoque ce sentiment d’exclusion que vers la conclusion de son récit. Elle décrit, d’une part, une difficulté fondamentale à faire confiance à autrui et, d’autre part, un sentiment de stigmatisation : « Il me fallait quand même trouver un moyen d’évoluer dans la société. Je m’étais convaincue que la honte était inscrite sur mon front. » (C, p. 101) La relation de la survivante à l’espace public et à la communauté est complexe et difficile. Vieux-Chauvet développe davantage la notion de pollution rituelle, en particulier à travers la relation entre Rose et son frère. Son frère, dégoûté par elle, lui dit qu’elle ne sent plus les fleurs. Résignée, elle raconte, répétant son leitmotiv : « Sur moi l’odeur de la mort. Le petit le sait. Je suis morte[42]. » L’une des différences fondamentales qu’il est important de noter entre l’expérience de la survivante/du survivant victime de viol et celle de la personne mise en esclavage est que la violence sexuelle est un fardeau que les survivant⋅e⋅s ont l’impression de porter seul⋅e⋅s. Inversement, le système esclavagiste crée une condition qui implique une forme de partage héréditaire. La personne mise en esclavage qui est victime de viol est doublement stigmatisée car, dès lors, elle porte cette double mort, qui l’oblige à se réinventer deux fois, en tant que sujet genré et racialisé, à refonder sa subjectivité en combattant une forme de domination des plus abjectes, qui la rabaisse et l’éloigne de tout ce qui, dans l’ordre colonial, signifie l’humain et le sujet — sur le plan individuel et collectif.

Pour l’esclave, cette position hors de l’humain et en deçà du sujet trouble la performance individuelle et collective du genre, pièce maîtresse du devenir sujet et de la construction occidentale de l’humain. Ce « trouble » face au genre de l’être noir est le territoire sur lequel les exigences décoloniales, au-delà du nationalisme, se dessinent ; ce que Hortense Spillers nomme le terrain insurgé de la femme noire s’affirmant en tant que sujet social[43]. Ainsi, la narratrice de Cru décrit sa grand-mère, de même que Marjorie, la petite amie de son agresseur, en soulignant avec admiration leur apparence et leur performance féminines. Dans le cas de la grand-mère, la vive fascination de la narratrice naît de l’accord entre beauté, féminité, séduction et joie-de-vivre :

Grand-mère est une femme très coquette et elle soigne son apparence. Elle aime faire tourner les têtes. Elle aime recevoir des compliments. Grand-mère est très populaire dans la famille. Tout le monde l’adore. Les cousins, les cousines, les frères, les soeurs et moi. Mais c’est son fils adoré qu’elle veut séduire par-dessus tout.

C, p. 43-44

La magie, l’aisance et la joie de cette femme représentent une certaine adéquation avec le monde chèrement acquise. La beauté est un champ de bataille critique du devenir sujet noir. L’administration coloniale esclavagiste s’évertuait à reproduire la race à travers justement la coquetterie, le luxe et l’élégance, censés être le seul domaine des femmes blanches[44]. Dans son essai Le système colonial dévoilé, publié en Haïti en 1814, le baron de Vastey citait une ordonnance qui ciblait l’élégance des personnes noires :

C’est surtout l’assimilation des gens de couleur avec les personnes blanches, dans la manière de se vêtir, le rapprochement des distances d’une espèce à l’autre dans la forme des habillements, la parure éclatante et dispendieuse, l’arrogance qui en est quelque fois la suite, le scandale qui l’accompagne toujours, contre lesquels il est très important d’exciter la vigilance de la police, et de mettre en oeuvre les moyens de coercition qui sont en son pouvoir[45].

Aujourd’hui, la performance de la féminité, de visions de la féminité, constitue pour les femmes noires un geste politique qui s’inscrit en antagonisme avec les mécanismes d’abrutissement, de chosification et d’hypersexualisation qui construisent la féminité blanche moderne tout en faisant de la féminité noire un non-lieu. Dans ce contexte, même un siècle et demi après la fin de l’esclavagisme, la coquetterie est à la fois arme, jeu et jouissance. En même temps, cette aisance dans l’art de séduire s’articule à travers des rapports de classe. La narratrice souligne ailleurs que « Grand-mère est une très belle femme. De l’aristocratie du pays. Nous sommes en 1965 » (C, p. 31). Le mouvement de la grand-mère dans l’espace, mouvement qui « fait tourner les têtes », est mû en partie par l’exploitation de la force de travail des classes populaires haïtiennes, exploitation qui découle de la structure sociale coloniale. La vulnérabilité au viol des femmes et des enfants de ces classes populaires fait aussi partie, indirectement, du récit de Bélizaire[46]. L’aisance dans la séduction, qu’on retrouve aussi chez Marjorie, la « vraie princesse », frôle la complaisance à l’égard des structures patriarcales qui encadrent ces jeux et contribue à l’isolement qui emmure l’enfant dans le silence que commande son agresseur. La complaisance s’installe là où la dénonciation brille par son absence et contribue à fonder et à nourrir la culture de l’inconséquence du consentement[47]. L’adoration dont est l’objet la grand-mère circule ainsi au sein d’une économie de plaisir vraisemblablement mue par l’ignorance, économie à laquelle la narratrice, devenue adulte, ne peut pas, ne veut pas participer.

D’un autre côté, cette inadéquation est paralysante. Elle débouche non pas automatiquement sur une subjectivité libératrice, mais plutôt sur un mal-être profond et tenace, surtout en ce qui a trait à la sexualité et au corps. La narratrice décrit ainsi une partie de son adolescence : « J’avais des kilos en trop. Assez pour ne pas attirer le regard des garçons. J’étais, à court terme, sauvée des eaux. Il valait mieux pour moi d’être laide et grosse que mignonne et coquette. » (C, p. 101) Marie-Christine se place délibérément en dehors des jeux de séduction. Son refus de la coquetterie et des dictats de la beauté féminine, notamment la minceur, constitue à la fois un geste d’auto-défense et une rebuffade à l’égard des économies libidinale et politique dominantes qui normalisent la culture du viol. L’expression « sauvée des eaux » nous ramène à l’imaginaire de la traite négrière en rappelant le passage du milieu et les eaux mortuaires de l’océan Atlantique[48]. De plus, l’eau, comme image originaire, signale la fluidité du genre et de la sexualité des héritières et héritiers de ce traumatisme, celles et ceux qui occupèrent une position en-deçà de l’humain et des catégories genrées qui en découlent[49]. La narratrice refuse les termes de la séduction, voire de la sociabilité tels que les articule une société qui demeure complice, par son silence et son inaction, du devenir chair qui se perpétue dans le sillage du génocide colonial et de l’esclavage, sans instituer de correctif, de réparation, c’est-à-dire sans effectuer de manière concrète le travail de décolonisation qui, cruellement, se fait attendre, réprimer, rebuter. « Comment faire confiance ? À qui que ce soit. » (C, p. 101) Ces refus de l’articulation dominante et violente de la séduction, de la sociabilité et du pouvoir constituent les premiers termes possibles d’un devenir collectif noir et queer, accessible à la narratrice ou encore à l’auteure.

Quatrième partie : au-delà de la fuite, l’afroféminisme

Les multiples impasses que Bélizaire relève, à l’instar de Vieux-Chauvet, signalent la nécessité de fonder un devenir collectif capable de recentrer la justice et la guérison, et de reformuler la notion de consentement autour de l’intégrité et l’autodétermination de l’être et du corps, autour d’un désir réciproque et libérateur. D’ailleurs, l’hésitation de la narratrice de Cru entre condamnation à mort et pardon révèle l’importance d’une reformulation de la justice elle-même (C, p. 108). Ces devenirs collectifs noirs et queer sont en mouvement, en ébauche perpétuelle. L’un des exemples saillants, à Montréal, est celui du Third Eye Collective, collectif fondé pour soutenir les femmes noires victimes de violences sexuelles et les accompagner dans un processus de justice transformatrice qui contourne la violence raciale et genrée de l’État, qui refuse la perpétuation de la chosification de l’être noir. Dans son manifeste « Fear of a Black Feminist Nation », le collectif lance un défi aux intellectuels et aux activistes, défi que j’ai tenté de relever ici : « Qu’adviendrait-il si nous mettions au centre le thème de la violence genrée de façon à ce que nos histoires et nos luttes abordent de front la violence envers les femmes Noires[50] ? » Plus encore que Cru ou que « Colère », le récit intitulé « Amour », dans Amour, colère et folie de Vieux-Chauvet, s’empare de cette lutte afin de penser la solidarité entre les femmes noires et l’articulation d’une violence révolutionnaire menée pour et par des femmes noires. L’autodéfense constitue en conséquence un pas nécessaire vers l’autodétermination, de concert avec le lent travail de réinvention et de réinvestissement du plaisir vers des économies libidinales et politiques perturbatrices, fractales et libératrices[51].

« Amour » raconte l’histoire de Claire Clamont, une femme vierge de quarante ans à la peau foncée qui représente une tache au sein de sa famille bourgeoise au teint clair. Claire est amoureuse de son beau-frère, Jean Luze, un Français avec qui elle discute et dont elle se sert pour aiguiser sa conscience politique. Le corps de Claire, sa peau brune, jurent avec sa classe sociale, la plaçant ainsi en dehors des cartographies dominantes du désir, ce qui la pousse à choisir la solitude. L’action se déroule pendant les années 1940 et la classe des « mulâtres » est non seulement déchue, mais elle est aussi tourmentée par ceux qui sont nouvellement arrivés au pouvoir. Le récit, livré sous forme de journal intime, se termine lorsque Claire poignarde le bourreau de la ville, Calédu, un homme à la peau foncée, un « commandant » qui, après avoir été exclu des cercles de la bourgeoisie, avait pris sa vengeance en violant les femmes qu’il emprisonnait. Les viols de Jane Bavière et de Dora Soubiran dans « Amour » laissent entendre qu’au-delà des « esclaves-domestiques » toujours à la merci du patriarcat et du capitalisme, ni les agriculteurs propriétaires, ni la bourgeoisie ne bénéficient nécessairement de la protection de l’État, devenue inexistante ou conditionnelle à la soumission totale à son pouvoir[52].

Dans Amour, colère et folie, Vieux-Chauvet dépeint l’étouffement qu’occasionne cet exercice du pouvoir à travers les multiples fenêtres et balcons qui soulignent l’impossibilité de sortir, de fuir et de s’épanouir qui pèse sur chacun des personnages. L’oeuvre débute sur la lourde et amère solitude de Claire à laquelle se juxtapose presque immédiatement l’univers de la prison. « J’entends souvent les hurlements des prisonniers », apprend-on dans les premières pages du récit. « La prison n’est pas loin de chez moi. J’ai vue sur elle de ma fenêtre. Elle attriste le paysage par la couleur grisâtre de ses murs[53]. » Métaphore centrale de l’oeuvre, la prison est à la fois symbolique et littérale[54]. La violence carcérale se superpose au paysage d’Haïti et se profile dans les relations intimes et sociales. Ainsi, Claire avouera : « J’ai vu de mes yeux sortir de prison Dora Soubiran, mon amie d’enfance et notre voisine de droite accusée de rébellion[55]. » L’emprisonnement de sa voisine, Jane Bavière, précipitera en partie sa violente révolte. Le désir contrarié de Claire, en tant que femme noire, l’autoérotisme qu’elle cultive, l’analyse de classe qu’elle développe en songeant aux travailleurs que son père avait exploités, et, enfin, la solidarité qu’elle entretient avec les femmes noires de sa communauté fondent ou encore rejoignent un flux d’affects oppositionnels et perturbateurs. L’on peut voir, dans les liens qui unissent Dora, Jane et Claire, une communauté queer désarticulée, ressoudée de manière précaire par le cri, par le refus du plaisir sadique qui consomme le corps et l’être des femmes noires cisgenres, des personnes trans et non binaires, construits comme objets politiques à conquérir et anéantir[56]. L’économie politique et sociale est sexuelle dans « Amour », tant du côté du pouvoir répressif que libérateur : elle se révèle être un désir d’adéquation avec le monde, ou plutôt avec un autre monde. Après avoir tué Calédu, Claire décrit la scène d’un devenir collectif où point une articulation alternative du pouvoir, de l’espace, du plaisir et de la libération : « J’aperçois par la fenêtre les torches qui vacillent dans le vent. Les portes des maisons sont ouvertes et la ville entière, debout[57]. » Dans ce portrait, Haïti n’est jamais que l’endroit « où la négritude se mit debout pour la première fois », comme l’écrivait Aimé Césaire[58]. La révolution éclate afin cette fois d’éradiquer la dimension patriarcale du pouvoir colonial, pouvoir qui s’exerce en réduisant le corps de la femme noire en chair, en organe, en objet, en chose, pouvoir qui s’exerce par la hiérarchisation de l’être selon la race, le genre, le handicap, la sexualité et la classe, pouvoir qui, à son tour, par la terreur et l’assujettissement, génère cette hiérarchisation. Or, au-delà de la violence révolutionnaire, le travail de libération se situe autant, sinon plus, dans le labeur quotidien qui fonde des devenirs collectifs et individuels libératoires en transformant le tissu social, d’abord et avant tout au sein des communautés queer noires, autochtones et racisées.

Ainsi, de concert avec la justice transformatrice, l’afroféminisme reformule la notion de queer comme formation sociale et identitaire à partir de l’inadéquation des femmes autochtones et noires aux économies libidinale et politique dominantes, en faveur de la constitution de devenirs collectifs queer décoloniaux axés sur l’agentivité, la désobéissance et l’auto-défense[59]. L’insistance sur l’agentivité vise à choisir la collaboration au profit d’un pouvoir coercitif qui reproduirait la logique capitaliste du contrat, de la propriété privée et du devenir chair de l’être noir. L’agentivité ici est perturbatrice et fractale ; fondée sur une analyse de l’imbrication du pouvoir hétéro-patriarcal, validiste, blanc et capitaliste, elle perturbe sans cesse ses institutions, son implantation et son déploiement, sa normalisation. L’agentivité perturbatrice, insurgée et émeutière, multiplie, en somme, les façons d’être « un élément de trouble pour la société », comme l’annonçait Papineau au sujet des Noirs. Ce devenir collectif afroféministe et queer s’articule autour du plaisir et du désir réciproques, mais refuse catégoriquement le plaisir nécropolitique anti-Noir, la sociabilité sadique qui fonde les sociétés coloniales. Ce refus est lourd de conséquences et demande un travail de réinvention continu, mais il débouche sur ce qu’Audre Lorde appelle l’érotique : le pouvoir que nous développons lorsque « nos actions contre l’oppression deviennent une partie de notre être motivé et habilité de l’intérieur[60] ». Il s’agit à la fois d’une fuite et d’un combat ; un elopement qui fonde une économie du pouvoir axée sur l’interdépendance, qui reconduit des désirs ancestraux animant le partage, la relation avec soi et avec l’autre, et ravivant le rythme et le souffle de l’être noir donné à elle-même ou lui-même, le rythme et le souffle de l’afroféminisme comme marche et comme course.