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Introduction

Le BookTubing est une pratique adolescente qui consiste à partager ses intérêts littéraires via la publication de vidéos sur la célèbre plateforme YouTube. C’est un phénomène relativement récent, désormais internationalisé, que diverses instances de médiation culturelle (bibliothèques, salons du livre) cherchent actuellement à valoriser pour amener les adolescents à socialiser leurs lectures. Depuis quelques années, le BookTubing fait également son entrée dans les classes en Suisse romande comme un moyen permettant de concilier enseignement du français et éducation aux médias. C’est dans cette optique que le projet BookTubers est né pour proposer à la fois une formation aux enseignants vaudois en emploi et donner l’occasion à leurs classes de participer à un concours de BookTubing (www.booktubers.ch). Ce projet, porté par l’Unité de recherche et d’enseignement en didactique du français (UER FR) de la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud), défend l’intérêt de considérer le BookTubing comme une pratique sociale de référence possédant plusieurs avantages dans le cadre de l’enseignement du français au secondaire I (12-15 ans). D’une part, il peut s’agir d’un moyen de donner du sens aux apprentissages liés à la lecture en valorisant les pratiques culturelles des élèves (Baudelot, Cartier et Detrez, 1999), notamment un mode de lecture affectivement marqué, souvent privilégié par les adolescents, où identification aux personnages, suspense et émotions ressenties riment avec plaisir de lire (Depallens, 2016). D’autre part, la didactisation d’une telle pratique permet de combiner des enjeux disciplinaires à des enjeux relatifs à l’éducation aux médias, aux images et aux technologies de l’information et de la communication (MITIC). Elle peut ainsi favoriser le développement de compétences multimodales et technologiques, soit la capacité à communiquer oralement en combinant divers modes (image/cinétique/audio) sur un support audiovisuel ainsi qu’à appréhender le fonctionnement et les usages d’outils technologiques (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012b, p. 9).

La didactisation du BookTubing implique la sélection et l’exclusion d’aspects qui caractérisent la pratique adolescente telle qu’elle s’exerce dans un contexte extrascolaire en vue de formaliser certaines de ses dimensions enseignables, ce qui peut conduire à des effets de décontextualisation et de désocialisation (Reuter et al., 2013, p. 176-177). C’est ce processus de didactisation – fondé à partir d’un modèle didactique du genre (de Pietro et Schneuwly, 2003; Dolz et Gagnon, 2008) – que nous présenterons au fil de cet article pour informer et remettre en question les limites d’un dispositif proposé en formation, faisant du BookTubing un genre épidictique favorable aux apprentissages multimodaux.

1. Pratique extrascolaire

Dans cette partie, nous allons décrire les principales caractéristiques du Booktubing, tel qu’il se pratique sur Internet par des créatrices confirmées. Nous nous intéresserons globalement aux enjeux d’une telle pratique avant d’évoquer les différentes formes que celle-ci peut prendre pour nous pencher plus en détail sur un type de vidéo spécifique – la présentation de livres – servant de référence à l’élaboration de notre dispositif didactique.

1.1. Le BookTubing, une quête de partage et de reconnaissance

La pratique du BookTubing peut être définie comme le fait que les adolescents ou les jeunes adultes (principalement des filles) aiment lire et souhaitent échanger à propos de leurs intérêts littéraires avec des pairs, intérêts par ailleurs peu relayés par les médias plus traditionnels, d’où la constitution d’une communauté virtuelle inédite permettant la socialisation de lectures centrée sur la littérature Young Adult. Le rapport que les BookTubeurs entretiennent aux livres est décomplexé et s’éloigne des codes de la critique littéraire pour privilégier un mode de lecture plus affectif, centré sur l’intérêt porté au thème abordé ou aux personnages. Par ailleurs, les enjeux relationnels qui fondent la pratique du BookTubing (Quinche, 2018) sont tout aussi importants (parfois même plus) que les enjeux liés à la transmission d’informations sur les livres lus. La communauté des BookTubeurs est basée non seulement sur l’échange d’intérêts littéraires, mais également sur la reconnaissance d’intérêts littéraires communs à même de créer un sentiment d’appartenance qui joue un rôle important dans la cohésion de la communauté. Celle-ci ne se réduit par ailleurs pas à YouTube, puisque les BookTubeurs, hyperconnectés, utilisent facilement d’autres moyens pour rendre compte de leurs activités à plus large échelle (blogues, réseaux sociaux).

La communication audiovisuelle telle qu’elle est pratiquée par les BookTubeurs rend compte d’une situation de parole virtuelle et différée. Bien qu’ils ne puissent interagir directement avec leurs destinataires, les BookTubeurs simulent une situation de coprésence en s’adressant à la caméra dans le but de susciter et maintenir l’attention de potentiels followers et futurs interlocuteurs invités à rédiger un commentaire ou à liker la vidéo. La dimension idéologique fondée par ce mode de communication repose sur le partage d’intérêts littéraires spécifiques entre pairs de manière non polémique (Quinche, 2018) ainsi que sur le désir d’être reconnu par ses pairs, notamment à travers une mise en scène de soi (création d’un personnage : Amossy, 2010; Beudon, 2014), potentiellement liée à des intérêts pour le marketing d’influence associé à YouTube (bénéfices symboliques et économiques).

1.2. Des types variés de vidéos, conjuguant univers du livre et divertissement

Les BookTubeurs produisent divers types de vidéos, qui peuvent aller de jeux imaginés autour du livre au bilan des achats récents, en passant par la présentation de livres lus. Voici quelques exemples de challenges témoignant de l’inventivité des BookTubeurs qui conçoivent toutes sortes de défis associant le livre et la lecture au divertissement. Lors d’un Book Tower Challenge, les concurrents ont environ trois minutes pour réunir vingt livres selon diverses contraintes : un livre avec du bleu sur la couverture, un classique, un livre avec un épilogue… et pour les disposer par ordre alphabétique de façon à former une tour. Le Read-a-thon consiste pour sa part en une sorte de marathon de la lecture où les participants doivent lire 7 livres en 7 jours en respectant certains critères dans le choix des livres (p. ex. : pour la French Summer Edition 2016, un des livres devait contenir un personnage LGBTQ, un autre livre devait contenir plus de 300 pages, etc.). Avec le First Sentence Challenge, les BookTubeurs doivent retrouver le titre d’un livre à partir de son incipit. À côté des défis, il existe des vidéos faisant l’état des (futures) lectures des BookTubeurs de diverses manières, en faisant le tour de leur bibliothèque (Bookshelf Tour), en présentant un livre lu, en présentant une pile de livres à lire (PAL), leurs derniers achats (Bookhaul) ou encore les livres contenus dans un colis tout juste réceptionné (Unboxing).

1.3. Rhétorique et BookTubing : analyse de trois vidéos (présentation de livre)

Pour donner une idée plus précise des pratiques effectives du BookTubing sur Internet, nous nous proposons d’analyser trois vidéos, qui ont pour double point commun d’être réalisées par des BookTubeuses confirmées et de présenter une compilation raisonnée de livres lus. Ces vidéos relèvent de la recommandation, voire du conseil : il s’agit pour les BookTubeuses de témoigner de certaines de leurs lectures pour donner envie de lire ces mêmes ouvrages. Ces vidéos ont été créées par Margaud Liseuse[1], Audrey le souffle des mots[2] et Bulledop[3].

Ce qui attire l’attention à première vue, c’est une relative homogénéité : une jeune femme portant des lunettes est positionnée face caméra devant des étagères personnelles remplies de livres. Chaque présentation comporte deux volets : l’un centré sur la compréhension via le résumé de l’histoire et la classification dans un genre textuel, et l’autre centré sur l’appréciation (Gabathuler, 2016) via la description d’effets de lecture ressentis ou le récit d’une anecdote personnelle. Se font ainsi rapidement jour des contraintes relatives à la pratique du BookTubing, respectées assez scrupuleusement par les trois présentatrices.

Du point de vue de leur objectif de communication, ces vidéos ont pour but d’agir par la parole sur autrui suivant le principe rhétorique du placere et docere. Plus précisément, on peut apparenter le BookTubing au régime épidictique, tel que développé par Aristote dans sa Rhétorique (Danblon, 2001). C’est ici l’orientation laudative qui est retenue, pour vanter les qualités voire les mérites d’une personne ou d’un produit (certains points négatifs sont parfois mentionnés, discrètement). Le discours publicitaire est redevable d’une telle rhétorique de l’éloge (Adam et Bonhomme, 2012). Ces grandes caractéristiques s’accompagnent de procédés stylistiques typiques du régime épidictique, dont nous allons proposer une analyse.

Tout d’abord, un vocabulaire plus ou moins mélioratif pour qualifier le livre lu après en avoir fait un résumé et indiqué le titre, la maison d’édition voire la collection. Margaud Liseuse : « c’est bon enfant », « la meilleure des nouvelles », « super intéressant », « une histoire très tendre et pleine d’émotions », « ce livre est vraiment très touchant », etc. La métalangue pour décrire le style d’écriture semble centrée sur les affects de la lectrice. Le lexique des émotions est ainsi surreprésenté dans ces « coups de coeur ». Souvent, ce sont les émotions ressenties à la lecture qui font l’objet du commentaire (« J’ai été vraiment très très émue par cette histoire », « ça m’avait chamboulé, bouleversé »). Cette orientation du lexique favorise la dimension pathétique du discours. Les émotions représentées (Micheli, 2014) sont un des ressorts pour favoriser l’adhésion de l’auditoire, non de façon rationnelle, mais plutôt affective : il s’agit moins de convaincre autrui de lire tel ou tel livre par une suite organisée d’arguments que de persuader à le faire via un faisceau de formes à valeur thymique (exclamations, onomatopées, intonation ascendante, etc.).

Pour accompagner la restitution de son émotion dans le discours, on repère de nombreuses formes amplifiées ou hyperboliques. Audrey le souffle des mots : « c’est clairement la saga de ma vie entière », « j’ai rarement autant autant autant aimé un livre », « c’est un condensé d’amour, de beauté et d’émotion », « tellement positif, tellement tolérant, tellement touchant », « ça vous emmène, ça vous fait voler, ça vous donne des ailes et ça vous donne envie de rester dans ce nuage de douceur ». Les phénomènes de répétition sont légion et la syntaxe adopte des tournures souvent emphatiques. En somme, c’est en mettant en scène sa propre adhésion que la BookTubeuse tente d’obtenir celle de l’auditoire, sans imposer à celui-ci la loi stricte de diverses relations causales.

Ces choix expressifs sont accentués par le travail de montage des vidéos qui vient densifier la masse verbale. Dans le cas de Margaud Liseuse, dix romans sont présentés en douze minutes. La présentation de chaque livre dure maximalement une minute et trente secondes. Bornée par des séquences d’ouverture et de fermeture, qui visent à établir et rompre le contact de façon efficace et harmonieuse, elle progresse par plages de parole de cinq secondes en moyenne. Dans la vidéo de Bulledop, les enchaînements ne s’effectuent pas via un effet fondu, qui tend à lisser la prise de parole, mais par incrustation d’une image qui apparaît depuis le bas ou le haut de l’écran, accompagnée d’un bruit léger de mouvement. Ce choix de montage rythme la progression de la parole de façon plus marquée encore, le propos avançant par ajouts de blocs prosodiques mieux circonscrits.

Dans tous les cas, le type de production orale proposé dans ces vidéos est loin d’une réalisation spontanée en particulier pour ce qui a trait au passage d’une partie du discours à l’autre, voire celui d’une proposition à une autre. Chaque plage de parole est en fait délimitée surtout par une unité thématique forte : telle plage va traiter de tel sujet, telle plage d’un autre. On imagine par ailleurs que les points à considérer dans chaque vidéo sont préparés, peut-être relativement à un ordre d’apparition organisé lui aussi. Si chaque plage de parole se déploie de façon fluide, sur un ton enjoué, et maintient un débit important, le montage assure pour sa part un chevillage rythmique qui accentue la variation prosodique du propos.

Enfin, l’éloquence des BookTubeuses s’apprécie également à travers leur capacité à s’adresser à une communauté de followers, abonnés ou non à la chaîne, voire à parler en leur nom. La BookTubeuse se pose comme représentante d’un groupe social réuni autour d’une même passion de la lecture. En partageant ou du moins en discutant de certaines questions morales, esthétiques ou pratiques, telles que mises en exergue dans les textes littéraires Young Adult recueillis, la BookTubeuse forge une communauté (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1958/1988) qui se reconnaît, voire s’identifie aux valeurs mises en scène dans la vidéo. L’auditoire forgé semble relativement homogène lui aussi : on imagine que ces présentations sont principalement consultées par des individus proches des BookTubeuses elles-mêmes, soit des jeunes (femmes) appréciant la lecture d’ouvrages littéraires.

Pour assurer cet effet de communauté, la BookTubeuse crée une image d’elle familière, un ethos de proximité, par exemple en partageant une anecdote « je l’ai trouvé à Emmaüs la semaine passée » ou en relatant un souvenir personnel (d’une cassette VHS vue maintes fois). L’image de la « bonne copine dont on écoute avec plaisir les conseils » permet de maintenir diverses règles liées à la cordialité des échanges, comme celle de réciprocité qui prévoit qu’aucun participant à la communication ne dispose d’une position hiérarchiquement trop marquée (Kerbrat-Orecchioni, 1992). L’effet de proximité est soutenu par l’emploi d’un registre lexical familier lui aussi : « c’est très con », « on est dans une ambiance carte postale », « titiller le petit truc », « un truc du style », « c’est le sujet de ouf », « quand on lit on est en mode “waouh, c’est dur” », trouve-t-on par exemple chez Margaud Liseuse ou Audrey le souffle des mots. Dans la même veine, Bulledop parle d’un ouvrage « pas prise de tête ». Les formulations plus ou moins figées en français contemporain ont l’avantage d’être très directement accessibles en particulier pour de jeunes lecteurs. Des marqueurs phatiques appuient cette orientation du discours vers le spectateur : « là pour le coup, j’étais pffff….. inspiraton au seuil de zéro », « discussion avec Vincent tout ça tout ça, ben… ».

Plus explicitement, les BookTubeuses s’adressent à leur auditoire à la seconde personne du pluriel. Ainsi, les followers ne se sentent pas exclus d’une communication sinon trop monogérée. Des traits de mutualité se dessinent dans les vidéos, en particulier à travers des marques de cooptation ou de connivence, qui montrent que la locutrice considère implicitement que l’interlocuteur est d’accord avec elle ou du moins qu’il la suit : « comme vous le savez déjà », « enfin vous voyez le truc quoi », « je trouve le style d’écriture un peu plat, vous voyez », indique Bulledop. Des appels directs à l’interaction sont régulièrement observables, sous différentes formes, que ce soit des demandes de réaction : « n’hésitez pas en commentaire à me dire vos livres préférés de l’année 2017 ! » (Audrey le souffle des mots), « Si vous avez déjà lu ces livres, n’hésitez pas à en parler avec moi dans les commentaires » (Bulledop), ou des stratégies proches du marketing pour fidéliser le spectateur « sachez que ce livre est à gagner sur mon compte Instagram jusqu’au 23 décembre » (Margaud Liseuse).

2. Pratique scolaire

Dans cette partie, nous allons voir comment le BookTubing peut être exploité en classe en tant que production orale comportant plusieurs dimensions spécifiques et enseignables, mais également en tant que production multimodale (son, image, cinétique) comportant certains enjeux sémiotiques non négligeables pour notamment penser la spécificité d’une telle pratique scolaire au regard de son pendant extrascolaire, tel qu’il vient d’être présenté.

2.1. Le BookTubing en contexte scolaire : entre médiation culturelle et enseignement de la lecture

À l’instar des concours organisés par des salons du livre (« BookTube Power » organisé par le Salon du livre de Seine Saint-Denis, « Livre-toi » organisé par plusieurs salons du livre québécois) ou des bibliothèques (« concours BookTube » organisé par la médiathèque du Valais, « Les Bib’tubers » organisé par la bibliothèque de Bègles), notre projet de didactisation de la pratique du BookTubing s’appuie sur un type de vidéo bien précis, les productions dans lesquelles les BookTubeurs présentent et apprécient le livre lu. Plutôt que de favoriser la constitution d’une communauté de pairs autogérée, la production de telles vidéos permet – aux yeux d’instances de médiation culturelle – d’inciter les jeunes à lire et à parler des lectures qu’ils apprécient en utilisant un média qui leur correspond.

En contexte scolaire, cette activité doit permettre aux élèves de développer des compétences spécifiques via la création de situations d’enseignement/apprentissage. Ces situations peuvent par ailleurs s’apparenter à des situations de médiations culturelles dans le cas où elles valorisent les intérêts littéraires des élèves. La modalité du choix de lecture définie (libre choix par l’élève, choix dans un corpus déterminé par la classe, par l’enseignant ou encore livre imposé pour diverses raisons) tout comme le mode de lecture sélectionné (lecture libre/travaillée à la maison ou à l’école, résumé du livre plus ou moins approfondi, plus ou moins scolaire, appréciation du récit fondée sur des critères d’appréciation « ordinaires » ou des critères d’appréciation « littéraires/savants ») sont décisifs de ce point de vue. Ces choix ont effectivement un fort impact sur la manière dont les élèves vont s’approprier leurs lectures et en rendre compte.

De notre point de vue, si certaines compétences des élèves doivent être assurément développées, il nous semble dommage de ne pas profiter du fait que le BookTubing – a contrario d’autres activités bien établies comme le commentaire écrit – donne l’occasion de faire entrer les pratiques de lecture adolescentes en classe : les livres qu’ils affectionnent et les modes de lecture qu’ils privilégient, bien souvent indissociables (Depallens, 2016).

2.2. Le dispositif proposé en formation : la production d’un genre oral

Notre dispositif d’enseignement/apprentissage du BookTubing vise globalement à concilier enseignement du français et éducation aux médias en s’inscrivant dans les curricula romands. Notre dispositif a ainsi été construit à partir du modèle didactique du genre (de Pietro et Schneuwly, 2003) qui régit le Plan d’études romand pour considérer le type de vidéo de BookTubing « présentation d’un livre face caméra » comme un genre de production orale spécifique. La notion de modèle didactique du genre désigne « la description provisoire des principales caractéristiques d’un genre textuel en vue de son enseignement » (Dolz et Gagnon, 2008). À partir d’une conception socioculturelle du genre, une telle description consiste à analyser plusieurs productions pour définir les dimensions enseignables du genre donné – tant sur le plan social, communicationnel, que formel – en vue d’élaborer une séquence didactique.

Ces dimensions – comprenant notamment la situation de communication, le contenu thématique, l’organisation du texte, sa textualisation ainsi que les moyens paralinguistiques mis en oeuvre (Dolz et Gagnon, 2008) – apparaissent dans le plan d’études romand (PER), déclinées en de multiples objectifs. C’est donc à partir de l’analyse a priori de vidéos de BookTubeurs présentant leurs lectures que certaines dimensions caractérisant ce genre vont être assimilées à des composantes enseignables.

Grâce à l’analyse des trois productions réalisées à la section 1.3 de l’article, il est possible de définir le BookTubing comme un genre épidictique, dans le sens où il vise à faire l’éloge de livres lus en vue de partager ses intérêts littéraires via un média spécifique. La visée du genre permet ainsi de définir en partie la situation de communication : il s’agit de convaincre les destinataires de l’intérêt du livre présenté tout en s’assurant de maintenir leur attention tout au long de la vidéo selon le double principe du placere et docere. La création d’un équilibre, entre la transmission d’un contenu et la captation de l’attention du destinataire, notamment via le procédé d’interpellation, s’avère être centrale dans l’élaboration d’une vidéo de BookTubing. La situation de communication dépend également de la situation d’énonciation, elle-même tributaire du projet global de l’enseignant. Ce projet peut impliquer la publication plus ou moins large des vidéos dans une optique spécifique (p. ex. : participer à un concours, collaborer avec d’autres classes, valoriser le fonds de la bibliothèque scolaire de l’établissement, etc.), ou l’utilisation des vidéos uniquement au sein de la classe sans mise en ligne. Les destinataires peuvent donc inclure non seulement des pairs et l’enseignant, mais également les parents des élèves, d’autres intervenants scolaires comme les bibliothécaires ou encore les membres d’un jury.

Au niveau du contenu et de son organisation, trois parties structurant le discours des BookTubeurs sont définies, à savoir deux formules d’encadrement ainsi que la présentation du livre en soi comportant d’une part, un résumé généralement suspensif, d’autre part une appréciation justifiée. Voici une variante de structuration du contenu permettant de travailler le BookTubing en classe :

  1. Salutations et présentation de soi 

  2. Présentation du livre :

    1. monstration de la couverture et mention du titre et de l’auteur du livre

    2. résumé suspensif

    3. appréciation justifiée

  3. Recommandations, salutations, remerciements, etc.

Certains aspects lexicaux (emploi du champ lexical des émotions, d’hyperboles) et syntaxiques (utilisation de la forme emphatique, de la forme exclamative), relatifs à dimension de textualision du genre, peuvent servir de composantes enseignables.

Sur le plan de l’oralité, divers éléments peuvent être relevés, comme un débit généralement assez rapide, une intonation plutôt marquée, un regard direct ou encore une gestuelle soutenue.

La question du support audiovisuel implique également de mettre en avant des éléments enseignables relatifs à la qualité du son et de l’image ainsi qu’au cadrage et au montage.

La production d’une vidéo de BookTubing telle que nous l’envisageons permet ainsi d’articuler plusieurs axes du plan d’études romand (en italique ci-dessous) au sein d’un même enseignement pour permettre aux élèves de développer des compétences diverses. Ces dernières concernent non seulement le domaine de la production de l’oral, mais également celui de la compréhension de l’écrit avec la production d’un résumé, de l’accès à la littérature avec la formulation d’une appréciation justifiée à l’aide de critères, du fonctionnement de la langue (lexique, syntaxe) ainsi que le domaine des MITIC avec la réalisation d’une vidéo pouvant être amenée à être publiée.

2.3. Les vidéos primées au concours BookTubers

Les trois vidéos primées lors du concours BookTubers comportent logiquement de nombreuses caractéristiques communes aux vidéos proposées par les BookTubeuses confirmées, puisque celles-ci ont vraisemblablement servi de référence au dispositif mis en oeuvre dans les classes, lui-même fondant les critères qui régissent le concours (p. ex. : pour l’oralité une gestuelle soutenue, une intonation marquée, etc.; voir supra).

Les contraintes du genre liées à la rhétorique de l’éloge vue plus haut sont présentes. Ce qui varie sensiblement a notamment trait à la scénographie, puisqu’aucun des élèves primés n’est placé face caméra en gros plan devant une étagère remplie de livres. Ainsi, Loïse prend la parole dans divers emplacements de son salon debout, en plan américain le plus souvent. La vidéo est accompagnée d’un filet musical et des effets sonores sont prévus pour appuyer certains tours de parole. Outre la présentation de la version originale de l’ouvrage (traduction), la vidéo de Loïse comporte un moment de résumé synthétique et équilibré, suivi d’une justification de l’appréciation du livre : Loïse présente la morale de l’histoire et invite les spectateurs à lire le roman qu’elle a sélectionné. Sa prise de parole est énergique et le montage est bien rythmé, un atout pour une mise en scène dynamique.

Arsalan prend la parole assis sur une imposante chaise de bureau, devant un écran et quelques objets domestiques. Le plan est beaucoup plus statique et le cadrage plus proche. Le regard de l’élève est soutenu et son attitude détendue favorise l’installation d’une ambiance complice. Le montage est discret et la parole particulièrement fluide et continue. La brièveté du résumé maintient intact le suspens de l’intrigue. Le propos commence par une accroche efficace via une adresse appuyée au spectateur et se termine de façon originale avec la mention d’une énigme que seule la lecture du livre présenté permettra de résoudre.

Enfin, Mia entame sa vidéo avec un montage la présentant sous les auspices du personnage principal du roman du quinzième siècle dont elle parle. Le langage paraverbal des mains est particulièrement travaillé pour soutenir le discours développé. Exception faite de l’habillage musical, la réalisation (plan, décor, montage) est celle qui ressemble le plus aux vidéos de BookTubeuses confirmées, notamment pour ce qui a trait à la disposition du corps face à la caméra et la présence d’une étagère garnie d’ouvrages en arrière-plan.

Que donne à voir la comparaison entre ces vidéos et celles des expertes ? Les composantes liées au MITIC sont en somme celles qui diffèrent le plus entre les deux familles de vidéos. Cette différence tend à indiquer que les possibilités techniques offertes par la caméra et le montage numérique sont quasi infinies et qu’une analyse fine devrait être proposée pour ce qui est des impacts créés sur la communication. Elle indique aussi que les points relatifs à la performance de communication orale elle-même sont en revanche plutôt stables et que, partant, des éléments objectivables à des fins d’apprentissages disciplinaires en français peuvent être identifiés. Plus en avant, ce sont les liens entre la production orale et les MITIC qui peuvent être approfondis, suivant Lebrun, Lacelle et Boutin (2012b, p. 7), qui invitent les formateurs à « insister davantage sur les connaissances relatives aux relations texte-image-son » (nous soulignons).

Les discours des élèves reprennent ainsi certains aspects du genre épidictique oral détaillés plus haut, visant l’acquisition de compétences intégrées à la discipline du français, à savoir :

  • la verbalisation de sa compréhension et son appréciation du texte littéraire;

  • la reconnaissance et l’utilisation d’une macrostructure propre à un genre (résumé, narratif/appréciation, argumentatif, éléments phatiques, etc.);

  • l’identification et le recours aux éléments linguistiques propres à un genre (lexique des émotions, syntaxe emphatique, registre de langue, etc.);

  • la discrimination et l’emploi de dimensions propres au genre de la communication orale (prosodie, intonation, accentuation intentionnelle, paraverbal, etc.).

Il s’agit dès lors de s’interroger sur la façon dont ces compétences sémiotiques sont mobilisées spécifiquement dans le cadre d’une production audiovisuelle combinant principalement les modes visuel, sonore et cinétique.

2.4. Une production orale multimodale : quels enseignables ?

Si le dispositif proposé met en avant certaines dimensions enseignables, il ne permet pas de considérer la multimodalité inhérente à la réalisation d’une vidéo, principalement au niveau des effets qu’elle vise/produit. Alors que certains enseignements/apprentissages semblent plus évidents à formaliser, lorsqu’il s’agit par exemple de travailler l’oral (structure et planification du discours, compétences linguistiques) ou la compréhension de l’écrit (rédaction d’un résumé et d’une appréciation justifiée), les aspects du BookTubing concernant les moyens non linguistiques de la communication orale (voix, posture, regard, mimiques, habillement, etc.) et certains aspects de la communication audiovisuelle (cadrage, montage) sont plus difficilement définissables, dans le sens où les combinaisons mettant en relation les modes sonore, visuel et cinétique restent à coder. Les différentes possibilités de combiner ces modes, compris comme des « systèmes qui permettent au sens de prendre forme, d’être reçu puis interprété » (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012a) sont à ce jour difficilement cernables, puisque récentes, voire inédites. Elles n’ont pas (encore) fait l’objet d’une institutionnalisation facilitant leur compréhension/utilisation, par exemple sous la forme d’une analyse systématique permettant de faire ressortir des tendances.

Une réflexion sur certaines compétences spécifiques mobilisées dans le cadre de la production d’une vidéo de BookTubing combinant ces divers modes paraît toutefois nécessaire, puisque ce type de production orale concerne non seulement l’utilisation d’un mode sonore, mais également l’emploi interdépendant des modes visuel et cinétique, tous trois contribuant à l’élaboration d’une mise en scène de soi réfléchie. Rappelons que la production d’une vidéo de BookTubing implique non seulement la communication par oral d’informations relatives au livre lu, mais également l’élaboration relativement travaillée d’une image de soi pertinente au regard du contexte de communication (Amossy, 2010). À ce titre, plusieurs aspects non linguistiques de la communication orale, pensés en lien avec les spécificités de la communication audiovisuelle (cadrage, montage), peuvent jouer un rôle important dans la mise en scène de soi qu’implique la production d’une vidéo de BookTubing attractive.

Selon Dolz et Schneuwly, la dimension non linguistique de la communication orale est associée à différents moyens pouvant jouer le rôle de signaux plus ou moins conventionnels d’une attitude (2016, p. 57). Outre les moyens paralinguistiques, il existe plusieurs traits non linguistiques de la communication orale pouvant intervenir dans la production d’une vidéo de BookTubing :

  • les moyens kinésiques (attitudes corporelles, gestes, regard, mimiques, etc.);

  • la position du locuteur (occupation de l’espace, distance, etc.);

  • l’aspect extérieur (habillement, coiffure, déguisement, etc.);

  • l’aménagement des lieux (lieu, décoration, etc.).

Si l’on reprend les vidéos d’Arsalan et de Loïse analysées auparavant, l’utilisation de certains moyens contribue à l’élaboration d’une image de soi plus ou moins efficace en fonction de sa cohérence (convergence des divers signaux) et de son adéquation avec la visée du genre et les attentes des destinataires.

Dans la cadre du concours BookTubers, certains termes récurrents utilisés par les membres du jury ont qualifié l’image de soi bien spécifique qu’Arsalan et Loïse ont réussi chacun à élaborer via un discours singulier. Si Arsalan a convaincu le jury grâce à son attitude décontractée, Loïse a beaucoup plu pour son côté pétillant.

Si l’on regarde de plus près les deux vidéos, Arsalan se présente dans sa chambre, stores baissés, devant son bureau sur lequel se trouvent divers objets, dont un ordinateur, un rubicube, ainsi que des livres en lien avec sa présentation. Quant à Loïse, elle apparaît vraisemblablement dans son salon : une grande pièce dans laquelle se trouve une étagère, un fauteuil, plusieurs luminaires et une fenêtre donnant sur la rue. Arsalan adopte une position statique, relativement proche de la caméra, a contrario de Loïse qui change constamment de position, pour osciller entre des positions extrêmes : elle colle son visage près de la caméra ou elle se place au fond de la pièce, assise sur son fauteuil. La posture d’Arsalan, assis confortablement sur sa chaise de bureau avec le corps plutôt en retrait (vs tendu vers la caméra) diffère de la posture principale adoptée par Loïse, principalement debout. Ces divers éléments, ayant trait au choix et à l’aménagement des lieux, au positionnement dans l’espace ainsi qu’à la posture adoptée, concourent à véhiculer l’image d’un garçon décontracté, tranquillement installé dans sa chambre, contrastant avec l’image d’une fille dynamique, multipliant les changements de position et de posture.

Le cadrage et le montage (coupes; insertion d’effets, de transitions, de musique; incrustation d’image ou de texte, d’arrière-plan) peuvent également jouer un rôle dans la mise en scène de soi. Effectivement, le montage élaboré par Loïse avec des changements de cadrage, l’utilisation d’une musique de fond ainsi que l’ajout d’effets plus directement en lien avec le contenu énoncé (intrigue, morale) semblent contribuer à dynamiser sa production pour la rendre dynamique, pétillante. A contrario, le montage peu travaillé de la production d’Arsalan lui confère une certaine staticité et peut aller dans le sens de l’élaboration d’une attitude décontractée et posée.

Si l’enseignement formel du BookTubing en tant que production multimodale reste difficile, rien n’empêche de réfléchir à la combinaison de ces différents modes et des effets qu’ils peuvent produire chez les destinataires des vidéos dans le cadre de la classe. Il serait ainsi intéressant de faire comparer diverses productions aux élèves pour déterminer l’impact de certains choix sur l’élaboration d’une image de soi en fonction de la manière dont celui-ci confirme/infirme d’autres signaux contribuant à une mise en scène de soi cohérente. Par exemple, quel est l’impact du lieu choisi et de son aménagement sur la mise en scène de soi produite/voulue ? Au regard d’autres options envisageables, ce choix se justifie-t-il ? Comment ? On peut par exemple se demander si l’attitude décontractée que renvoie Arsalan par la position et la posture qu’il adopte aurait été aussi forte s’il avait produit sa vidéo devant la bibliothèque bien rangée de ses parents. Par ailleurs, on peut aussi se demander si le choix de Loïse de tourner dans son salon (et non dans sa chambre) n’est pas dû à des impératifs liés au choix du cadrage, nécessitant de pouvoir se déplacer dans une grande pièce comportant un fauteuil. Certains choix se justifieraient ainsi plus simplement par des contraintes induites par les conditions de réalisation des vidéos. Il s’agit de rendre les élèves conscients que divers éléments relatifs à la communication audiovisuelle sont interdépendants et contribuent à l’élaboration d’une image de soi qui joue un rôle important dans l’interaction communicative médiatique. Rien n’empêche ainsi de travailler sur la capacité des élèves à remettre en question la composante multimodale de leur production en vue de justifier clairement certains de leurs choix à l’aide de constats provisoires progressivement établis au sein de la classe.

Conclusion

À la question posée dans le titre de cet article, soit celle de savoir si le BookTubing est favorable aux apprentissages disciplinaires multimodaux, le parcours proposé permet une réponse plutôt positive, à savoir que de nombreuses dimensions enseignables ont pu être mises en avant du point de vue de la discipline du français, en accord ici avec les programmes suisses romands et tenant compte des nouvelles technologies. Des questions plus sensibles apparaissent toutefois, en particulier pour ce qui concerne les points susceptibles de faire l’objet d’un apprentissage formel liés à la multimodalité. Un travail spécifique sur la communication audiovisuelle devrait être abordé de concert avec les compétences langagières par ailleurs travaillées. Pour parler à part entière de « genre multimodal », il faudrait intégrer davantage la multimodalité audiovisuelle au coeur des apprentissages langagiers plutôt qu’avoir tendance à les considérer comme supplément ou artifice ajouté a posteriori.

Par ailleurs, il est à relever que la situation de communication est très variable entre une BookTubeuse confirmée, qui vit en partie de cette pratique, et un élève qui rechignerait à effectuer une telle activité en classe. La présentation du contenu est également différente en contexte scolaire ou sur une chaîne instituée : comme le montrent les vidéos du concours Booktubers, le contexte scolaire a tendance à valoriser davantage le développement plus ou moins approfondi du résumé alors que les chaînes condensent davantage l’information au profit de la brièveté et de l’efficacité de la communication.

Enfin, si le BookTubing est pris comme pratique sociale de référence, il existe un risque de la voir se figer en classe après son processus de didactisation, aboutissant à une communication « somme toute très canalisé[e] dans ses traits génériques et formels », selon Brillant Rannou, (2018). La même auteure interroge :

Faut-il former les élèves à devenir des BookTubeurs performantsforme: 2119379.jpg ? Je ne souscrirais pas à un tel emportement qui alimente une machine économique sans recul, impose un ton et une catégorie de performances somme toute assez éloignée des pratiques artistiques elles-mêmes. Il me semble plutôt primordial de cultiver des récepteurs sensibles à la diversité des vidéos littéraires en ligne, créateurs de leurs propres lectures et de leurs images.

Cette crainte, fondée sur le rejet d’un rapport au texte jugé alittéraire, semble s’exprimer ailleurs sous d’autres termes pour faire du BookTubing le produit d’une société capitaliste, où conformisme et individualisme menacent les fondements d’une idée de la culture et de la littérature, relativement élitiste à laquelle nous n’adhérons pas (Leusse, 2017). Nous répondons pour notre part en faisant la concession que des ressemblances peuvent effectivement se faire jour entre certaines vidéos de BookTubing réalisées par des élèves. Mais même des vidéos créatives peuvent entretenir des relations de forte similarité entre elles. Il faut bien considérer que ce projet a pour but de favoriser l’émergence de compétences disciplinaires multimodales reconnues par les programmes et de favoriser la création de ponts entre la culture adolescente et l’école.

Quel que soit le genre social investi en classe, chaque production d’élève est toujours unique (ici par exemple : le choix de l’ouvrage, la personnalité du présentateur, le décor, etc.). La subjectivation d’un discours est toujours engagée dès lors qu’un locuteur prend la parole. On se souvient de Benveniste (1974, p. 19) pour qui le simple fait de dire « Bonjour » engage chaque fois nouvellement celui ou celle qui prononce cette salutation. Le sujet parlant n’a pas toujours à s’affranchir ou à se libérer de modèles sociaux. C’est là que se trouve quant à la pratique du langage une différence entre un point de vue créatif et une perspective énonciative large, anthropologique. Selon cette dernière, la subjectivité d’un locuteur entre toujours en tension plus ou moins marquée avec des formes langagières circulantes et déjà socialisées. Inviter les élèves à trouver l’équilibre entre leur position de sujet parlant et le genre social qu’ils investissent est certainement un défi de formation intéressant sur les plans identitaires et sociaux.