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« Que l’on “sente” ou non le théâtre dans un film m’importe peu. Que le théâtre nourrisse le cinéma… N’ont-ils pas besoin l’un de l’autre de toute façon[1] ? », signale Xavier Dolan, qui se dit être « passionné par les dialogues[2] ». L’échange verbal se trouve, effectivement, au centre d’un cinéma qui tourne autour de la complexité des relations humaines. Son film Juste la fin du monde, sorti en 2016, n’échappe pas à cette condition ; loin de là, il l’accentue et la porte à son paroxysme en adaptant la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce écrite en 1990. Le théâtre, en effet, « sied naturellement au cinéaste lorsqu’il s’agit de mettre dans la bouche de ses acteurs des dialogues aussi audacieux que ceux de Lagarce[3] ». Il est plusieurs points en commun dans la vie et la production de ces deux auteurs – le retour au passé, l’homosexualité, l’obsession pour les relations conflictuelles au sein de la famille, l’échec dans l’amour –, mais en même temps une manière toute différente de les aborder dans leur production artistique, ce qui relève essentiellement du plan de composition[4] de chacun. Chez Dolan, il existe une « débauche d’énergie [et] de lyrisme[5] » qui donne lieu à des films aux intensités lumineuses, à une oeuvre artistique pleine de vie. Aussi conflictuelles que les relations personnelles puissent être présentées dans ses films, on y découvre, presque toujours, un fond d’optimisme ; une certaine fraîcheur qui invite à la vie. Dans cet article, il nous intéresse de présenter le lien unissant le cinéma et le théâtre dans Juste la fin du monde de Dolan, mais aussi de montrer les différences du film par rapport au texte dramatique qui conduisent à la naissance d’une nouvelle oeuvre d’art distincte et autonome, le film de Dolan opérant une transformation sémantique sur l’oeuvre de Lagarce. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les écrits d’auteurs qu’il nous apparaît pertinent de rassembler ici : Robert Stam[6] et André Gaudreault, pour aborder les enjeux et les dynamiques créatives mises à l’oeuvre dans l’adaptation cinématographique ; Gérard Genette, pour ce qui est de l’approche transtextuelle[7] qui nous aidera à établir la relation du récit filmique avec la pièce homonyme de Lagarce, car, comme le souligne Stam, « les adaptations cinématographiques sont des hypertextes dérivés d’hypotextes préexistants qui ont été transformés au travers d’opérations de sélection, d’amplification, de concision et d’actualisation[8] » ; et Deleuze et Guattari, pour la notion de plan de composition. Ces trois approches nous permettront d’établir les liens et les écarts produits au niveau de l’hypertextualité, des moyens propres de chaque média et du « bloc de sensations[9] » érigé pour chaque oeuvre, et ce, donnant naissance à un nouvel objet artistique.

Notes préliminaires : Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce

Juste la fin du monde (1990) fait partie d’une constellation de quatre pièces reprenant la thématique de la parabole évangélique du fils prodigue (Luc XV) : Retour à la citadelle (1984), Juste la fin du monde (1990), J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994) et Le Pays lointain (1995), réécriture cette dernière de Juste la fin du monde. Mais la parabole subit plusieurs transformations dans la pièce de Lagarce et le « Fils prodigue n’est pas le cadet mais l’aîné […], ce n’est pas le père qui [l’]accueille […] [car] il est déjà mort au moment du retour […], [et] le Fils prodigue “ne revient [pas] à la vie” (Luc, XV, 23), […] s’il revient, c’est au contraire pour annoncer sa propre mort[10] ».

La pièce est composée de : « Prologue », monologue de Louis ; « Première partie », 11 scènes, dont la plupart des monologues des différents membres de la famille, Louis devenant ainsi le « dépositaire des paroles de tous les autres personnages[11] » ; « Intermède », composé de neuf mini-dialogues se produisant simultanément dans plusieurs espaces non spécifiés ; « Deuxième partie », constituée de trois scènes assez éparses qui précipitent le dénouement de la pièce et qui contiennent très peu d’action dramatique ; et « Épilogue », monologue de Louis.

L’écriture dramaturgique de la pièce de Lagarce s’inscrit dans un registre expérimental, ce que Hans-Thies Lehmann appelle le « théâtre postdramatique[12] », lequel entraîne un abandon du drame aristotélicien en déconstruisant les différentes composantes de l’écriture théâtrale : langage, dialogue, personnage, action… Juste la fin du monde (1990) présente, à ce niveau, une dramaturgie pleinement postdramatique où l’auteur fait « un travail de démolition de toutes les règles du bien-écrire pour le théâtre[13] », ce qui se matérialise par la présence de personnages simulacres, d’un faux dialogue, d’une langue en reconstruction permanente et par l’absence d’action dans le présent et, donc, de progression dramatique entre autres.

En fait, Juste la fin du monde (1990) est une pièce introspective qui se double d’une rétrospection qui fait du présent un « faux présent[14] » ou un « insaisissable présent […] [et qui] devient impalpable comme la durée […] au point que la logique du songe ne cesse de concurrencer celle du déroulement diachronique[15] », d’où la présence de « personnages fantômes » entretenant entre eux des « faux dialogues ». Les personnages sont ainsi relégués à n’être que des témoins de l’existence du protagoniste, sauf Louis qui est réduit à un rôle silencieux et introspectif, presque fantomatique, comme celui qui se trouve, en fait, entre la vie et la mort. Ces personnages s’expriment avec un langage qu’ils déconstruisent et reconstruisent sans cesse. Ainsi, leur discours est hésitant et entrecoupé, plein de reformulations, de reprises, de variations qui laissent entrevoir la fragilité des personnages et leur désir de communication, sans cesse manqué. Jean-Pierre Ryngaert définit la langue de Juste la fin du monde comme la « quête de l’infinie précision […] et [la] recherche infinie de l’exactitude[16] ».

Par ailleurs, si l’histoire se développe en une journée, « cette journée toute théorique contient une vie entière. Une vie, et tous les possibles d’une vie[17] ». Dans Juste la fin du monde, « l’action du drame, au lieu d’être toute progression, devient toute rétrospection[18] », de là qu’il n’y ait pas vraiment d’action dans le présent et que ce dernier acquière peu de consistance dans la pièce. Et, en effet, l’action elle-même est démantelée dans l’oeuvre de Lagarce, car le conflit posé dès les premières répliques de Louis n’évolue pas et reste à jamais irrésolu. En fait, depuis le début, le lecteur voit échouer incessamment le but du voyage de Louis : le protagoniste se rendant chez lui avec la décision de leur faire part de sa « mort prochaine et irrémédiable[19] » et repartant sans « avoir rien dit de ce qui [lui] tenait à coeur[20] ».

En ce qui concerne l’échange verbal entre les personnages, il relève, en fait, d’un « faux dialogue […] [qui] n’est qu’un “raboutage”, qu’une rhapsodie des dépositions des différents témoins[21] », outre le fait que le monologue se substitue au dialogue dans « plusieurs scènes [qui] sont totalement ou essentiellement monologuées » et que certains dialogues comme « l’Intermède, semblent juxtaposer des discours clos sur eux-mêmes[22] ». Le dialogue n’est, en réalité, qu’un « dialogue de récits » où la plupart des « échanges sont écrits sur le mode de la narration ou de la description[23] » et qui convoque, en fait, le passé dans le présent du théâtre ; d’où la prééminence des monologues dans le texte.

Tout dans Juste la fin du monde devient ainsi informe et soumis à une expérience du temps subjective, le temps intime de la conscience, qui ne coïncide pas avec le temps objectif ou le présent théâtral. Cela se manifeste forcément au travers également d’une dimension subjective sur l’axe spatial[24] de la pièce. Et, en effet, sauf la première didascalie qui situe l’action dans la maison de la mère et de Suzanne, aucune autre indication n’est donnée, comme si tout se passait à l’intérieur de Louis, ou presque, d’où les mises en scène abstraites, avec peu d’éléments de décor et une configuration des costumes assez neutre[25] dans les montages de Joël Jouanneau et Michel Raskine, qui se détachent de la mise en scène réaliste.

Cette charpente spatio-temporelle naît de l’univers intime de Louis, du poids de la mémoire, et rejoint ainsi l’objectif artistique fixé par Lagarce : « Accepter de se regarder soi pour regarder le monde, ne pas s’éloigner, se poser là au beau milieu de l’espace et du temps, oser chercher dans son esprit, dans son corps, les traces de tous les autres hommes[26]. »

Du théâtre à l’écran : Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Théâtre intime et sobre chez Lagarce, Dolan évolue plutôt vers l’ouverture et l’explicitation dans tous les sens. Deux mouvements se dessinent et se distinguent, l’un le cercle en mezzo-piano de la pièce, l’autre la ligne droite in crescendo du film. Et si la pièce se révèle être la reproduction ou le « rêve » du monde intérieur de Louis, le film raconte l’histoire du protagoniste selon les canons de l’action dramatique traditionnelle et du réalisme propre de l’art cinématographique. Pour ce faire, Dolan introduit certains changements dans le texte de Lagarce pour l’adapter aux besoins du médium cinématographique. Néanmoins, ces modifications répondent également à une nouvelle lecture de la pièce et à l’univers existentiel du réalisateur, et se manifestent, sur le plan visuel, par le biais d’un langage cinématographique propre à Dolan, d’une beauté inouïe, qui parvient à émouvoir et à bouleverser le spectateur.

De la pièce au scénario du film

Parmi les six pratiques d’hypertextualité établies par Genette[27], la transposition – transformation d’un texte au régime sérieux englobant une large gamme de procédés possibles[28] – s’adapte bien aux modifications qu’opère le texte de Dolan sur l’hypotexte. En effet, l’adaptation cinématographique réalisée ne se réduit pas à des modifications ponctuelles, à une imitation ou à une unique transformation stylistique. Au contraire, Dolan met en oeuvre plusieurs transformations « formelles » et « thématiques » ayant une manifeste « ambition esthétique et/ou idéologique[29] ».

La première transformation significative que l’on rencontre dans l’adaptation cinématographique de la pièce de Lagarce est ce que Genette appelle la « transformation intermodale[30] » : dans ce cas-là, le « passage […] du dramatique au narratif ou narrativisation[31] ». Cependant, ces termes méritent d’être quelque peu nuancés, car Genette applique ces concepts au seul domaine du texte et l’adaptation cinématographique d’un texte dramatique implique des codes sémiotiques en présence différents. De prime abord, on a donc intérêt à ne pas confondre la pièce écrite avec le « récit scénique[32] », la première s’exprimant par le biais d’un « continuum de mots écrits, abstraits de la présence réelle de tout locuteur » et le second se manifestant au travers d’un « continuum de mots dits, par des locuteurs “en chair et en os” inscrits dans une “polyphonie informationnelle”[33] ». L’adaptation cinématographique que Dolan réalise s’inspire donc du texte dramatique de la pièce de Lagarce et non pas d’un récit scénique. D’autre part, il faut prendre en compte également la spécificité du cinéma, au plan narratif, qui se manifeste justement par « la fusion des deux modes fondamentaux de la communication narrative : la monstration et la narration[34] », le premier relevant, pour l’essentiel, du tournage (mise en scène et mise en cadre orchestrées par le méga-monstrateur, celui qui met en film) et le deuxième du montage (mise en chaîne, articulation entre plans, réalisée par le narrateur filmographique)[35]. Pour l’analyse de l’adaptation cinématographique de Juste la fin du monde, il faudra, par conséquent, tenir compte des différents dispositifs qui interviennent dans le récit filmique, car, comme nous l’avons signalé en amont, le texte dramatique et le récit filmique mettent en oeuvre des mécanismes et des codes sémiotiques différents. Voyons donc ce qu’il en est du texte dramatique de Lagarce dans le scénario du film.

Dolan garde grosso modo la structure de la pièce de théâtre et la succession des scènes. En fait, il n’efface que le dernier texte, l’épilogue, et un bon nombre des monologues de Louis[36], car si la pièce évoque le recueillement et le repli de Louis sur lui-même (et de la pièce sur elle-même), d’où le prologue et l’épilogue du protagoniste qui encadrent la pièce (mais aussi tous ses monologues), le film reproduit un crescendo depuis le début et un accelerando dans la partie postérieure à l’intermède qui explosent à la fin telle une libération apaisante (chez Louis, mais aussi chez le spectateur), d’où l’exclusion de l’épilogue. D’ailleurs, Dolan décide d’omettre les monologues de Louis en raison du média cinématographique, car il considère qu’il s’agit d’une « convention théâtrale qui serait trop extravagante dans un film d’aujourd’hui[37] » et qui empêcherait la progression dramatique de celui-ci. Qui plus est, Dolan reconstruit et réécrit certains des passages, comme c’est le cas pour les trois dernières scènes de la deuxième partie de la pièce de Lagarce qui clôturent le film, le réalisateur procédant à déconstruire ce morceau pour en créer une version capable d’assurer un contenu structuré et progressif à l’histoire : (1) dramatisation de la première scène monologuée et (2) réintroduction de l’action dramatique :

L’enjeu était aussi pour moi de raconter une histoire de A à Z en suivant un arc dramatique en crescendo, ce qui n’est pas exactement le propre de la pièce […]. La deuxième partie est une pure abstraction. Mais moi au cinéma j’ai besoin d’une structure narrative et dramatique continue, qui monte jusqu’à un paroxysme. Le défi était de donner une structure à cette deuxième partie, de prolonger narrativement la première. De continuer l’histoire. […] j’avais besoin de raconter une histoire[38].

Par ailleurs, dans le passage de l’intermède, composé de neuf mini-dialogues simultanés et entrecoupés, Dolan ne renonce pas au caractère fragmentaire du discours qu’il reproduit dans son film avec quelques changements. Ainsi, il modifie quelque peu le texte et l’ordre des séquences, mais garde quelques phrases isolées parfois, d’autres, des pans entiers de certains dialogues (en particulier, les échanges entre Suzanne et Antoine), et élimine encore tous les mini-monologues introspectifs de Louis. Mais, chez Dolan, le texte de l’intermède passe à un deuxième plan, comme s’il n’était que la musique de fond qui accompagne le vrai récit, rendu, en fait, au travers de l’image. Le morceau, d’un temps arrêté, est l’intervalle d’attente et de réflexion qui précédera la tempête de la deuxième partie. Et Dolan surenchérit justement le suspense et l’agitation du passage en créant une atmosphère inquiétante.

Si l’on regarde de près l’adaptation de Dolan, on s’aperçoit que la fidélité diégétique[39] et l’ « action » sont garanties dans l’ensemble du texte ou presque. Dolan maintient le titre de la pièce de Lagarce (qui marque d’emblée la lecture hypertextuelle du film), les noms des personnages et leur identité (sexe, appartenance familiale, etc.). On peut remarquer uniquement deux modifications presque imperceptibles et sans trop d’importance au niveau de la diégèse dans son adaptation cinématographique. D’une part, si le réalisateur québécois maintient les traits et le contexte du fils prodigue de Lagarce, il modifie pourtant le rang de naissance des deux frères, qu’il restitue selon la parabole. Louis redevient le cadet, ce qui est précisé à plusieurs reprises dans le scénario du film[40]. Cette modification ne semble entraîner aucun changement important sur le plan de l’action et du sens de l’histoire. En fait, elle trouve sans doute son origine dans ce que Robert Stam appelle « la différence automatique[41] ». Les acteurs que Dolan réunit pour tourner son film et le choix dans la distribution des rôles sont, en effet, à l’origine de cette modification. Dolan choisit Gaspard Ulliel, âgé de trente et un ans au moment du tournage, pour interpréter le rôle de Louis et Vincent Cassel, quarante-neuf ans en 2016, pour celui d’Antoine, d’où cette inversion de rang dans le film qui ne change pas grand-chose au déroulement de l’histoire, car « l’âge des personnages ne semble pas compter pour une variable diégétique très pertinente[42] ». D’autre part, la question de la nationalité des personnages, qui ne se pose pas dans l’oeuvre de Lagarce, introduit un élément d’étrangeté dans l’adaptation. En effet, le décalage entre l’accent français des personnages et la localisation spatiale de l’action dans le film, située dans un endroit bien éloigné de la topographie de l’Hexagone (le film a été tourné à Laval, au Québec) présente et renforce dès le début le sentiment d’exclusion du protagoniste. En fait, cette étrangeté est accentuée par le visionnement, lors du déplacement de Louis en taxi vers la maison familiale, d’un paysage désertique sans repères identitaires, relationnels ou historiques, ces non-lieux d’Augé[43] : des panneaux publicitaires, des usines, mais aussi des individus hors norme (gays, prostitués, marginalisés…) dans des lieux où les identités se diluent, le tout renforçant l’idée de différence et d’exception. Des étrangers, tel Louis chez les siens.

Mais si la fidélité diégétique semble, comme on l’a souligné en amont, être garantie dans l’ensemble du texte, un regard plus attentif conteste une telle affirmation. En effet, la représentation du temps et de l’espace dans la pièce et dans le film renvoie à des univers bien distincts, même si, en principe, le cadre spatio-temporel où s’inscrit l’histoire est gardé en surface. Et il nous semble que tous les phénomènes qui oscillent et changent d’une oeuvre d’art à l’autre relèvent, en fait, de la manière dont le temps et l’espace s’impriment dans l’histoire et dans le récit.

Le changement de média et, par conséquent, les procédés propres de la narration cinématographique, façonnant d’une manière toute particulière l’objet artistique, ont une résonance qui touche aussi bien à la forme qu’au contenu, car : « [L]a sensation ne se rapporte qu’à son matériau : elle est le percept ou l’affect du matériau même, le sourire d’huile, le geste de terre cuite, l’élan de métal, l’accroupi de la pierre romane et l’élevé de la pierre gothique[44]. » Cette belle citation de Deleuze et Guattari vient nuancer, dans un certain sens, le concept de « différence automatique » de Robert Stam et lui accorde une transcendance qui lui est propre, car « la sensation[45] ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l’affect : Toute la matière devient expressive. C’est l’affect qui est métallique, cristallin, pétrique, etc. et la sensation n’est pas colorée, elle est colorante, comme dit Cézanne[46] ». De la même façon, un récit filmique en tant qu’oeuvre d’art relie un composé de sensations (percepts et affects) à un matériau filmique, de telle manière que l’un transparaît dans l’autre. Nous pourrions donc nous référer au matériau cinématographique en termes de « PRÉSENCE du filmique », comme Gaudreault l’a, en quelque sorte, signalé lorsqu’il parle du paradoxe temporel de la monstration filmographique (mise en cadre) et de l’« illusion de présent que procure la vision du plan[47] ». Et, en effet, l’abstraction du rêve et le temps intime de la conscience où s’inscrit la pièce de Lagarce ont difficilement de corrélation à l’écran, car, comme le souligne Pérez-Bowie, dans un film, « contrairement au théâtre, l’imitation doit être toujours parfaite, [et] s’inscrire […] dans une relation de conformité avec le réel[48] ». Et cet ancrage au réel du film aura des conséquences sur le temps et l’espace, mais aussi sur les dialogues, sur les personnages, voire sur le langage.

Le présent, « insaisissable » dans la pièce de Lagarce, prend poids dans l’adaptation de Dolan. En fait, le film se focalise sur la journée de la rencontre familiale et sur les relations interpersonnelles qui se déploient dans le présent. Par ailleurs, l’adaptation est rythmée par le défilé des heures du matin au soir d’une journée, signalé à plusieurs reprises par l’image d’une horloge et la sonnerie d’un coucou, et affirme ainsi la prééminence du temps objectif. Qui plus est, l’image possède la symbologie, peut-être « naïve[49] » ou peut-être pas, du petit oiseau renfermé dans une cage tel le protagoniste dans la maison familiale, et sert au réalisateur à augmenter la tension et le suspense dans certains passages de l’histoire, notamment dans l’intermède, accentués également par le biais des moyens cinématographiques (zoom avant, zoom arrière, musique…). Le présent fuyant de la pièce devient concret et manifeste dans l’adaptation en raison principalement du média. Par ailleurs, dans le film, ce présent du temps objectif se double, comme dans l’oeuvre théâtrale, du temps intime de la conscience. Ce temps subjectif, bien que beaucoup moins saillant que dans la pièce de Lagarce, vient interrompre le cours linéaire du temps au travers de l’évocation du passé et se matérialise notamment moyennant plusieurs flash-back que Dolan insère dans le déroulement chronologique de la journée familiale et qui relèvent pour la plupart de l’univers existentiel du réalisateur.

La concrétisation du temps dans l’adaptation à l’écran du texte théâtral a aussi son reflet sur l’axe spatial. En effet, Lagarce présente une dimension subjective de l’espace. Mais le cinéma, par contre, a besoin de s’inscrire dans le réel, ce qui fait privilégier une « imitation parfaite » de la réalité dans la configuration de la scénographie et des costumes. Ainsi, dans l’adaptation de Dolan, l’espace devient, à son tour, concret et l’action se situe à chaque fois dans une pièce de la maison familiale – l’entrée, le salon, la cuisine, la chambre de Suzanne, le cabanon du jardin, etc. – ou hors du foyer – dans l’avion, le taxi ou la voiture d’Antoine – pour accorder du dynamisme à l’action cinématographique.

Cette consistance retrouvée dans le temps et dans l’espace rebondit également sur d’autres aspects de la dramaturgie. Les personnages de la pièce acquièrent, chez Dolan, des contours beaucoup plus précis, ceux-là s’émancipant de Louis, acquérant leur propre voix et passant de simples témoins à acteurs. Ainsi, Dolan leur accorde une épaisseur, absente dans la pièce, qui leur assure une présence majeure. De plus, le langage s’ancre dans le présent en devenant plus commun et explicite. D’une part, on assiste, bien que très discrètement, à l’inclusion d’un langage plus familier, ayant une valeur « proximisante » et de rapprochement du public : la scène entre Antoine et Louis dans la voiture en est une preuve. De l’autre, les explicitations sont multiples. La référence à l’homosexualité de Louis, par exemple, absente dans la pièce, est énoncée et explicitée à plusieurs reprises – au début du film, Mère à sa famille : « Il aime la mode et les couleurs comme tous les gays » ; plus tard, Mère à Louis : « Tu habites toujours dans le quartier gay ? » De la même manière, certaines perceptions ou sensations, qui étaient implicites dans le texte de Lagarce, sont exprimées tout droit dans le film – l’indignation de se savoir rejeté, Mère à Louis : « Tu préfères que ta mère ne sache pas où tu vis ? » ; ou dans la scène des toilettes, création de Dolan, quand Louis verbalise l’appréhension qu’il ressent envers sa famille, Louis au téléphone : « J’ai peur, j’ai peur d’eux. » En fait, Dolan exacerbe les implicites du texte d’origine en les rendant visibles, voire, très souvent, « fluorescents[50] », et ce, non seulement à travers le langage, mais aussi à travers l’image et/ou l’addition de quelques actions, d’intrigue et de tension : ainsi, le traitement du conflit d’Antoine, très accentué dès le début, ou la scène des toilettes où l’on voit Louis vomir, tellement il ressent du dégoût après la scène des « dimanches en famille ». Néanmoins, signalons que cette explicitation et cette amplification du ressenti ne relèvent pas ici des besoins de l’art cinématographique, mais de la trace du réalisateur. En effet, Dolan introduit dans le film un vécu qui lui est propre et une manière toute particulière de l’exprimer où toutes les émotions sont ressenties et poussées à l’extrême. Et comme dans ses films précédents, cette intensité du vécu se manifeste par des vagues intenses d’émotion qui se déchaînent.

Néanmoins, malgré les changements et les explicitations introduits dans la langue de Largarce, cités en amont, Dolan se montre extrêmement respectueux du texte lagarcien et de ce qui le rend singulier et profondément humain. En fait, on retrouve dans le scénario des pans entiers du texte de Lagarce et « certaines scènes sont quasiment en intégralité dans le film[51] » :

Lagarce construit son écriture sur l’imperfection de la langue. La façon dont on se reprend, dont on se corrige. Pour moi, c’est ce qui confère aux personnages […] un caractère humain. Il y a une émotion qui naît de leur vulnérabilité, leur faiblesse, leur laideur parfois, leur égoïsme. […] Les secrets qu’il écrit, les reproches, les maladresses qu’il met dans la bouche des personnages, c’est ce qui fait de Juste la fin du monde un objet unique[52].

Louis, personnage-narrateur[53] dans la pièce de Lagarce, continue d’être le narrateur chez Dolan – le prologue étant reproduit au début du film par une voix en off. Mais l’intervention du méga-narrateur[54] change la nature de son discours et de l’oeuvre théâtrale. Et même si la fidélité diégétique est apparemment garantie dans l’adaptation cinématographique, une nouvelle lecture s’impose au travers d’un léger et presque imperceptible glissement de sens. En effet, Dolan insuffle un peu d’air frais à la subjectivité onirique et étouffante de la pièce de Lagarce en l’ouvrant à une explosion libératrice finale. Le départ et l’émancipation apaisante de Louis à la fin du film se substituent ainsi à l’évocation constante de sa mort prochaine dans l’oeuvre théâtrale. Dolan s’écarte ainsi de Lagarce et en fait une interprétation débordante de vitalité, ce qui relèverait d’un mouvement qui irait du repli à l’ouverture, de l’obscurité à la lumière, du cercle infini à la ligne droite.

La splendeur de l’image chez Dolan

Selon Xavier Dolan, la langue et les dialogues de la pièce de Lagarce deviennent le véritable vecteur de l’action et le « vaisseau émotif[55] ». Cependant, si les plans sont pris en fonction de ces mots et de leurs effets sur les personnages, l’adaptation est très éloignée du théâtre filmé et de la convention théâtrale. Juste la fin du monde (2016) tient du vrai cinéma et se sert, à foison, des procédés propres de l’art cinématographique pour saisir au vol la moindre réaction des personnages. Et si, sur le plan narratif, le film de Dolan n’apporte pas trop de nouveauté et se range dans la lignée du film classique, les moyens cinématographiques qu’il met en jeu dans l’adaptation, au contraire, s’ils ne sont pas inédits, se présentent pourtant subversifs et inouïs, relevant du tout particulier langage cinématographique de Dolan.

Dans Juste la fin du monde (2016), c’est plutôt l’image qui pousse l’émotion à l’extrême et, en réalité, le « vaisseau émotif » dont nous parle Dolan appartient au langage visuel qu’il y déploie ; la parole, prononcée ou omise, devenant, dans les faits, le déclencheur d’une gamme immense de dispositifs visuels.

Si Dolan décide, par exemple, d’omettre les monologues de Louis estimant qu’il s’agit d’une « convention théâtrale qui serait trop extravagante dans un film d’aujourd’hui[56] », il ne renonce pourtant pas à peindre l’état et le caractère introspectif et réflexif de Louis qui nous seront rendus, empreints d’un émoi nouveau, grâce à l’image de ces gros plans et très gros plans d’un personnage qui parle essentiellement au travers du regard et du silence. En fait, Dolan transforme ce silence, qui se fait extensif à tous les autres personnages, en un allié lui permettant de s’arrêter sur un geste, une larme, un sourire ou bien sur le mouvement nerveux des doigts de la main, d’un haussement de sourcil, voire sur la fragilité ressortant d’un corps. Il cible ainsi le langage corporel des personnages qu’il scrute et présente au travers d’une multiplicité de techniques cinématographiques.

Le film est ainsi généreux visuellement, du début à la fin, nous offrant de très belles images sur les visages des personnages et nous montrant leur fragilité moyennant toutes sortes de techniques. La deuxième scène de la première partie, lors du dialogue entre Catherine et Louis, en est une preuve éclatante. En effet, les deux personnages parlent et se taisent, Dolan leur attribuant une complicité qui les soude, transmise essentiellement à travers la caméra. Il y a là une jubilation de regards, d’intuitions, de clairvoyances, qui est mise en jeu. Cette séquence, d’une beauté placide et sereine, joue sur le silence et les regards ; regards des personnages et regard d’une caméra qui bouge et qui scrute leurs visages, leurs gestes, leur respiration, au plus près et depuis tous les angles de prise de vue. La caméra les entoure, se promène parmi eux, fixant l’un ou l’autre, ou tous deux à la fois ; Suzanne et Antoine participant de temps à autre à cet échange verbal et de regards. On les voit de face, de profil, de dos, et parfois le mouvement physique de l’appareil se double d’un mouvement optique en zoom avant. Puis, pendant une minute et demie, plus rien : aucun mot, il n’y a que silence et regards. En effet, le film rend par l’image tout ce qui manque de nom. Ainsi, le silence, trait distinctif de Louis, devient éloquent par le biais de ces beaux tableaux visuels qui se substituent aux longs monologues du protagoniste dans la pièce ; le corps – et le visage – de Louis devenant son seul moyen d’expression.

Par ailleurs, plusieurs flash-back qui s’insèrent dans l’histoire tentent aussi de compenser le mutisme du protagoniste en nous donnant accès à lui à travers un échantillon de ses expériences intimes : scènes de son enfance, d’un épisode familial, d’une rencontre amoureuse ; des histoires qui relèvent, pour la plupart, de l’univers de Dolan et qu’il incorpore à l’histoire pour accorder, faute de soliloques, de l’épaisseur au personnage. Ces flash-back intimes bénéficient, en général, d’une esthétique à part, proche du clip et plus colorée que dans le reste du film : des « couleurs fortes, du jaune, du mauve, du magenta, du bleu, à la Xavier Dolan[57] ». À retenir, à la fin du flash-back de la rencontre amoureuse, le beau tableau fixé par la caméra, The Day Dream (1880) de Dante Gabriel Rossetti, représentant une femme d’une beauté ambigüe dans des tons verdâtres, qui nous amène de nouveau au présent « bleuté[58] » du film.

Basé sur un système de champ et contrechamp, le film est prodigue en gros plans, voire très gros plans ; en angles de prise de vue ; en mouvements de l’appareil, physiques et optiques (caméra portée, souvent avec un steadycam, travellings, zoom avant et zoom arrière répétés, etc.). Même, à ce niveau-là, Dolan exacerbe l’emploi de ces outils cinématographiques. Il suffit de nous référer à la scène de l’intermède, où le texte est voilé et masqué par un vrai bal d’effets visuels. En fait, la parole est prise de par ses qualités musicales avec ses timbres et résonances, telle une musique qui renforce l’atmosphère inquiétante qui baigne la scène. Et Dolan parvient à matérialiser ce bouillonnement fébrile et le porte à son paroxysme moyennant des dispositifs scéniques et surtout cinématographiques. Il place les actions simultanées dans la cuisine – Catherine et la mère –, dans une salle – Suzanne et Antoine – et au jardin – Louis –, et accompagne la scène d’une version, créée par Gabriel Yared, du « Prélude en ut mineur » du premier livre du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach, un choix fort réussi, nous semble-t-il, de par le caractère inquiet et agité du morceau musical. La tension et l’inquiétude se manifestent principalement à travers l’image et les effets créés par des moyens cinématographiques, dirait-on, baroques : des changements de plans agités ; des zooms avant et des zooms arrière fréquents et obsessifs sur les visages et l’horloge ; des prises de vue variées – frontales, parfois légèrement en plongée ou contre-plongée – ; sans oublier le touchant travelling autour de Catherine à la cuisine, qui, en se retournant pour suivre l’éloignement de la caméra, pose son regard perdu dans le lointain ; ou encore, dans le jardin, ce beau et véloce travelling semi-circulaire enveloppant Louis et rebondissant sur lui-même. La scène s’achève encore sur quelques plans détail bien expressifs qui fixent l’un après l’autre les yeux de Louis, une larme, sa main, la cigarette tombant, et enfin, ses pieds faisant demi-tour et s’éloignant. La deuxième partie de l’adaptation bénéficie également d’un traitement très mouvementé des outils cinématographiques, dû, sans aucun doute, à l’explosion émotive de la fin de l’histoire.

Mais Dolan joue également sur la profondeur de champ, les personnages apparaissant nets ou flous selon ses choix et ses besoins. À noter les excellentes scènes monologuées, si bien agencées par Dolan. En effet, lorsqu’on visionne le film, on n’a jamais le sentiment d’assister à un monologue. Dolan place toujours sur scène les deux personnages, celui qui s’exprime et le dépositaire de ses mots (Louis) et assure l’échange verbal en introduisant quelques mots et quelques phrases isolées qui donnent juste l’illusion d’un vrai dialogue ; Louis, souvent à l’écart et flou, comme s’il était déjà mort et n’y était pour rien.

D’ailleurs, le point de vue que la caméra nous rend renvoie tantôt à Louis, tantôt au regard des autres membres de la famille, mais aussi et en grande partie à l’oeil indiscret d’un spectateur avide et curieux de tout savoir et qui, s’immisçant sur le plateau, examine de près la situation en adoptant plusieurs perspectives. Ainsi, par exemple, au début du film, lorsque la famille est debout devant la porte d’entrée pour recevoir Louis, l’appareil se situe juste derrière ses membres, que l’on voit de dos attendre et que l’on devine, grâce au cadrage, impatients. Mais le point de vue adopté par la caméra nous permet en même temps de participer à l’arrivée de ce « fils prodigue » en devenant des témoins de son arrivée, au même degré que les autres membres de la famille, et en participant à sa révélation ; le visage de Louis étant rendu flou au début, puis net pour tous.

La manière dont Dolan tourne certaines séquences de cette adaptation cinématographique nous rappelle Jean Cocteau et son adaptation des Parents terribles (1948)[59]. Xavier Dolan poursuit, nous semble-t-il, un but similaire quand il affirme avoir « souhaité montrer le talent et l’inspiration des acteurs » et avoir ressenti la nécessité de se rapprocher de ceux-ci « pour aller au plus près de l’émotion et du détail[60] ».

En effet, dans le film, Dolan privilégie tellement la proximité avec le spectateur – au travers des gros plans et très gros plans, et du mouvement physique de la caméra, entre autres – que celui-ci est, dès la première scène, introduit dans l’espace intime des personnages. La distance créée par Lagarce à travers une subtile et sobre ironie pouvant tourner en comicité est exclue du film, marqué par la gravité et l’exaltation des sentiments, ce qui nous est rendu largement par le biais de l’image. Mais, paradoxalement, alors que l’on ressent dans la pièce une certaine résignation et un abandon de tout acte de révolte, le psychodrame dolanien évolue pourtant vers l’affranchissement de la charge, Dolan effectuant ainsi un changement de tonalité qui transforme en profondeur la sémantique de l’hypotexte[61]. En effet, si face à l’ironie de Lagarce, l’on retrouve, au contraire, chez Dolan, la gravité du psychodrame, les mouvements des deux oeuvres se renforcent et paradoxalement s’inversent : la pièce évoquant sans cesse le repli du protagoniste sur lui-même et sa mort prochaine ; le film ciblant plutôt les relations interpersonnelles au sein de la famille et la libération finale du protagoniste.

Les plans de composition de deux oeuvres ont acquis à présent des contours que nous sommes, enfin, à même de définir.

Selon Deleuze et Guattari, l’art est « un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects[62] », lesquels représentent l’essence du vécu pour ensuite s’en émanciper. L’oeuvre d’art, affranchie de ce vécu et devenant autonome, requiert pourtant de chair, de maison et d’univers pour s’ériger en tant que telle.

Si, d’une part, la chair de la pièce et du film est quasi identique – ce retour du fils prodigue pour annoncer sa mort et le conflit familial répété –, il se produit, dans l’adaptation, un léger glissement qui trouvera un parallélisme dans la maison et l’univers. En fait, le film de Dolan se centre davantage sur les relations interpersonnelles au sein de cette famille maladive que sur la mort prochaine du protagoniste, qui est évidemment présente dans l’histoire, mais d’une manière beaucoup moins prégnante que dans la pièce, d’où s’explique la suppression de l’épilogue. Chez Lagarce, au contraire, la mort de Louis enveloppe et baigne l’ensemble, telle une ombre qui plane persistante au-dessus de tout et de tous et que tout obscurcit.

Mais la chair, pour pouvoir « s’épanouir », réclame une maison[63], définie en tant que « morceaux de pans diversement orientés qui donnent à la chair son armature[64] ». En fait, le cadre spatio-temporel dressé dans les créations de Lagarce et Dolan accorde une charpente où cette chair s’ouvre et se déploie, bien que les pans de chacune soient coupés différemment et fabriqués avec des matériaux distincts sur lesquels la chair va se modeler en consonance. Ainsi, le temps et l’espace subjectifs et abstraits de la pièce contrastent avec la prééminence du temps objectif dans le présent de ce dimanche familial et la concrétisation de l’espace dans le film. Dans le premier cas, la maison est baignée d’intimité et de songerie sur une feuille de papier ; chez Dolan, elle est ancrée sur le réel et le palpable de la pellicule.

Enfin, si l’« art commence […] avec l’animal qui taille un territoire et fait une maison[65] », le plan de composition doit pourtant s’élargir « à l’infini pour tout entraîner dans la Vie, dans la Mort, la ville cosmos[66] ». Il nous semble que la fenêtre qui ouvre à l’univers dans chacune des deux oeuvres résulte d’un mouvement proportionnellement inverse. Du mouvement introspectif vers le flou et le noir de Lagarce, de ce retour à l’intime, mais aussi du lâcher-prise dans ce retour final à la terre, la mort ; au mouvement expansif et vital de Dolan qui, en partant de cette introspection, la matérialise et la fait avancer vers la vie et la lumière, du conflit à la libération, si fugace soit-elle. L’un, c’est le cercle infini ; l’autre, la ligne droite. Juste la fin du monde de Xavier Dolan s’émancipe ainsi de son hypotexte et devient une oeuvre d’art également indépendante du spectateur et du créateur lui-même, car l’objet artistique « ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’événement : la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise[67] ».