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Aussi la philosophie [platonicienne] est-elle cette incantation et cette magie qui apaise l’inquiétude de l’enfant qui est au-dedans de nous, cet enfant qui s’angoisse de la mort comme de la venue d’un Croquemitaine.

— Jacques Darriulat[1]

Dans le chapitre III de L’Entretien infini, Maurice Blanchot s’interroge sur la signification du tragique dans les Pensées[2] de Pascal. Le schème tragique, explique-t-il, réside dans l’affirmation de deux contraires qui s’excluent l’un l’autre. C’est le cas, par exemple, du rapport des thèses énoncées dans le fragment 230 : « Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible qu’il ne soit pas ; que l’âme soit avec le corps, que nous n’ayons pas d’âme ; que le monde soit créé, qu’il ne le soit pas[3] […]. » Chaque proposition faisant irréductiblement front à la suivante, la synthèse est impossible, dit Blanchot qui parle à ce propos d’un « affrontement d’incompatibilités » (EI, 142). Il déclare ainsi que Pascal cesse d’être tragique dès qu’il donne trop de poids aux « marques sensibles » de Dieu dans le monde (EI, 150-151). Pour l’auteur de L’Entretien infini comme pour le sens commun, l’expérience tragique réside ainsi dans une double parole – Blanchot en rappelle la formulation mythique lorsque Apollon dit à Admète : « Tu n’es qu’un mortel ; aussi ton esprit doit-il nourrir deux pensées à la fois » (EI, 113) – qui soumet l’homme à l’épreuve de son insuffisance ontologique.

Lorsque Blanchot écrit plus tard dans L’Écriture du désastre[4] que le désastre dissuade du tragique (ED, 10), le tragique dont il est question nomme cette expérience particulière de la pensée face à l’inconcevable : le personnage tragique est celui qui, dit-il, « a rencontré cela qui, infiniment hors de lui et au-dessus de lui, tient rassemblées, en un événement initial, la plus grande clarté et la plus grande obscurité, unité incompréhensible en face de laquelle il se tient dorénavant » (EI, 142). Par opposition, ce que Blanchot appelle le désastre n’est pas « au-dessus » ou « hors » de l’homme, et il n’est pas davantage l’expérience d’un rassemblement ou d’un « se tenir devant ». De fait, le désastre blanchotien échappe au schéma tragique qui oppose l’humain à la transcendance et il ne se résout pas au terme d’une relève dont seul Dieu (ou les dieux) est la mesure. C’est de ce tragique de la frontalité que le désastre nous dissuade ou nous détourne. D’un autre côté, cependant, si le tragique est l’épreuve fondamentale d’une pensée disjointe, irréconciliable avec elle-même, et livrée à un pathos[5] qui affecte l’existant en lui révélant un destin, il faut alors ajouter que l’ « expérience désastreuse et sans issue » de la parole « privée de centre », dont parle Blanchot dans Le Livre à venir[6], se déploie elle aussi au plus près de la condition tragique. C’est de cette dimension tragique de l’erreur et de l’errance qui parcourt tout l’être-au-monde blanchotien, qu’il est question dans les analyses qui suivent.

La scène tragique

Dans un fragment de L’Écriture du désastre intitulé « (Une scène primitive ?) »[7], que Blanchot présente, dans une lettre à Pierre Madaule, comme le « noyau » du livre[8], l’écrivain suppose la scène suivante : un enfant est chez lui et regarde par la fenêtre. Le spectacle offert est familier : le jardin, son « espace de jeu » délimité par le mur de la maison contiguë. Par lassitude, l’enfant regarde le ciel, un ciel d’hiver, ordinaire, « un jour terne et sans lointain ». C’est alors – « ce qui se passe ensuite » – que sur-vient – le ciel n’a pas changé, il s’agit, insiste le narrateur, du « même ciel » –, un bouleversement fulgurant dans le regard de l’enfant : le ciel est sans lointain et le voici « ouvert » ; il est gris et le voici noir ; couvert de nuages, il est soudainement « vide absolument », d’un vide tel qu’il absorbe et submerge le personnage. Le troisième moment de la scène est la révélation qui s’impose à l’enfant d’une absence absolue. Tout, la pièce dans laquelle il se trouve, le terrain de jeu et le monde promis au-delà, tout se trouve avoir toujours déjà été effacé dans l’immobilité d’un vide éternel, d’une absence telle « que tout s’y est depuis toujours et à jamais perdu », écrit Blanchot. Un destin se joue, qui voue l’enfant à se survivre (il est perdu « depuis toujours ») dans un « trait interminable » à entendre aussi bien comme trait tiré sur tout que blessure mortelle, comme si toutes les questions refluaient vers une seule, « venant de nous et nous visant en tout ce qu’elle vise », comme il est dit dans L’Entretien infini (EI, 17). L’épreuve décrite se présente ainsi comme le négatif du Mémorial de Pascal[9] : là où il est écrit « oubli du monde et de tout hormis DIEU », c’est qu’il n’y a rien qui, dans la scène, prend en quelque sorte la première place. L’enfant mythique, celui du retour à l’utopie (l’utopie de l’enfance), auquel Blanchot fait référence dans un article intitulé « La conquête de l’espace[10] », fait place ici à l’autre face de l’enfance, celle d’une vanité essentielle définie comme « pur reflet » dans L’Espace littéraire[11] ou « puérilité absolue » dans Thomas l’obscur (TO, 62).

On peut être tenté, dans un premier temps, de présenter cette expérience dans un contexte existentialiste : elle consisterait alors à renoncer à la défroque des fausses vérités dont l’espace familier et conventionnel du jardin, celui du divertissement, serait ici la métaphore. Mais comme l’indiquent les références à Winnicott, et notamment celles qui précèdent la scène[12], les choses sont plus radicales : ce qui s’annonce à l’enfant sous la forme de la fascination écarte tout « après », tout dépassement ou toute assimilation. Il n’en guérit pas. Il ne s’en relève pas[13]. Tout se passe en effet comme si la « vitre brisée » citée dans la scène était la métaphore d’un double regard, l’un contribuant à l’édification et la fortification du moi (PA, 9) de l’enfant alors que l’autre, « l’oeil de l’oeil, la pensée de la pensée » (TO, 68), témoigne au contraire de l’insignifiance révélée soudainement dans un regard vide et toujours déjà mort : Le Pas au-delà, publié quelques années plus tôt, parlait ainsi du moi « fissuré, dès le jour où le ciel s’ouvrit sur son vide » (PA, 9). L’un est mise à distance, pouvoir et savoir appropriateurs, autorité, tandis que l’autre est fascination et passivité (l’enfant n’a pas suscité la vision qui s’impose à lui, il s’y découvre soudainement destiné). Par rapport au savoir familier, l’autre savoir est incommunicable, jubilatoire et ravageur[14]. Il se présente comme un abîme irrévocable et absolument séparé du monde à construire. Il faut y insister, ce savoir intraitable ne remplace pas le savoir familier, pas plus que ce dernier n’est à la mesure de ce que l’enfant a vu. C’est là le paradoxe de la révélation mentionnée par le narrateur, révélation qui n’est ni chronologique, ni simple juxtaposition, mais l’affirmation d’une disjonction dans le même (« le même ciel ») – une affirmation à la fois dans et hors la pensée, dans et hors le corps[15]. Une spécularité est à l’oeuvre qui double le monde et l’enfant de leur nullité.

La scène ne consiste donc pas à affirmer un savoir propositionnel interprétable ou analysable, mais à mettre en avant une certaine inactualité[16] ou une certaine a-contemporanéité, celle de ce qu’on appelle « monde » et celle de ce qu’on appelle « sujet ». L’enfant et le monde par lui se découvrent bréchés par leur impossibilité et s’abîment dans le vertige de leur reflet vide, de leur effondrement. L’exorde qui ouvre la scène, « vous qui vivez plus tard […] », adressé à un destinataire à la fois posthume et contemporain, invite ainsi à considérer l’événement sur le mode de la réserve car, en effet, comment parler à partir d’un cela qui dissuade et ruine tout logos ? La répétition qui introduit la scène, « Supposez, supposez-le » (ED, 117)[17], souligne l’intention de Blanchot qui n’est pas d’exposer une vérité ontogénétique, historique ou philosophique, mais de témoigner dans son clair-obscur du secret vide qui est la part incommunicable de chacun. Il s’agit bien d’une forme de tragique puisque l’expérience est ici celle de l’humain face à l’impossibilité de donner sens à une existence toujours déjà prise dans une double exigence : celle de l’enfant qui contemple et celle de l’enfant toujours déjà mort, celle d’un corps-objet et celle d’un corps étranger, celle de la connaissance philosophique et celle d’un certain savoir tragique. Mais il s’agit d’un tragique particulier, très différent de celui des Pensées : l’ordre humain, celui du divertissement illustré par le jardin, ne fait nullement face à un ordre supérieur. « (Une scène primitive ?) » n’est pas la mise en scène de Dieu caché ou d’Apollon. Si l’enfant ne dit rien, ce n’est pas parce qu’une raison plus grande le dépasse, mais parce qu’il a désormais partie liée avec un abîme qui ne veut rien dire et qui emporte tout dans son silence, tout en laissant tout en l’état. C’est le poids (d’une insoutenable légèreté) de cet enfant toujours déjà mort, toujours déjà abîmé, qui constitue le tragique du savoir mentionné dans la seconde partie de la scène. Par l’enfant, « c’est-à-dire non par lui, mais par le savoir qu’il porte […] s’annonce un rapport tout autre » (EI, 11), écrit Blanchot qui parle à ce propos de « savoir vertigineux ».

De quel ordre est ce savoir qui s’affirme en se dissipant ? Il n’est pas déterminé par une intentionnalité. Il n’est ni projet, ni prise de conscience, mais laisse au contraire l’enfant interloqué et jubilant. Tout se passe comme si nous avions affaire à une « extase négative[18] », à un présent disjoncté, discontinué dans sa continuité même. Face au savoir qui s’approprie et revient au même – savoir phénoménologique dont Zarader nous rappelle par ailleurs combien Blanchot en est le commentateur à la fois alerte et distancié[19] –, « (Une scène primitive ?) » met en avant le paradoxe d’un savoir qui n’est pas un autre savoir et qui échappe aussi bien à la conscience qu’« aux fades enseignements de la conscience-inconscience » (ED, 94). C’est la révélation de cette absence à soi qu’il faut désormais essayer de comprendre dans son contexte tragique.

La négativité tragique

L’expérience de l’enfant affirme le monde tout en le rendant, défait, à son impossibilité, à son insignifiance. Cette insignifiance, cependant, n’est pas une contradiction. Elle laisse le monde en l’état : il n’y a pas d’autre monde que le nôtre, à la fois tout et rien, essentiel et vain. Il est permis d’imaginer qu’à l’image de Blanchot lui-même, l’enfant passera sa vie d’écrivain face au « ressassement » de cet irrésistible appel de vide dans le savoir du même et qui ne mène nulle part.

Dans L’Entretien infini, Blanchot définit ce savoir comme une expérience que « nous portons » (EI, 17) mais qui ne nous importe pas, « comme si, ne venant que de nous, elle nous exposait à tout autre que nous » (EI, 17). À côté du savoir de « l’esprit en ses prérogatives » (ED, 112), celui, explique Blanchot, qui confirme l’unité du moi, s’annonce ainsi, sur une scène effroyablement plus ancienne que celle du moi-sujet, un savoir de la dépossession qui est aussi une dépossession du savoir. Se trouve alors mis en jeu autre chose que l’appropriation du monde comme objet, ce que Heidegger, dont la langue blanchotienne est parfois si proche, appelle l’achèvement de la métaphysique : « L’être de l’étant est désormais cherché et trouvé dans l’être-représenté de l’étant[20]. » Déjà dans Le Pas au-delà Blanchot questionnait l’exigence d’unité et déclarait ainsi : « À l’unité, nous aspirons nécessairement par la plus haute raison, par le désir le plus fort, il ne faut donc pas lui manquer », puis il ajoutait : « Seulement l’unité, ni l’unique ne sont l’exigence ultime, ou ne le seraient que pour celui qui peut s’arrêter à l’ultime de l’exigence, ainsi que se contenter de remonter à un premier commencement » (PA, 172-173)[21]. Or, « rien est ce qu’il y a » l’affirme : l’origine se perd dans la viscosité d’un « il y a » qui détourne ou dissuade de toute assise ontologique, de tout ultime, de toute unité. Il faut donc préciser ce « savoir vertigineux[22] » qui n’est ni métaphysique, ni thérapeutique, un savoir que nous portons mais sur lequel nous n’avons pas prise, qui s’affirme dans sa dissipation, échappe à l’être-représenté, submerge l’enfant, et dont la seule approche mise en avant dans la scène est une somatique, une affection du corps (un savoir porté par son vertige), d’un certain corps en tout cas et, en quelque manière, sachant. Tout se passe comme si, à l’instar de l’ « émotion hétéronome » dont parle J. M. Salanskis à propos de l’éthique de Lévinas[23], il fallait aussi, pour commencer de défaire le noeud blanchotien, relever dans « (Une scène primitive ?) » le passage d’un registre à un autre, d’une théorie qui est contemplation et représentation du ciel et du monde (c’est le premier moment de la scène : la maîtrise), à une forme d’affectivité qui excède la conscience de l’enfant, un peu comme si le corps avait son savoir que la raison ne connaîtrait pas. Ce « savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà[24] », n’est pas discursif ou démonstratif, en effet, mais intensif : le narrateur parle du « sentiment de bonheur qui aussitôt submerge l’enfant » (ED, 117). La « joie ravageante » et le « ruissellement sans fin de larmes » constituent tout le savoir du trait qui lui est porté. « Savoir » se manifeste dans le corps de l’enfant par des affects qui le traversent.

Le champ sémantique du pathos, à associer, selon les périodes de la réflexion blanchotienne, à l’autre nuit, à la souffrance, à la passion, à la fatigue ou encore à la passivité, est très présent dans L’Écriture du désastre. Après avoir rappelé l’invitation de Wittgenstein à être sobre, à « ne pas se laisser enivrer aussitôt par le pathétique, l’enchantement du profond » (ED, 202), Blanchot ajoute en contrepoint que le conseil doit être suivi « à condition de retenir l’autre péril : la tentation de la rigueur de l’ordre, de sorte que la philosophie serait aussi le combat de la raison contre le raisonnable » (ED, 202). À l’image de ces rayonnements qui fascinent l’observateur et qui sont la seule trace de corps célestes disparus depuis la nuit des temps, une émotion très ancienne et dont le chiffre demeure à jamais insaisissable prend possession de l’enfant, le submerge et le transporte vers son impossible destin ; comme il est dit dans L’Entretien infini, « la maîtrise cesse d’être la manière authentique [de] faire face » (EI, 17).

Si les mots « sentiment », « pressentiment », « attrait », « préférence » et « émotion », qui reviennent fréquemment sous la plume de Blanchot, semblent faire référence à une interprétation psychologique, leur rapport à l’impossibilité de l’humain comme du monde s’oppose donc à toute forme de subjectivisme ou d’ontogénèse : « Le pouvoir personnel de questionner ne […] suffit pas », déclare Blanchot dans L’Entretien infini (EI, 17). Lorsqu’on lit dans Le Pas au-delà : « Je ne sais pas mais je pressens » (PA, 155), le pressentiment dont il est parlé n’est pas un « savoir imparfait ou de sensibilité » mais, écrit Blanchot, « la manière dont l’absence de présent se dissimule dans le savoir même en laissant venir marginalement un autre présent encore ou déjà absent » (PA, 155). L’émotion ou le pressentiment apparaissent ainsi comme le pathos d’un savoir immémorial qui hante le savoir de la conscience de soi. Si savoir, c’est « savoir qu’on sait », comme le dit le sens commun, la révélation de l’enfant est à situer en marge. Présence sans présent – « Je ne sais pas mais je sais que je vais avoir su », écrit Blanchot dans Le Pas au-delà (PA, 170) –, elle revêt le caractère d’une hantise abîmée dans le temps ou plutôt dans une extase de temps : « Le point où, en moi, j’appartiens au dehors » (EL, 205)[25].

D’un côté, L’Écriture du désastre trouve ainsi sa place dans toute une réflexion moderne attachée à la description d’une absence de profondeur ontologique[26]. Très tôt, dès Faux pas, Blanchot parlera aussi bien de la gravité que de la nullité de l’écriture[27], de son bavardage dont il retrouvera plus tard avec Bataille une illustration fascinante dans Le Bavard (1946) de Louis-René des Forêts. Là où l’originalité des deux penseurs s’affirme, ce n’est pas dans l’analyse d’un sentiment associé à l’inévitabilité de la mort, mais dans l’approche beaucoup plus énigmatique, voire mystique, d’une spécularité de l’absence. On peut dire, dans un raccourci trop brutal, qu’il y a chez Blanchot le pressentiment que le vivant est une mise en scène de la mort qui joue à se manquer. C’est ce savoir qui est l’expérience « vitale » de l’enfant et qui lui coupe la parole. Il faut donc insister sur une inférence soulignée à de nombreuses reprises dans L’Écriture du désastre et qui s’applique à ébranler le savoir dialectique (la compréhension) à partir d’infra-savoirs (pressentiments, émotions) qui se manifestent comme à côté du savoir traditionnel, discursif, statique et clos sur lui-même. Si, comme chez Pascal, c’est la totalité du savoir qui se trouve à la fois penchée sur sa pertinence et son inconvenance absolues, Blanchot propose un dynamisme inverse à celui des Pensées dans lesquelles le tragique n’est que l’endroit d’un revers (ou d’une doublure) essentiel : la révélation de l’Incarnation. Chez Pascal, le revers du monde est l’Un suprême mémorialisé et cousu à l’être-même ; chez Blanchot, en revanche, c’est le vide immémorial de l’intériorité elle-même. Le tragique ne réside plus dans la confrontation de deux savoirs mais dans le vertige d’une irréconciliation révélée comme négativité absolue.

Le matérialisme tragique

Il faut noter à ce propos les nombreuses apparitions du mot « poussée[28] » dans L’Écriture du désastre. Choisi à dessein, ce mot souligne de façon neutre et physique (en se substituant, par exemple, aux mots « volonté » ou « pulsion ») la fatalité d’un rapport qui précède la prise en charge du monde par la conscience intentionnelle. Le moi n’est pas ici le pôle « des affections aussi bien que des actions[29] », pas plus qu’il ne représente l’ « intériorité corporelle » (ED, 94) – ce corps mien qui est l’objet visible et divisible (le corps-organes) du médecin dont le savoir, à l’image d’un certain savoir psychanalytique[30], est invariablement en deçà de l’enjeu dans les récits de Blanchot. Si la définition du savoir présente dans la première partie d’ « (Une scène primitive ?) » est caractérisée par la limite (« mur », « espace » circonscrit de la scène), autrement dit par l’emprise du monde par une conscience qui voit et s’approprie, la deuxième partie insiste au contraire sur une hétéronomie portée exclusivement par une poussée transgressive. Au savoir de la maîtrise, L’Écriture du désastre et, en particulier, « (Une scène primitive ?) » substituent le non savoir d’un désert à la fois incarné et destinal. De ce mouvement, il est déjà question dans L’Entretien infini : « Par le fait que nous l’éprouvons, déclare Blanchot, il échappe à notre pouvoir d’en faire l’épreuve, et ainsi non pas hors d’épreuve, mais ce à l’épreuve de quoi nous ne pouvons plus échapper » (EI, 63-64). Clément Rosset explique dans Logique du pire qu’il faudrait, pour définir le tragique, « qu’on dispose d’un mot magique, qui sache parler sans rien dire, penser sans rien concevoir, dénier toute idéologie sans s’engager lui-même dans une idéologie quelconque » : un « anti-concept »[31]. C’est une même exigence qui conduit Blanchot à utiliser, avec le mot « poussée », celui d’ « intensité »[32] qui, déclare-t-il, « échappe […] à une conceptualisation » et se « délie en une pluralité de noms ». L’Écriture du désastre ne cesse d’ailleurs de souligner la neutralisation que les mots « intensité » ou « poussée » impriment au savoir lorsque celui-ci porte à la marge, au ciel absolument vide qui est l’épreuve du pas au-delà. Dans sa neutralité, « intensité » est sans « intentionnalité » (ED, 93), écrit encore Blanchot.

Associée à l’absence de maîtrise (ED, 23), au « désir hors souveraineté » (ED, 24), ou encore à la défaillance (ED, 24), au silence (ED, 49), à la nuit (ED, 84), à l’inattention (ED, 91) et à l’excès (ED, 93), l’intensité blanchotienne souligne ainsi la mise sous tension de l’écriture livrée à une révélation (l’anagnorisis de l’enfant) qui n’est rien sinon l’épreuve d’une différence à soi qui prend corps. C’est cette mise sous tension, qui n’est pas le résultat d’une démonstration ou l’aboutissement d’une réflexion, qui se prolonge dans l’écriture du fragment, par l’exigence duquel Blanchot se dit « frappé[33] », et qu’il définit comme l’ « énergie de disparaître » et « l’extrême passivité qui ouvre la vie au mourir » (ED, 156). De fait, le fragment est chez Blanchot le dire tragique. Il n’est pas l’aphorisme fermé sur lui-même et il n’est pas davantage l’infirmité d’une langue incapable d’atteindre au sublime. Il n’est ni la fuite de « la maison des choses »[34], ni l’anagrammatisme de l’écriture surréaliste, du moins lorsque celle-ci repose sur une « idéologie du continu[35] ». Aussi bien langage du corps que corps du langage, la poussée fragmentaire est une passivité intensive, une écriture poussée vers, et destinée à l’irréconciliation. Écrire, déclare Blanchot, c’est « ramener du sens absent, accueillir la poussée passive, qui n’est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée » (ED, 71).

On sait la présence insistante du corps[36], et particulièrement du corps malade, dans les romans et récits de Blanchot, par exemple dans Le Très-Haut, La Folie du jour ou L’Arrêt de mort. Traversé de traits qui le défont, le corps blanchotien met entre parenthèses le corps-outil de la conscience pilote en son navire. « J’ai » un corps devient chez Blanchot « je suis » un corps avec toute l’ambiguïté attachée à ce « je suis » (TO, 110 ; ED, 53) toujours pris « dans un rapport de submersion avec le dehors » (ED, 24). C’est un tel rapport que Blanchot nomme le « vif de la vie » dans L’Écriture du désastre, c’est-à-dire ce qui « te fait passer hors de l’espace sidéral » (ED, 84) (« sidéral », ce qui est relatif aux astres, renvoie ici à l’expérience du désastre, c’est-à-dire à la fin de toute onto-théologie). La vie mise à vif (un écorchement bataillien ?) est le trait mortel qui transperce le vivant : « Ce serait l’avivement qui ne se contente pas de la présence vivante, […] l’absence en sa vivacité » (ED, 86), écrit Blanchot au conditionnel, ce qu’il nomme encore un « corps d’absence » (ED, 87), peut-être à comprendre comme une contre-référence au « corps glorieux » d’Adam dans les Pensées[37]. La défaillance de l’enfant n’est donc pas ici une vie moindre mais « une autre structuration spécifique de l’organisme et de son rapport au monde », explique Françoise Collin[38]. Si le corps se vide – les larmes sont « la dissolution absolue » (ED, 177) –, c’est qu’il devient la scène d’une inconvenance inscrite à même la chair, à condition, il faut y insister à nouveau, de ne pas considérer cette inconvenance à partir d’un dualisme qui la distinguerait de la pensée ou de l’esprit : « Le mot “corps”, son danger, combien facilement il donne l’illusion qu’on se tient hors du sens, sans contamination avec conscience inconscience. Retour insidieux du naturel, de la Nature. […] La patience du corps, c’est déjà et encore la pensée » (ED, 77).

À plusieurs reprises dans L’Écriture du désastre, Blanchot fait en effet allusion à l’inséparabilité du corpus et du corps, du texte et de la chair[39] – « la vie inséparable de la pensée » (EI, 434). Le corps blanchotien est un « corps qui vous aggrave et vous baisse vers la terre[40] ». L’aveu du Pas au-delà : « Je le sais, j’existe encore trop, d’un trop peu qui est de trop » (PA, 178), se prolonge ainsi dans L’Écriture du désastre : « Il met toute son énergie à ne pas écrire » (ED, 24). L’excès associé à l’« énergie » souligne l’investissement d’un corps qui est aussi poussée d’écriture, intensité du fragment. L’énergie n’est pas ici la « ruse d’un dernier calcul », pour reprendre une expression de Lacoue-Labarthe[41], mais le vif d’une dépossession, d’un éclatement. Doublant la « présence privée que le corps, mon corps sensible, me fait vivre comme mienne » (ED, 49) – c’est le corps perceptif de l’espace de jeu d’ « (Une scène primitive ?) » –, il y a l’ « autre au lieu de moi » (ED, 49) « qu’il faut accueillir par le don extrême, don de ce qui (dans le corps et par le corps) est la non-appartenance » (ED, 49). C’est là une thématique, celle du corps dont « personne ne saurait être propriétaire ou dire : moi, mon corps » (ED, 53), qui parcourt l’oeuvre entière de l’écrivain comme en témoigne déjà Thomas l’obscur : « J’éprouvais, comme une tragique certitude, au centre de Thomas vivant, la proximité inaccessible de ce Thomas néant » (TO, 113). Cette épreuve ou cette « silencieuse intensité », comme il est dit dans L’Écriture du désastre (ED, 186), est celle du mutisme de l’enfant.

Illustration de la faille au sein du corps-savoir, « (Une scène primitive ?) » présente par suite une certaine approche de la nature elle aussi clivée et qui s’inscrit dans la vision tragique de Blanchot. C’est une nature autre qui est mise en avant à travers la « part inhumaine de l’homme » (ED, 32). C’est d’ailleurs tout L’Écriture du désastre qui soumet le concept de nature à une critique de la dénaturation et de la désaffiliation. Il y a un anti-rousseauisme radical chez Blanchot. L’effacement de l’au-delà est indistinct de la dénaturation de l’ici-bas ; l’être ne nous a pas en sa garde et « terrible est la terre » (ED, 175). Le tragique blanchotien est dénaturant. Il refuse la pensée naturaliste qui s’étend de la représentation cosmique du monde jusqu’à la conception étymologique du langage[42]. La faille du corps-savoir est celle de la nature, de la terre et du langage. Deux conceptions se trouvent ainsi contrastées : le désastre s’oppose à la métaphore de la croissance naturaliste, c’est-à-dire au « langage entendu encore comme terre où s’enfoncerait la racine germinale, la promesse d’une vie en développement » (ED, 136). « Nous ne repoussons pas la terre à laquelle de toutes manières nous appartenons, mais nous n’en faisons pas un refuge, ni même d’y séjourner, une obligation belle » (ED, 175)[43], écrit Blanchot. Notons enfin que le naturalisme[44] est également visé lorsque Blanchot s’interroge sur l’inspiration que les grands rythmes célestes ou le va-et-vient des marées ont pu avoir sur l’art et la pensée. Il conclut : « Le rythme n’est pas selon la nature […] » (ED, 173). Manière de dire que le rythme de l’écriture fragmentaire demeure un « extrême danger » (ED, 174) : écrire n’est pas « naturel ». On comprend ainsi que dans son commentaire de la scène, Blanchot parle de rupture et du « vertige savant du dehors déserté » (ED, 178) qui brise « l’espace fini-infini du cosmos » (ED, 178). Le tragique blanchotien est celui d’un exil sans origine et qui ne porte cependant à nul ailleurs[45].

Le « déclin d’ascendance »

Dans Thomas l’obscur, le narrateur reproche à Pascal sa tiédeur, « ce néant si tiède et si facile où demeurait Pascal » (TO, 68), et mentionne un corps étranger dans la pupille de Thomas : « Non seulement cet oeil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision » (TO, 17). Le narrateur ajoute que ce corps « s’efforçait d’aller plus loin » (TO, 18). Le « corps double de Thomas » (TO, 39, 40-41) illustre la ligne de faille qui traverse et transperce toute l’écriture blanchotienne. Considérons les choses ainsi : alors que le tragique pascalien est celui d’une alternative qui requiert un choix, fût-il celui du pari, celui du désastre blanchotien rompt avec cette logique binaire qui « exige un ordre plus haut qui les fonde » (EI, 137). Il rompt avec la négativité restreinte du « ou bien…, ou bien… » pour livrer l’enfant et l’écrivain à l’intensité d’une négativité sans emploi, à une contestation absolue qui exige d’aller toujours plus loin parce qu’elle est celle du « ni ceci, ni cela »[46]. C’est ce que Blanchot appelle la fascination ou l’excès, ce qu’il décrit dans L’Entretien infini comme « l’expérience de ce qui ne se laisse plus soustraire et n’accorde ni retrait ni recul, sans cesser d’être radicalement différent » (EI, 65)[47] et, dans L’Écriture du désastre, « le neutre toujours se neutralisant » (ED, 200). Le tragique est le paradoxe du vivant que Blanchot définit comme « le don ou dépense vivante jusqu’à mourir[48] ».

C’est là l’épreuve relatée dans « (Une scène primitive ?) », la scène de l’écriture blanchotienne. Elle est annoncée dans L’Entretien infini comme « l’expérience radicale non empirique, […] nullement celle d’un Être transcendant » mais « la présence “immédiate” ou la présence comme Dehors » (EI, 66). La révélation insituable relatée dans la scène de L’Écriture du désastre est celle d’une exposition à une insignifiance si radicale qu’elle emporte avec elle la possibilité du fondamental. Loin de l’oeil de l’âme de la tradition augustienne, l’enfant d’ « (Une scène primitive ?) » « périt par les yeux » (ED, 205) qui n’est plus le « péril du sacré » (EI, 195)[49] mais la « désignification », le « il faut qui désignifie » (ED, 208, 210). Cet échec est si radical que toute transitivité (dans le vocabulaire de la critique littéraire), toute intentionnalité (phénoménologique) ou tout choix (existentialiste) sont désormais impossibles : « Je profère la parole pour la replonger dans son inanité », se souvient Blanchot, qui ajoute aussitôt : « C’est le “pour”, cette finalité de néant trop établie, qui ne permet pas de s’y arrêter » (ED, 177) ; ou encore : « Dire : pouvoir de dire ? Cela l’altère aussitôt. La défaillance lui conviendrait mieux – Si la convenance n’était ici hors de mise » (ED, 177). À l’oeuvre dans l’échec ou la chute tragiques : une négation radicale de l’être dans un amuïssement infini du dire. Écrire désastreusement, ou tragiquement, revient ainsi à « manquer à la réserve avec l’aide de la réserve » (ED, 176), à écrire en portant à faux.

Révélation d’une ignorance qui n’est pas à la mesure de celui qui la porte, c’est ainsi tout L’Écriture du désastre qui apparaît, au regard d’ « (Une scène primitive ?) », comme l’espace liminaire d’une hantise, celle de l’enfant secret. C’est à cette scène que « devait » échouer l’écriture blanchotienne. C’est elle qui établit en creux le caractère tragique du fragment, c’est-à-dire de l’inconvenance à l’oeuvre dans la maîtrise, de l’infigurable dans le visible, de l’immonde dans le monde, de la maladie dans le corps propre, de la dénaturation dans la nature et de la mort dans la vie. La poussée, le corps impropre, la dénaturation, toutes ces dimensions de la scène insistent, nous l’avons vu, sur une hétéronomie fondamentale qui constitue l’intensité tragique de l’irréconciliation de l’écriture fragmentaire : « Ce qui est déjà décidé, c’est qu’une telle écriture ne sera jamais “pure” […], parce qu’elle exclut […] une approche d’elle-même comme véritable ou propre jusqu’en sa désappropriation » (PA, 62).

Imaginons ainsi, en résumant, la « contrariété » ou le débordement tragiques : deux savoirs, a-t-il été dit, puis deux corps, deux natures. Mais deux, ici, n’est pas un autre savoir, une autre possibilité, fût-elle celle du divin, de la nature humaine ou de la vérité. Le partage de midi n’a pas lieu chez Blanchot. Le tragique est l’expérience d’une irréductible et irrémédiable disconvenance au sein du même : « Ce qui est trahi par l’écriture […] c’est l’écrire même qui, trahi, en appelle vainement au rire, aux larmes, à la passive impassibilité, cherchant à écrire plus passivement que toute passivité » (PA, 159). Ce qu’Aristote, dans le chapitre 13 de la Poétique nomme l’hamartia du héros tragique (du verbe hamartanein qui signifie « manquer la marque » ou « manquer la cible »), se retrouve ainsi chez Blanchot dans la faillite destinale : « L’écriture : une flêche visant le vide […] et tombant toujours trop tôt » (PA, 169). De là, dans L’Écriture du désastre, un combat (mot qui revient à plusieurs reprises dans les dernières pages du livre et qu’on pourrait référer à l’agôn, l’agonie) contre tout sens ou synthèse, dialectique ou théologique, empirique ou transcendantal, donné à deux : l’enfant se tait. Poussée du mourir, intensité, l’autre est sans concept, sans signifié comme si, est-il écrit dans Le Pas au-delà, « la connaissance ne nous était laissée que pour connaître ce que nous ne pouvons supporter de connaître » (PA, 170). Esquive du neutre, dissuasion sans intentionnalité, mutisme, le fragment conduit « de déception en déception », peut-on lire dans « Parole de fragment »[50]. Dans cet article qu’il consacre à René Char, Blanchot parle de « la rigoureuse disconvenance » et « la disjonction ou [la] divergence » comme « centre infini »[51] qui annonce la scène centrale de L’Écriture du désastre. C’est « le temps du déclin », écrit-il aussi.

Ce déclin – il faut insister sur ceci – n’est pas un nihilisme : « tragique » n’est pas du tout synonyme de « nihilisme », mais l’exigence d’une chute qui est aussi un combat : si « il faut » est chez Blanchot la faillite comme destin, celle-là interdit de donner sens à rien pour livrer l’écrivain à un désoeuvrement intensif qui n’en a jamais fini de se dédire. Cela est crucial et Lévinas nous le rappelle : les cadavres qui « jonchaient la scène à la fin de la tragédie shakespearienne » sont absents de la scène blanchotienne ; il n’y a plus de cinquième acte pour « détend[re] […] l’atmosphère ontologique[52] », fût-elle celle du repos dans le nihilisme. Le tragique, ici, surgit au contraire comme l’exposition à un ravage ou à un désastre dont le danger principal, déclare Blanchot, est qu’il prenne sens (le nihilisme) au lieu de prendre corps (ED, 71) dans la passion intensive de l’écrivain : l’écriture tragique du fragment est accueil « dans le corps et par le corps » (ED, 49). Elle est une certaine tonalité du vivant qui est joie, ce que Blanchot appelle ailleurs « le sentiment de légèreté[53] » – un affect très différent de la joie pascalienne.

C’est parce que le tragique se définit chez Blanchot comme le pressentiment de moi-même comme inessentiel, qu’il est aussi l’expérience du bonheur ou de la joie. Si l’écrivain de L’Écriture du désastre partage avec Pascal une aversion pour le moi, les raisons de cette aversion sont très différentes : joie, ruissellement de larmes, l’enfant de la scène ne dit rien car il est « dans le secret » de l’absence de secret. Blanchot le dit lui-même, « le secret auquel il est fait allusion, c’est qu’il n’y en a pas, sauf pour ceux qui se refusent à l’aveu » (ED, 177). La joie tragique n’est pas l’enthousiasme pascalien mais l’épreuve que fait l’enfant de son inéluctable inessentialité. Il y a là, présente aussi dans le mot « bonheur », l’expression chez Blanchot d’une conformité au destin. C’est ce qu’il appelle, à propos de René Char, un « déclin d’ascendance[54] ». Lorsque Oedipe reconnaît finalement ce qu’il est, perdant du même coup l’identité qu’il croyait être la sienne dans l’abîme de cette reconnaissance, il a déjà fait tout ce qui était humainement possible pour aller, comme on dit, au fond des choses. Ce n’est qu’au-delà de cette totalité qu’apparaît l’exigence d’une épreuve qui, écrit François Chirpaz à propos de l’expérience tragique, « révèle une passivité plus originaire et plus essentielle que l’activité dont l’homme est capable[55] ». Ce qui importe, c’est que la résignation d’Oedipe ne consiste pas alors à endosser une nouvelle identité, à ressusciter, mais à se survivre dans une tonalité de l’existence désormais associée à son excès. Cette tonalité (un « rapport tout autre » [EI, 11]) est celle de l’exil et de l’expiation de toute autorité. De fait, dans L’Écriture du désastre, la subjectivité blanchotienne ne cesse de vider ou de débarrasser les lieux. Elle devient aléatoire, contingente. C’est sous le trait de cet effacement que le fragmentaire de L’Écriture du désastre apparaît au lecteur comme une expérience jubilatoire, ce que Jean-Luc Nancy appelle « le sentiment de Blanchot[56] ».

À la fin de son essai sur Pascal, Blanchot écrit dans une note : « Il faudrait aussi se demander si la pensée tragique ne peut, en tant que telle, devenir un mouvement mystique[57]. » Peut-être y a-t-il lieu de penser que chez Blanchot également le tragique invite à pressentir une mystique ; ce serait alors celle de l’absence de tout mysticisme – « entendre ce que nous n’entendons pas » (ED, 120) –, celle de la vie affirmée dans sa nullité même. Si cela est le cas, il faut alors envisager une extase[58] qui, « libérée de la vie[59] » en conservant l’immémorial ravageant de l’enfant mort, manifeste par la joie, affect de l’indistinction corps/esprit, l’acquiescement au destin : « Finalement, ne parlant que pour s’interrompre et rendre possible l’impossible interruption » (EI, 112).