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S’inscrivant en opposition avec l’idéologie conservatrice dominante de la société québécoise, incarnée dans le cléricalisme[1] et le nationalisme classique à la Lionel Groulx[2], la pensée de Jeanne Lapointe participe d’un déblocage, amorcé notamment par la revue La Relève et poursuivi par Cité libre et Parti pris. Dans le climat étouffant de l’ère duplessiste[3], la revue Cité libre, fondée en 1950 et à laquelle la professeure collaborera à plus d’une reprise, dénonce « l’ubiquité du clergé dans les appareils de production idéologique et l’aliénation intellectuelle […] comme contenu de cette production[4] ». Dans cet état d’esprit, on comprend que Lapointe appuie l’idée selon laquelle le clergé ne devrait pas intervenir « en matière non ecclésiale[5] », et ce, notamment en éducation et en littérature. Plus encore, la pensée de Lapointe en matière de littérature et de poésie révèle un désir de « rejoindre ce réel évacué depuis si longtemps du discours[6] » par l’intelligentsia conservatrice québécoise de l’époque. En ce sens, on peut effectivement avancer qu’elle adopte une « liberté de parole et de ton[7] » qui, même si « facilitée par son statut de professeure et de critique littéraire respectés[8] », reste une marque d’aplomb non négligeable.

Selon Lapointe, dans toute entreprise de réflexion, il importe de rester intègre ; ce qu’il faut faire, c’est dire la vérité. Une telle idée, plus qu’une simple ligne de conduite, consiste en une exigence morale pour la professeure, au point où il devient, comme elle l’énonce en 1955, « immoral […] de défendre même ce qui est vrai avec des arguments mensongers ; car alors c’est la vérité elle-même qui se trouve lésée, et peut-être tuée dans une âme[9] ». Il s’agit là d’une position catégorique qui détonne dans le discours institutionnel des années 1950 et 1960 au Québec, surtout de la part d’une femme. Il faut savoir que la condition de vérité, posée par Lapointe comme intrinsèque à tout travail intellectuel valide, désignée même comme en étant la valeur ultime, n’exclut pas le travail de création, y compris – voire en particulier – celui de la poésie. Dans cette optique, la présente étude s’applique à dégager les spécificités de l’approche de Jeanne Lapointe en regard de ce genre littéraire particulier, autrement dit à tenter d’en comprendre la nature à partir de ses écrits consacrés en totalité ou en partie à la poésie.

Aussi considérons-nous d’abord « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination » (1954) et « De notre littérature. II. Réponse à la lettre précédente » (1955). Le premier dresse un portrait de la littérature québécoise et traite de son inscription dans la société, pour en venir à questionner la façon dont cette discipline y est enseignée. Le second, une lettre adressée à Pierre Gélinas, lequel avait critiqué le précédent article, souligne l’importance de « la part d’une poésie tout intérieure[10] » dans la littérature. Ensuite, l’article « Saint-Denys Garneau et l’image » (1960) présente une analyse de la poésie garnélienne et d’extraits de son journal, tandis qu’« Une petite aventure en littérature expérimentale » (1960) commente le travail de traduction, par Frank Scott, du poème « Le Tombeau des rois » d’Anne Hébert, ainsi que les circonstances de la publication (sous le titre de Dialogue sur la traduction à propos du Tombeau des rois) de la correspondance entre l’auteure et le traducteur. Lapointe en est d’ailleurs l’instigatrice, celle-ci estimant que « [l]es commentaires surgis de cette confrontation, poèmes eux-mêmes à plus d’un moment, appelaient la publication[11] ». Puis, dans « Mystère de la parole, par Anne Hébert » (1961), Lapointe s’attache au diptyque Poèmes (1960) d’Anne Hébert en plus de faire ressortir la « logique affective[12] » de l’ensemble de l’oeuvre hébertienne. Par ailleurs, nous retenons « La sociologie comme critique de la littérature : commentaire » (1964) où Lapointe défend la subjectivité inhérente au travail du poète, qui, selon elle, n’a pas à tendre à l’objectivité du sociologue. Quant à « Notes sur Le Premier Jardin d’Anne Hébert » (1989), il présente la lecture personnelle de Lapointe du roman d’Hébert, dans laquelle la critique procède notamment au rapprochement de la protagoniste, Flora Fontanges, à la figure du poète. Enfin, dans « Hommage à Anne Hébert » (1996), Lapointe revient sur la sensibilité poétique de l’oeuvre de son amie.

L’examen de ces textes a pour objectif de circonscrire la vision de la poésie de la professeure. Il s’agit, en premier lieu, d’en établir les traits caractéristiques, afin de mieux voir, en second lieu, comment ils se dessinent, pour Lapointe toujours, dans la poésie des écrivains québécois Anne Hébert et Hector de Saint-Denys Garneau.

La liberté de création

Lapointe commente la littérature québécoise en fonction d’une exigence de vérité, tout en admettant en 1955 que ni « la critique, ni personne, n’a de consignes à donner pour les oeuvres à naître[13] ». Se positionnant ainsi contre les prescripteurs d’une sociologie du texte littéraire, elle concède que « notre littérature, considérée au niveau infralittéraire, comme une série de phénomènes et de gestes à signification psychologique, pourrait nous éclairer sur nous-mêmes[14] ». Toutefois, elle s’empresse d’ajouter que le texte « est aussi une oeuvre d’imagination, et parfois uniquement cela ; les aspirations et les inquiétudes humaines, la générosité, la fraternité des hommes, leur effort séculaire pour rejoindre la vérité peuvent s’exprimer de bien d’autres façons, en littérature, que par le roman réaliste ou le poème social[15] ». Lapointe précise d’ailleurs déjà quelques mois auparavant que c’est la qualité esthétique d’une oeuvre qui lui donne un symbolisme universel et profond[16]. Quelque chose se joue dans le choix des mots et dans leur agencement que l’idéologie seule ne peut pas rendre. Le strict point de vue du sociologue, en ce qui concerne la création littéraire, s’avère donc restreignant selon Lapointe : « Ce ne sont ni le réalisme, ni la vérité objective, ni le sentiment national qui donnent à une oeuvre sa valeur[17] », écrit-elle dans sa réponse à Pierre Gélinas. La liberté en art permettrait l’expression d’une autre vérité en fait, subjective cette fois.

Chez Lapointe, la notion de vérité se comprend ainsi moins dans le sens traditionnel de « conformité de notre représentation à la chose[18] » que dans celui de « la dénonciation nietzschéenne[19] » d’une telle idée, où « rien n’est plus contraire à la vérité que toutes formes de certitudes[20] ». Nietzsche plaide plutôt « en faveur de la réalité dans ce qu’elle a d’équivoque, d’incertain, une réalité qui n’aspire point à être englobée dans une perspective relative à un seul genre de conditions d’existence[21] ». Dans cette perspective, Lapointe valorise en effet une vérité subjective où de multiples interprétations sont impliquées au préjudice d’une vision unitaire du monde. Chaque écrivain a le potentiel d’exprimer un point de vue différent sur le monde, ce qui enrichit la littérature. Elle rajoute, à l’intention de Gélinas et des lecteurs de Cité libre, que le psychologique, l’âme, autrement dit l’intériorité exprimée par le biais de l’imagination propre à l’individu est tout aussi importante, sinon plus que la réalité extérieure. Il s’agit, pour le poète, de révéler son sentiment à l’égard du monde, de la façon dont il l’habite et le perçoit. Et tant que cela est fait de manière sincère et sentie, l’écriture a une valeur.

Une dizaine d’années plus tard, en 1964, sa position demeure la même, Jeanne Lapointe mettant de l’avant le pouvoir de l’imagination et encourageant le travail subjectif du poète. Pour illustrer son propos, sont mis en scène, dans l’article « La sociologie comme critique de la littérature : commentaire », un sociologue et un poète qui observent une ville : « Le sociologue devra […] s’en tenir à cette réalité, en rendre compte avec exactitude ; le poète, lui, peut à loisir la déformer, possède le privilège du mensonge, sa seule éthique commençant au moment d’être fidèle à sa vision à lui de la ville[22]. » Ainsi le poète semble-t-il détenir un accès privilégié à une vérité toute personnelle, d’où son « privilège du mensonge » par rapport à une vérité à prétention objective. C’est un atout dont le romancier réaliste traditionnel ne paraît disposer. Ce dernier se rapproche en effet du sociologue, lequel est strictement limité à un point de vue objectif, mais réducteur : les particularités individuelles s’en voient exclues. L’intérêt de l’écriture n’est donc pas de rendre cette vérité objective, mais préférablement l’expérience vécue par l’individu. L’oeuvre n’est cependant pas réduite à la psychologie seule : c’est vraiment l’accord de l’esthétisme et de l’authenticité qui crée le chef-d’oeuvre.

Par conséquent, au Québec, le champ du roman est plus réduit que celui de la poésie dans l’esprit de Lapointe, pour son époque du moins. Elle s’accorde ainsi aux propos d’Anne Hébert que nous retrouvons dans un texte rédigé autour de 1970, mais resté inédit jusqu’à la publication (2013-2015) des Oeuvres complètes d’Anne Hébert :

Dans un pays jeune la poésie devance la prose. La poésie c’est la voix première d’un peuple, son cri primitif. Comme l’a dit Sartre : Dans un pays neuf la poésie précède toujours la prose et fait éclater la langue. La poésie s’octroie la liberté que la prose n’ose pas[23].

Or la poésie, contrairement à la prose, ne se sert pas des mots, « elle les sert[24] » de renchérir Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948). Elle est la source plutôt que le moyen. Lapointe abonde dans le même sens, défendant l’idée que la poésie saisit les choses avant, plus tôt, et que c’est par celle-ci que s’est réalisée l’innovation de la littérature québécoise. Elle n’est pas utilitaire comme peut l’être le roman. C’est sans doute pourquoi elle commente L’Abatis de Félix-Antoine Savard comme suit :

L’Abatis, qui se présente directement sous forme de méditations poétiques sur ces thèmes [c’est-à-dire ceux de l’intimité avec la terre, les bois, les rivières et avec les hommes de la forêt], est le plus beaux [sic] livre de Mgr Savard. Dégagé des contraintes du roman, des personnages à faire exister, d’un récit dont le mouvement doit entraîner la composition dans son remous profond, l’auteur assimilera les paysans aux dieux antiques sans qu’on proteste au nom de la vraisemblance ; à chaque vol d’oiseau, de toutes les plantes du bois, jailliront des évocations neuves, parfois parnassiennes[25].

La vraisemblance est mise à mal au profit des images créées par les nouvelles associations de mots et de sons. Nombre de prescriptions semblent entourer le roman québécois des années 1950-1960 (sans compter celui des années précédentes), alors que la poésie s’est déjà libérée sur plusieurs plans depuis la modernité des années 1930. Plus hermétique en regard de l’interprétation, peut-être la jugeait-on moins menaçante vis-à-vis de la bienséance de l’époque. Plus encore, c’est la propension de la poésie à pouvoir rendre une réalité qui dépasse le sens des mots qu’elle emploie qui facilite son essor au Québec.

On comprend que la liberté que paraît porter en lui-même le genre poétique est le lieu de création tout désigné pour que la qualité esthétique et l’imagination l’emportent sur l’idéologie d’une oeuvre[26], et pour que l’expression d’une vérité subjective soit davantage valorisée par rapport à toute forme de vérité dite objective. C’est donc à même la poésie que Lapointe voit la brèche par laquelle la littérature peut s’extirper des préceptes moraux et sociaux qui n’auraient pas lieu d’être en art. Et la liberté de création va de pair avec l’exigence de vérité que Lapointe promeut : un auteur ou une auteure qui n’est pas libre en viendrait à produire une écriture mensongère, n’étant pas en adéquation avec son expérience de la vie, son réel et son imaginaire. En fait, l’exigence de vérité en poésie, et en littérature plus généralement, est posée comme posture de confiance en regard de la vie.

Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert comme figures exemplaires

Ce sont les oeuvres d’Hector de Saint-Denys Garneau et d’Anne Hébert que Jeanne Lapointe cite le plus souvent pour illustrer sa vision de la poésie. Les poésies garnélienne et hébertienne sont, selon Lapointe, de « portée universelle[27] », et ce, puisque les deux poètes y « accord[ent] l’art le plus dépouillé à la confrontation intérieure la plus authentique[28] ». Une authenticité selon laquelle il s’agit de dire, encore une fois, son expérience sensible et personnelle du monde dans son style propre.

D’ailleurs, selon Anne Hébert, c’est son cousin qui aurait libéré la poésie au Québec :

[L]a première voix de la modernité est celle de Saint-Denys Garneau avec Regards et jeux dans l’espace publiés en 1937. Pour la première fois sur la terre [de] Québec un poète a tordu le cou à l’éloquence et osé s’exprimer avec une voix originale[29].

De même, Lapointe est d’avis que, au Québec, « [i]l faut en arriver à Saint-Denys Garneau pour que le problème central de notre mauvais accord avec le monde s’exprime naturellement par une angoisse métaphysique. […] Sa crise précède de vingt ou trente ans notre sensibilité collective aux questions éternelles[30] ». Les poèmes garnéliens fournissent de l’image « le type le plus sec, le plus désincarné qui soit[31] » de façon à créer une « poésie de l’abstrait[32] », renouvelant complètement le genre au Québec. Lapointe paraît penser que Saint-Denys Garneau, en exposant dans son esthétique nouvelle – nue et dépouillée – une forme de vérité intérieure et profonde, amorce une résolution de la dissociation entre l’être et le monde qui affecte la société québécoise du début du XXe siècle.

La modernité propre à cette période est marquée par une crise de la signifiance chez le sujet, surtout en réaction au règne de la raison instrumentale et aux bouleversements tragiques de la Première Guerre mondiale et du krach boursier de 1929. Au Québec, « l’immense nostalgie qui traverse cette décennie [les années 1930] est […] le symptôme d’une rupture […]. Le discours et la réalité semblent ne plus coïncider[33] ». Lapointe met justement en garde, surtout à la lecture du journal de Saint-Denys Garneau, contre cette « rupture avec le réel[34] », cette « indifférence à la vie[35] », exprimée par le poète, affirmant que « [c]ette scission d’avec le réel, cette névrose profonde, Garneau en est mort[36] ». Pour Lapointe,

la vie est, au contraire, participation au monde, et l’être s’agrandit à la mesure de ses dons véritables à la vie. Les modalités et variantes de cette attitude de rejets du réel se rencontrent à divers degrés parmi nous. Les pouvoirs de la sensibilité et de l’imagination, en regard de l’aptitude à établir des syllogismes, sont considérés comme facultés inférieures, et d’ailleurs dangereuses. […] Le faux sérieux, fondé sur la méfiance à l’égard du sensible, à l’égard du littéraire, à l’égard de tout le monde féminin, voilà autant de signes, dans notre monde, de peur devant le réel et la vie[37].

En ressort ici, de nouveau, l’importance de l’expression d’une vérité sensible et subjective en poésie et en littérature, qui serait le moyen de s’extirper d’une vision faussement objective et du monde mensonger et illusoire qu’elle crée. Plus encore, la force de la pensée de Lapointe est de mettre en lumière la dévalorisation de la sensibilité (et du féminin auquel on l’associe souvent) pour mieux la dénoncer. La professeure montre déjà la nécessité d’un changement des mentalités pour enfin parvenir à écrire vraiment et à vivre vraiment.

Parallèlement, Lapointe fait ressortir l’authenticité et l’intégrité de l’écriture d’Anne Hébert, en qualifiant notamment le recueil Le Tombeau des rois (1953) de « cas-limite », « presque intolérable [à] lire […] dans sa cruauté totale[38] ». Dans Cité libre en 1954, on peut lire :

Dans le début même de l’oeuvre [d’Hébert], on chercherait vainement un seul mensonge de rhétorique, une seule tricherie de « littérature » – au sens avili – ; les mots ne sont que « la réponse la plus naïve à l’âme qui crie » ; on sent qu’il n’y avait pas le choix, c’étaient les seuls possibles. L’esthétique n’est que fidélité à saisir l’essentiel d’une expérience située aux limites de la sensibilité ; et la qualité d’art fait contrepoids au drame[39].

En 1961 cette fois, Lapointe notera, à propos de Mystère de la parole, que la « sensation, toujours si vivement et exactement perçue et dite, de façon si concrète, dès les premières oeuvres, garde sa stricte vérité sensible, sa force d’évocation authentique[40] ». La qualité de l’écriture, pas qu’un critère formel, sert bel et bien à rendre la « vérité sensible[41] » d’une réalité intérieure.

De surcroît, pour la critique, le travail autour de la traduction en anglais du poème « Le Tombeau des rois » expose le lien essentiel entre les mots et le réel que l’on retrouve dans la poésie hébertienne, de façon à ce que le poème « émerg[e] peu à peu de l’océan du langage pour parvenir aux rivages de l’existence[42] ». La scission d’avec le réel montrée chez Saint-Denys Garneau se voit alors suturée par la poésie de sa cousine. Lapointe note à cet effet, dans son commentaire à la traduction, que les mots employés par Hébert dans son célèbre poème ont été choisis de façon à suggérer « la proximité familière des objets […], rattachant le poème au plan du réel et l’empêchant de sombrer dans le rêve et la fascination[43] ». Elle relève notamment l’expression « le pas des portes » privilégiée au « seuil », lequel, même s’il est peut-être plus grandiose, s’éloigne du quotidien de la vie. Et ces choix disent justement le contact des mots avec la vie. On retrouve cette vision de la poésie chez Lapointe qui se caractérise par la valorisation de la proximité du poème et de l’expérience individuelle vécue. Pour Lapointe, l’oeuvre hébertienne est d’ailleurs « la plus personnelle expression du Canada dans le monde[44] ».

Or même dans les textes en prose d’Anne Hébert, Jeanne Lapointe s’attache à la présence de la poésie. Par exemple, à propos du personnage d’Ysa dans la nouvelle « L’Ange de Dominique », Lapointe relève :

Dominique est tirée de sa paralysie par un sylphe, Ysa, qui la sauve en secret, avec l’art qu’il lui apprend. Il est un peu l’amour ; n’est-il pas en même temps la poésie. Il exige de Dominique l’honnêteté intérieure la plus épuisante[45].

La personnification permet de déduire que, en continuité avec ce qui a été abordé plus haut, la poésie exige une vérité à soi-même et aux autres, aussi épuisante soit-elle. De plus, dans son texte dédié au roman Le Premier Jardin d’Hébert, Lapointe compare la protagoniste qui déambule dans la ville de Québec, Flora Fontanges, à la figure du poète, qu’elle décrit comme suit : « Elle a accès à ce qu’elle ne sait pas encore, qu’elle devine seulement dans les ténèbres du temps qui marche[46]. » Lapointe est d’avis que, dans les écrits hébertiens, une vérité profonde paraît ainsi accessible au poète par sa sensibilité. Il décèle cette partie cachée du monde avant les autres, un élément qui fait bel et bien partie de la vision plus générale de la poésie chez Lapointe.

De par leur attitude face à l’art et la liberté de création qu’ils se sont arrogée, Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert s’imposent comme figures exemplaires parmi les écrivains. Ce n’est pas leurs styles qui devraient être imités, mais la façon dont ils ont refusé tout compromis, privilégiant l’authenticité de leurs paroles au détriment d’une quelconque idéologie. Chacun a su créer son écriture propre et rendre l’intensité de son expérience sensible individuelle du monde – cela même qui, paradoxalement, donne à leurs textes une juste valeur universelle. C’est pourquoi ils font partie, pour Jeanne Lapointe, des poètes les plus inspirants.

* * *

Tout compte fait, les textes critiques examinés montrent que la vision de la poésie de Jeanne Lapointe repose sur une « éthique de l’expérience intérieure[47] », un critère établi dès 1954 dans « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination ». Lapointe se porte à la défense de l’écriture poétique, par laquelle l’écrivain cherche, sans vergogne nous semble-t-il, une vérité autre, plus profonde que ne l’offre le portrait sociologique d’une époque ou d’un peuple, dépeint principalement dans le roman, lui paraît-il.

L’authenticité que promeut Lapointe, que l’on comprend comme une fidélité de chacun à son expérience intérieure, amalgame morale et esthétique : il s’agit d’une obligation pour produire une oeuvre littéraire de qualité, d’autant plus importante et puissante dans le contexte des années 1950 au Québec : n’y parvient pas qui veut en raison des nombreuses contraintes auxquelles un écrivain doit faire face s’il s’écarte des normes établies. On se rappelle que malgré les avancées personnelles de Saint-Denys Garneau avec la publication de son recueil, « [i]l faudra un certain recul pour reconnaître sa nouveauté[48] » : doutant de la valeur de son travail après la publication de Regards et jeux dans l’espace en raison de commentaires mitigés, le poète finit par en retirer les exemplaires de la circulation. De même, Anne Hébert éprouve notamment de la difficulté à publier son recueil de nouvelles Le Torrent. Rédigé en 1945 et refusé par différentes maisons d’éditions québécoises et canadiennes, le recueil est finalement imprimé par l’auteure en 1950, à ses frais. Le Tombeau des rois (1953) devra également être publié à compte d’auteure.

Dans ses critiques littéraires, Jeanne Lapointe offre elle-même ce qu’elle exige de la littérature : l’authenticité. Avec un ton parfois tranchant, voire acerbe, elle ne fait pas de concession. Mais elle s’exprime avec émotion également. Elle témoigne de l’exaltation ressentie pour le beau, le différent, pour « la passion créatrice[49] » qu’elle remarque chez les écrivains qu’elle admire. Lapointe soutient, comme le formule Chantal Théry, « le pouvoir des mots et de la littérature (ces armes pacifiques, convaincantes et inspirantes), le pouvoir de résister aux institutions autoritaires, de saper les croyances mensongères, d’espérer, toujours[50] ». Or nous remarquons que, pour les années 1950-1960, c’est la poésie québécoise, davantage que le roman québécois (celui-ci ne semblant pas tout à fait correspondre aux attentes qu’elle se fait de la littérature), qui semble être le vecteur de tels idéaux. Nous comprenons que l’intérêt de la poésie, pour la professeure, se situe dans la « vision-manière-de-voir[51] » subjective et partielle[52] du poète, une expression qui apparaît en 1964 dans « La sociologie comme critique de la littérature : commentaire ». Le poète n’a « pas à renseigner sur le réel[53] », mais à chercher une forme d’adéquation à celui-ci par le biais du langage et où l’imagination s’avère un outil de choix. Aussi l’objectivité, considérée comme une impasse, se voit-elle reléguée au second plan au profit de la subjectivité. Lapointe met de l’avant l’importance pour les oeuvres de laisser transparaître « une attitude personnelle de la vie[54] » et que l’existence d’une vérité autre passe par la sensibilité et la liberté de l’écrivain. La poésie, plus près de l’expérience sensible de l’individu semble-t-il à l’époque, rétablit le contact des mots avec la vie. De nos jours, on peut avancer que le roman, développant également de son côté de nouvelles formes esthétiques, a certainement réussi à s’inscrire dans le sillon que la poésie avait d’abord creusé. Tout de même, la valorisation de la sensibilité et de la force de l’imaginaire n’est encore pas totalement acquise, d’où l’actualité de la parole de Jeanne Lapointe, qui, même si elle demeure située dans un contexte d’énonciation, le Québec des années 1950 et 1960, résonne encore aujourd’hui.