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Un certain consensus semble se dessiner concernant l’évolution de la bibliothèque publique (BP) (Baillargeon, 2004, 2007; Bertrand, 2002; Gazo, 2012; Lajeunesse, 2009). Depuis quelques décennies et, plus récemment, dans le contexte de l’avènement du numérique, ses rôles, ses fonctions et ses rapports aux individus sont interrogés et redéfinis. Pour reprendre l’expression de Schmidt (cité dans Bertrand, 2002), elle s’éloigne de l’image de « cimetière de livres » (p. 37) qui la hante parfois, ou de l’exclusivité de son identification au livre et aux volets traditionnels de collection et de diffusion, au profit de la diversification et de l’ouverture (Lajeunesse, 1997). Le Manifeste de l’UNESCO sur la Bibliothèque publique (UNESCO, 1949) constitue un document révélateur de ces changements. Décrite dans son texte original comme « essentiellement destinée à assurer l’éducation des adultes » tout en « développant le goût de la lecture chez les enfants et les jeunes gens, pour en faire des adultes capables d’apprécier les livres » (p. 1), la bibliothèque, dans sa version la plus récente, renvoie aux enjeux d’information, d’alphabétisation, d’éducation et de culture[1] (UNESCO, 1994). L’accès aux savoirs promu par les BP s’élargit ainsi sensiblement vers des dimensions sociétales. Dans un document intitulé La bibliothèque du XXIe siècle (Ville de Montréal, 2010), on souligne que « [l]a bibliothèque se présente comme un véritable carrefour citoyen, proche de la population et de son milieu de vie » (p. 12). Les BP sont désormais dites « créatrices de communautés » (Ville de Montréal, 2015, p. 4) et « étroitement liée[s] à la vie citoyenne. Elle[s] contribue[nt] de façon significative au développement culturel, communautaire, social et économique des individus et des collectivités » (ASTED, 2011, p. 11).

L’enjeu de la BP auquel nous nous intéressons dans cet article n’en est pas seulement un de transformations fonctionnelles et techniques – aspects par ailleurs bien couverts par la littérature bibliothéconomique –, mais renvoie plutôt à un ensemble de valeurs, de rôles, de missions et de représentations qui constituerait un « virage citoyen » de l’institution, marquant l’avènement d’une « bibliothèque citoyenne »[2]. Ce virage, dont la mention apparaît dans plusieurs documents institutionnels, entend généralement placer les citoyens au cœur même de l’action globale de la bibliothèque et laisse transparaître un renouveau dans leur appréhension : au-delà des statuts d’usagers et de non-usagers centrés sur l’institution, voire de publics et de non-publics (Katz et Dayan, 2012)[3] référant à sa communication et son offre culturelle, elle les reconnaît progressivement en tant qu’acteurs culturels et politiques légitimes[4] et tente d’adapter ses services et sa posture institutionnelle. Dans la mesure où, selon les contextes, les citoyens peuvent ainsi être invités à passer de publics plus ou moins passifs à acteurs à part entière de la dynamique institutionnelle, un tel changement de paradigme appelle nécessairement une modification de la communication. Or, si le virage citoyen est aujourd’hui une occurrence relativement commune dans le discours institutionnel, peu d’études ont examiné de façon empirique ses différentes manifestations. Qui plus est, plusieurs auteurs font mention des difficultés de l’institution à communiquer son évolution ainsi qu’à être comprise en dehors des cercles de ses initiés (Baillargeon, 2004, 2005; Lajeunesse, 2004, 2009; Gazo, 2009, 2010, 2012; Smith, 2008). Nombre de rapports institutionnels soulignent la méconnaissance de la bibliothèque contemporaine par les publics (American Library Association, 2006; Online Computer Library Center, 2005, 2008, 2010, 2018; Public Agenda, 2006). Dans un rapport produit par la Ville de Montréal (2012), on met notamment en lumière que plus de 40 % des 502 répondants affirment ne connaître aucun des programmes ni aucune des activités offerts à la BP[5]. On relève en outre que l’on « conserve une image très traditionnelle des bibliothèques » et que « ce qui n’entre pas dans le cadre traditionnel de l’offre des bibliothèques […] étonnait certains participants » (p. 17).

Devant la prégnance de ces éléments de problématique, nous proposons d’explorer le phénomène du virage citoyen de la BP dans une perspective de communication sociale, comprise comme une approche interdisciplinaire en sciences sociales qui s’intéresse aux interactions symboliques entre les sujets sociaux (Perreault et Laplante, 2014). Sans les exclure, nous cherchons donc à aller au-delà de l’analyse des dispositifs de communication de l’institution. La communication sociale renvoie d’une part au positionnement épistémologique de l’interactionnisme symbolique (Blumer, 1969) et, d’autre part, au modèle de la nouvelle communication (Winkin, 1981), qui considère que les acteurs sociaux (incluant ici les institutions) sont immergés dans une trame communicationnelle qui se distancie d’une perspective linéaire de la communication (Shannon et Weaver, 1948) pour associer les situations communicationnelles aux interactions multiples et simultanées, à la fois interindividuelles et collectives, que l’on observe, par exemple, lors de séances d’improvisation de musique jazz. Ainsi, la communication de la BP n’est plus considérée comme un message relativement univoque transmis par différents canaux et qui peut être plus ou moins bien reçu, mais plutôt comme une communication de nature orchestrale engageant plusieurs acteurs qui revêtent à la fois, par moment, les rôles d’émetteurs et de récepteurs et qui mobilisent chacun un réseau de savoirs et d’informations qui préexiste à la communication tout en se développant avec celle-ci. Nous nous inspirons également de l’étude communicationnelle des faits culturels en considérant les liens entre institutions culturelles et les publics spécifiquement dans leur contexte d’échange (Luckerhoff, 2012; Luckerhoff et Jacobi, 2014; Meunier et Luckerhoff, 2012). En ce sens, les questions qui nous guident sont les suivantes : quelle est la vision de la bibliothèque que l’on souhaite communiquer? Comment la BP le fait-elle? Selon quelles logiques? À qui s’adresse-t-on? Comment l’interlocuteur potentiel est-il perçu et positionné en tant qu’acteur plus ou moins actif de la communication? Quelles identités institutionnelles et quels enjeux émanent de ces choix?

Le cas de la bibliothèque Marc-Favreau (BMF), située dans l’arrondissement Rosemont-La Petite-Patrie de Montréal et inaugurée en 2013, retient notre attention. Sa conception relève en effet explicitement du modèle de la bibliothèque « tiers lieu », tandis que son déploiement semble plus largement s’inscrire dans l’esprit du virage citoyen. L’étude de cas unique s’avère requise en raison de la plongée en profondeur dans l’analyse des dimensions du phénomène à l’examen (Glaser et Strauss, 1967; Luckerhoff et Guillemette, 2012; Small, 2009). Sans prétendre à la généralisation, son étude apparaît porteuse de possibilités heuristiques et d’hypothèses interprétatives fécondes concernant l’évolution des BP et des institutions culturelles, plus généralement.

Méthodologie

L’approche méthodologique préconisée est inspirée de la théorisation enracinée (MTE) (Luckerhoff et Guillemette, 2012), comme déclinaison de la Grounded Theory (Glaser et Strauss, 1967), qui repose sur le principe voulant que l’analyse du chercheur soit enracinée dans les données du terrain. L’un des buts centraux de cette approche fondamentalement inductive, soit de comprendre empiriquement un phénomène tout en générant des théories ou des hypothèses (Glaser et Strauss, 1967), est cohérent avec l’appréhension d’un objet de recherche peu étudié. Comme le veut traditionnellement le cadre opératoire de la MTE, nous avons initialement abordé le terrain en procédant à une suspension délibérée de la référence aux savoirs préexistants tout en nous appuyant sur des questions de recherche ouvertes, qui ne circonscrivent que généralement l’objet de la recherche (Corbin et Strauss, 2008; Glaser, 1978, 1995, 1998; Glaser et Strauss, 1967; Strauss et Corbin, 1998). Ceci contribue à préserver la priorité donnée au sens des données empiriques – une qualité désignée comme la sensibilité théorique (Corbin et Strauss, 2008; Glaser, 1978; Glaser et Strauss, 1967; Guillemette et Lapointe, 2012).

Sur cette base, il s’est ensuite agi d’intégrer plusieurs phases successives de collecte et d’analyse des données puis de référence aux écrits pertinents dans un processus itératif et flexible, dit « en circularité », ou suivant une trajectoire « hélicoïdale » ponctuée de retours au terrain (Plouffe et Guillemette, 2012, p. 97-98). De cette manière, nous avons pu identifier et développer plusieurs pistes théoriques émergentes qui ont contribué à enrichir progressivement notre compréhension du phénomène à l’étude (Oktay, 2012). C’est dans cette logique qu’un échantillonnage dit « théorique » a été construit en ciblant systématiquement les personnes, en fonction des situations, qui sont apparues le plus à même de contribuer à la théorisation concernant des éléments spécifiques, et ce, jusqu’à l’atteinte de la saturation théorique (Plouffe et Guillemette, 2012). En ce sens, nous avons, par exemple, approché à plusieurs reprises des acteurs institutionnels désignés par leurs pairs comme experts concernant un aspect prégnant de la conception de la bibliothèque. En parallèle, le contenu des grilles d’entretien a évolué en fonction des pistes émergentes et afin de favoriser la théorisation.

Dix entretiens semi-dirigés ont ainsi été réalisés avec des acteurs institutionnels du Service des bibliothèques de Montréal, du Service de la culture et des bibliothèques de l’arrondissement de Rosemont-La Petite-Patrie, de la direction de la BMF, ainsi qu’avec plusieurs bibliothécaires, puis ceux-ci ont été analysés selon les principes de l’analyse qualitative par émergence. Nous avons en ce sens lié des unités de sens issues du discours des participants à des catégories conceptuelles émergentes tout en les comparant de manière systématique et continuelle, permettant une distanciation progressive et théorisante (Lejeune, 2014). Plusieurs documents institutionnels et sites web associés ont également été considérés.

Quatre moments structurent le texte, allant du plus empirique au plus théorique, mais combinant toujours ces pôles épistémologiques. Nous examinons d’abord les dimensions institutionnelles et communicationnelles stricto sensu, c’est-à-dire renvoyant respectivement aux dynamiques et aux enjeux internes à l’institution et à ses pratiques de communication effectives. Nous considérons ensuite leur articulation avec les logiques de médiation, de démocratisation et de démocratie culturelles. Les significations et les actions associées aux idées de bibliothèque citoyenne et de tiers lieu sont par la suite abordées, puis, enfin, creusées au prisme de l’univers conceptuel de la citoyenneté culturelle[6].

Communiquer la BMF : continuités, inflexions, tensions

Du discours des acteurs institutionnels ressort d’abord un ancrage dans deux conceptions globales variant en intensité tout en étant susceptibles de se combiner. La première perspective renvoie au passé de l’institution des BP, caractérisé par une mission documentaire centrée sur l’archivage, la conservation et la diffusion de documents principalement écrits. Au Québec, les établissements précurseurs des BP ont évolué pendant plusieurs décennies sous une administration ecclésiastique à partir du début du siècle jusqu’à la fin des années 1950 (voir Lajeunesse, 1997, 2004). La transition vers les BP s’amorce avec la Loi sur les bibliothèques publiques ratifiée en 1959 et la création du ministère des Affaires culturelles (1961), qui est habilité à orchestrer son application (Laforce, 2008). Elle se poursuit avec le déploiement progressif du réseau des BP sur le territoire et, en parallèle, la conversion de la bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, en Bibliothèque nationale du Québec en 1968. Bien que leur logique d’action demeure à ce stade essentiellement traditionnelle, les bibliothèques se distancient néanmoins du clergé sur le plan de la gouvernance. Le processus de développement du réseau s’accélère ensuite au cours des années 1970 et la décennie s’achève avec le dépôt, par le ministre des Affaires culturelles, du document Une bibliothèque dans votre municipalité : plan quinquennal de développement de 1979, mieux connu sous le nom de « Plan Vaugeois », qui permet au processus de s’intensifier davantage (Vaugeois, 2004).

Une autre période, dans laquelle prend racine la seconde perspective décrite par les acteurs institutionnels, émerge progressivement au tournant des années 1980. Entre autres signes de la transformation de l’institution, l’inclusion de la composante audiovisuelle et d’autres dimensions culturelles participe de l’élargissement du périmètre de la documentation. L’ouverture, en 1983, de la bibliothèque Gabrielle-Roy à Québec représente un jalon important, témoin de changements en ce qui concerne la diversification de la BP. Cette seconde conception a été explicitement décrite par plusieurs participants rencontrés comme prolégomènes à la bibliothèque conçue comme lieu citoyen.

Ce contexte général posé, les données réunies indiquent que l’essentiel des stratégies et des moyens de communication mis de l’avant par les acteurs institutionnels réfère presque invariablement, à des niveaux variés, à une volonté d’intervenir sur les perceptions potentielles des publics. On cherche ainsi à réduire un décalage entre la BP figurée, ou telle qu’elle est souvent perçue, et sa réalité contemporaine, ce qui constitue le cœur du défi communicationnel de l’institution :

On a une vision de documents qui sont sales, vieillots, avec des amendes salées, des heures d’ouverture réduites, qu’il y a juste des livres, puis, il n’y a pas grand-chose d’autre que ça. […] Ça fait que, qu’on aille des jeux vidéo, des conférences, des ateliers de whatever là, la variété qu’on a de sujets, ça, les gens le savent pas. (Participant)

Les participants à l’étude constatent la présence d’un tel écart de perception tant chez les médias, les usagers et les non-usagers que chez d’autres acteurs (bibliothécaires, partenaires, élus, etc.). Ils identifient cet écart comme un enjeu prégnant qui, outre de pouvoir constituer potentiellement une base erronée concernant le choix de fréquenter ou non un lieu, serait aussi à la source de multiples tensions. Ainsi, se référant aux codes de conduite traditionnels ou contemporains de la bibliothèque, des usagers s’engagent à l’occasion dans des disputes verbales par rapport, entre autres exemples, à la consommation de nourriture ou à l’utilisation d’un téléphone cellulaire. Des expressions de mécontentement sont aussi relevées au regard de l’ambiance, parfois jugée trop animée par certains (en référence au caractère quasi « sacré » ou de « sanctuaire du savoir » de la bibliothèque)[7]. Sont enfin évoqués par plusieurs des déphasages entre, d’une part, les attentes des bibliothécaires et leur formation, centrée sur la gestion et la diffusion des collections, et, d’autre part, ce qui est attendu d’eux sur le terrain en matière d’accueil, d’animation, d’innovation ou autre (on évoque, par exemple, des situations d’accompagnement psychosocial).

Dans ces circonstances, des acteurs associés à la conception de la BMF rapportent que l’un des objectifs centraux du projet, poursuivi dès le départ en 2008, était de « tracer la voie des bibliothèques du 21e siècle » (participante), de représenter « la nouvelle ère des bibliothèques » (participant). Par ses caractéristiques formelles et son design, l’avènement de la BMF aurait constitué un vecteur de changement des perceptions :

Les gens ont comme vu pour la première fois l’incarnation d’une bibliothèque troisième lieu, une bibliothèque dite du « 21e siècle » avec sa chaleur. […] Ça fait que tout d’un coup les gens ont découvert un autre type de bibliothèque, mais aussi ce qu’une bibliothèque peut être et ça a brisé des stéréotypes. (Participant)

Certains considèrent l’ouverture de la Grande Bibliothèque du Québec, en 2005, comme ayant constitué un premier événement significatif et hautement médiatisé en ce sens, puis l’ouverture de la bibliothèque Marc-Favreau, en 2013, comme un second, la marque d’un virage accompli, ou en cours :

J’ai vu que les bibliothèques, soudainement, au tournant du XXIe siècle […], on prend carrément un autre virage, c’est rendu un milieu de vie, c’est rendu de l’animation, c’est rendu un lieu où je peux aller chercher une multitude de services. […] Je dirais que, maintenant la bibliothèque, […] [ce n’est] plus statique, c’est vraiment… c’est vivant. (Participant)

Plusieurs éléments renvoyant à des logiques communicationnelles qui doivent sous-tendre cette vocation de la BMF sont décrits en rétrospective par les acteurs. Ces derniers qualifient, dans un premier temps, la période débutant avec la conception de la BMF et s’étirant jusqu’à son lancement de « perfect storm » communicationnelle, soit la convergence singulière d’une pluralité d’éléments. Un premier élément est posé par les appuis favorables obtenus en amont, résultat d’une campagne de mobilisation principalement institutionnelle et politique. Ces appuis ont permis de réunir les conditions nécessaires à une conception originale tout en appuyant son déploiement sur une campagne communicationnelle d’ampleur. Relevons cependant que si certains acteurs rapportent s’être appuyés sur un état des lieux préalable rédigé par la Ville pendant l’étape de conception, les citoyens et le tissu associatif n’ont pas été mobilisés. Cette absence contraste avec, d’une part, l’idée même de bibliothèque citoyenne évoquée par certains et, d’autre part, avec les récentes perspectives de coconstruction des projets de bibliothèque associant en amont une pluralité d’acteurs (Pateman et Williment, 2013; Williment, 2009).

Le contexte géographique et temporel du déploiement de la BMF représente un deuxième élément. Selon les acteurs institutionnels, sa localisation stratégique dans le quartier aurait effectivement facilité la réception de son offre culturelle par les publics, leur appropriation du lieu et de ses codes renouvelés. On évoque un « timing extraordinaire » en ce que la BMF serait en effet venue répondre à des besoins importants et documentés des familles du secteur. Certains considèrent aussi, et plus largement, qu’il existait à ce moment une fenêtre d’opportunité, les publics ayant en quelque sorte été préparés à recevoir de nouvelles propositions concernant la BP, notamment grâce au succès rencontré par la Grande Bibliothèque du Québec (Lajeunesse, 2009).

Le troisième élément concerne la campagne de communication intégrée à la conception thématique du lieu – un ensemble communicationnel décoré de la Plume d’Or par l’Association des communicateurs municipaux du Québec (2014). Cette campagne inaugurale de communication, nommée « Esstradinaire Bibliothèque Marc-Favreau », est décrite par les participants à l’étude comme étant conviviale et rassembleuse, employant un ton humoristique tout en se révélant socialement engagée et riche de symboles. Tout comme ce fut le cas lors du travail de conception architecturale, la collaboration entre les acteurs institutionnels responsables de la campagne et une agence de communication a résulté en un design inspiré à la fois des principes inclusifs du tiers lieu et de l’auteur, poète et comédien Marc Favreau, de son œuvre et de son personnage Sol, le clown clochard. Le nom choisi pour la bibliothèque est d’ailleurs révélateur, renvoyant à un artiste multidisciplinaire mobilisant, à partir du socle de la langue, une panoplie de vecteurs d’expression artistique et médiatique (parole, jeu, chanson, spectacle, télévision, etc.), rejoignant la diversification culturelle de l’institution. Ces influences peuvent, affirment les personnes rencontrées, être perçues sur les plans philosophique, esthétique et fonctionnel et constituent le fil conducteur du projet.

Pour faire suite à cette perfect storm communicationnelle, qui a donné, selon les acteurs, l’impulsion à la fréquentation de la bibliothèque qui demeure, à ce jour, élevée[8], la communication contemporaine de la BMF se déroulerait selon un modèle à trois volets, dont certains soulèvent quelques questionnements chez les participants. Les activités offertes à la BMF constituent un premier volet communicationnel qui s’inscrit dans la durée. Il s’agirait en effet d’une stratégie de communication proprement dite, car, par son déploiement, les acteurs institutionnels poursuivent l’objectif d’interpeller des publics diversifiés ayant des intérêts et des besoins pluriels, potentiellement au-delà du livre :

Il y a énormément de bibliothèques, Marc-Favreau entre autres, mais toutes les bibliothèques publiques, elles visent à ça, c’est d’avoir des petites conférences là, différents ateliers, des rencontres avec des écrivains, des rencontres d’auteurs et sur des sujets, des fois, qui sont pas reliés directement à la culture, mais qui sont variés, intéressants, justement pour amener des gens sur place. (Participante)

Un second volet, au sens communicationnel plus strict des relations avec les médias, de la présence sur les réseaux sociaux, de la diffusion d’informations et de la communication aux usagers, est considéré comme lacunaire par la plupart des acteurs rencontrés. Cela s’expliquerait notamment par la mise en place d’un cadre communicationnel relativement contraignant par l’Arrondissement et la Ville et par une allocation insuffisante de ressources. La discussion sur Facebook ne serait pas réellement recherchée, notamment en raison d’un manque de temps du côté des bibliothécaires, ce qui renvoie au « beau problème » de la BMF :

Encore là, on est comme victime d’un succès. […] trop de monde, à un moment donné, est-ce que tu fais beaucoup de publicité? Si t’as pas besoin d’en faire. On va le faire pour la notoriété de la bibliothèque. Mais on veut pas nécessairement [plus de monde]. C’est fou à dire! (Participante)

Ressort ainsi le portrait d’une stratégie institutionnelle de communication innovante en ce qui a trait à l’objet (services et activités diversifiés, bibliothèque au design contemporain), mais très classique quant à la forme, mobilisant peu les outils numériques comme vecteurs et espaces de communication et d’interactions avec – et entre – les citoyens.

Par ailleurs, un enjeu saillant, celui du droit à l’information, apparaît traverser ces deux volets de l’action communicationnelle. Pour les acteurs institutionnels rencontrés, il est impératif que chaque citoyen soit informé de l’existence de la bibliothèque, de sa gratuité, des ressources qu’elle met à disposition, de sa programmation et de sa vocation aussi bien familiale que de « lieu citoyen ». Il s’agirait d’un enjeu éminemment démocratique d’accessibilité, renvoyant à la raison d’être fondamentale de l’institution. Or force est de constater, pour plusieurs, la présence d’un écart sensible entre cet idéal et certaines perceptions (traditionnelles) émanant des publics, reconduisant ainsi certains constats émis en introduction. Pointe alors, selon nous, la nécessité de considérer ce que l’on peut qualifier de déploiement d’un troisième volet communicationnel, à savoir les initiatives de médiation culturelle.

La médiation culturelle comme enjeu communicationnel

S’appuyant sur son vécu à la BMF, une participante, bibliothécaire, décrit ainsi la médiation culturelle :

Ça peut être beaucoup de choses. […] C’est vraiment de faire un lien entre ce que nous on offre, pis d’aller chercher d’autres groupes sociaux dans les quartiers, des groupes communautaires, pis de faire des projets qui font des liens entre ce que eux font, leurs préoccupations, leurs intérêts, pis ce que nous on a à offrir pis notre vision à nous. Donc c’est de trouver comment on peut répondre à leurs besoins, pour que dans le fond la bibliothèque ça soit pas juste des usagers qui viennent sur une base individuelle, mais aussi que la bibliothèque s’ancre, dans le quartier, pis qu’elle ait ces partenariats-là, qui vont […] venir teinter l’identité [de la BMF] parce qu’on demeure une bibliothèque de quartier… (Participante)

Plusieurs idées constitutives de la médiation culturelle, telle qu’elle est pluriellement définie dans la littérature scientifique (Caune, 1999, 2017; Chaumier et Mairesse, 2013; Lafortune, 2012; Meyer-Birsch, 2017), transparaissent de ces propos. Casemajor, Dubé et Lamoureux (2017) la définissent, en effet, ainsi :

Un ensemble protéiforme d’initiatives de mise en relation, d’échange et de création, visant à décloisonner les institutions culturelles, à créer des occasions de rencontre entre artistes et populations, ou entre créations et public, avec, dans certains projets, une volonté de contribuer au changement social, selon un idéal d’émancipation et de justice sociale. (p. 5)

Deux déclinaisons de la médiation comme enjeu communicationnel, qui renvoient à deux logiques culturelles distinctes, ressortent plus spécifiquement du discours des participants. Une première variante consiste dans l’atteinte de groupes ou de communautés marginalisés, en difficulté ou éloignés de la BMF pour diverses raisons, afin de permettre à l’institution de réaliser auprès d’eux la diffusion de contenus. On reconnaît là un alignement avec le paradigme de la démocratisation de la culture, qui prescrit la diffusion des grandes œuvres de l’humanité au plus grand nombre – ce qui renvoie à l’idée générale de la culture pour tous (Bellavance, 2000). Un cas de figure illustrant cette dynamique, par ailleurs en lien étroit avec la volonté de faire connaître et de comprendre les transformations de la bibliothèque, est celui d’une bibliothécaire qui convainc, à la suite de multiples tentatives, une personne analphabète de venir à la BMF. Celle-ci constate que, contrairement à ses croyances, diverses activités sont proposées outre la lecture comme telle, incluant l’aide à la lecture, mais aussi qu’il s’agit d’un lieu où l’on peut venir pour « relaxer », ce qu’elle fait désormais régulièrement. Cette acception de la médiation peut inclure une dimension partenariale forte : bibliothécaires en mission (activités selon la formule « Heure du conte ») auprès de groupes de personnes âgées résidant dans des habitations dédiées ainsi que dans un centre hospitalier de soins de longue durée, missions auprès de patients d’une maison de soins palliatifs pour enfants, partenariat avec un organisme intervenant auprès d’adultes ayant une déficience intellectuelle, présence d’un kiosque bibliothèque dans certaines fêtes de quartier sélectionnées.

Une seconde déclinaison de la médiation culturelle, également imbriquée avec les aspects communicationnels (le quoi, le comment et le à qui et avec qui communiquer), s’incarne dans le cadre d’activités socioculturelles ayant lieu à la BMF et visant à susciter rencontres, échanges, voire créations de nature individuelle ou collective. Les bibliothécaires font donc ici davantage qu’amener des contenus culturels vers des groupes ou des individus plus ou moins exclus : ils créent des occasions afin de faciliter et de stimuler l’émergence et la rencontre des formes d’expression culturelle, qu’elles soient littéraires, artistiques ou autres. Il s’agit aussi, par le fait même, de susciter la création potentielle de sens commun. Les personnes et leurs univers culturels s’y rencontrent et peuvent contribuer éventuellement à définir un positionnement dans la communauté (« trouver sa place ») et à constituer de nouvelles solidarités (Caune, 1999, 2017). Ainsi, par l’entrée de la médiation, on assiste sur le terrain institutionnel de la BMF à l’extension du domaine de l’action culturelle vers une dimension proprement socioculturelle, c’est-à-dire visant le renforcement du lien social dans un contexte de questionnement des identités et des référents symboliques communs (Lafortune, 2017). De telles orientations tendent ainsi à éloigner l’action institutionnelle de la traditionnelle mise en relation des usagers avec des livres, des publics avec des œuvres, élargissant la nature des interventions :

C’est presque un centre communautaire! Y’a une autre employée ici qui fait une activité de coloriage. Au début on se disait : « Du coloriage? C’est quoi le rapport avec la bibliothèque? », mais ça fait qu’on a une quinzaine de personnes qui viennent à son activité, pas nécessairement lectrices, et woop! L’autre fois y’en a une qui a apporté du thé, l’autre a amené des petits biscuits qu’elle a fait… Beaucoup de gens qui participent aux activités en bibliothèque sont des personnes seules en fait. […] Ils rencontrent des gens. Je trouve qu’encore plus aujourd’hui la bibliothèque est un lieu ouvert, citoyen […]. (Participante)

Dans cet exemple du coloriage, les participants réunis contribuent de façon institutionnelle et extra-institutionnelle autant sur le plan culturel stricto sensu, puisqu’une exposition de leurs créations a été organisée et a mobilisé la communauté externe, que sur celui, socioculturel, en partageant des univers culturels qui incluent histoire, traditions et référents[9]. Un tel élargissement du cadre d’intervention n’est pas sans soulever certains enjeux fondamentaux liés autant à la mission des bibliothèques[10] qu’au type de communication mis de l’avant, ce qui représente, pour les BP, aussi bien des possibilités inédites que des défis majeurs. Cette deuxième approche de la médiation, complémentaire à la première, est caractérisée par la réciprocité du lien culturel entre l’institution et les usagers.

Ainsi, le rapport vertical descendant qui caractérise certains modèles d’intervention culturelle, souvent critiqués par ailleurs (Bellavance, 2000; Caune, 1999, 2006, 2017; Lafortune, 2013; Meyer-Birsch, 2017), se double d’un rapport ascendant des citoyens vers l’institution, voire d’une multiplication et d’une délinéarisation des rapports (Meyer-Birsch, 2017) qui fait tendre l’action de la bibliothèque vers le paradigme de la démocratie culturelle – la culture par tous.

C’est notamment de ces manières, et s’appuyant sur de telles logiques de médiation culturelle, que les acteurs de la BMF tentent de positionner l’institution en tant qu’entité communicante, et non seulement d’atteindre et d’attirer, mais aussi d’inclure usagers, publics et citoyens. S’amorce de la sorte une relation ouverte, à définir et à déployer, entre enjeux de communication et enjeux démocratiques.

La bibliothèque citoyenne : représentations plurielles et prototypes d’action

Bien qu’elle soit prévalente dans le discours institutionnel (Ville de Montréal, 2010, 2015, 2017, notamment), que sa question ait été abordée par Mittermeyer en 2004 au congrès de l’Association pour l’avancement des sciences et des techniques de la documentation et qu’elle ait été amenée lors de l’édition 2017 des Rendez-vous des bibliothèques publiques du Québec, il n’en demeure pas moins que l’expression littérale « bibliothèque citoyenne » reste floue. C’est ici que les entretiens réalisés et leur analyse permettent de mieux comprendre, sur le plan empirique, certaines significations fondamentalement plurielles, bien que sa traduction sur le plan pragmatique demeure embryonnaire.

Dans le discours des acteurs institutionnels, l’idéal général de développement de la bibliothèque, qui situe le citoyen au cœur de l’action institutionnelle, est sous-tendu par une volonté d’affirmation du rôle démocratique de l’institution. Le principe de l’accessibilité universelle aux ressources est central, que cette accessibilité soit physique ou qu’elle renvoie à certaines préoccupations symboliques et identitaires. On réfère également à la multitude des ressources pouvant être offertes en bibliothèque pour soutenir l’autonomisation des citoyens, tels les services d’alphabétisation, de francisation ou de formation en littératie numérique, ainsi qu’aux ressources externes à l’institution. En ce sens sont évoqués certains services d’information et de référence vers des ressources communautaires spécialisées, notamment en matière de sécurité et de recherche d’emploi ou de logement, ou encore de services de santé. Cette accessibilité pourrait franchir, si elle était concrétisée, un pas additionnel en devenant programmatique : par la consultation, voire la constitution, de comités dédiés qui incluent d’emblée des représentants citoyens, on aspire à s’assurer de l’inclusion ou de la prise en compte, dans la constitution des collections, des services et des programmations, des groupes qui composent la communauté desservie par la bibliothèque. Par diverses autres stratégies analogues, on en appelle, toujours sur le plan discursif et idéalement, à la participation des citoyens dans la gouvernance de l’institution, ou même dans sa conception – ce qui contribuerait incidemment à ce que la bibliothèque « se teinte » de leur identité, puis qu’en contrepartie s’en trouve favorisées les dynamiques d’appropriation. C’est dire que, pour plusieurs acteurs institutionnels rencontrés, l’accessibilité de la bibliothèque ne suffit pas et devrait tendre vers son appropriation effective par les citoyens.

Sans être limitatives, mais illustrant plutôt la pluralité des facettes de la notion et sa flexibilité, les approches de développement institutionnel plus spécifiques de la community-led library, de la needs based library ainsi que des inclusive services[11] apparaissent, dans cet axe d’idées, pouvoir être considérées comme liées au développement représentationnel de la bibliothèque citoyenne tel que l’incarne la BMF. Il en va de même de la notion de tiers lieu, qui tient également une place centrale dans le discours des personnes rencontrées.

Oldenburg (1989) soutient que le tiers lieu est un endroit public ayant revêtu la fonction de catalyseur de liens sociaux. Très présents en Europe sous la forme, par exemple, des cafés parisiens ou des biergärten allemands, ces lieux font, selon l’auteur, cruellement défaut aux États-Unis, le modèle de développement urbanistique nord-américain ayant concouru au primat de la vie de banlieue, au déplacement automobile et au consumérisme; il n’aurait inclus que trop peu d’espaces publics accessibles, neutres et non récupérés par des intérêts commerciaux, où les individus peuvent se rencontrer, échanger, débattre, simplement avoir du plaisir ou encore, ajoutons, briser l’isolement en allant travailler ou étudier, même seuls, dans un lieu partagé. Le sociologue relève de surcroît que les tiers lieux seraient progressivement redéfinis par les personnes qui les fréquentent et les interactions qui y ont cours. Ces lieux seraient, selon Oldenburg, essentiels à une saine démocratie.

Quelques écrits bibliothéconomiques abordent également le tiers lieu et permettent de situer les discours des acteurs, renvoyant pour l’essentiel aux principes définis par Oldenburg (Black, 2008; Harris, 2007; Martel, 2012; Servet, 2010). Dans Bibliothèques troisième lieu (Jacquet, 2015), Servet (2015) indique qu’à partir du tournant du millénaire, l’appellation third place library est apparue sur les blogues de certains bibliothécaires américains pour désigner les BP alors en progression aux États-Unis, par ailleurs aussi désignées comme urban living room ou encore community libraries. Selon l’auteure, cette référence se serait alors développée « assez légèrement », « sans pour autant creuser la notion » et « de façon presque intuitive » (p. 22-23). L’idée aurait ensuite assez rapidement essaimé au sein de la communauté internationale des acteurs et des chercheurs de la BP contemporaine.

Plus précisément, Martel (2015, 2017) décrit les trois générations que l’on peut distinguer dans le développement de telles bibliothèques, une même bibliothèque comme la BMF pouvant présenter des combinaisons de caractéristiques appartenant à plusieurs d’entre elles. Sans renoncer complètement à leur caractère et à leurs missions traditionnelles, les établissements de la première génération de bibliothèques tiers lieux présentent un design convivial, neutre, qui se prête particulièrement bien à des activités diversifiées, qu’elles soient programmées ou spontanées, et à la mise en relation des individus. Dans cette logique, les bibliothèques tiers lieu de première génération intègrent, par exemple, des cafés et des atriums, entre autres espaces polyvalents. Les bibliothèques tiers lieu de seconde génération, quant à elles, se concentrent sur des aménagements et des actions à échelle humaine, où encore davantage de place est octroyée aux citoyens, aux organismes de la société civile et à leur appropriation des multiples espaces sociaux qui ponctuent les aménagements. Comme l’indique une participante, « [les autres missions,] c’est d’offrir un accès à tout le monde, à la culture, l’information, un espace de vie qui […] qui est agréable… » Programmation, communication et appropriation citoyenne sont ici imbriquées dans le discours des acteurs :

Donc je pense que cette programmation-là fait en sorte que les gens qui viennent une fois reviennent habituellement. […] Ça fait rayonner la bibliothèque pis aussi je pense qu’il y a des gens qui vont venir pis, qui vont pas prendre de livres, […] c’est pas juste un dépôt de livres je trouve une bibliothèque maintenant, c’est un peu milieu de vie, c’est un peu, entre la maison, le travail… C’est ça un, ils appellent ça, souvent, le troisième lieu. Bon bien c’est un peu ça : c’est un lieu de loisir, mais c’est un lieu où on peut aller seul, où on peut, des fois, participer à une activité et être ensemble. (Participante)

Pour l’un des acteurs institutionnels rencontrés, une autre caractéristique importante de la bibliothèque tiers lieu de seconde génération s’incarnerait dans l’offre d’activités sociales et culturelles en mode partenarial avec des organismes communautaires locaux, ce qui rejoint la première déclinaison de la médiation culturelle (voir plus haut) et suppose notamment une forme de communication et d’enracinement dans la communauté locale : « [C]’est de se sentir […] bien dans cet espace-là parce que l’espace fait partie de la communauté, donc ça revient encore à s’ancrer dans le quartier. » (Participante)

Ce serait ensuite l’aspect « laboratoire » qui permettrait de distinguer les bibliothèques tiers lieu de troisième génération. Un exemple donné est celui de la Créasphère de la BMF, soit un laboratoire d’arts médiatiques associé à des organisations locales spécialisées en outils et en environnements numériques afin d’organiser des ateliers et de former les bibliothécaires pour que ces derniers puissent à leur tour les animer. L’un des principes fondamentaux sous-jacents à cette conception serait, ajoute une participante, l’autonomisation. En ce sens, l’institution se retrouverait dans un processus partagé d’apprentissage avec les citoyens. Un exemple donné est celui des « soirées Wiki » organisées en BP par un collectif montréalais indépendant, lors desquelles sont mis en place des espaces « où on va partager, créer des savoirs collectifs […], du bien commun » (participante), dans une logique de développement des capacités créatives. La bibliothèque ferait ainsi « une différence dans, dans la vie des gens […] en les accompagnant aussi dans un […] contexte d’une très très grande complexité […] en termes de relation à l’information, relation au savoir, relation aussi avec leur propre communauté » (participante). Pour l’intervenant agissant dans cet esprit, il ne s’agit donc plus seulement d’enseigner aux usagers, mais de leur « apprendre à apprendre » par l’intermédiaire d’un processus les outillant afin qu’ils puissent éventuellement créer seuls, voire partager collectivement :

La bibliothèque passe désormais d’un système guidé par la circulation et les transactions, à un système orienté vers la création de contenus en phase avec les nouveaux usages participatifs et l’approche par les biens communs associés à la culture numérique. […] Les espaces sont disponibles, avec des équipements, une plage horaire étendue, et des projets émergent à partir des intérêts des citoyens, puis se développent au moyen d’un soutien entre pairs. (Martel, 2015, p. 107.)

Les ruches d’art (art hives), d’ailleurs ponctuellement déployées à la BMF, les fab labs et les makerspaces représentent d’autres exemples de tels laboratoires collaboratifs (Martel, 2015)[12] qui demeurent à être analysés sur les plans aussi bien conceptuel qu’empirique. Le cycle est par ailleurs complété lorsque le citoyen contribue ultimement, par sa création ou par la formation d’autres citoyens, à la culture locale dont l’essor est ainsi soutenu initialement (sorte de « bougie d’allumage ») par la bibliothèque.

Toutefois, en dépit du potentiel présent, le manque de ressources (professionnelles et financières) à la BMF serait ressorti comme un facteur limitant la poursuite de telles incarnations concrètes de la bibliothèque citoyenne et, plus spécifiquement, du projet de Créasphère. Autrement dit, si l’idée de bibliothèque citoyenne s’avère hors de tout doute sur le plan discursif, elle présente d’indéniables ambivalences du point de vue pragmatique de son actualisation, qui demeure fréquemment à l’état de prototype.

Des passerelles à explorer avec la citoyenneté culturelle

Ces considérations portant sur la bibliothèque citoyenne invitent à l’exploration de certaines passerelles empiriques et conceptuelles avec la notion de citoyenneté culturelle (Poirier, 2017), qui découle d’une étude portant sur la participation culturelle (Poirier et al., 2012). Sur le plan formel, la citoyenneté est entendue comme un ensemble de droits et de responsabilités qui définissent le statut d’une personne au sein d’un État. Certains considèrent cependant qu’il serait inadéquat de l’appréhender exclusivement en rapport avec l’action étatique (Hartley, 2010; Pakulski, 1997; Pawley, 2008; Roche, 1992; Stanley, 2006; Turner, 1993, 1994, 2001; Vega et Boele van Hensbroek, 2010), et ce, notamment en raison de l’importance du sens, des significations que les individus et les communautés déploient sur les plans ontologique, épistémologique et pragmatique concernant la vie en société. S’ouvre ainsi la possibilité d’une acception culturelle de la citoyenneté. À partir d’un tel cadre, la citoyenneté culturelle est ce qui fait qu’un individu se construit culturellement comme citoyen dans le monde. Elle est ce qui constitue, par les arts et la culture (les pratiques et les expériences culturelles), un individu sur le plan identitaire; elle participe à la construction de sens par rapport à soi-même, aux autres et à l’environnement. Elle s’incarne dans le cadre de l’appropriation et du déploiement des moyens symboliques et matériels de création, de réception, de diffusion et de circulation des arts et de la culture. Il s’agit donc d’une citoyenneté substantielle (plutôt que formelle) qui se réalise et s’actualise par les contenus culturels (qui sont alors autant de ressources), et ce, de façon aussi bien extraordinaire (Williams, 1983, 2001), c’est-à-dire lors de moments particulièrement intenses, cristallisés, occasionnels et souvent inattendus sur le plan culturel, qu’ordinaire, subtile, diffuse, routinière, voire quotidienne.

Cette perspective pointe l’importance des raisons et des motivations des individus à être plus ou moins actifs culturellement, ainsi que des impacts élargis des arts et de la culture en matière de construction identitaire, de développement personnel, de relations interindividuelles et de liens sociaux. Fondamentalement évolutive, la citoyenneté culturelle se situe au croisement d’une dimension subjective, l’individu définissant son identité selon ses goûts, ses préférences, ses intérêts au sein d’un champ culturel qu’il définit et dont les caractéristiques donnent sens à ce qui le définit, et d’une dimension structurelle impliquant des cadres institutionnels et sociaux (mais également des variables sociodémographiques) de nature culturelle ou ayant une incidence culturelle. Il en découle des moments plus ou moins conscients et réflexifs de « négociation » personnelle entre ces pôles ainsi qu’avec d’autres individus ou communautés. Une citoyenneté comportant des éléments aussi bien partagés avec un ensemble plus vaste que différenciés selon les identités de chacun et les différents groupes d’appartenance en résulte.

Une dimension éminemment politique est également mise de l’avant dans la mesure où, par la culture, les individus peuvent, de façon plus ou moins consciente, entrer en dialogue avec eux-mêmes et avec les autres (Arendt, 1972; Ricœur, 1990; Stevenson, 2001), instaurer un espace dialogique qui est proprement politique en ce qu’il « sort » l’individu d’une perspective solipsiste (intérêts particuliers). Se profile de la sorte la possibilité de transcender sa propre individualité et de s’ouvrir, même de façon exclusivement imaginaire, à une pluralité et à une diversité de perspectives portant sur les mondes culturel, social, politique, économique dans lesquels les individus s’inscrivent.

Cette optique de la citoyenneté culturelle permet en outre d’envisager la culture comme un champ au sein duquel se présentent des occasions aussi bien d’expression (voire d’émancipation) que d’empêchements et de domination (voire d’aliénation), les acteurs et les institutions culturelles jouant un rôle moteur et structurant dans la construction de la réalité et des codes symboliques des sociétés (Miller, 1999). On touche ici à une autre dimension politique importante de la citoyenneté culturelle : selon Stevenson (1997), le pouvoir dans les sociétés contemporaines reposerait notamment sur les capacités d’élaboration et de négociation du sens à partir de contenus culturels, ce qui peut avoir des incidences sur les représentations et les pratiques dominantes, alternatives et émergentes en société. La culture et les dimensions symboliques qui l’accompagnent et la constituent sont ainsi élargies à un ensemble d’actes de communication sociale ayant des répercussions sur les individus et la société. Cela signale la pertinence d’une prise en compte de la présence, de l’accessibilité et des modalités d’appropriation de ces contenus culturels, incluant la création de ceux-ci par les individus mêmes.

Enfin, outre les verticalités du haut vers le bas (démocratisation culturelle) et du bas vers le haut (démocratie culturelle) ainsi que la mise en place de dispositifs de médiation culturelle et l’adaptation institutionnelle et communicationnelle, la citoyenneté culturelle éclaire une perspective horizontale (entre individus) et extra-institutionnelle. Doivent ainsi être considérés de façon critique les espaces personnels, interpersonnels, institutionnels, extra-institutionnels et numériques de déploiement culturel des individus et des communautés.

Une telle posture interprétative signifie que la citoyenneté culturelle se vit à des degrés variés et de façon plus ou moins harmonieuse et conflictuelle, et ce, dans divers lieux, lesquels incluent les bibliothèques, ses dispositifs et ses contenus. Un trait explicite entre une composante fondamentale de la citoyenneté culturelle et l’action générale de la bibliothèque, à savoir l’articulation de moyens de création, de réception, de diffusion et de circulation des pratiques et contenus culturels, peut ainsi être esquissé. Mentionnons, en ce sens, l’exemple du laboratoire médiatique de la BMF, particulièrement intéressant lorsque sont prises en considération les dynamiques (toutefois potentielles, car à l’état de prototypes) d’appropriation, d’autonomisation et de développement des capacités créatives et de partage des savoirs.

Le terrain réalisé permet également d’observer divers ateliers et activités qui, considérés dans un contexte d’enjeux identitaires, sont organisés et rassemblent les citoyens en instaurant un espace dialogique entre eux ainsi qu’avec l’institution, dialogue qui, nous a-t-on rapporté, se poursuit fréquemment à l’extérieur même de la bibliothèque, renvoyant au principe d’horizontalité. Vient également à l’esprit l’exemple des Coups de cœur culturels, dans le contexte desquels les individus sont invités à partager ce qui fait selon et pour eux culture, de manière à ce que chacun garnisse son agenda culturel et que puissent par la suite avoir lieu des échanges sur tout type de sujets, contribuant à rebours à l’enrichissement de leur univers culturel. Les soirées Wiki, organisées dans diverses BP montréalaises par un collectif indépendant, sont du même esprit.

Le regard auquel invite le prisme interprétatif de la citoyenneté culturelle amène aussi à remettre en perspective la place que laisse réellement la BP au citoyen. Qu’adviendrait-il, par exemple, si certaines contraintes institutionnelles (programmation, conventions, comportements, etc.) étaient partiellement ou entièrement levées? Au-delà des espaces polyvalents où les objectifs poursuivis sont spécifiquement l’appropriation citoyenne et les usages spontanés, indéfinis, dans une logique démocratique, et au-delà des laboratoires qui doivent aujourd’hui déjà permettre la pleine autonomie(-sation) des citoyens, qu’adviendrait-il si l’on acceptait « de donner les clés aux usagers » (participante) – questionnement qui circule dans certains cercles d’acteurs institutionnels (Johannsen, 2017)? Les chantiers de la dématérialisation de l’institution avec les environnements numériques apparaissent aussi constituer des occasions d’études particulièrement fécondes dans le prolongement de la perspective ici présentée. Si l’utilisation des réseaux sociaux numériques demeure en friche à la BMF, les possibilités d’un dédoublement virtuel des bibliothèques dans le but de créer des « tiers lieux numériques » – que l’on voit être évoqués dans certains documents institutionnels récents (voir, entre autres, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2018, p. 13), mais pas encore réalisés – sont à considérer et posent des défis considérables si on les appréhende sous l’angle de la citoyenneté culturelle.

Une analyse des façons dont les usagers (et les non-usagers) d’une BP perçoivent et expriment concrètement leur propre rapport à l’institution serait également nécessaire afin d’éclairer empiriquement comment le cheminement des individus en rapport avec la bibliothèque peut être lié à une citoyenneté culturelle vécue. Cela permettrait d’enrichir notre compréhension aussi bien de celle-ci que de la bibliothèque citoyenne.

Conclusion

Prenant pour point de départ et fil conducteur les processus communicationnels afin de bien saisir les transformations des bibliothèques publiques, ce texte a permis de montrer (1) que, en dépit d’une polysémie notable, l’idée de bibliothèque citoyenne occupe une certaine centralité dans le discours des acteurs institutionnels. Plusieurs éléments ayant émergé de l’analyse ont été mis de l’avant (2), notamment la triple combinaison de dispositifs de médiation centrés sur le couple démocratisation-démocratie culturelles, de l’élargissement de la notion de culture (livres et savoirs, audiovisuel, autres pratiques culturelles) et du redéploiement de la signification de l’institution (le tiers lieu). Couplés à l’univers conceptuel de la citoyenneté culturelle, ces dimensions permettent de préciser les contours de la bibliothèque citoyenne. Nous avons en outre repéré (3) un écart entre les volets discursif et pragmatique qui composent la réalité de la bibliothèque citoyenne du point de vue institutionnel, son déploiement sur le terrain demeurant essentiellement au stade prototypal. Le cas à l’étude révèle également (4) des défis toujours d’actualité quant aux liens entre les vecteurs communicationnels à l’œuvre dans et autour de la bibliothèque citoyenne, qui concernent les rôles des bibliothèques et les façons de mettre en relation l’institution et les publics ainsi que les perceptions qu’entretiendraient généralement ceux-ci concernant l’image des bibliothèques publiques. Ce faisant, les fonctions traditionnellement assumées des bibliothèques se doublent de logiques culturelles, sociales et citoyennes pouvant tout autant enrichir que brouiller certains repères.

La bibliothèque publique apparaît globalement comme révélatrice des dynamiques culturelles actuelles inscrites en tension entre un « idéal civilisationnel », soit la culture comme élévation de l’esprit appuyée sur un périmètre relativement bien défini de ce qui constitue la culture, le « canon » (idée de sanctuaire, de collection…), et la culture en tant que communication de nature orchestrale, soit une perspective ouverte, non circonscrite a priori et centrée aussi bien sur les objets culturels que sur leurs dynamiques de création, de diffusion et de circulation. Un élargissement est en ce sens repérable vers la culture et ses différentes manifestations (musique, films, jeux vidéo, activités artistiques, etc.) ainsi que vers le socioculturel, voire le communautaire, c’est-à-dire des activités et des thématiques non proprement culturelles.

Les logiques de médiation, de démocratisation et de démocratie culturelles accompagnent ces évolutions, cette dernière impliquant inévitablement l’expression de besoins et d’intérêts non prévus par le cadre institutionnel et encourageant, en retour, une variété de propositions institutionnelles nécessairement inscrites dans un cadre comportant des éléments aussi bien représentationnels (façons de concevoir le rôle d’une bibliothèque publique) qu’institutionnels (sélection des types de contenus, ressources humaines et enjeux de formation, moyens financiers) et communicationnels (relations avec les usagers, publics et citoyens). En contrepartie – et parfois en dépit de l’intensité de certains discours en faveur d’une transformation du lieu –, il importe de rappeler que les usagers ne souhaitent peut-être pas tous être placés en situation constante et élevée d’agentivité (au sens de Giddens, 1987) : le défi apparaît bien de concevoir et d’aménager une institution culturelle qui tienne compte d’une pluralité de postures actancielles, qui plus est nécessairement évolutives.

Au final, tant la dimension citoyenne associée aux bibliothèques publiques que les enjeux communicationnels sont au cœur de ces évolutions qui relèvent de l’identité même de ce type d’institution culturelle.