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Cet article se concentre sur l’identité culturelle et la spiritualité dans la tradition Radhasoami en Amérique du Nord. J’aborde le sujet en discutant l’histoire de la spiritualité Radhasoami, puis en analysant plusieurs aspects importants de la spiritualité Radhasoami dans la modernité. Je traite aussi de la question des liens complexes entre la spiritualité Radhasoami et l’identité culturelle. L’accent est mis sur les questions concernant la religion, l’identité, et l’« altérité » des Américains sud-asiatiques qui adhèrent à la foi Radhasoami et vivent à Chicago (USA). Par la suite, je considère plusieurs aspects de la mondialisation du mouvement Radhasoami en Amérique du Nord et ses rapports complexes avec la patrie en Asie du Sud. Les questions suivantes figurent parmi celles auxquelles cet article voudrait apporter une réponse : comment les spiritualités hindoues de la diaspora se trans-nationalisent-elles ? Quels sont les avantages et les inconvénients de cette mobilité spirituelle ? Est-ce que les nouveaux espaces, pratiques et rituels fournissent une « spiritualité moderne » alternative ? Comment cela pourrait-il contribuer à la construction de nouvelles structures et de nouveaux espaces de spiritualité, de pensée, d’être, et de croyance ? Est-ce que cette altérité spirituelle de la communauté Radhasoami mène à l’isolement et à la marginalisation, ou est-ce qu’elle contribue à l’intégration dans le nouveau pays de résidence (tout en conservant les liens avec l’Inde en tant que pays d’origine) ?

La spiritualité du mouvement Radhasoami en Inde serait impensable sans la primauté du gourou comme enseignant, la communauté des sants (les saints, les poètes qui cherchent moka, la libération, par la dévotion aimante et le service à un dieu non-manifesté, dans la définition du Dictionnaire des littératures de l’Inde, « celui qui connaît la vérité ou fait l’expérience de la réalité ultime »)[1] et le satsag (la communauté spirituelle des sants). Cependant, avec la migration de nombreux membres Radhasoamis aux États-Unis et la création de centres en Amérique du Nord, la communauté Radhasoami a rencontré un défi majeur, à savoir l’absence physique du gourou, la nécessité de recréer le satsag, et le besoin de créer l’espace et le temps sacré dans les circonstances nouvelles (Dimitrova 2014a). Les nouveaux médias et les technologies Internet avancées permettent aux membres du mouvement Radhasoami aux États-Unis de maintenir des contacts avec tous les membres de la communauté qui restent en Inde. Cette présentation examine l’effort soutenu des Radhasoamis pour pratiquer leur spiritualité dans un nouveau monde et de maintenir les liens avec le pays d’origine, et explore le rôle des médias dans l’adaptation de la spiritualité à la modernité occidentale et dans la formation de l’identité, de la communauté, de l’espace et du temps des migrants.

1. L’histoire et la théologie du mouvement Radhasoami en Inde[2]

Soamiji Shiv Dayal (1818-1878), fondateur du mouvement Radhasoami, a été influencé par les Sants Kabir, Nanak, Dadu, et Ravi Das, par le GhaRāmāya de Tulsi Sahib du xviiie siècle, et par les enseignements ésotériques contemporains. Il ouvre le satsag le Vasant Panchami 1861, et pour beaucoup de gens, cette initiative représente le début d’une nouvelle tradition (Gold 1987b, 111).

Deux des disciples de Soamiji, Rai Saligram et Jaimal Singh, sont devenus les maîtres des deux branches principales respectivement à Agra (Uttar Pradesh) et à Beas (Pendjab). La différence est que, à Agra, Shiv Dayal est considéré comme Sant des Sants, paramātmāguru, et ce n’est qu’un seul nom, celui de la plus haute sphère, qui se révèle à l’initiation. La branche Pendjabi, de sa part, considère Shiv Dayal dans le contexte d’une chaîne ininterrompue de manifestations de Satguru (« le vrai gourou »), et révèle cinq noms sacrés à l’initiation. Plus important encore, à Beas, si le gourou qui a initié les dévots est décédé et est remplacé par un nouveau gourou, les dévots sont invités à contempler la forme du prédécesseur (Dimitrova 2014a). Par contre, à Agra le dévot est chargé d’envisager seulement la forme du nouveau gourou.

La question du gourou est très complexe. À Beas, les gourous sont considérés comme maîtres dans l’ensemble de la tradition des Sants à laquelle Gourou Nanak et les premiers Sants Kabir et Ravidas appartenaient également. Les habitants de Beas se réfèrent à leurs traditions comme santmat (les enseignements des Sants). Le concept du « gourou de l’âge » est lié à cette tradition. Ce concept présente la notion du gourou comme « un rôle interne toujours rempli par une personne vivante. » Gold souligne que cette idée est similaire à l’idée soufie de Qutb, le pôle de l’univers, l’axe de l’autorité spirituelle (Gold 1987b, 160 ; Dimitrova 2014a). On croit aussi que le gourou lui-même doit être initié à la vérité la plus haute. Par conséquent, à Beas, Tulsi Sahib est considéré comme le gourou de Soamiji.

À Agra, le mouvement Radhasoami est considéré comme une tradition distincte, comme « la foi Radhasoami » (Gold 1987b, 162 ; Dimitrova 2014, 34-44). Soamiji est jugé l’être parfait dans lequel la vérité Radhasoami a été manifestée. Ainsi, on croit qu’il n’y avait pas qu’un gourou qui l’avait initié dans la plus haute vérité. Les ramifications de la branche Agra ont leurs sièges sociaux à Soami Bagh et Peepal Mandi près d’Agra, et aussi à Hyderabad, à Gwalior et à Hoshiarpur (Juergensmeyer 1987, 334).

Daniel Gold discute de ce qu’il appelle l’hindouisation des gourous sants et traite de deux cas très intéressants, à savoir, les enseignements et les pratiques religieuses de Faqir Chand, le gourou Radhasoami de Hoshiarpur, Pendjab, qui est influencé par le système philosophique de Vedanta et qui voit la réalité Radhasoami comme māyā (l’illusion) (Gold 1987b, 164). Voir aussi mon analyse des idées de Faqir Chand concernant les saskāras hindous et la foi Radhasoami comme une expression de sanātana dharma (Dimitrova 2007). De même, Malik Sahib, le gourou Radhasoami à Gwalior, Madhya Pradesh, est aussi un adepte de guru-śakti. Comme il est à la fois à la source du nām (nom) Radhasoami et de la grâce du gourou conférée par l’initiation śaktipāt, il y avait des difficultés liées au système des vara (classe / « caste ») et des āśrama (une des quatre étapes de la vie prescrites pour les hommes adhérant aux trois varas supérieurs), que les Radhasoamis rejettent, mais que la tradition hindoue guru-śakti respecte (Gold 1987b, 167).

Il est évident que la notion Radhasoami du gourou n’est ni uniforme ni statique. Cette notion a subi des interprétations différentes et de nombreuses transformations au cours des cent cinquante dernières années, et elle continuera probablement à être réinterprétée par des gourous et des fidèles, dans le cadre de la tradition de sants étendue et ouverte à laquelle appartient Radhasoami.

Les enseignements de Shiv Dayal sont révélés dans sa collection de prose et de poésie Sār bachan (Enseignements essentiels). Il a décrit le cheminement spirituel de l’âme à travers les magnifiques domaines de la conscience jusqu’à ce qu’il atteigne le plus haut niveau, le domaine de Radhasoami. C’est le champ des sons et de lumières d’une beauté ineffable. Ainsi, ce voyage spirituel est une sorte de yoga, où le disciple initié parcourt graduellement les différentes régions de la conscience sous la direction d’un gourou. Les Radhasoamis voient leur mouvement comme la manifestation parfaite de Sant mat (les enseignements des Sants) et se considèrent comme une partie de la Sant paramparā, la tradition de nirgua bhakti (dévotion à une divinité non manifeste / sans attributs) des poètes Sant tels que Kabir et Nanak. Ils croient en un seul dieu, non-manifeste et sans forme, en la suprématie du gourou, et en la communauté spirituelle des Sants, le satsag. La théologie du mouvement est codifiée avec le concept du surat śabda yoga (« la discipline de se concentrer sur la parole divine à travers notre courant interne »)[3].

Les Radhasoamis croient que l’essence éternelle de Dieu réside dans la forme d’énergie pure, dans la plus haute sphère « Radhasoami ». Théologiquement, Radha est considérée comme le centre de l’énergie, l’âme intérieure. Ainsi, Radhasoami (le Swami ou maître de Radha) signifie le contrôle de son âme et de son énergie spirituelle. Comme pour les autres sants, les Radhasoamis voient les formes extérieures du rituel et du culte de mūrti (image) comme hors de propos. C’est une religion intérieure, une religion du coeur. Seule la transformation interne de l’âme est importante.

Dans son analyse de l’appropriation de l’image de Radha (la vachère de Braj qui était la préférée de Krishna) et de la notion de l’āratī hindoue (le balancement des lumières devant la divinité hindoue) dans Radhasoami, Daniel Gold souligne le fait que Soamiji est né et a vécu toute sa vie à Agra, qui était la capitale de l’empire moghol et à proximité de Braj (la demeure mythique de Krishna et Radha). Ainsi, Soamiji a été bien versé à la fois dans l’idiome de Krishna bhakti, dont il s’inspire librement, et dans la langue et la culture indo-islamique qui l’entourait dans son Agra natal. Il n’est donc pas surprenant que Soamiji utilise des termes indo-musulmans pour présenter la tradition Sant hindouisée dont il a hérité (Gold 1987b, 112).

Il est important de souligner que Soamiji réinterprète les notions de Radha et l’āratī dans un sens nirgua (non manifeste / sans attributs). Radha est l’âme d’amour qui aspire à demeurer avec le nirgua — dieu dans une demeure qui est imaginée comme la merveille pure. De même, l’image de l’āratī est une convention qu’on trouve dans sa poésie. Les āratīs de Soamiji sont une intériorisation de culte rituel et décrivant souvent son voyage à travers les cieux comme āratīs, ou une « progression définitive d’une enseigne bien marquée à l’autre, ce qui conduit finalement à une vision du seigneur “inaccessible” (agam) » (Gold 1987b, 143). Dans le processus de cette āratī intériorisée, le dévot pouvait offrir à son gourou les parties de son corps intérieur (Dimitrova 2014a). Ces manières de s’unir au gourou sont similaires à la façon dont un dévot hindou pouvait subtilement offrir à la divinité les parties de son être intérieur en s’unissant à la divinité dans des contextes hindous (Gold 1987b, 175-182).

Mark Juergensmeyer affirme que la théologie de Radhasoami est influencée par la tradition intellectuelle de Kabir et Nanak, en particulier en ce qui concerne les domaines de la conscience et le concept du gourou (Juergensmeyer 1987, 340-342). Bien que Kabir parle d’un champ intérieur indescriptible, Nanak spécifie cinq niveaux distincts que l’âme doit parcourir pour atteindre le plus haut niveau, sac-kha le champ de la vérité. Les Radhasoamis ont développé le concept de ces niveaux : ils élaborent de façon complexe sur un labyrinthe de nombreux sous-niveaux et les niveaux que l’âme doit parcourir avant d’atteindre le plus haut niveau, Radhasoami (Dimitrova 2007, 78-89).

De la même manière, pour Kabir, le satguru est une espèce de conscience spirituelle, une voix intérieure. Par contre, le concept de Nanak du gourou concerne une lignée de l’autorité spirituelle qui passe d’un gourou à l’autre, et ensuite aux Écritures. Les Radhasoamis développent encore la notion du gourou : leurs enseignements exigent qu’un gourou soit vivant et présent pour le dévot, et ils considèrent le gourou vivant comme une forme incarnée de l’Absolu. Les dévots aspirent à la perception sacrée (darshana) de leur gourou et estiment qu’il a des pouvoirs de guérison. De plus, les disciples sont invités à diriger leur dévouement affectueux au gourou. Donc Radhasoami peut être perçu comme une gourou-bhakti (Juergensmeyer 1987, 339-341). Cette compréhension du gourou est similaire aux enseignements de Tulsi Sahib dans son interprétation nirgua de l’histoire de Ramāyaa dans le xviiie siècle, le Gha Rāmāyaa (Dimitrova 2008, 78-89).

L’importance de la satsag souligne également un patrimoine commun Sant, et surtout à la doctrine de Nanak. Dans Radhasoami, par contre, le satsag se réfère non seulement à la communauté de sants, mais aussi à l’événement du service collectif du culte, où les fidèles écoutent les lectures des sants et des gourous Radhasoami[4].

2. Spiritualités hindoues et la modernité : le cas du Radhasoami à Chicago

Benedict Anderson discute des cultures nationales comme « communautés imaginées », liées par un sentiment d’appartenance horizontal à une origine imaginée commune et un passé mythique [on peut ajouter, par ailleurs, un passé qui est souvent religieux] (Anderson, 1983). Il n’est pas surprenant que l’imagination des peuples déracinés soit marquée par la fierté ethnique à distance, par la ferveur religieuse, et par l’établissement de communautés interactives. Arjun Appadurai appelle cette caractéristique le » nationalisme diasporique » (Appadurai 1996, 10). Il souligne également l’importance du lien entre l’imagination collective de la « communauté de sentiment » et les médias de masse, en particulier les médias électroniques (Appadurai 1996, 3-7). Dans cet article, je soutiens que la communauté Radhasoami des Américains d’origine sud-asiatique constitue une « communauté imaginée », non pas à travers son appartenance nationale à l’état des États-Unis, mais par son sentiment imaginé d’appartenance à la communauté de foi du siège spirituel indien. Étonnamment, cette « altérité » ne mène pas à la marginalisation ou l’isolement, mais à une intégration réussie dans le nouveau pays d’accueil (Dimitrova 2014a).

Au sujet de la mondialisation de la foi Radhasoami en Amérique du Nord, il y a sur le continent des branches Radhasoami affiliées à Agra à Toronto (y compris la plus ancienne), à San Francisco et à New York (qui remonte à 1967). Il faut une communauté de plus de 60 membres pour être admissible au statut de branche. Les plus petites unités sont appelées les centres et les zones. Le corps administratif en Amérique du Nord est le Radhasoami Satsaṅg Sabhā. Chaque branche de l’association Dayalbagh Radhasoami Satsang de l’Amérique du Nord a un président, un vice-président, et un secrétaire. Cette étude se concentre sur le centre du Satsaṅg de Chicago, un centre Radhasoami avec 47 membres qui sont affiliés à la communauté à Dayalbagh. Les membres viennent de Chicago et des environs, du nord de l’Indiana, du sud du Wisconsin et de l’est de l’Iowa. Tous les membres sont des professionnels hautement qualifiés avec des postes importants dans le monde des affaires, du commerce, de la recherche scientifique, et de l’enseignement supérieur. Tous les membres possèdent, par conséquent, une éducation supérieure.

Le Chicago Satsaṅg Centre remonte à 1988-1989 et a été créé par Dr Holi. Le centre offre un e-satsag hebdomadaire (le satsaṅg électronique) tous les samedis soir (dimanche matin dans Dayalbagh), quelques satsags de district par année d’une durée de deux ou trois jours, les classes dehindi, et les possibilités de sevā (le service communautaire), telles que la distribution de nourriture. (Dimitrova 2014a) Sous le Gourou Mehta ji (un des anciens gourous à Dayalbagh), la sevā est devenue très importante à Dayalbagh. Ce service consiste à travailler dans les champs agricoles tôt tous les matins. Les dévots ont la possibilité non seulement de faire un service pour la communauté mais aussi d’avoir un darshana de leur gourou, comme il vient dans les champs, parle aux fidèles, et donne des conseils et de l’instruction (Gold 1987b, 156).

Il convient également de souligner que le sevā est devenu un aspect important de la vie quotidienne dans de nombreux ashrams à travers le monde aujourd’hui qui sont fondés par des gourous charismatiques. Beaucoup de gourous réinterprètent aujourd’hui le concept de sevā à la suite d’une nouvelle compréhension de karmamārga. Ils parlent de karmayoga » comme le chemin qui mènera à la libération. « Yoga » est ici synonyme de « mārga », ou, « le chemin vers le moka ». De façon significative, karmamārga ici n’est pas le chemin védique du ritualisme, mais, dans une interprétation post-Bhagavadgītā, il signifie le chemin du service altruiste à la communauté/société qui doit être fait avec une dévotion aimante au Gourou (Dimitrova 2014a).

Sans surprise, la sevā (service) à la communauté et l’engagement communautaire sont des activités éminentes des Asio-Américains Radhasoami. Les membres s’engagent dans les activités caritatives et les différents types de bénévolat au profit de leurs voisins et concitoyens. Ils organisent également des bhaṇḍārā (un repas-partage) où les membres de la communauté apportent des plats qu’ils ont eux-mêmes préparés. La communauté se rassemble pour célébrer la mémoire de ses gourous passés, et des objets sont mis en vente. Le don n’est pas une pratique courante ; plutôt, on achète les articles.

Tous les membres sont initiés à Dayalbagh, Agra. Les enfants viennent avec leurs parents et participent au satsag (le service religieux des Radhasoamis). Ils apprennent les principes fondamentaux du Santmat (l’enseignement des Sants) d’une perspective Radhasoami et apprennent à jouer d’un instrument de musique traditionnelle et à chanter des bhajans (chants dévotionnels). Cependant, les enfants ne sont pas officiellement initiés et ils ne sont pas inclus comme membres. Les Asio-Américains Radhasoami croient que les enfants doivent devenir des adultes et être en mesure de prendre une décision indépendante et consciente avant choisir s’ils veulent appartenir à la foi Radhasoami ou non. Ils soulignent l’importance du désir interne pour devenir un satsagī (membre de la communauté spirituelle des Sants). Néanmoins, les enfants apprennent la langue hindi, parce que le hindi est considéré comme très important pour la compréhension des textes sacrés, et pour l’initiation potentielle des enfants à la foi Radhasoami à une date ultérieure (Dimitrova 2014a).

Les membres du Satsaṅg à Chicago sont étroitement affiliés à Dayalbagh, Agra, et ils voyagent à Agra au moins une fois par année pour obtenir des conseils spirituels, des instructions et des livres. Beaucoup de membres du Centre Satsaṅg de Chicago et des succursales à Toronto, New York et San Francisco ont suivi les cours de théologie postuniversitaires en ligne du Dayalbagh Educational Institute en Inde, enseignés par le professeur Triramamurti et les autres professeurs. Ces classes de théologie se concentrent sur les religions du monde, la science et la spiritualité, et les problèmes de la mondialisation. Plusieurs membres du Centre à Chicago ont également participé à un atelier international sur la science et la spiritualité qui a eu lieu au Dayalbagh Educational Institute à Agra en janvier 2008 (Dimitrova 2014a).

Les membres du Centre Radhasoami à Chicago vénèrent le gourou actuel, le huitième gourou, Prem Saran Satsangi. Les membres — eux-mêmes des professionnels issus des études supérieures qui vivent et travaillent dans la région de Chicago, ainsi que dans l’Illinois, le Wisconsin et l’Indiana — racontent avec fierté le fait que Gourou Prem Saran Satsangi est titulaire d’une maîtrise en sciences de Michigan State University aux États-Unis et d’un doctorat de l’Université de Waterloo au Canada, et qu’il avait été le directeur d’un collège pendant de nombreuses années avant de devenir le chef spirituel de la communauté.

Les membres du Chicago Satsang Center rêvent d’avoir un satsag bhavan (un mémorial/temple pour le service religieux). Ils sont en train de s’inscrire comme organisme de bienfaisance avec la possibilité d’émettre des reçus d’impôt, afin qu’ils puissent construire un satsag bhavan et agrandir leur communauté.

Comme en Inde, un satsag typique aux États-Unis comprend magalācara (l’action de conférer le bien-être, bénédiction), baccan (un discours), vintī (prosternation, humilité, requête) et prasād (la distribution entre les dévots d’un aliment qui a été consacré à une divinité).

Certaines des caractéristiques les plus remarquables du rituel de la communauté Asio-Américaine Radhasoami aux États-Unis en général, et à Chicago particulièrement, comprennent l’utilisation des nouveaux médias dans la création du temps et de l’espace sacré, et le maintien des liens avec l’Asie du Sud (Dimitrova 2014a). Le satsag hebdomadaire des adeptes Radhasoami à Chicago est une fusion du satsag physique des membres de la communauté de la diaspora à Chicago avec le satsag virtuel de la communauté à Dayalbagh (Dimitrova 2014a).

Le satsag a lieu dans la grande et belle maison de M. Sanjay Prasad à Naperville[5]. Les membres se réunissent dans son sous-sol spacieux et bien éclairé. Les images du premier et du septième gourou sont affichées sur les murs blancs, et des draps blancs sont étendus de mur à mur sur le plancher, créant une atmosphère de paix et de tranquillité. Un grand écran ultra-moderne et un équipement audio sont placés à côté du mur sur lequel les portraits des deux gourous sont affichés. Les hommes sont assis sur la gauche ; les femmes et les enfants sur la droite. Un peu avant 18h30, M. Prasad tape son mot de passe et se connecte sur le site Internet officiel du Dayalbagh. Exactement à 18h30 la transmission électronique du satsag commence, transmis directement de Dayalbagh. Au cours du satsag les membres pratiquent le surat śabda yoga (pour un observateur extérieur, il ressemble à la méditation ordinaire) et chantent des chansons de congrégation avec la communauté spirituelle à Dayalbagh qu’ils voient sur le grand écran. Le satsag dure environ une heure et se déroule exactement en même temps que celui en Inde (tôt le dimanche matin ; Dimitrova 2014a).

Au cours du satsang à Dayalbagh, le gourou ne dit rien. Il est assis sur une chaise sur un podium, et il pratique le surat śabda yoga. Tous les satsangīs s’assoient autour de lui par terre et méditent avec lui. Parce que les dévots aspirent à avoir le darśan « vision sacrée » de leur gourou, pendant le satsag, il s’assoit à un endroit où il est visible pour tous. De même, au cours de l’e-satsag à Chicago, on ne voit que l’image du gourou sur l’écran. Ainsi, avec l’aide des nouveaux médias, on parvient non seulement à réaliser une communauté virtuelle avec les compatriotes satsagī à Dayalbagh, et de participer simultanément, physiquement dans le satsag à Chicago et virtuellement dans le satsag à Dayalbagh, mais aussi à avoir un darśan virtuel de son gourou (Dimitrova 2014a).

Les membres du Chicago Satsaṅg Centre sont au courant des activités de la communauté diasporique Radhasoami qui est affiliée avec le mouvement Radhasoami de Beas, Pendjab, mais ils ne sont pas en contact avec les membres de ce dernier. Ils soulignent que, tandis que les Radhasoamis affiliés à Beas sont très désireux de propager leur foi — en amenant les conférenciers invités aux États-Unis et d’en vendre les livres à travers leur site officiel — la communauté affiliée à Dayalbagh ne s’intéresse pas tant à propager sa foi dans l’Ouest qu’au maintien de ses liens avec leur siège spirituel à Dayalbagh. C’est la raison pour laquelle ils voyagent à Dayalbagh au moins une fois par an pour obtenir des conseils et des instructions. Les membres m’ont dit que Gourou Prem Saran Satsangi ne voyage pas à l’étranger ; il ne se déplace pas vers ses disciples dans l’Ouest, mais ce sont plutôt ces derniers qui se dirigent vers lui. Ainsi, les membres du Chicago Satsaṅg Centre sont conscients des différents modes de communication dans les deux branches principales de la communauté Radhasoami en Inde qui sont aussi manifestes dans la diaspora nord-américaine. Il semble que, bien que la communauté Radhasoami à Chicago est à la fois localement située à Chicago et globalement positionnée en Amérique du Nord, c’est avant tout une communauté diasporique qui a pris une dimension mondiale afin de maintenir ses liens locaux avec l’Asie du Sud. Les membres sont préoccupés par le besoin de demeurer en présence de leur gourou et leurs collègues satsagī, autant que possible en étant physiquement à Dayalbagh et autrement, virtuellement, à travers les possibilités offertes par les nouveaux médias et les progrès technologiques dont ils font toutes les utilisations possibles (Dimitrova 2014a).

L’importance du progrès scientifique et de la poursuite de la science et des technologies avancées de l’éveil spirituel ont toujours fait partie de la vision du monde de Radhasoami. Il n’est pas donc surprenant que ces technologies de pointe, le progrès scientifique et la mise en oeuvre sophistiquée des nouveaux médias fassent partie intégrante de la vie spirituelle et religieuse de la communauté Radhasoami aux États-Unis. Les Américains d’origine asiatique Radhasoami à Chicago ont accueilli avec enthousiasme cet avancement scientifique des nouveaux médias et des technologies mondiales de réseautage, car ils leur permettent de vivre dans la diaspora aux États-Unis et, en même temps, de se sentir comme partie intégrante de la communauté religieuse en Asie du Sud.

Nous pouvons poser une question à propos de l’identité de la communauté asio-américaine Radhasoami à Chicago. Est-elle locale, transnationale, globale ou diasporique… ou est-ce toutes ces choses ensemble ?

3. Spiritualités hindoues et la question de l’identité culturelle

Les identités culturelles résultent de notre « appartenance » aux cultures distinctives qui sont à la fois ethniques, raciales, linguistiques, religieuses, et — surtout — nationales (Hall 2000, 596). Les sociétés modernes sont des sociétés de changement constant, rapide et permanent. Les sociétés à la fin de la modernité sont caractérisées par la « différence » : elles sont déchirées par de différentes divisions et antagonismes sociaux, qui produisent une variété de différentes « positions de sujet » — d’identités individuelles. Dans notre ère postmoderne et mondialisée, nous vivons une fragmentation ou pluralisation de nos identités. Les gens n’identifient plus leurs intérêts sociaux exclusivement en termes de classe et les nouveaux mouvements sociaux, comme le féminisme, les mouvements écologiques, et les mouvements nationalistes offrent des possibilités identitaires supplémentaires. En outre, les sociétés modernes sont des hybrides culturels, car elles sont composées de différents groupes ethniques, religieux et raciaux. Les phénomènes de la mondialisation et des diasporas ont aussi un impact sur l’identité culturelle. Ainsi, dans la modernité tardive, le sujet est conceptualisé comme n’ayant pas d’identité fixe, essentielle, ou permanente. Les identités modernes sont « décentrées », disloquées, ou fragmentées (Dimitrova 2014a).

Comment réconcilier toutes ces identités et significations disparates ? Dans les sociétés prémodernes, il incombait à la religion ce devoir ; dans les temps modernes, on dit que c’est l’État-nation et le nationalisme qui confèrent les significations, les valeurs, et l’identité (Anderson 1983). Qu’est-ce qui se passe dans la modernité et la modernité tardive, dans les communautés diasporiques et mondiales, comme la communauté Radhasoami à Chicago, dont on parle ici ? Vivre loin de l’Inde, dans la diaspora, les Radhasoamis asio-américains vivent l’hybridité. Ils doivent apprendre à incarner deux identités, à parler deux langues culturelles, et à traduire et négocier entre les deux. Les cultures hybrides sont un type d’identité distinctement nouveau à l’ère de la modernité tardive. Après Homi Bhabha (Bhabha 1994), K. Robins soutient que certaines identités sont attirées vers la « Tradition », dans une tentative de rétablir leur ancienne pureté et de récupérer les certitudes qui sont perçues comme étant perdues. D’autre part, d’autres acceptent que l’identité soit soumise à l’interaction de l’histoire, de la politique, et de la différence, de sorte qu’ils ont peu de chances d’être jamais « pures » et, par conséquent, ces identités gravitent vers « la traduction » (Robins 1991, cité dans Hall 2000, 629). Il est difficile à dire si les identités des membres de la communauté Radhasoami à Chicago gravitent plus vers la « Tradition » ou vers la « Traduction ». Il semble que les rituels et la vie spirituelle sont les liens à la Tradition. Sans la force de leur religion et le lien vers leur foyer spirituel en Inde, les identités des membres de Radhasoami seraient très probablement devenues irrévocablement « traduites » (Dimitrova 2014a).

Conclusion

En conclusion, il faut se poser la question si le processus de mondialisation, avec sa tendance à l’hybridation et « l’homogénéisation culturelle », va saper les formes des spiritualités portant sur d’identités culturelles différentes. Comme il y a une direction inégale du flux mondial, et puisque les relations inégales de pouvoir culturel entre l’Occident et le reste du monde persistent, la mondialisation peut apparaître comme un phénomène essentiellement occidental. Mais nous ne devons pas oublier que la mondialisation ne concerne pas seulement les relations de pouvoir entre l’Ouest et le reste. Elle concerne également les interactions, contacts, et les échanges économiques, politiques, sociaux, religieux, et culturels, car elle implique la mobilité des personnes, leurs systèmes de croyances, leurs valeurs culturelles et leurs identités fragmentées (ou, sur une note plus optimiste, leurs identités pluralisées (Dimitrova 2014a).

Pour Anthony Giddens, les aspects géographiques et spatiaux sont essentiels. Il voit la mondialisation comme l’intensification des relations sociales mondiales, qui relient les régions lointaines d’une telle manière que les événements locaux sont influencés par les événements qui se produisent au loin, et vice versa (Giddens 1990). Roland Robertson, un autre théoricien de la mondialisation, met l’accent sur la connexité. « Le concept de mondialisation concerne à la fois la compression du monde et l’intensification de la conscience du monde dans l’ensemble » (Robertson 1992, 8). De même, Arjun Appadurai, dans son travail, examine le rôle de l’imagination comme pratique sociale dans les mondes imaginaires. Les topographies complexes de ces états multiples sont structurées par une série de « paysages » : paysage ethnique, paysage technologique, paysage médiatique, paysage financier, paysage idéologique. Il parle aussi des flux et des déconnexions. Il voit la planète comme un monde de flux globaux. Ce sont des mouvements d’idées, des images, des populations, des technologies, qui travaillent dans et à travers la disjonction des paysages. (Dimitrova 2014a) Pour lui, la mondialisation est un monde de choses en marche qui sont en disjonction, et il réfléchit sur le potentiel de la mondialisation d’affaiblir l’État-nation (Appadurai 2001 ; 1996, 15).

Il n’est donc pas surprenant que la tendance à « l’homogénéisation mondiale » va de pair avec un retour puissant d’« ethnicité ». La réaffirmation des racines culturelles et le retour à la tradition et à l’orthodoxie ont longtemps été une source très puissante de contre-identification dans de nombreuses sociétés postcoloniales. Ainsi, à côté de la tendance à l’homogénéisation mondiale, il y a aussi une fascination pour la différence, l’ethnicité et « l’altérité ». Par conséquent, nous pouvons affirmer que la nature même de la mondialisation semble militer contre la stabilité d’un consensus : la mondialisation fonctionne au niveau local et mondial ; elle produit à la fois la fragmentation culturelle et l’homogénéisation ; elle produit la dispersion et la mise à l’écart, mais elle est aussi caractérisée par une dimension conjonctive et unificatrice (Dimitrova 2014a).

Ma discussion ici démontre que les nouveaux médias et les technologies de pointe ont permis à la communauté de Radhasoami non seulement de maintenir des liens avec la patrie en Inde, mais aussi d’adapter leur spiritualité à la modernité dans la diaspora en créant de temps et d’espace sacré, et en récréant le satsag dans le nouveau monde qui est devenu leur nouveau chez-soi. Remarquablement, les membres de la communauté Radhasoami ne sont pas isolés ou marginalisés par cette « altérité » de la foi et de la vie religieuse ; en fait, ils sont au centre de la vie commerciale et sociale des États-Unis, comme certains des poursuivants les plus réussis du rêve américain.