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Dans l’introduction à son manuel sur l’anthropologie de la religion, Michael Lambek (2001) explique que toute bonne anthropologie doit montrer combien les mondes religieux sont réels, vivants et signifiants pour ceux qui les construisent et les habitent ; le travail ethnographique se doit alors de rendre compte de ces réalités, de façon aussi créative que possible, dans la richesse de leur texture et de leur sensibilité, dans leur profondeur philosophique, dans la variété de leur gamme émotionnelle, et dans leur complexité morale. En captant la valeur et la puissance de tels mondes, mais aussi leur variété et leur compétition, poursuit Lambek, l’anthropologie se donne pour mission de les comprendre comme autant de manières d’agir, de questionner, de façonner et de penser l’expérience du monde, bien plus que comme un ensemble de réponses fixes dont la validité peut soit être estimée indépendamment (objectivisme), soit être acceptée en tant que tel (relativisme).

En effet, de la question de la rationalité dans la pensée primitive (Tylor), aux liens entre religion et ordre social, de la triade mythe, symbole, rite (Durkheim), à l’étude de l’aliénation, du fétichisme et de la mythification (Taussig), l’anthropologie a développé divers outils heuristiques dont Michael Lambek soutient que certains puisent leurs racines dans la pensée ancienne. Par exemple, la distinction que pose Aristote entre la poesis et la praxis préfigure celle que supporte la pensée anthropologique entre les fonctions productives (de sens notamment) et les valeurs performatives de l’activité rituelle : « In it sense of making, it comprises what in much of social thought have been separated and opposed as the material and the ideal, production and creation, ritual and narrative, the making and the made. » (Lambek 1998, 111)

Les processus d’individualisation et l’accent désormais porté sur le sujet croyant / non-croyant ont aujourd’hui modifié l’outil méthodologique et déplacé la recherche autour de nouveaux objets : Albert Piette (2003) parle de « la religion en train de se faire » dans le cadre d’une anthropologie qu’il décrit comme existentiale en la voulant plus axée sur l’humain que sur son environnement, il renouvèle ainsi le problème du lien entre l’homme et son milieu qui anime la discipline anthropologique. Loin de remporter le consensus, ces perspectives nouvelles ne sont pas sans susciter d’âpres débats quant aux possibilités réelles d’accéder à l’expérience de l’être-au-monde humain. Le français François Laplantine pose par exemple l’impossibilité de saisir l’expérience de la contingence de l’individu autrement que par l’étude de ses manifestations, notamment celle de ses artefacts, ces derniers s’avérant ultimement nécessairement superficiels puisque toujours culturellement situés.

C’est toutefois l’idée de religion vécue (Ammerman 2007 ; Hall 1997 ; McGuire 2008) qui remporte aujourd’hui un quasi plébiscite auprès des anthropologues du religieux. Partant d’une dichotomie entre la religion et l’autorité institutionnelle d’une part, et la religion dite ordinaire, dynamique, en processus, en devenir, contextualisée dans le temps et l’espace d’autre part, le concept de religion vécue postule un enchevêtrement entre les pratiques religieuses et celles du quotidien. Si cette distinction heuristique entre la religion comme institution sociale de légitimité historique, et le religieux comme univers sémiotique donnant sens à l’expérience humaine définit de nombreuses orientations épistémologiques, elle ne se réfracte cependant pas dans le vocabulaire commun qui, de façon galvaudée, lui associe habituellement l’opposition entre religion et spiritualité. Attachées à déconstruire les monolithiques religieux, les ethnographies de la religion reconnaissent en effet l’existence de variantes spirituelles dans la plupart des traditions religieuses, lesquelles offrent des espaces d’expérience religieuse propices à l’éclosion d’une forme subjective et intérieure axée sur l’expérience transcendante, plutôt que sur la communalité de croyances et sur la reconnaissance partagée de leurs diffractions dans le monde. C’est donc dire que l’institution et la subjectivité dialoguent et se font en écho, comme le religare et le relegere se complètent pour composer la texture de la religion, et la verticalité et l’horizontalité s’associent pour modéliser la densité de la réalité.

Toutefois, pour nos contemporains qui se définissent volontiers comme « spirituel », étant implicitement entendu au sens de « par opposition à la religion », le qualificatif englobe une large gamme de pratiques et de postures éthiques qui semblent référer à une quête de transcendance, de vérité et d’authenticité telles qu’elles se manifestent dans l’immanence. Il induit alors une priorité portée au bien-être et au développement personnel, un engagement envers le corps et les sens, et un désir d’union avec l’esprit, il se décline parfois en un style de vie particulier, comprenant un code vestimentaire et alimentaire, et un comportement social. « Être spirituel » peut également signifier une philosophie de vie qui met en exergue les similitudes entre les êtres humains dans leurs condition et constitution, leurs aspirations convergentes à la transcendance, ainsi qu’un désir d’outrepasser les différences alors perçues comme simples produits du social et du culturel. Le succès des centres de yoga, des techniques de méditation, des retraites chamaniques, des ateliers de développement personnel, la fascination pour l’esthétique et l’art Sufi ou pour la Kabbale, le regain d’intérêt pour certains auteurs orientaux (Rûmi, Khalil Gilbran, etc.) sont tous partie intégrante de ce mouvement contemporain ; ils constituent cependant sans doute la partie émergée de l’iceberg. Dans des contextes séculiers, voire laïcs, tels que les institutions parapubliques (de santé, scolaires) ou dans les milieux professionnels, la spiritualité apparaît désormais comme un choix sémantique consensuel permettant de rendre compte de la dimension religieuse incontournable de l’être humain tout en sacrifiant aux principes de neutralité de l’État, et à plus forte raison de l’espace public. Croyances et pratiques flexibles et mouvantes affublées de la sémantique de la spiritualité semblent ainsi réinsérer du religieux dans la modernité, faisant éclater la frontière hermétique dessinée par Durkheim et Eliade entre les domaines classiques du sacré et du profane. Dans un environnement néolibéral globalisé, la notion de spiritualité est d’ailleurs devenue matière à distinction sociale et à « commodification », si l’on en juge par les marchés ouverts par la commercialisation de divers produits assimilés à la spiritualité et à sa pratique, tels que les vêtements de marque Lululemon pour les adeptes du yoga.

Si la spiritualité est devenue un trope des sociétés sécularisées emprunté en lieu et place de la notion de religion, nous soutenons qu’elle participe d’une vision christianocentrée de la religion et de l’évolution du fait religieux propres aux sociétés régulées par le paradigme chrétien. Dans cet article, nous proposons de déconstruire ce discours en identifiant les conditions et contextes qui en ont favorisé l’émergence, tant dans le champ sociétal qu’épistémologique. Dans un premier temps, nous inscrivons les manifestations actuelles de la spiritualité dans le paradigme néolibéral dans lequel elles émergent et prospèrent, avant de décrire la variété des profils des sujets spirituels contemporains qui s’y rapportent. Nous examinons ensuite comment l’herméneutique du soi telle que développée par Foucault à partir des enseignements de la philosophie grecque antique fournit un cadre heuristique propice à la modélisation de la praxis associée à la spiritualité. Dans un second temps, nous discutons ces perspectives à l’aide de nos observations et de la littérature ethnographiques. Cette lecture empirique transversale nous amène à rapporter les expériences de la spiritualité dans des formes de communalité axées sur la communion collective, et à situer son acception chrétienne dans un domaine plus large associé aux esprits et à leurs interactions avec les humains. Ces perspectives alternatives portées sur le sujet, sur les esprits, et sur leurs articulations suggèrent des pistes heuristiques nouvelles qui orientent l’étude du sujet spirituel dans le champ de la guérison.

1. La spiritualité : un consensus à l’ère contemporaine du néolibéralisme

Une littérature dont Gauthier, Martikainen et Woodhead se sont faits les chefs de file tend à considérer l’impact du néolibéralisme sur les pratiques et modes de religiosité contemporains, le néolibéralisme étant ici entendu dans le sillage de l’émergence du domaine économique (incluant le consumérisme, les techniques de gestion et de marketing, l’entrepreneuriat, la médiatisation, la globalisation, etc.) comme un nouveau paradigme qui imprègne « toutes les sphères de la vie sociale depuis les dernières décennies » (Martikainen et al. 2013, 1). Ainsi, les idées et techniques néolibérales issues du libéralisme de marché tendent à reconfigurer les organisations religieuses, croyances, pratiques et comportements dans le sens de la compétition et de l’efficacité, et à insérer l’individu dans une perspective progressiste de perfectionnement et de développement de son plein potentiel. Grandement facilitée par le processus de sécularisation qui se pose en corollaire, l’expansion du néolibéralisme déplace ainsi la focale sur l’expérience de l’individu et sur son authenticité. Ce dernier s’inscrit alors dans une matrice espace-temps désormais définie par l’urgence de l’immédiateté, et par la pensée de la globalité qui se réfracte dans une conception holiste de l’être humain. Alors que l’individu est ici invité à repousser ses propres frontières de possibilités, son parcours le qualifie également comme agent ultime de transformation sociale. C’est dans ce contexte que Gauthier et ses collègues comprennent, entre autres, la critique collective parfois virulente à l’égard des autorités et hiérarchies religieuses, l’interaction suractivée entre les domaines de la religion et de la santé, laquelle induit le passage du salut du domaine de la transcendance à celui de l’immanence, la porosité des diverses sphères institutionnelles et, finalement, le rôle de la spiritualité comme objet central dans et de la contemporanéité. Si l’ère du néolibéralisme est celle de la mobilité, les pratiques qui s’y déploient n’en sont pas pour autant diffuses, fragmentées, ni dérégulées. Elles portent en réalité leur propre rationalité structurante (Gauthier 2017).

Dans leur importante étude menée en Grande-Bretagne, Heelas et Woodhead (2005) traitent la religion et la spiritualité comme deux domaines structurant différemment la vie, les sociologues observant un glissement du premier vers le second. Alors que la religion est considérée comme la « life-as » qui conduit à se comporter selon des rôles prescrits, la spiritualité est apparentée à la « subjective-life » qui amène à mener sa vie selon ses propres expériences et interactions avec les autres, ce que les auteurs appellent les « activités et spiritualités holistiques ». L’étude indique que ces dernières attirent plus de femmes que d’hommes, en particulier au cours de la seconde moitié de la trajectoire de vie. Si Heelas et Woodhead en déduisent le déclin des traditions religieuses et la croissance des religiosités individuelles ou communales (petits groupes expérientiels), ils inscrivent également ces transformations dans le tournant de subjectivation qu’ont connu les sociétés de modernité tardive. Ainsi, les études s’accordent à montrer que les thématiques de la qualité de vie, du bien-être, de la santé et de la guérison sont désormais omniprésentes dans les mouvements religieux actuels, célébrant le retour à une vision holistique de l’être humain intégrant son corps, son esprit et son âme en un équilibre global au sein de ce que Françoise Champion (1990) décrit comme une « nébuleuse mystico-ésotérique ». Cette dernière est caractérisée, entre autres, par la primauté accordée à l’expérience personnelle et par une conception moniste du monde ne distinguant pas le naturel du surnaturel, de la science, de la religion et des religiosités populaires ou ésotériques.

Force est de constater que ce nouveau paradigme centré sur la personne englobe désormais de nombreuses sphères sociales telles que les systèmes d’éducation centrés sur l’enfant ou les institutions de santé axées sur la figure du patient, comme en atteste l’institutionnalisation récente de la figure des intervenants en soins spirituels. Des observations ethnographiques indiquent d’ailleurs que de nombreux professionnels de la santé fréquentent des groupes religieux ou participent à des rituels (de type umbanda par exemple) dans le but de développer des approches alternatives de la maladie et des désordres physiques, émotionnels et mentaux, et orientées non sur la maladie, mais sur le soin et la santé globale. Alors que plusieurs considèrent la vitalité actuelle des mouvements conservateurs et fondamentalistes comme une réaction à ce tournant vers la subjectivité, les observations montrent que le succès de ces groupes, en particulier dans le cas des églises charismatiques, réside également dans leur capacité à combiner la rigueur normative et l’attention aux vies intimes, voire leur reconstruction, dans un nouveau schéma narratif. Aussi la « nébuleuse » serait-elle régulée par un ordre et une logique qui lui sont propres, issus d’un mouvement que Françoise Champion (2007) qualifiait récemment de « glissement du psy au spirituel ». Ici, le spirituel est identifié comme un champ sacral qui accueille, balise et investit de sens, voire de transcendance des expériences jusque-là limitées au domaine existentiel, telles que la maladie ou les états limites de conscience ou d’existence. Si l’attribution de significations sacrées à des maux physiques, psychiques ou sociaux n’a rien d’inédit lorsqu’on la situe dans le temps long de l’humanité, le retour à une anthropologie de l’Homme faisant référence au transcendant, à l’âme, au corps et à l’esprit selon des credos nouveaux (Nouvel Âge par exemple), pour formuler des expériences-limites telles que la maladie ou le deuil marque une nouvelle période de la modernité, sans doute alors qualifiée de « spirituelle ».

Ces tendances que présentent la plupart des sociétés contemporaines sont corroborées par les résultats de notre projet ethnographique qui a permis de documenter, sans prétention d’exhaustivité, la diversité religieuse qui est apparue au Québec, dans les espaces laissés vacants par la perte d’influence de l’Église catholique[1]. Dans le cadre d’une recherche portant sur les itinéraires de sens de Francoquébécois babyboomers[2], nous avons également relevé des croyances et des pratiques composites et idiosyncratiques (bricolages), issues de processus subjectifs reliés aux parcours biographiques et expériences de vie. Ici le religieux est compris comme une quête vécue dans un cadre expérientiel et évolutif, nécessitant par le fait ce que Meintel (2012, 4-5) appelle des « outils de transcendance ». Ces outils s’avèrent nécessaires pour accéder et développer les compétences, styles de vie, états d’esprit voire champs sémantiques requis pour accéder à d’autres niveaux d’expérience de la réalité, en vue d’atteindre ce qui est aujourd’hui valorisé comme la « vie bonne » (Butler 2010). Il s’agit, en somme, de générer les conditions objectivement requises pour la pleine réalisation de l’être humain et de son potentiel. Excepté sans doute pour les membres de mouvements fortement axés sur la communalité (charismatiques, pentecôtistes, etc.), cette priorité axée sur l’évolution du soi est considérée comme incompatible avec l’adhésion à des institutions religieuses dont la force organisationnelle en serait également une d’inertie. Pierre Prades (2014) note que la réflexivité ainsi promue est habituellement pensée comme un choix non seulement rationnel mais aussi utilitariste, le sujet devenant un projet en soi et l’humain, un foyer de potentialités à réaliser. Selon le sociologue, ce projet prend ses racines dans une éthique protestante libérale toujours active dans les pays de tradition chrétienne, s’appuyant sur l’idéal de sanctification ou de perfection propre aux puritains. Nous verrons plus loin qu’elle n’est pas sans liens avec la philosophie antique.

Les résultats empiriques montrent toutefois une réalité plus fine et une variété de postures relativement à la religion, aux croyances et aux pratiques, validant ainsi de nouvelles catégories heuristiques de profils religieux, non institutionnalisés, fluctuants et mobiles, et souvent liés au processus d’individualisation du religieux. Ainsi, la catégorie des « nones » entendue au sens large regroupe les individus qui ne s’attribuent aucune affiliation religieuse et comprend autant les indifférents à la religion que les agnostiques. Sans se définir nécessairement comme « non-religieux », les « nones » peuvent développer leurs propres ensembles de croyances métaphysiques ou éthiques, pratiques, systèmes moraux, ou même leur propre registre de sacralité ancrée dans le domaine du quotidien, ce que la sociologue Nancy Ammerman qualifie de « procès de sacralisation » (2007). Au Québec, la catégorie des « nones » s’articule probablement autour d’une perspective culturelle ou identitaire du catholicisme (Lemieux 1990) qui peut amener certains Québécois à fréquenter les églises pour des rituels précis du cycle de vie, ou pour se rappeler à leur esthétisme.

Les études quantitatives de Robert C. Fuller (2001) et de Reginal Bibby (1990) menées aux États-Unis et au Canada ont popularisé la catégorie des SBNR, soit les « spirituels, mais non religieux ». Aux États-Unis, Fuller les associe aux « unchurched », c’est-à-dire aux non-affiliés qui démontrent un intérêt pour les questions spirituelles, mais souhaitent développer cet intérêt en dehors de toute organisation religieuse qu’ils considèrent comme des obstacles dans leur démarche de progression spirituelle. Si, comme celle des « nones », la catégorie des « spirituels, mais non religieux » constitue un produit de l’individualisme religieux, il convient de souligner que les institutions religieuses comptent également parmi leurs membres de nombreux individus motivés par une quête spirituelle qui peut parfois les placer en dissonance avec les dogmes qui y sont professés, ou qui cumulent des croyances et pratiques diverses, sans y concevoir d’incohérences. En outre, la mobilité des quêtes et des parcours individuels rend possible la circulation d’une même personne entre différentes catégories au cours de son cycle de vie.

Plus récemment, la typologie établie par Jörg Stölz et son équipe (2013) pour décrire le paysage religieux suisse propose des catégories particulièrement opérationnelles : les institutionnels parmi lesquels on distingue les établis (membres actifs des Églises catholiques ou réformés) et les évangéliques ; les alternatifs qui adoptent la sémantique de la spiritualité et qui se caractérisent par des croyances et des pratiques de type holiste, syncrétique et en lien avec la nature ; les distanciés qui sont les plus nombreux et qui affichent certaines croyances ou pratiques religieuses, tout en ne leur accordant qu’une importance minime ; et enfin les séculiers n’ayant ni convictions ni pratiques religieuses, cette catégorie comprend les indifférents et les adversaires à la religion. L’étude empirique de la catégorie des alternatifs permet d’y discerner deux types d’acteurs : d’une part, les ésotériques dont les pratiques spirituelles recouvrent la globalité de leur existence et, d’autre part, les « sheilaïstes[3] » et clients alternatifs qui développent leurs pratiques et croyances personnelles. Dans les deux cas, les sociabilités développées demeurent circonscrites à des « milieux ésotériques », parfois organisés en des réseaux qui apparaissent du reste souvent circonstanciels et extensifs. Selon le portrait que Stolz et ses collègues en dressent, les alternatifs tendent à sacraliser des valeurs modernes et progressistes telles que la tolérance, l’individualisme et l’imagination, ils portent aussi la priorité sur le corps et ses besoins, sur l’autorité de l’expérience et de l’authenticité.

Si l’émergence de ces profils religieux contemporains s’inscrit clairement dans les processus d’individualisation du religieux et les possibilités d’idiosyncrasies qu’ils offrent, leur introduction dans les épistémologies actuelles a significativement transformé les études sur le religieux, jusque-là essentiellement centrées sur les communautés religieuses et le rapport de l’individu au collectif. En ce sens, les nouvelles catégories de sujets spirituels apparaissent comme un produit de la sécularisation, du néolibéralisme, et de l’accent désormais porté sur l’intimité du sujet et sur sa réalisation. Leur épanouissement personnel étant réputé émerger de leur démarche de spiritualité, le problème de la réalisation du sujet néo-libéral s’en trouve déplacé dans le domaine spirituel.

2. La spiritualité ou la voie privilégiée de l’herméneutique du sujet contemporain

Comme le souligne Jacques Le Brun (2015), c’est dans son désormais célèbre cours donné au Collège de France en 1981-1982 que Foucault développe en pointillé l’idée de la spiritualité : « je crois qu’on pourrait appeler “spiritualité” la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité » (dans Le brun 2015, 16). Selon lui, l’epimeleia heautou (le souci du soi) de l’Antiquité grecque constituerait la forme la plus aboutie de la spiritualité, « soit l’insistance sur la pratique (et la progressive autonomisation de la pratique par rapport à la théologie) [avec l’accent porté sur] les pratiques telles que contrition/attrition, fréquence de la communion, pratique des jeûnes, ordre des prières, forme de dévotions, etc. »

Cette lecture s’inspire de la définition du spirituel introduite par le philosophe Pierre Hadot qui s’applique avant tout aux exercices de Ignace de Loyola, qui « sont l’oeuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu ». Ainsi, le mot « spirituel » « révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est-à-dire se replace dans la perspective du Tout » (Hadot 2002, 21). Les exercices antiques visent donc avant tout « l’amélioration, [et] la réalisation de soi », c’est-à-dire un équilibre à la fois intellectuel, affectif et existentiel qui se serait rompu avec le changement de paradigme de la période médiévale et son orientation vers la théologie, science suprême de la contemplation de Dieu, au détriment de la philosophie et d’une manière de vivre. À cet égard, l’historien Pierre Antoine Fabre confirme que la spiritualité désigne non des doctrines, mais des opérations.

Partant du constat que, dans la philosophie antique, prendre soin de soi signifie s’occuper de son âme (psuchè), Foucault propose que la spiritualité recouvre l’« ensemble [des] recherches, pratiques et expériences que peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d’existence, etc., qui constituent, non pas pour la connaissance, mais pour le sujet, pour l’être même du sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité » (p. 16-17). Si la vérité désigne ici la finalité du cheminement du sujet, elle est aussi son facteur de réalisation : « La vérité c’est ce qui illumine le sujet, la vérité c’est ce qui lui donne la béatitude, la vérité c’est ce qui lui donne la tranquillité de l’âme » (p. 18). Comme elle offre de sauver le sujet à l’issue d’un cheminement ponctué d’épreuves, la vérité se présente non comme une connaissance (philosophie), mais comme une forme d’authenticité dans le rapport à soi que seule permet une véritable transformation du sujet. Cette transformation n’est rendue possible que par sa conversion.

La spiritualité selon Foucault s’inscrit dans une théorie de la subjectivité qui lui est propre. Celle-ci repose sur les mécanismes qui façonnent les dispositions du soi, c’est-à-dire l’ensemble des processus normatifs qui forment un dispositif organisé de technologies permettant de discipliner l’individu et, ultimement, de produire un sujet éthique. Ce processus qualifié de subjectivation ou « constitution du sujet » s’inscrit dans un champ constitué d’un ensemble de procédures pratiques qui visent à instaurer et à développer un rapport au soi déterminé. Parce qu’elle implique de revenir vers soi en se détournant de ce qui est extérieur, Foucault (2001) considère que la notion de conversion constitue l’une des plus importantes technologies du soi qu’a connues l’Occident. En revisitant la philosophie grecque antique, le philosophe identifie plusieurs modèles de conversion. Premièrement, l’epistrophê de Platon entraine un mouvement de retour de l’âme vers sa source, vers l’essence et la vérité de l’Être. Constatant sa propre ignorance, « c’est dans l’acte de réminiscence comme forme fondamentale de la connaissance » (p. 201) que le sujet est mené à l’éveil. L’epistrophê repose sur une opposition fondamentale entre le monde terrestre et l’au-delà, et suppose la possibilité pour l’âme de se libérer du corps. La metanoia chrétienne quant à elle découle d’un bouleversement de l’esprit, un renouveau radical ; la mort et la résurrection du sujet fondent l’expérience et la volonté de renoncement de soi à soi. Cette transformation brutale du mode d’être du sujet découle d’un élément unique, soudain, « à la fois historique et métahistorique ». La troisième démarche s’inspire de la culture du soi hellénistique et romaine, à savoir du convertere ad se. Ici, la conversion constitue un processus long et continu d’auto-subjectivation qui ne s’appuie ni sur une opposition entre deux mondes, ni sur un détachement par rapport à son corps. Il s’agit d’un « rapport complet achevé de soi à soi », ou d’« adéquation de soi à soi » qui s’accomplit par l’exercice, la pratique, l’entrainement, l’aksêsis plus que la connaissance du soi. Dans ce processus téléologique, c’est tout l’être qui se concentre sur le soi comme seul et unique objectif en vertu d’un processus herméneutique qui travaille l’esprit et le corps (Mossière 2012).

La notion de conversion apparaît alors dans le sens large d’une transformation du sujet qui, en outrepassant l’idée de changement de religion, évoque la définition classique et consensuelle de Heirich (1977) « change of heart ». Alors que cette transformation apparaît comme le motif même de la spiritualité, celle-ci devient l’élément déterminant d’une praxis et d’une réflexion. Jacques Le Brun parle de la « plasticité » du spirituel, dont l’histoire montre qu’il s’adapte à des situations intellectuelles variées, tout en étant capable de s’incarner en des disciplines et des univers divers du savoir et de l’action. Forte d’une sorte d’indétermination, sa sémantique peut être mobilisée au sein de registres divers (développement personnel, spiritualités autochtones, etc.) de sorte qu’elle contribue adéquatement à toute science du concret et de la praxis. En ce sens, la notion intéresse une anthropologie du religieux axée sur la performativité du sujet pieux, qui pourrait ultimement être complétée par une anthropologie du croire, dont les premiers jalons, posés par Anne-Sophie Lamine et Albert Piette, entre autres, gagneront à intégrer l’éclairage que peuvent offrir le spirituel et sa compréhension.

Évoquer la spiritualité en les termes hérités de la perspective de Foucault pose cependant problème : la notion ne deviendrait-elle pas alors un instrument d’analyse, un concept opératoire plutôt qu’une discipline en tant que telle ? En portant le regard sur le sujet, cette approche n’évacue pas en effet le risque constant d’une épistémologie centrée sur l’individu ignorant, par ricochet, les interactions du sujet croyant avec son environnement, ainsi que l’indéniable construction culturelle, sociale et politique de la spiritualité, voire la visée sociale et politique propre à ceux qui y souscrivent. D’ailleurs la philosophie antique sur laquelle s’appuie Foucault inscrit l’exercice de tourner le regard vers le soi dans le projet de mener une « vie bonne », c’est-à-dire dans un principe de responsabilité personnelle et morale et, l’on pourrait dire, sociale. Le philosophe Pierre Hadot ajoute que, historiquement, ce souci du soi ne se dissociait guère du souci d’autrui ni des affaires de la cité, au rang desquels figure le devoir d’agir au service de la communauté humaine, et selon la justice. Selon Jean-Louis Schlegel (2014, 36), cette « tradition profane ou terrestre de la vie antique, visait avant tout la vie bonne en ce monde, le rapport à soi, au cosmos et aux autres hommes, et [elle] apprenait aussi à mourir ». Une telle préoccupation n’est pas sans inspirer bon nombre de « sujets spirituels » contemporains à l’instar des « créatifs culturels » (Vitalis 2016), dont le travail sur le soi participe d’un impératif individuel et moral que traduit un engagement plus large au service de causes environnementales et, plus largement, d’un modèle sociétal novateur.

Dans cette réflexion, nous proposons d’affiner la forme heuristique suggérée par la philosophie de Foucault à l’aide de pistes issues de la pensée anthropologique qui invite à intégrer le rôle du groupe et de l’expérience collective dans la composition du sujet spirituel. Processus de subjectivation s’il en est, les phénomènes de conversions contemporains offrent un laboratoire particulièrement propice à l’étude de telles dynamiques ; la littérature indique en effet que les trajectoires de conversion sont habituellement catalysées par un moment fondateur dont la force est d’autant plus grande qu’il est vécu en communauté. Par exemple, si l’islam peut être interprété par de nombreuses converties comme une forme d’herméneutique du soi dont la restauration passe par la discipline du sujet (Mossière 2011), les observations montrent également le rôle central et édifiant d’expériences collectives fortes, telles que le rituel du ramadan. Pour beaucoup de femmes que j’ai pu rencontrer lors de plusieurs terrains ethnographiques (Mossière 2013), celui-ci constitue un moment fort, quasi cathartique de l’épreuve du jeûne qui, en se sublimant dans le partage collectif, mène au passage du soi dans un univers de sens autre dont la vérité, si elle est reconnue, ne peut être touchée que par la performance quotidienne de pratiques religieuses vertueuses. L’institution religieuse compte ici moins pour la structure organisationnelle qu’elle propose que pour le cadre et les balises stables et sécurisantes à l’intérieur desquelles elle permet au sujet et à son expérience d’être-au-monde de se manifester voire de se sublimer. Dans la même veine, de nombreux yogis disent avoir intégré leur pratique privée dans leur quotidien tout en valorisant les activités communautaires où, disent-ils, l’énergie du groupe contribue à porter l’ensemble des participants dans une expérience souvent transformatrice. La force que la communauté manifeste en un exercice hautement ritualisé, et souvent assorti de normes, transpose le « moment spirituel » dans une expérience effervescente communautaire dense, une communitas au sens de Victor Turner (1972), qui catalyse l’expérience autant qu’elle la bonifie. L’anthropologue présente la communitas comme un effet de collectivité spontané, expérientiel, a-structuré, et par le fait même, liminal. Si cette communauté de l’éphémère n’a de pareil que l’intensité de l’expérience partagée, elle préfigure un passage d’un état stable à l’autre, ouvrant ainsi un espace de transformation de l’individu et de l’ensemble du groupe. Ce type de socialités qui n’a rien d’inédit semble toutefois réactualisé, autant dans le cadre des spiritualités contemporaines, de type ésotérique, néo-chamanique, ou lié à la nature que par les formes de ritualisations qui perdurent au sein des grandes traditions religieuses (Turner 2012).

L’observation de la propension à l’effervescence que peut provoquer la « mise en communauté » ne saurait toutefois ignorer combien la densité du moment est également stimulée par la présence, ressentie ou supposée d’une force, énergie, entité, habituellement qualifiée de façon générique d’« esprit ». Dans le christianisme, les pentecôtistes ont remis à l’ordre du jour les charismes et l’intercession de l’Esprit saint pour provoquer des expériences individuelles vécues en communauté, spiritualisant ainsi la vie religieuse tout en la contenant dans un cadre institutionnalisé. Un détour ethnographique montre toutefois que le rôle de l’esprit, et à plus forte raison des esprits semble constituer une constante dans le rapport au religieux de diverses sociétés humaines. De ce point de vue en effet, les cultes pentecôtistes se comparent aux rituels druidiques facilitant le contact avec les esprits de la nature et aux catharsis umbanda canalisant l’expression des esprits orisha par les corps des adeptes. Élargir la focale sur la notion de spiritualité au-delà de son cadre chrétien invite donc à raffiner le processus de subjectivation qui lui est associé en tenant compte du rôle du communautaire et du rapport à l’Autre, souvent subsumé dans le lien à une entité dite surnaturelle.

3. Détour ethnographique sur l’esprit… et la spiritualité

Bien que les études empiriques brossent un portrait de plus en plus exhaustif des spiritualités actuelles, la perspective anthropologique permet de poser un regard autre sur ces observations consensuelles, notamment en revisitant la valeur heuristique de la notion de spiritualité en tant que catégorie de pensée. L’exercice a déjà été posé pour la catégorie religion dont bon nombre de penseurs postcoloniaux (Asad 1993 ; Smith 1991 ; Nongbri 2013) ont montré le profond ancrage dans l’histoire chrétienne de l’Occident, tout en invitant à s’interroger sur les conditions historiques qui favorisent l’émergence et l’existence de pratiques et discours religieux particuliers. À cet égard, Malcolm Ruel (1982) souligne que si le paradigme occidental a privilégié les croyances et la foi dans le fait religieux, l’étude de peuples situés dans d’autres aires culturelles (Kurya d’Afrique de l’Est auprès de qui il a mené son terrain par exemple) indique a contrario que les religions peuvent aussi se construire sans croyances, dieu ni concept ou rituel métaphysique. Dans ces milieux, les rituels pratiqués selon les formes prescrites ainsi que leur démonstration en communauté s’avèrent souvent plus structurants pour le fait religieux, notamment pour sa capacité à créer et à cimenter le groupe et l’ordre social. Ils justifient ainsi l’intérêt que porte l’anthropologie à la praxis comme objet d’étude.

Comme le terme religion, celui de spiritualité trouve sa texture dans l’essence chrétienne héritée de son étymologie latine spiritus, le souffle de l’esprit. Ainsi, la spiritualité fait référence à une vie dans et de l’esprit qui, comme le propose l’anthropologue chrétien Michel Fromaget, ouvre l’être à la Transcendance selon une vision à la fois ternaire et unifiée de l’homme — corps, âme, esprit. La vie dans l’esprit projette alors l’être humain à « un autre niveau de profondeur, d’entrée dans une autre perspective sur le monde, celle du monde spirituel […] atemporel qui n’est ni un ailleurs, un autre monde ou un au-delà : il est ce monde-ci, perçu à un autre niveau de profondeur » (Fromaget 2009, 12). Si, comme celle de la religion, la définition de la spiritualité peut être qualifiée de christianocentrique, la description ethnographique peut contribuer à saisir la question de la spiritualité au-delà de la notion chrétienne du souffle en tenant compte de ses manifestations et modes de compréhensions au sein de cultures variables.

Un retour aux « pères de l’anthropologie » indique que la « spiritualité » ne constitue pas une catégorie explicative pour cette science du concret qu’est l’anthropologie. Le projet de saisir l’essence de ce que pourrait constituer le religieux dans l’expérience humaine amena les premiers anthropologues à se pencher sur les sociétés dites « primitives ». C’est autour de la notion d’esprit qui se retrouve dans la première définition, minimaliste, de la religion proposée par Tylor en 1871, soit la croyance en des êtres spirituels au sens d’esprits — « spiritual beings » (parfois traduit comme « êtres surnaturels ») —, que semble graviter la forme originelle de toutes les religions. Tylor identifie deux corps de croyances importants qui forment chacun des doctrines différentes, le premier aborde les esprits (souls) comme des créatures individuelles capables d’une existence continue après la mort ou après la destruction du corps, tandis que le second intègre dans sa cosmologie des esprits promus à des rangs plus élevés que les humains, et comparables à des dieux puissants. Ainsi, les êtres spirituels seraient capables d’influencer ou de contrôler les événements qui surgissent dans le monde matériel ainsi que la vie des hommes dans l’ici-bas et dans l’au-delà. On comprend également qu’ils peuvent interagir avec les êtres humains, et se montrer ravis ou indisposés des actions de ces derniers. Ultimement, l’animisme inclut la croyance en des esprits (souls) et, à moyen terme, en des dieux contrôlants et des esprits qui leur sont subordonnés, ces principes aboutissant habituellement à des pratiques culturelles de dévotion ou de propitiation. Notons ici que Tylor n’opère pas de distinction stricte entre les termes soul et spirit, le premier pouvant mener au second, et les deux pouvant s’incarner dans le corps sous diverses formes. Par ailleurs, la notion d’esprit, telle que la conçoit Tylor, réfère avant tout au domaine du surnaturel, qui fait ici référence à un niveau de réalité différent du domaine des corps matériels, étant entendu que l’être humain aurait la capacité de circuler entre ces divers registres selon les états dans lesquels il se place (sommeil et rêve, transe, etc.). James Frazer développe les prémisses de cette pensée animiste en la situant aux premières étapes de la formation des religions auprès de peuples dits « primitifs » ; ces derniers associeraient l’activité du monde naturel aux agissements et intentions d’esprits qui, à l’instar du vent ou de la tempête, constitueraient des entités hostiles ou porteurs de la colère d’un être suprême.

Quels que soient ses avatars culturels, à l’origine de la théorie animiste semble se poser une idée de puissance ou de force dont Durkheim a illustré la présence transversale dans diverses sociétés dites primitives, et qu’il choisit de fédérer en le terme unique de « mana ». Empruntant à la sémantique mélanésienne, Durkheim définit le mana comme une « force anonyme et impersonnelle, qui se retrouve dans chaque être (animal, personne), sans pourtant se confondre avec aucun d’eux (Durkheim 1968 [1912], livre II chapitre 6). Il s’inspire à cet égard des travaux de Codrington qui définit le mana comme une

force, une influence d’ordre immatériel et, en un certain sens, surnaturel ; mais c’est par la force physique qu’elle se révèle, ou bien par toute espèce de pouvoir et de supériorité que l’homme possède. Le mana n’est point fixé sur un objet déterminé ; il peut être amené sur toute espèce de choses… Toute la religion du Mélanésien consiste à se procurer du mana soit pour en profiter soi-même, soit pour en faire profiter autrui. »

Durkheim 1968, 192

Si, à la suite de Preuss, l’anthropologue reconnaît que cette puissance se pose en amont de l’idée d’âme et d’esprit qui en propose une version transformée, matérialisée, voire personnalisée, il souligne que dans la cosmologie mélanésienne, elle se trouve étrangère à toute référence à un être suprême, unique ou universel, toute concentrée qu’elle est dans la fluidité et la plasticité des « vagues effluves » qui constituent son ontologie et qui ne la rendent pas moins circulante (via les orifices du corps) et agissante. Durkheim (1968 [1912], livre II, 199). Le mana pourrait-il être universel ? Intimement liée à l’idée du clan, cette force ne pourrait apparaître qu’avec le développement ultérieur du sens d’une unité d’appartenance qui peut être globale.

La spiritualité chrétienne définie comme souffle de l’esprit pourrait, par extension, s’inscrire dans cette catégorie de l’ordre du surnaturel. Ainsi dissociée d’un registre strictement chrétien, cette catégorie autoriserait l’émergence de définitions de l’esprit autres, qui s’inscrivent sans doute moins dans les frontières de l’individualité chrétienne ; elle évoquerait alors des expériences d’incorporation d’esprits en des espaces-temps alternatifs. Par exemple, les courants charismatiques et pentecôtistes actuels du christianisme reviennent à ce type d’expériences d’incorporation, où l’intimité du sujet devient espace d’intériorité et d’étrangeté, aussi divine soit-elle.

C’est sans doute par leur description ethnographique des rituels de possession que les anthropologues ont apporté leurs contributions majeures à la question des esprits. Tout en flirtant parfois avec certaines lectures psychanalytiques (Obeyesekere 1981), un pan de la littérature anthropologique à saveur marxiste propose d’interpréter les rituels de possession comme des modes d’expression et de résolution des désordres et problèmes sociaux. Affranchis des tabous et rôles sociaux institués, les esprits auraient alors licence pour manifester les maux sociaux, non sans provoquer un effet libérateur sur leur porteur. Au Brésil, Bastide présente la violence rituelle des transes macumba des « Vieux nègres » yoruba comme un emprunt syncrétique à l’appel aux esprits amérindiens autochtones permettant de manifester « contre la culture blanche, une contre-culture ou une anti-société en formation » (Bastide 1975, 221). Le thème de la catharsis dans la possession par les esprits demeure une constante parmi les études ethnographiques qui conçoivent le monde des esprits comme un microcosme des divers domaines d’existence du monde humain (personnel, social, écologique, etc.). Parmi les Songhay du Niger, Stoller (1995) montre par exemple que si le panthéon des esprits reproduit symboliquement l’ordre politique local, sa flexibilité et ses mutations reflètent l’évolution politique locale d’un régime colonial vers un gouvernement totalitaire. Dans ce contexte, la mimesis et l’incorporation rituelle des « génies » permettent la mise en scène de modalités de résistance culturelle et de critique politique. S’intéressant à la question du sujet, en particulier féminin, sous l’angle de sa détermination culturelle, Janice Boody voit dans les rituels de possession un potentiel de résistance aux discours hégémoniques, et une voie de créativité pour le sujet. Ici l’expérience de l’esprit formulée dans les termes d’un mythe commun permet d’exprimer, d’actualiser et de transcender la condition de l’être humain, et sa réflexivité. Après le rituel de possession des esprits zar dans le nord du Soudan, des femmes musulmanes mariées suivies par Janice Boddy (1988) rapportent, a posteriori, ressentir un certain équilibre émotionnel, un mieux-être voire une libération somatique. Le monde spirituel fusionne donc avec le monde social et naturel en de multiples points de jonction et d’interpénétration.

La dimension thérapeutique des expériences de l’esprit constitue le lieu privilégié de ces interactions dont les études ethnographiques sur les possessions par les jnun (pluriel de djinn), des forces invisibles liées à la cosmologie musulmane qui les décrit comme des entités créées par Dieu à partir de fumée sans feu, ont habilement su rendre compte. Là, les maladies, inconforts, malchances sont associés à la possession en soi et autour de soi par un djinn, et leur résolution doit nécessairement s’opérer par l’intermédiaire d’une transe dont la forte ritualisation permet de rétablir l’équilibre entre les forces visibles et invisibles et, partant, d’apporter la guérison. Certaines confréries des milieux populaires marocains comme les Hamadcha étudiés par Crapanzano (2000) organisent des rituels d’intermédiation et des cultes de saints appelés moussem qui restaurent la symbiose de l’individu et de la communauté avec le djinn et son action bienveillante. Il s’agit davantage d’un acte d’allégeance et de reconnaissance d’une dépendance au djinn que d’une volonté de s’en affranchir. Ces entités ont chacune leurs propres caractéristiques et volitions précises à l’instar de Lalla Aïcha, la djinn la plus connue, la plus puissante et la plus crainte. Ambivalente, elle peut apporter de l’aide à ceux qui la vénèrent, ou infliger des douleurs physiques ou des problèmes à ceux qui la négligent. Ces perspectives déploient un champ d’interaction possible entre religion et guérison, que les observations sur les religiosités actuelles invitent à développer.

À l’affirmation que le sujet ne se constitue pas en vase clos, ce bref panorama ethnographique, qui n’a pas la prétention à l’exhaustivité, ajoute que sa condition d’être se situe dans l’historicité de ses expériences vécues, en particulier celles de l’altérité. Le sujet se produirait donc dans une relation (de pouvoir) intersubjective, plus ou moins complexe, avec une entité d’ordre surnaturelle ou transcendante. Si la communion éphémère que le cadre collectif permet catalyse l’expérience de contact avec une altérité spirituelle, cette dernière semble jouer un rôle médiateur dans la dynamique de réalisation du sujet, la mouvance de ses frontières d’individualité, et la possible émergence de « dividualités » que traduisent des expressions telles que l’effusion de l’esprit chez les charismatiques, une piste que certaines anthropologues commencent à explorer (Pons 2012).

Conclusion

Après avoir situé la spiritualité dans le paradigme de la contemporanéité axé sur le néolibéralisme et la célébration de l’individu, nous avons tenté de saisir le concept à travers les éléments de lecture hérités des pères de l’anthropologie. Ainsi, il a été démontré que la question des esprits considérée dans son acception traditionnelle et plurielle pouvait rapporter celle plus spécifique de l’Esprit saint dans le christianisme. En nous inspirant de la pensée philosophique de Michel Foucault, nous avons proposé de considérer la spiritualité comme un mouvement de transformation du sujet orienté vers la vérité, et accompli à travers un ensemble d’exercices appliqués sur le soi constituant une praxis. Cette approche semble corroborer la dichotomie aujourd’hui communément admise entre religion et spiritualité, ainsi que l’imaginaire collectif qui le sous-tend, lequel est prompt à distinguer autorité et institution religieuses d’une part, et pratiques et vécu spirituel d’autre part. Ce discours qui ne résiste pas à l’épreuve de la critique historique est également remis en question par l’observation ethnographique qui montre que la spiritualité n’est pas toujours vécue de façon privée et réflexive, elle peut également se décliner en communauté et en communion. Inversement, les expériences spirituelles sont catalysées et promues par l’institution qui constitue un espace d’émergence et d’expression de ces expériences.

La perspective ethnographique proposée dans cet article amène également à resituer la notion de spiritualité habituellement comprise dans son acception chrétienne axée sur le souffle, dans le cadre plus large de la vie des esprits et de leurs interactions avec les humains, soulignant ainsi la force fluide et régénératrice qu’ils concentrent. Cette lecture transversale tend à suggérer que le champ de la spiritualité et le domaine traditionnel des esprits se rejoignent sur le terrain de la guérison, du rétablissement du social et de l’équilibre de l’individu, de la catharsis collective et de la libération du sujet en un état de renouvèlement ou de transformation. Car si l’intrication du religieux et de la guérison n’est plus à démontrer (Meslin 2006), les spiritualités actuelles semblent réactiver et intensifier cette dynamique. La recherche ethnographique que nous avons menée sur la diversité religieuse au Québec indique en effet que la majorité des groupes religieux répertoriés (122) offrent des ressources, rituels ou pratiques dits de guérison et que ces derniers constituent un des motifs essentiels de leur pouvoir d’attraction (Meintel et Mossière 2011). C’est dans cet espace symbolique où l’être humain projette et donne à voir sa vulnérabilité et ses espoirs que nous entrevoyons une possibilité pour l’anthropologie de comprendre les fascinations et l’engouement qu’exerce la spiritualité sur nos contemporains.

Il s’agirait alors de développer une lecture thérapeutique du fait spirituel qui appellerait de nouveaux outils heuristiques pour saisir la spiritualité en son espace de mouvance et de malléabilité, et ainsi saisir la construction de ces subjectivités par la praxis. L’approche ethnographique semble à l’heure actuelle particulièrement bien outillée pour saisir ces dynamiques en vertu de son principe inductif primordial : que disent et que font les acteurs ? Par quel mode d’être au monde les sujets spirituels se manifestent-ils ?