Corps de l’article

Je veux d’abord remercier tous les participants du colloque Les études en spiritualité : lieu d’interdisciplinarité et de dialogue, ainsi que les organisateurs. Les communications ont montré le chemin parcouru par la spiritualité depuis un siècle, notamment les cinquante dernières années. La spiritualité n’est plus une spécialisation de la morale, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin le suggérait. La spiritualité n’est plus l’objet de méfiance en raison des menaces qu’elle présentait à l’égard de l’orthodoxie. Laissez-moi vous raconter une anecdote à ce propos. À mon entrée au noviciat des dominicains, le père-maître avait organisé une visite de la bibliothèque pour nous en faciliter l’utilisation. Devant la section de la spiritualité, il nous avait mis en garde, en nous demandant de nous faire conseiller par un père plus ancien si nous avions la curiosité, le courage — ou je ne sais trop quoi — de consulter un livre de cette section. Il s’agissait là d’une matière dangereuse vers laquelle on ne pouvait s’aventurer impunément.

Quand j’ai reçu le programme du colloque, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’article de Sandra Schneiders (2000 [1986]) sur la spiritualité et la théologie, dans lequel elle illustrait les déplacements de la spiritualité déjà perceptibles en 1986. Les communications d’aujourd’hui montrent comment la situation d’alors a évolué et a en quelque sorte confirmé ce qu’il y avait de prophétique dans cet article. Je m’en réjouis, mais je ne veux pas terminer ce colloque avec un exercice de nostalgie, ni jouer au père qui se flatte de répéter « Je vous l’avais bien dit ! ». Je voudrais plutôt tourner mon regard vers l’avenir et essayer d’identifier les défis des prochaines années, sinon des prochaines décennies.

Auparavant, toutefois, je voudrais, dans une remarque préliminaire, clarifier un point qui m’interpelle depuis longtemps, sur lequel j’ai déjà fait des commentaires par trop allusifs, et qu’il me semble possible de clarifier aujourd’hui. Au début de mon enseignement, j’ai dit et écrit que, selon moi, la vie spirituelle, comme j’aimais l’appeler, était fondée sur des assises anthropologiques plutôt que sur des exigences venues des religions. Dans ma perspective, en effet, la spiritualité part de la réalité humaine telle que vécue à une époque où à une autre, même si, dans l’histoire de l’humanité, l’expérience spirituelle a été très souvent suscitée, encadrée et reconnue par les religions. Plus ou moins en lien avec mon explication des assises de la spiritualité, des collègues ont proposé une formule apparentée qui risque au moins de détourner ce que j’essayais de dire ; ils ont parlé d’anthropologie spirituelle. Je me suis toujours senti mal à l’aise avec cette expression, sans toujours parvenir à dire clairement pourquoi. Je voudrais m’y essayer aujourd’hui.

Je dirais tout d’abord, inspiré par les explications de Fernand Dumont (1981) dans L’anthropologie en l’absence de l’homme, que l’anthropologie n’est pas plus spirituelle qu’elle n’est patriarcale, féministe, capitaliste ou socialiste. Bien sûr, la spiritualité peut être vécue dans un monde patriarcal ou avec des préoccupations féministes, comme elle a été le fait de capitalistes ou de socialistes au cours de l’histoire. Mais comme Dumont l’a brillamment montré, l’anthropologie est un savoir constitué sur l’expérience humaine qui veut aider les personnes à vivre le mieux possible en comprenant ce qu’elles sont et font. L’anthropologie comme science sociale n’a pas pour vocation d’imposer un modèle normatif d’humanité réussie, mais de comprendre ce que les (hommes) personnes vivent. En ce sens, il peut arriver que l’on constate l’existence d’expériences humaines profondément marquées par la dimension spirituelle et, dans mon opinion, je parlerais volontiers alors d’êtres humains qui réalisent à plein leur potentiel, mais cela ne fait pas du regard anthropologique porté sur ces personnes une anthropologie spirituelle. Il serait sans doute préférable de parler alors d’observations anthropologiques qui enregistrent l’existence de personnes hautement et profondément spirituelles.

Voilà ce que je pense aujourd’hui et je laisse aux spécialistes de l’anthropologie de me corriger au besoin et de pousser plus loin la réflexion.

Venons-en maintenant à mon propos principal d’aujourd’hui : les défis qui attendent l’avenir de la spiritualité. Comme je n’ai aucun talent de voyance, je ne vous dirai pas ce qui va nécessairement arriver, mais je vais plutôt relever les défis qui semblent s’annoncer à partir de ce que nous constatons actuellement et en lien avec ma vieille définition de la vie spirituelle (Breton 1990). Je vous rappelle dans une formulation rapide ce que contient cette définition qui ressemble dangereusement à celle de Schneiders, même si nous les avons formulées chacun de notre côté et sans nous connaître, au milieu des années 1980. Je dirai donc que la vie spirituelle est une démarche d’unification de toute la vie d’une personne, autour d’un pôle unificateur (rassembleur, si vous ne voulez pas la redondance) et dans une recherche de dépassement de soi (avec une éventuelle reconnaissance d’un dieu).

1. Démarche d’unification de la toute la vie d’une personne

Cet élément de la définition était autrefois assez facile à comprendre, même si la formulation montre bien qu’il s’agit d’une personne en particulier et que l’on comprend que l’unification diffèrera dès lors d’une personne à l’autre, les exemples tirés du passé montrant bien que cette unification était relativement facile à saisir, même pour les témoins externes, et qu’elle répondait souvent à un seul mouvement de la vie. Je pense ici à la préoccupation de Catherine de Sienne de ramener le pape à Rome ou à la réforme du Carmel pour Térèse d’Avila. Plus près de nous, on pourrait évoquer la dévotion au saint-sacrement de Pierre-Julien Eymard, comme dans le passé Benoit avait proposé un modèle de vie monastique pour contrer les effets de la conversion de l’empereur Constantin.

Je ne vais pas plus loin dans l’évocation des exemples et vous comprendrez que j’aurais pu en choisir aussi chez des contemporains préoccupés de justice sociale, d’écologie ou de paix. Je voudrais plutôt essayer d’identifier quelques caractéristiques des démarches d’autrefois et souligner leurs transformations actuelles, avec les conséquences qui en découlent (je garde pour la deuxième partie les explications sur le pôle unificateur).

Sans dire toujours, je note d’abord que les démarches d’unification affichaient une grande constance tout au long de la vie (adulte), qu’elles étaient la plupart du temps soutenues (pas nécessairement dans l’unanimité) et approuvées par des coreligionnaires, et qu’elles impliquaient un grand dépouillement à l’égard de tout ce qui pouvait détourner du but à atteindre.

Quelques explications s’imposent face aux questions que mes propos pourraient soulever.

D’abord sur la constance. Je ne veux pas dire par là que les spirituels d’autrefois naissaient avec une connaissance claire de ce à quoi ils étaient appelés pour toute leur vie. Dans le passé, comme aujourd’hui, les spirituels devaient trouver ce qui serait leur chemin propre. Certains l’ont fait après des conversions profondes et plus ou moins subites — pensons à François d’Assise —, d’autres au terme d’un mûrissement qui leur a permis d’y voir plus clair. Je pense ici aux deux entrées au Carmel de Térèse. Mais une fois trouvée leur voie spirituelle, les anciens mettaient tous leurs efforts à la suivre et à combattre tout ce qui risquait de les en détourner. La démarche d’unification devenait le programme de toute la vie.

Même si les vies de saints, qui ont longtemps été les seuls modèles spirituels proposés, parlent souvent des difficultés que des individus ont dû surmonter pour vivre leur vocation, le récit finit toujours par montrer que la ténacité des personnes et leur volonté ferme les ont amenées à faire une oeuvre positive pour la vie de l’Église. Que ce soit l’opposition à un père qui ne comprend pas la vocation de son enfant ou l’affrontement avec des confrères religieux qui ne voient pas l’opportunité d’une réforme de la communauté, les maîtres, les fondateurs et les réformateurs, ou les maîtresses, les fondatrices et les réformatrices, ont été perçu-e-s comme des références importantes et décisives dans l’histoire de l’Église, pour ne parler que de la tradition catholique. Cette reconnaissance devenait souvent un signe d’authenticité.

Enfin, un mot sur l’unification elle-même. Il me semble qu’elle s’est souvent vécue avec un aspect positif et un autre négatif. Positivement, il s’agissait de toujours mieux saisir et de comprendre ce que l’on cherchait et ce que signifiait ce que l’on avait déjà trouvé pour comprendre les situations nouvelles auxquelles on était confronté. Négativement, l’unification impliquait une capacité de dépouillement indiscutable à l’égard de toutes les formes de distractions possibles. Une fois connu le chemin à parcourir, il n’était pas question de se perdre dans des détours sans importance.

Ce que je viens de dire du passé est confronté aujourd’hui à de nouvelles conditions et de nouvelles exigences. Reprenons les trois points évoqués.

Sur le plan de la constance, le rythme et la durée de vie imposent ainsi de nouveaux défis. Quand je parle de rythme de vie, je pense aussi bien à celui d’une journée, d’une semaine ou d’une année. On peut bien dire que les journées se ressemblent toutes, mais il est peut-être plus important de souligner comment elles se vivent à une vitesse qui ne facilite ni l’intériorité, ni la conscientisation. On parle plutôt de course folle où il faut être bien entraîné pour survivre. On a même vu apparaître les coachs de vie pour aider ceux et celles qui n’arrivent pas à tenir le rythme par eux-mêmes.

Ce qui se dit de la journée vaut aussi pour la semaine. Ma seule expérience personnelle me permet déjà de voir des transformations majeures. Dans mon enfance, les adultes pouvaient travailler cinq ou six jours, mais ils pouvaient toujours compter sur le dimanche pour se reposer et faire le point. Les journaux hebdomadaires et les grosses éditions du samedi favorisaient cela, sans oublier la participation aux offices religieux. À l’époque du cours classique, la semaine était de six jours avec un congé le jeudi après-midi. Aujourd’hui, la fin de semaine est aussi chargée que la semaine. Les cours de danse, de musique et autres, la pratique des sports et souvent le déplacement à la campagne, avec les heures perdues dans la circulation (comme en semaine) imposent aux personnes des obligations et des contraintes qui ne favorisent pas toujours l’atteinte des objectifs personnels.

L’année aussi est éclatée et s’est beaucoup transformée dans ce qu’elle pouvait apporter à une quête spirituelle. Ce n’est plus le calendrier liturgique ni le cours des saisons qui modulent le déroulement de l’année, mais les campagnes commerciales qui dictent les démarches à suivre pour l’Halloween, Noël, la Saint-Valentin, Pâques, la fête des mères et, maintenant, des pères. Avec une pause l’été pour essayer de prendre des vacances. Il faudrait ici signaler la force d’Internet pour rappeler l’urgence de tous ces moments et suggérer la bonne façon de les célébrer. (Je suis toujours surpris de recevoir ainsi des invitations qui sont offertes toutes prêtes sur Internet et où il suffit d’ajouter les noms des personnes concernées.)

Ces rythmes effrénés et éclatés ne favorisent pas la constance, pas plus que la durée de la vie. Il faut parler ici du changement dans l’espérance de vie, mais aussi des changements sociaux qui vont obliger à des déménagements éloignés et nombreux, sans oublier les mutations de carrières.

Quand l’espérance de vie était de cinquante ans environ, que le monde était stable et les transformations profondes rares, les jeunes choisissaient souvent de faire la même chose que leurs parents tout au long de leur vie. Aujourd’hui, ce modèle a tout à fait disparu. Les jeunes choisissent ce qui les attire le plus et ils savent surtout qu’ils auront probablement à vivre deux ou trois conversions dans leur vie de travail. Sans oublier la durée allongée de la retraite qu’il n’est pas toujours facile de rendre fructueuse quand on a passé toute sa vie à courir.

La constance ne va donc pas de soi et, à mon avis, elle est moins bien supportée par un cadre temporel que par le passé. Il sera donc nécessaire de développer des nouveaux moyens de vivre cette fidélité à ses objectifs de vie et surtout de conjuguer, en quelque sorte, la constance avec la diversité.

L’intéressant serait ici de pouvoir indiquer avec un peu de sûreté les nouveaux moyens d’arriver à la constance. Mais les historiens des siècles à venir seront mieux placés que moi pour dire ce qui aura fonctionné. Bien modestement, j’essaie de suggérer quelques pistes que l’on peut imaginer. Si la gestion du temps a beaucoup changé et ne favorise pas nécessairement la constance, notre époque est bien informée sur le fonctionnement intime des personnes et on peut même penser que nous ne sommes qu’au début de ce savoir. On devine toutefois qu’il y a là un terreau prometteur pour la constance dans le développement spirituel. Si les personnes sont moins soutenues par les structures temporelles, elles pourront compter sur la connaissance d’elles-mêmes pour vivre les changements et trouver une constance renouvelée.

J’ai aussi mentionné l’utilité fréquente des démarches d’unification personnelle pour l’institution Église. En langage ecclésiastique, on pourrait dire que les vocations personnelles se sont souvent avérées profitables pour l’Église ; je crois même que la contribution spirituelle de ces démarches personnelles, telles qu’illustrées dans les courants mystiques, a été un facteur important de renouvellement et d’adaptation de la plupart des religions.

Dans la mesure où les prochains spirituels se réclameront encore d’une forme ou l’autre d’appartenance religieuse, ce qui s’est passé autrefois pourra encore exister. On sait toutefois et on observe de plus en plus que de grands spirituels vivent aujourd’hui leur cheminement sans appartenance visible à une religion. Dans ces cas, la question qui s’impose, à mon avis, n’est pas de savoir comment ces spirituels devraient se rapprocher des institutions, mais comment les religions peuvent et même doivent comprendre ces nouvelles voies et en tirer profit pour leur propre croissance. L’on comprendra aisément l’ampleur de ce défi[1].

J’ai parlé aussi du dépouillement, sans doute inspiré par la tradition monastique, qui s’est souvent imposé comme un passage obligé de toute démarche d’unification de l’expérience de vie. Si on pratique encore l’émondage des arbres de toutes tailles pour assurer leur croissance, il me semble que dans beaucoup d’autres domaines de la vie, on pratique moins facilement le dépouillement. Je ne veux pas dire que notre époque a renoncé à tout effort pour favoriser la croissance, mais il me semble exister une préférence pour les gestes positifs plutôt que pour les soustractions systématiques. J’oserai un exemple, avec tout ce que cela implique d’ambiguïté. Même si on dénonce encore les abus de sel et de sucre, la saine alimentation, comme on dit, consiste plus à bien choisir ce qu’on mange, qu’à éliminer ce qui nuit.

À cette enseigne, l’unification de l’expérience de vie comportera encore des choix, parfois exigeants, mais elle tendra plus à se vivre, à mon avis, par l’intégration de tout ce qui est positif et fécond, que par une sélection qui vise surtout à écarter ce qui pourrait nuire.

2. Autour d’un pôle unificateur ou rassembleur

Je commencerai ici avec une blague rapportée par Schneiders (1989) au sujet de cette caractéristique. Quelqu’un s’était un peu moqué d’elle en suggérant que cette partie de la description de l’expérience spirituelle n’était pas très claire, puisque les alcooliques en avaient un aussi, de pôle unificateur ! La seule réponse à cette difficulté est de répéter qu’il ne faut pas isoler les composantes de cette description et que nous verrons plus loin que la démarche d’unification implique aussi l’idée de croissance. Pour le moment, regardons de quoi il s’agit quand nous parlons de ce pôle unificateur et quels sont les nouveaux défis qu’il représente.

L’idée derrière l’expression de pôle unificateur, telle qu’on peut la comprendre dans une quête spirituelle d’unification répond en fait à deux questions. Qu’est-ce qu’on cherche et pourquoi on cherche ? Le quoi et le pourquoi qui vont orienter toute la démarche d’unification. Et il faut tout de suite ajouter que ces deux dimensions, qu’il est possible de distinguer, ne doivent pas être opposées, ni même séparées dans les efforts nécessaires pour les comprendre.

Prenons un exemple. Je n’ai pas encore parlé de Marcel Légaut et il commence à être temps que je le fasse ! Si l’on avait posé la question à Légaut, de savoir ce qui unifiait sa démarche spirituelle, il aurait répondu sa relation à Jésus. Réponse pas très originale dans la bouche d’un chrétien ! Mais en poussant plus loin et en essayant de saisir pourquoi, et même comment, Légaut donnait cette réponse, on pourrait comprendre que le Jésus auquel il voulait s’attacher était d’abord l’homme Jésus, tel que sa courte vie l’a illustré, et qui montre la façon non seulement unique mais inédite et non vraiment répétable, de grandir spirituellement et dans la fidélité comme être humain. Et c’est pour cela que Légaut était orienté par sa relation à Jésus ; il trouvait en lui un homme extraordinaire, un modèle exemplaire, et cela lui apparaissait la réponse la plus adéquate pour lui et ses contemporains. J’ajouterais même que c’est à cause de cette compréhension de Jésus que Légaut disait que l’expérience spirituelle n’est pas spécifiquement chrétienne, mais qu’elle est humaine. C’est ce que j’ai appelé, dans mon vocabulaire, les fondements anthropologiques de la vie spirituelle, mais on voit alors l’interaction entre le quoi et le pourquoi du pôle unificateur. Au cas où cela ne semblerait pas évident, je vais tenter de décrire comment je vois cette causalité réciproque.

Pour le dire grossièrement, Légaut cherche l’homme Jésus parce que Jésus illustre le mieux possible — il dira même : de façon transcendantale — la vocation humaine. Mais pourquoi adopte-t-il, préfère-t-il, la dimension humaine de Jésus, sinon parce qu’il est déjà convaincu que l’expérience spirituelle est profondément humaine ? Il y a un aller-retour constant entre l’expérience vécue et la compréhension de Jésus ; et plus le spirituel entre dans la compréhension de sa propre expérience, plus il comprend Jésus en profondeur. Mais alors, plus ce Jésus mieux compris transforme son cheminement spirituel et le ramène à une saisie encore plus profonde de Jésus[2].

Le pôle dont je vous laisse le choix du nom est donc une référence personnelle et dynamique. Une référence personnelle d’abord en ce sens que, dans la perspective d’une spiritualité aux assises anthropologiques, tout ce qui intéresse l’humanité peut devenir cette référence, mais que chaque personne n’en choisit habituellement qu’une qui puisse être efficace. Ce choix personnel n’a pas toujours une valeur transcendante immédiate, mais il est suffisamment fort pour mettre en route. On pourrait même reprendre la blague évoquée plus haut et dire que l’alcoolisme peut être cette référence, comme il l’a effectivement été dans le cas des fondateurs des alcooliques anonymes[3]. Si vous n’êtes pas convaincus, comparez avec la guerre et la paix…

Dynamique, ensuite, car cette référence est en constante évolution. D’abord attrait global et peu précis, elle met en marche la personne qui s’y attache. Mais elle transforme du coup cette personne qui devient capable de comprendre toujours plus en profondeur ce qui a d’abord été objet d’un désir imprécis.

Ce que je viens de dire de ce pôle unificateur renvoie à une question cachée : qu’advient-il de Dieu dans cette nouvelle version de la spiritualité ? Idolâtrie ou athéisme ? C’est probablement le défi le plus nouveau qui attend la spiritualité des prochaines décennies, eu égard au pôle unificateur. Ce n’est pas l’offre de pôles qui risque de faire défaut, ni les motifs personnels d’y adhérer. À mon avis, le défi viendra des vieilles habitudes d’une spiritualité qui, surtout dans l’hémisphère nord de l’Europe et de l’Amérique, s’est souvent construite en référence à Dieu, tel que présent dans les religions monothéistes. L’apparition de nouvelles voies spirituelles risque en effet de sembler disqualifier Dieu, soit en lui proposant des alternatives, soit en le négligeant complètement.

Essayons de voir cela à partir de quelques exemples concrets. Les premiers spirituels qui ont été motivés par la quête de justice ou de paix, ou par des préoccupations écologiques, pouvaient être compris par les membres des religions traditionnelles comme des spirituels motivés par un pan ou l’autre de la création de Dieu et leurs recherches spirituelles étaient d’autant mieux acceptées qu’elles paraissaient susceptibles d’ouvrir sur une foi en Dieu explicite.

Quand j’ai commencé à parler des assises anthropologiques de la spiritualité, je pouvais rassurer les croyants qui s’inquiétaient de l’absence de la référence à Dieu en disant qu’il n’y avait pas contradiction entre cette quête et la foi en Dieu. Les chemins de l’humanité étant ouverts sur Dieu et susceptibles d’en permettre la reconnaissance.

La situation semble évoluer et le défi sera de vraiment accepter comme authentiques des cheminements spirituels aucunement préoccupés par la question de Dieu. On peut même imaginer des situations où la référence à Dieu sera clairement écartée, parce que jugée inutile. De toute manière, nous ne sommes plus à l’époque où Dieu était évident pour tous, ni même à celle où l’on croyait encore prouver l’existence de Dieu. Permettez-moi ici, à titre d’exemple, de citer un théologien qui a traité de cette question lors du débat sur la mort de Dieu dans les années 1960-1970. Gabriel Vahanian (1970) a alors produit un livre, intitulé La condition de Dieu, où il expliquait que dorénavant Dieu existerait dans la foi des fidèles (je devrais dire croyants, je l’écarte pour éviter la tautologie). Dans sa perspective, la compréhension de la spiritualité comme partant de l’expérience humaine et ouverte éventuellement à la foi en Dieu est déjà en germe… Et la théologie, aussi bien que la spiritualité, ne prétend plus parler de Dieu, tel qu’il est pour lui-même, mais tel qu’il se trouve dans le discours et les pratiques des croyants…[4]

La question de Dieu sera donc la plus importante, à mon avis, pour la gestion future des pôles unificateurs.

3. Dans le dépassement de soi

Cette dernière composante de la définition de la spiritualité sera plus rapide à traiter, même si elle est tout aussi importante et significative que les autres. Elle soulève surtout deux questions. D’abord l’image du dépassement de soi ne suggère-t-il pas une sorte d’élitisme, ou de recherche de la première place qui disqualifierait les réalisations plus modestes ? Ensuite, l’idée de dépassement suggère aussi implicitement qu’il pourrait y avoir des critères, des normes par rapport auxquels on voudra mesurer ce dépassement. Reprenons ces questions une à une.

Les références courantes d’autrefois suggéraient que la spiritualité était pour les meilleurs, les premiers, et reprendre l’idée de dépassement ne renvoie-t-il pas au modèle ancien ? Certains se souviendront de l’usage fait, par exemple, de l’opposition entre les commandements et les conseils évangéliques. Si les premiers s’adressaient à tous et ne laissaient pas de place à la désobéissance, les seconds étaient réservés aux meilleurs et ne convenaient donc pas à tous.

Ce n’est pas ce que ma définition de la spiritualité veut ramener comme objectif, mais plutôt valoriser l’idée de croissance. Au lieu d’être un état de perfection, comme on parlait parfois de la vie religieuse et surtout contemplative, la spiritualité est un chemin de croissance et de progrès, avec toutes les hésitations, les arrêts et les reculs que cela implique. Au-delà des détours du chemin, la spiritualité est appel à grandir à la mesure de ses forces et de sa compréhension de la voie à suivre[5].

L’autre question, sur les critères, renvoie au discours traditionnel sur l’idée de perfection. On n’a pas lésiné dans le passé sur l’idée de perfection : être parfait comme Dieu est parfait. Comme s’il était possible et raisonnable de proposer comme objectif spirituel de devenir comme Dieu ! Légaut, dans son langage imagé, parlait de la perfection comme du chancre de la vie spirituelle, c-.à-d. ce qui la mine de l’intérieur. Il y a en effet dans l’image de perfection une suggestion de critères proprement hors d’atteinte. Les mots dépassement de soi ne doivent pas être compris dans ce sens mais plutôt comme signifiant que le progrès auquel la personne est appelée est un progrès qui doit être adapté à la personne elle-même. Il n’y a pas d’échelle de progrès universels dans un monde où chaque individu est unique et appelé dès lors à une vocation unique.

Ceci dit, on devine les défis qui attendent les spirituels de notre temps et de l’avenir. Il n’y aura plus de manuels du « Faites cela et vous serez dans la bonne voie ». Chaque personne sera renvoyée à elle-même pour le choix du chemin à suivre, mais aussi pour l’évaluation de la croissance enregistrée, avec les hauts et les bas prévisibles et souvent incontournables[6]. En ce sens, si la spiritualité se démarque des images de marâtre que la religion a souvent adoptée avec ses commandements, elle ne deviendra pas une sinécure sans exigences. Au contraire, elle se dévoilera toujours plus exigeante à mesure que la personne progressera. Cette exigence, toutefois, ne s’imposant plus du dehors, mais naissant de la personne elle-même, sera perçue comme un chemin d’avenir et de lumière.

4. Question annexe : la dimension communautaire

Il y a encore une question à traiter avant de finir. Elle ne vient pas de ma définition, mais elle s’impose à la suite de tout ce que nous venons de considérer. Il s’agit de la dimension communautaire de la spiritualité. Alors que les religions ne sont plus aussi présentes dans les démarches spirituelles plus personnalisées pratiquées de nos jours, y a-t-il encore une place, un rôle pour la communauté ? Si l’on considère l’impact des sectes et des nouveaux mouvements religieux, il semblerait bien que le groupe exerce encore une influence décisive dans le cheminement spirituel de plusieurs. Mais ce n’est pas tout le monde qui est prêt à remplacer la religion par une secte ou groupe plus ou moins charismatique. Que faire pour les autres[7] ?

Une chose est claire : il ne sera pas possible aujourd’hui d’imposer un modèle qui devrait convenir à tous. Là encore, nos contemporains vont vouloir choisir, s’ils se convainquent qu’il existe un besoin communautaire à combler[8]. Il faut d’ailleurs reconnaître que ce besoin risque de varier selon les personnes et les âges de la vie. Le lecteur connait comme moi des personnes dont la démarche spirituelle est très personnelle, au point parfois de paraître capable de se développer de façon individuelle, presque isolée. D’autres éprouvent un désir de partage et de communion qu’il leur faut combler pour espérer grandir spirituellement.

À besoins divers, solutions diversifiées. Ce qui s’impose comme incontournable, il me semble, relève du monde des relations. Je dis monde des relations, parce que je pense à toutes sortes de relations, avec des personnes, bien sûr, mais aussi avec des lieux, des temps et autres références significatives pour le cheminement spirituel de chacun. Des personnes d’abord, plus ou moins présentes dans le quotidien, mais avec lesquelles la qualité de la communication assure une fécondité à chaque rencontre. Des amis parlent souvent de ces personnes qu’on rencontre après une longue absence et qu’on retrouve comme si l’on s’était vu la veille. Ces personnes pourront elles-mêmes s’inscrire dans des réseaux plus ou moins larges et ouvrir des espaces de communion et de partage. Une chose est certaine, elles semblent indispensables à la croissance spirituelle tant pour le support que le questionnement qu’elles fournissent[9].

Des lieux aussi peuvent exercer un rôle non négligeable. Des lieux qui renvoient à des expériences, à des rencontres, ou qui servent d’outils de ravitaillement, de repos ou de motivation. Nous connaissons tous des lieux de travail, de vacances ou de voyages qui exercent un impact sur notre imaginaire et notre perception de la réalité. Nos souvenirs en sont remplis ; notre spiritualité en profite certainement.

Des moments, de paix, de joie, de découverte ; des moments décisifs qui, comme les lieux, ne finissent plus de nous parler et de nous appeler. Et je pourrais continuer avec les expériences de savoir, les rencontres imprévues et même les échecs. Tout le tissu de notre expérience humaine me semble interpellé pour remplacer ce que les institutions et leurs cadres offraient autrefois comme support au développement spirituel.

Je m’arrête ici ; je n’ai pas tout dit et je n’espérais pas le faire. Je voulais modestement ouvrir la conversation autour des défis qui me semblent se profiler à l’horizon. Je peux me tromper dans leur description et les habiller de détails impertinents, j’ose espérer que mes propos donneront au lecteur le goût de poursuivre la réflexion et de la réorienter au besoin. Une chose me semble certaine. Dans la mesure où la spiritualité dont nous parlons diffère profondément de celles de nos ancêtres (même si elle garde le même objectif d’unification), dans cette même mesure, elle sera confrontée à des défis nouveaux pour lesquels il faut déjà se préparer…