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Accès à la terre et enjeux sociaux est le thème d’un colloque qui s’est tenu à la Faculté de droit de l’Université McGill, à Montréal, le 16 mars 2018. Dans le but « [d’]étudier diverses questions que soulèvent l’accès à la terre et les enjeux sociaux qui y sont reliés[1] », le comité organisateur de ce colloque ont réuni des professeurs et des chercheurs venant d’universités québécoises, canadiennes et françaises, qui se spécialisent dans des disciplines telles que l’anthropologie, le droit, les études féministes, les études urbaines et la géographie, pour participer à une table ronde. L’ouvrage collectif qui en découle, sous la direction de la professeure Yaëll Emerich et de l’avocate Laurence Saint-Pierre Harvey, est de ce fait bilingue et pluridisciplinaire. La mise en commun de ces disciplines et l’utilisation d’approches interdisciplinaires et théoriques variées propres à ces disciplines ont permis d’entrevoir l’étendue de la polysémie des termes accès et terre[2]. De plus, en explorant « ces questions à travers une structure qui emprunte [les] trois axes [que sont] la précarité, la territorialité et l’identité[3] », cet ouvrage collectif présente des textes qui interagissent et tendent vers un but commun : permettre un nouveau regard sur les questions d’accès à la terre et d’enjeux sociaux.

L’enjeu de cet ouvrage collectif réside d’abord dans l’exploration des termes terre et accès. Si d’emblée ces deux mots semblent offrir un champ de recherche restreint, c’est tout le contraire qui est dévoilé dans l’ouvrage alors que les auteurs adhèrent à des définitions qui dépassent largement celles que peuvent privilégier de prime abord les civilistes. À titre d’exemple, pour les civilistes francophones, le terme terre a peu de significations sur le plan juridique. Au contraire, le terme land, en anglais et en common law en particulier, est défini comme « l’ensemble des terrains et des constructions qui s’y trouvent, comprenant le droit de propriété[4] ». C’est en ce sens que le concept de terre doit être compris ici. En effet, alors que certains textes de l’ouvrage se restreignent à une conception étroite de la terre (agricole ou cultivable)[5], d’autres dépassent ce cadre et analysent plutôt l’accès aux logements situés dans des immeubles construits ou encore aux espaces publics des villes[6].

Le concept d’accès, quant à lui, constitue l’élément central de cet ouvrage collectif. À ce propos, dans leur texte intitulé « Eviction: Precarious Property, Access and Territory[7] », Nicholas Blomley, professeur au Département de géographie de l’Université Simon Fraser, et Natalia Pérez, chercheure et étudiante au doctorat au Département de géographie de l’Université Simon Fraser, offre une définition théorique de la notion d’accès qui peut, nous semble-t-il, s’appliquer à tout l’ouvrage[8]. Les deux auteurs soulèvent avec intérêt que cette notion représente « the ability to derive benefits from things[9] ». Plus particulièrement, réfléchir sur le terme accès nécessite de mobiliser son opposé qu’est l’exclusion[10] pour les analyser comme relations de pouvoir entre acteurs sociaux. La richesse d’une définition de l’accès comme étant « l’habilité à tirer des bénéfices des choses » permet de dépasser le cadre d’analyse accès/exclusion et d’appréhender la totalité des interactions entre précarité, territorialité et identité illustrées dans les textes réunis.

Sans nous pencher sur l’ouvrage dans son entièreté, nous tenons à indiquer que les notions de précarité, de territorialité et d’identité ne sont pas hétérogènes et présentent des situations d’immixtion qui ne font qu’alimenter le portrait global des problématiques liées à l’accès à la terre. De cette globalité, si nous estimons possible, à première vue, de soulever des situations paradoxales, les différents objets de recherche des auteurs paraissent se concentrer sur certaines réflexions communes.

Dans son texte ayant pour titre « Colonialism and Access to a Disenchanted Earth », Kirsten Anker[11], professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université McGill, souligne les rapports privilégiés qu’entretient la communauté autochtone avec la terre : l’accès à la terre et aux ressources n’est pas source d’exclusion, mais un ensemble de relations[12]. Le système colonial qui a importé au Canada un système juridique ayant pour fondement la propriété privée a eu comme effet d’exclure les communautés autochtones d’un accès à la terre qu’elles se partageaient auparavant[13]. Parallèlement, Emerich souligne que, dans le contexte d’accès aux terres au Cambodge, le développement du système juridique occidental, plus particulièrement l’amélioration du système de publicité des droits, permettra un meilleur accès au crédit et incidemment un meilleur accès aux terres, notamment pour les groupes qui occupent la terre en fonction du droit coutumier lié aux pratiques khmères[14]. Ainsi, s’il est possible de constater que certaines caractéristiques des systèmes juridiques issus des pays occidentaux et insérés dans la législature des pays émergents suivent une approche inclusive en vue de protéger l’accès aux terres et les pratiques des peuples originaires, la situation se révèle différente au Canada où l’effet de la domination du colonialisme doit aujourd’hui être atténuée par la jurisprudence canadienne alors que des droits ancestraux sont reconnus aux peuples autochtones.

Dans un contexte d’accès au logement, le texte intitulé « L’accession sociale à la propriété immobilière en France : la fin du modèle de la propriété individuelle », Blomley et Pérez[15], expose une situation diamétralement opposée à celle que présente Béatrice Balivet[16], mais les deux écrits convergent vers la démonstration des problèmes qu’engendre la difficulté d’obtenir un réel accès à la terre. Blomley et Pérez indiquent qu’en Colombie-Britannique la législation qui encadre l’accès au logement par l’entremise du marché locatif privé présente des failles. Le logement étant de nos jours objet du marché, le locataire qui ne peut payer son loyer risque l’expulsion (que cette dernière soit encadrée par la législation ou non). La relation de pouvoir entre le propriétaire qui est maître sur son bien et le locataire dans le système du marché locatif privé crée un accès au logement précaire pour les locataires, particulièrement pour ceux qui ont de faibles revenus. D’un autre côté, Balivet souligne que le droit au logement en France, qui garantit un toit à toute personne, donne lieu également à certaines formes de précarité. À vrai dire, le programme qui incite les utilisateurs à quitter les logements sociaux pour devenir propriétaires ne fonctionne pas. Les gens qui ont recours à ce programme demeurent locataires puisqu’ils ont un droit garanti au logement et n’ont pas les moyens de s’offrir la propriété. À terme, le nombre de logements sociaux sera saturé et l’État ne pourra respecter sa politique de loger toute sa population.

Enfin, l’accès est aussi une préoccupation où, d’emblée, la propriété privée ne semble jouer aucun rôle. Deux situations totalement différentes soulignent pourtant des problématiques similaires. C’est le sujet des textes d’Hélène Bélanger, professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQÀM, spécialisée en études urbaines et touristiques, qui explore l’effet de la revitalisation d’un quartier sur sa population[17], et de Sabrina Doyon, anthropologue, qui analyse la situation des cueilleurs sauvages et des agriculteurs agroforestiers des produits forestiers non ligneux[18]. En principe, les territoires des cueilleurs sauvages et les espaces publics des villes ne sont pas soumis au caractère d’exclusion, c’est-à-dire qu’ils sont accessibles à tous pour les activités qui y sont autorisées. Pourtant, les pressions qu’exerce le marché sur ces domaines en ont modifié la conception fondamentale. À ces endroits, une certaine tendance à la privatisation des activités a été constatée, ce qui a eu pour effet de limiter géographiquement l’accès à ces territoires ou aux ressources, de précariser l’accès au logement ou à la terre par une augmentation des coûts et ainsi d’homogénéiser l’identité des groupes présents dans ces endroits. Bélanger donne comme exemple les habitants d’un quartier obligés de déménager à cause de l’embourgeoisement (gentrification) ou les itinérants qui ne peuvent plus avoir accès à l’espace public à la suite de sa revitalisation. Pour sa part, Doyon précise que l’accès au territoire dans le cas de certaines communautés de cueilleurs qui ont toujours exercé leur métier avec un respect pour la régénération de la nature est menacé par l’arrivée massive de l’industrie, celle-ci modifiant les pratiques et rendant instable le maintien de ces communautés.

Au final, la publication de cet ouvrage collectif a permis de poser un regard déterminé sur l’étendue de la complexité que revêtent la question de l’accès à la terre et certains des enjeux sociaux qui en découlent. En constatant l’effet qu’ont eu le colonialisme sur les peuples autochtones, les relations de pouvoir du propriétaire sur son locataire ou encore la pression du secteur privé sur des activités jusqu’alors ouvertes à tous, il apparaît indéniable à l’heure actuelle que la force du marché basé sur l’économie capitaliste imprègne les systèmes juridiques occidentaux. La propriété privée qui agit comme vecteur de l’individualisme dans ces systèmes juridiques influe sur l’accès aux terres et sur l’analyse du concept d’accès en tant qu’élément d’exception au caractère d’exclusion. Pourtant, l’une des forces de cet ouvrage est que les auteurs ont démontré dans leurs textes la possibilité de dépasser cette conception restreinte de l’accès. Comme le souligne Anker, se limiter à l’analyse de l’accès, c’est s’en tenir à une analyse encadrée par les principes d’exclusion, d’occupation, de frontières et d’utilisation des ressources, qui eux-mêmes sont l’apanage du concept de propriété[19]. L’analyse de l’accès peut tout aussi bien se concevoir en fonction d’autres valeurs telles que la liberté, le progrès[20] et l’enchantement.