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Introduction

« Pas d’histoire, les femmes[1]! », c’est le titre donné par une « historienne indignée », Micheline Dumont, à son ouvrage qui dénonce le peu d’espace consacré aux femmes dans l’histoire comme discipline, mais également à travers le discours politique et médiatique, et démontre que cela ne signifie pas pour autant que les femmes n’ont pas d’histoire. Ce manque de représentativité serait davantage le symptôme d’une construction androcentrique des savoirs historiques que la preuve d’une absence d’histoire[2].

Comme juriste, nous pourrions reprendre cette formule pour dire « Pas de doctrine, les femmes! » En effet, nous nous intéressons ici à la notion de « doctrine juridique » et surtout à la manière dont ce concept, propre à la discipline du droit occidental moderne et attaché au statut de « juriste », exclut systématiquement les femmes de la littérature savante sur le droit au moins jusqu’en 1941, date à laquelle le Barreau du Québec ouvrira finalement ses portes aux femmes[3]. Leur admission à la profession notariale ne surviendra qu’en 1956[4]. Par la suite, la voix des femmes, légitimée par leur titre d’avocate ou de notaire, se fera entendre de plus en plus.

Est-ce à dire que les femmes n’ont pas écrit ni réfléchi sur le droit avant cette reconnaissance officielle de leur compétence par les deux ordres entourant la profession de juriste au Québec? Bien sûr que non. Au contraire, notre article a pour objectif premier de mettre en lumière les nombreux discours tenus par les femmes sur le droit civil, principalement durant la première moitié du xxe siècle, à une époque où leur voix était niée, tant socialement que légalement. À titre d’exemple, c’est à partir de 1918 qu’une majorité de femmes obtient le droit de vote au fédéral[5], alors qu’au Québec ce droit ne sera acquis qu’en 1940[6]. Sans oublier que les femmes mariées demeureront officiellement et légalement incapables en droit civil, jusqu’en 1954[7]. Malgré tous ces obstacles, les femmes ont revendiqué leurs droits et ont lutté pour ceux-ci, en utilisant notamment le véhicule de l’écriture. Elles ont réfléchi sur le droit étatique, l’ont étudié, l’ont critiqué et ont dénoncé ses effets sur leur vie.

La capacité juridique des femmes mariées au Québec a fait couler beaucoup d’encre. Malgré son attache au droit matrimonial, elle ne concerne pas que des chicanes de chambre à coucher ou de gestion de budget familial. Elle est structurante dans la société québécoise, puisqu’elle détermine le rôle des femmes et des hommes au sein du couple, mais également dans la vie publique. Comme l’avance Thérèse Casgrain en 1929, cette question est à la fois économique et politique[8]. De la Coutume de Paris jusqu’à la réforme des régimes matrimoniaux en 1969[9], la capacité juridique des femmes mariées sera non seulement un objet de revendications émancipatrices, mais aussi un prétexte pour assurer la défense d’idées conservatrices. Des historien.nes ont analysé et ont rendu publics des textes écrits pour revendiquer l’égalité des femmes. De même, nombre de juristes se réfèrent encore de nos jours à plusieurs auteur.es du milieu juridique devenu.es des classiques en droit de la famille. La capacité juridique des femmes mariées a donc suscité de nombreuses réflexions dans les moments où les luttes étaient les plus chaudes et les textes qui concernent ce sujet sont toujours utilisés à l’heure actuelle.

Pourtant, à travers l’ensemble de nos lectures, nous n’avons trouvé aucune recherche qui compare ces différents types de discours. Généralement, les textes des juristes sont peu abordés par les chercheurs.ses en sciences humaines. Ils ne sont pas étudiés comme des textes militants, mais plutôt comme des travaux à caractère technique. Et leur usage demeure essentiellement l’apanage des membres de la communauté juridique. Par ailleurs, les textes des militantes féministes sont trop souvent ignorés par les juristes, notamment pour leur caractère ouvertement engagé. En d’autres termes, ces divers écrits sont très rarement mis en parallèle, puisqu’ils attirent des publics scientifiques différents.

Pour notre part, nous souhaitons ici comparer ces différents niveaux de discours, en les réunissant autour de leur préoccupation commune. Ainsi que nous le verrons, les écrits des femmes sur le droit sont comparables à ceux des hommes juristes de la même époque. Notre analyse mettra en évidence qu’à partir d’une structure paradigmatique commune présente chez les deux groupes d’auteur.es, les arguments utilisés produisent pourtant des raisonnements opposés. Notre thèse principale est que la comparaison de ces discours, sélectionnés sur la base d’un objet commun, fait ressortir que ce qui distingue le plus les deux groupes de textes n’est pas la qualité de l’analyse juridique ou leur caractère militant, mais plutôt le type d’intérêts défendus.

À partir de l’exemple concret des débats entourant la capacité juridique des femmes mariées, nous procéderons à une analyse comparée entre certains textes écrits par des femmes en tant que militantes, affichées ou non comme féministes, avec des textes écrits par des hommes à titre de juristes et qualifiés comme étant de la « doctrine juridique ». Notre analyse féministe cherche à mettre en avant le caractère historiquement patriarcal du concept de « doctrine », à la fois parce qu’il provoque l’exclusion des femmes comme auteures et parce qu’il valorise une certaine façon de se saisir des questions juridiques qui bénéficie plus largement aux hommes.

Mentionnons d’emblée que notre grille d’analyse est d’abord et avant tout féministe matérialiste. L’angle matérialiste de cette approche pose la division sexuelle du travail comme étant structurante des rapports de production constitutifs de la classe des femmes, notamment en raison de la gratuité du travail qu’elles effectuent ou de la très faible valeur qui y est attribuée[10]. Ce féminisme interroge la manière dont cette exploitation devient transversale dans la société contemporaine, en particulier dans la construction du droit étatique et de la discipline qui le sous-tend. Cela signifie donc de s’intéresser aux mécanismes par lesquels le pouvoir patriarcal trouve une forme d’expression particulière dans le droit positif. Autrement dit, comment le droit civil soutient-il des rapports antagoniques d’exploitation matérielle entre les classes des sexes et comment sa construction favorise-t-elle la division et la hiérarchisation entre les femmes et les hommes?

Pour les femmes, le matériel choisi porte essentiellement la voix d’un féminisme blanc, associé à une certaine bourgeoisie, principalement francophone, plus officiel et organisé. La première auteure retenue est Marie Gérin-Lajoie. Autodidacte et auteure d’un traité sur le droit civil en 1902[11], elle a également écrit de nombreux articles militants sur les droits des femmes mariées. Elle a ainsi joué un rôle prépondérant dans l’éducation des femmes sur le droit[12]. Nous avons retenu en outre certains des écrits de Thérèse Casgrain. Réputée pour son travail sur le droit de vote des femmes, celle-ci a été de plusieurs batailles pour les femmes, dont l’égalité des conjoint.es marié.es. Nous avons aussi considéré quatre cours donnés en 1947 par Thaïs Lacoste-Frémont, soeur de Marie Gérin-Lajoie. Nous utiliserons de surcroît le mémoire d’Elizabeth C. Monk, l’une des trois premières femmes à être acceptées au Barreau du Québec en 1941, et de Jacques Perrault, adressé au Comité sur la réforme du Code civil. Finalement, nous nous pencherons sur un article de Réjane Laberge-Colas, première femme à siéger comme juge à la Cour supérieure du Québec.

Pour ce qui est de la doctrine juridique, nous avons arrêté notre choix sur les textes des auteurs suivants : Jean-Louis Baudouin, Germain Brière, Ernest Caparros, Roger Comtois, Jean Pineau et Claude Lombois. Contrairement aux écrits des femmes, qui sont échelonnés sur de nombreuses années, ces textes se concentrent de 1964 à 1966, les auteurs ayant rapidement réagi à la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée[13], aussi connue sous le nom de « bill 16 ». Les articles choisis ne représentent pas l’ensemble de la doctrine sur cette loi, pas plus qu’ils ne sont exhaustifs du travail en droit familial des auteurs retenus[14]. Précisons que notre objectif n’est certainement pas de faire un procès d’intention à ces hommes de loi, ni de les pointer comme individus et encore moins de les catégoriser comme « anti-femmes ». Ces auteurs ont été sélectionnés uniquement pour leur renommée au sein de la communauté juridique et pour leur intérêt à l’égard de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée. Nous avons donc opté pour leurs textes comme exemples du discours dominant sur le droit, avec l’intention de démontrer l’engagement de ce discours à l’endroit de la défense de certains groupes d’intérêts.

Il importe de savoir que la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée a été présentée devant l’Assemblée nationale par la première femme à y être élue députée, soit Claire Kirkland-Casgrain[15]. En amont de l’adoption de cette loi se trouve un long, patient et acharné travail de lutte et d’éducation de la part de groupes de femmes qui revendiquent le changement de leur condition depuis le début du siècle. Cette loi à forte valeur symbolique, quoiqu’elle soit imparfaite à bien des égards, est un premier pas aussi tardif que nécessaire dans l’émancipation juridique de la femme mariée. Elle reçoit des appuis, mais également de nombreuses détractions, autant pour son manque d’ambition : « On ne nous donne que des miettes[16] », qu’à l’inverse pour les « implications dangereuses[17] » qu’elle représente pour la famille. Selon un rapport du Comité de législation du Barreau sur le bill 16 : « Le concept de l’égalité, en fonction des modalités du régime matrimonial, ne doit pas conduire, dans le concret, à la diminution de la capacité du mari[18] ». Malgré les propos inquiets du Barreau, cette nouvelle loi n’instaure pas l’égalité entre les époux.ses. Elle propose plutôt un remaniement du rôle de chacun.e des conjoint.es, tout en préservant la prépondérance du rôle de l’homme. Mentionnons que cette nouveauté législative concerne alors toutes les femmes mariées, tant en communauté de biens qu’en séparation de biens, puisque toutes perdaient leur capacité juridique du seul effet de leur mariage. Concrètement, cette loi aura cependant des effets différents sur les épouses selon leur régime matrimonial.

Notre analyse comparative permettra de faire ressortir des convergences et des ambivalences entre ces différent.es auteur.es qui ne peuvent pas être détectées autrement. Structurellement, la comparaison nous amènera aussi à confronter les intérêts de la classe des femmes et de celles des hommes. Nous souhaitons faire ressortir des éléments contradictoires propres au système patriarcal et surtout souligner la façon dont les savoirs juridiques reconnus comme ayant de la valeur pour les juristes mettent en place un argumentaire qui soutient une structure de pouvoir patriarcal en favorisant la reproduction de rapports antagoniques inégaux entre la classe des femmes et celle des hommes. En effet, cette comparaison exposera la manière dont l’exclusion des femmes à titre d’auteures de doctrine relègue les questions sur l’exploitation des femmes au rang d’enjeux spécifiques et particuliers en marge d’une compréhension plus universelle du droit civil. Les groupes militant en faveur de la défense des droits des femmes se trouvent alors nécessairement en position de revendication, alors que la défense des intérêts de la classe des hommes autorise une posture plus posée et légitime, qui prend appui sur des arguments de nature juridique et technique.

Deux précisions linguistiques nous semblent nécessaires d’entrée de jeu. En 1964, la loi se référait à « la femme mariée » au singulier : de même en était-il de la majorité des textes écrits sur la question, qu’ils l’aient été par des femmes ou des hommes. De nos jours, les courants féministes réfléchissent plutôt leur sujet de lutte comme une pluralité. Nous respecterons cependant le langage de l’époque lorsque nous ferons référence directement au travail des auteur.es ou de la loi. De plus, nous emploierons les mots « féminisme » et « féministe » pour qualifier, sans distinction, certaines textes d’auteures qui revendiquaient ou refusaient cette étiquette. Tout comme le suggèrent Micheline Dumont et Louise Toupin, « le terme “féminisme” sera employé […] pour signifier cette mouvance à l’intérieur de laquelle le mouvement des femmes s’insère[19] ».

Notre démonstration comprend trois parties. Dans la première, nous présenterons deux concepts fondamentaux de notre recherche : tout d’abord la notion de famille, telle que la construit le droit civil. Pour ce faire, nous procéderons à un rapide examen des transformations législatives entourant la capacité juridique de la femme mariée dans le Code civil du Bas Canada. Ensuite, nous détaillerons le concept de doctrine couramment utilisé par les juristes et certaines questions qui le concernent. Dans la deuxième partie, nous exposerons notre méthode d’analyse, en insistant sur la manière dont la période historique et les auteur.es ont été choisi.es et sur le sens du terme « comparer ». La troisième partie sera entièrement consacrée à l’analyse : les trois premières sections s’intéresseront aux similitudes entre les deux groupes d’auteur.es; et les deux dernières, aux spécificités de chaque groupe.

I. Les transformations en droit civil des structures familiales et le concept de « doctrine »

Dans cette section, autant la « famille » que la « doctrine » seront envisagées comme des constructions sociales, auxquelles contribue le droit, ici entendu à la fois comme structure normative étatique et comme discipline. En premier lieu et afin de rompre avec l’idée que la famille répond à une organisation naturelle, nous présenterons rapidement la façon dont le droit civil met en place historiquement un certain modèle familial, centré sur la puissance du mari et l’incapacité de la femme. En second lieu, nous exposerons la manière dont le critère du statut de juriste, central dans la construction de la notion de doctrine, a des effets d’exclusion, dont les retombées n’occupent que très peu d’espace dans les débats à l’intérieur de la discipline du droit moderne.

A. La famille, une institution du droit civil

Il est commun de réfléchir les fondements de la famille à partir de l’idéologie naturaliste[20]. La famille est alors envisagée comme une association naturelle formée du père, de la mère et de leurs enfants. Cette idéologie naturaliste suppose une division tout aussi naturelle des rôles au sein de la famille, qui reposerait sur une complémentarité des sexes, conforme à des caractéristiques intrinsèques et propres aux femmes et aux hommes. Les femmes, « naturellement » plus douces et aimantes, seraient prédestinées à prendre soin des enfants et du domicile, alors que la force et l’ambition des hommes leur conféreraient légitimement le rôle de pourvoyeur et de protecteur de la famille. De nombreux travaux féministes ont contesté cette idée de nature sous-jacente à la famille, pour décrire plutôt cette dernière comme une construction sociale qui se modèle selon les rapports de force en cause. La division sexuelle, qui caractérise les rôles familiaux, aurait pour objet de maintenir une hiérarchie entre les sexes. Hiérarchie à l’intérieur de laquelle les femmes voient leur force de travail dévalorisée par l’accomplissement de tâches gratuites au service de la famille[21].

Sous-entendu dans cette idéologie naturaliste, le droit étatique ne ferait qu’entériner ce qui était déjà là avant lui. Sa fonction est alors assimilable à celle d’un gardien qui n’agirait qu’au moment où la famille devient dysfonctionnelle[22]. Frances Olsen critique grandement cette posture, puisqu’elle ne permet pas de comprendre la famille comme une construction à laquelle le droit étatique participe activement.

Ainsi, une étude historique du droit étatique, notamment du droit civil, permet de mettre en évidence le rôle essentiel que joue l’État dans le modelage de la famille. En vertu du C.c.B.C., la construction familiale repose en grande partie sur une division sexuelle des rôles entre les époux.ses, division qui provoque par le fait même une distribution inégale des droits, des pouvoirs et des obligations en fonction du sexe du ou de la conjoint.e. Cette organisation légale de la famille s’est transformée dans le temps, suivant d’importantes luttes menées notamment par des groupes de femmes. À titre d’exemple, l’article 174 C.c.B.C. établissait, et ce, jusqu’en 1964, ce grand principe de l’organisation familiale québécoise : « Le mari doit protection à sa femme; la femme obéissance à son mari. » Il sera modifié en 1964 avec l’adoption de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée. Sans pour autant abolir la hiérarchie entre les sexes, le nouvel article 174 efface du texte de loi le devoir d’obéissance de l’épouse :

La femme concourt avec le mari à assurer la direction morale et matérielle de la famille, à pourvoir à son entretien, à élever les enfants et à préparer leur établissement.

La femme exerce seule ces fonctions lorsque le mari est hors d'état de manifester sa volonté en raison de son incapacité, de son absence, de son éloignement ou de toute autre cause.

L’épouse pouvait dorénavant concourir aux décisions familiales et même agir à titre de substitute si l’époux n’était pas en mesure d’agir. Ce nouveau statut est l’une des modifications significatives du bill 16. De cet article se dégage l’orientation générale que le législateur souhaite donner à la famille[23].

L’année 1964 est donc marquante pour les femmes du Québec en raison de l’adoption de cette réforme au C.c.B.C. qu’est la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée. Cependant, au regard de l’ensemble des réformes en droit de la famille, cette loi ne peut pas être qualifiée d’aboutissement : elle serait plutôt une étape ou encore une tentative du législateur d’adapter le droit étatique à la réalité sociale. Elle fait partie d’un long continuum législatif à l’intérieur duquel les droits des femmes ont connu certaines avancées, mais aussi des reculs[24]. Après le passage de la Coutume de Paris au C.c.B.C. le 1er août 1866[25], la première réforme importante en droit de la famille pour les femmes a lieu en 1931[26]. Rappelons que cette réforme ne prend en considération qu’une portion très modérée des demandes féminines. L’une de ses transformations les plus significatives est probablement la mise en place du régime des « biens réservés » de l’épouse[27]. Ces biens réservés se réfèrent principalement aux revenus de l’épouse sur lesquels elle a dorénavant une administration autonome. Avant 1931, les revenus de l’épouse étaient absorbés dans la communauté de biens et se trouvaient, par conséquent, sous le contrôle complet de l’époux. Deux changements apportés au C.c.B.C. le 16 décembre 1954[28] valent la peine d’être mentionnés. Tout d’abord il y a élimination du double standard pour les demandes de séparation de corps. En effet, conformément à la version antérieure de l’article 188 du C.c.B.C., la femme mariée ne pouvait demander la séparation de corps pour cause d’adultère que dans le cas où la concubine du mari habitait dans la maison commune. En 1954, cette condition est abolie. Ensuite, dans la même réforme, l’article 986 C.c.B.C. est modifié. La femme mariée se verra enfin retirée de l’énumération des personnes incapables de contracter, telles que les mineurs et les interdits.

Suivant la loi de 1964, une loi sur le divorce sera adoptée et rendra le divorce plus accessible juridiquement à partir de 1969[29]. L’année 1970 annoncera le remplacement de la communauté de biens comme régime légal par celui de la société d’acquêts[30]. Puis 1980 sera l’année de la naissance du nouveau Code civil du Québec[31] qui reconnaît finalement l’égalité juridique des conjoint.es marié.es[32]. L’adoption du régime primaire qu’est le patrimoine familial se fera en 1989[33].

Après avoir examiné rapidement la manière dont le droit civil met en place une structure qui légifère directement sur l’organisation de la vie familiale, nous revisiterons maintenant la notion de doctrine. Notre déconstruction insiste sur les effets d’exclusion que génère la doctrine, notamment à cause du raisonnement circulaire qui sous-tend le concept lui-même. Dit de manière caricaturale : la doctrine est de la doctrine à la condition qu’elle soit écrite et reconnue comme telle par des juristes.

B. Pour une déconstruction féministe de la notion de doctrine civiliste

Le terme « doctrine » en droit civil revêt un sens particulier à la discipline du droit. À l’intérieur même de ce champ disciplinaire, il a toutes les apparences d’un savoir communément partagé. Il fait partie des concepts de base avec lequel tout.e bon.ne juriste apprend à se familiariser dès la première année de ses études universitaires. Il semble appartenir à un sens commun propre à la culture juridique, et chaque juriste en aurait une « idée intuitive[34] ». Mot fréquemment employé dans le vocabulaire juridique, sa présence dans un texte sur le droit fait suffisamment consensus pour qu’il se passe généralement d’explication ou de définition. Les auteur.es qui y ont recours paraissent faire reposer cet emploi sur un savoir commun et un consensus définitionnel quant à la nature de cette doctrine, mais également quant à son contenu et quant à l’identité des auteur.es.

Malgré cette apparence de large consensus, certains débats alimentent la réflexion des juristes relativement à la doctrine, principalement en France[35] et, dans une moindre mesure, au Québec[36]. Les interrogations portent principalement sur le rôle et la fonction de la doctrine : est-elle purement descriptive, interprétative ou libre de donner une opinion? Quelle est sa nature profonde : par exemple, un code annoté constitue-t-il de la doctrine[37]? Qui peut l’écrire : des académicien.nes, des praticien.nes, exclusivement des juristes? À qui s’adresse la doctrine : aux praticien.nes, aux juges, au législateur? Est-elle une source du droit, au même titre que la loi, la jurisprudence et la coutume[38]? Les interrogations demeurent largement circonscrites par les paramètres et les critères d’analyse propre à la discipline du droit[39].

Le Dictionnaire de droit québécois et canadien suggère une définition en trois volets : « 1) Ensemble des ouvrages dans lesquels les auteurs expliquent et interprètent le droit. 2) Opinion d’un ou de plusieurs auteurs sur une question de droit. Ex. Selon la doctrine… 3) Théorie générale ou particulière portant sur une question juridique[40] ». De son côté, le Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues reprend sensiblement la même définition[41]. Il n’est pas rare que le premier et le deuxième volet se chevauchent et que, en offrant une interprétation du droit, l’auteur.e présente également une opinion sur la validité de la règle décrite. Il est implicitement compris que les auteur.es en question appartien-nent à la grande famille des juristes, soit à titre de théoricien.nes, tel.les que les professeur.es d’université, ou encore comme praticien.nes, tel.les que les avocat.es, les notaires ou les juges. D’ailleurs, Sébastien Grammond reconnaît que « définir, c’est exclure[42] ». Il précise que plusieurs définitions du terme « doctrine » excluent d’emblée les non-juristes[43].

Jacques Chevallier, pour sa part, définit la doctrine en droit « comme le champ social spécifique que forment les professionnels spécialisés dans la production et dans la transmission du savoir juridique, professionnels chargés de connaître et de faire connaître le droit[44] ». Selon lui, la capacité d’écrire de la doctrine repose sur la notion d’autorité, laquelle suppose « l’adoption d’une certaine posture par rapport au droit (distanciation) et une certaine compétence; elle suppose aussi la détention d’une certaine compétence, attestée, généralement mais pas exclusivement, par la possession de titres universitaires[45] ». Finalement, il inclut dans cette définition un facteur de « différenciation[46] », puisque tous.tes les juristes ne sont pas nécessairement auteur.es de doctrine.

Cette compétence suppose donc de réfléchir à l’intérieur du cadre prescrit par la méthode juridique. À ce propos, Aurore Benadiba explique ceci : « Généralement, la doctrine n’offre pas de discours en-dehors du droit […] La doctrine juridique abandonne bien souvent l’idée d’une position d’extériorité scientifique pour devenir un acteur influent dans le système juridique[47] ». Pour Pierre J. Dalphond, la doctrine « est le droit savant, qui émane généralement des professeurs et chercheurs des facultés de droit, par opposition aux ouvrages pratiques, qui émanent souvent des praticiens[48] ». La doctrine pour les juristes doit donc répondre à certains critères de scientificité propres à la science du droit et qui ont pour objet de faire avancer la connaissance sur le droit. En d’autres termes et pour reprendre une expression familière aux juristes, la doctrine « fait du droit », soit à partir d’« une acception positiviste, […] “faire du droit” sous-[tend] une tentative de contribution à l’élaboration et à l’interprétation du droit étatique dans une perspective avant tout interne à celui-ci, ce qui précisément, est susceptible de rendre cette activité intelligible pour la majorité des juristes[49] ». Pour écrire de la doctrine, il faut donc répondre à des critères de compétence et d’expertise reconnus comme tels par les pair.es juristes et adopter un style d’écriture qui respecte la méthode du droit positif.

Nous cherchons ici à déconstruire le caractère spécifique et scientifique habituellement reconnu à la doctrine juridique pour en faire ressortir, au contraire, le caractère très engagé dans la défense d’intérêts précis. Comme nous le verrons, alors que d’emblée les lecteurs.trices s’attendent à une écriture revendicatrice sous la plume des femmes, celle des hommes, qui devraient pourtant se limiter à des commentaires caractéristiques de la perspective interne du droit[50], revêt elle aussi un caractère fortement militant. C’est également ce qu’observe Danièle Lochak, lorsqu’elle compare des textes annoncés comme engagés avec d’autres qui soutiennent plutôt une position de neutralité :

En dépit du positivisme dominant dans les facultés de droit, l’idée que la doctrine doit être neutre n’est guère confortée par l’observation. Ce qui frappe, c’est au contraire la fréquente propension des auteurs à prendre parti et à passer d’un discours de lege lata [la loi telle qu’elle est] à un discours de lege ferenda [ce que devrait être la loi]. La doctrine a également bien du mal à se défaire d’un jusnaturalisme latent, particulièrement visible lorsque les textes commentés interviennent dans des domaines fortement imprégnés du poids de la morale traditionnelle, comme les relations familiales ou la sexualité[51]

Les objectifs annoncés de notre article ne sont pas de nous positionner à l’intérieur des débats internes, propres à la discipline du droit, et qui concernent différentes questions entourant la doctrine. Au contraire, notre objectif comme chercheuse féministe est de nous intéresser aux effets sur la construction du savoir juridique du processus d’exclusion systématique qu’ont subi les femmes des professions juridiques jusqu’en 1941 (barreau) et en 1956 (notariat). Si ces différents critères d’appartenance à la profession juridique et de scientificité peuvent sembler anodins au regard des rapports sociaux de sexe de nos jours, cette notion a pourtant rendu légitime le monopole des hommes sur les savoirs juridiques, et ce, durant une longue période de temps.

La prise en considération du statut des femmes dans la communauté des juristes permet d’illustrer que le critère du sexe a été un critère à la fois d’admissibilité au droit pour les hommes et d’exclusion pour les femmes. Celles-ci écrivent pourtant depuis longtemps sur le droit. Après avoir posé le constat que les femmes ont été systématiquement exclues du processus d’écriture doctrinal, nous aborderons la question suivante : quels sont les éléments qui distinguent ou qui réunissent les écritures des femmes et des hommes sur le droit?

II. La construction des comparables

La mise en relation d’objets apparemment étrangers l’un à l’autre pour une étude articulée autour de critères communs fait référence à l’acte de comparer. Comme l’explique Marcel Detienne[52], la comparaison est un travail de construction et d’imagination de la part de la chercheuse ou du chercheur. Cette section se consacre donc à la présentation de ce travail de construction. Nous expliquerons, dans un premier temps, le choix des textes; nous détaillerons, dans un second temps, la construction de la grille d’analyse.

A. Le choix des textes : la période historique et le contexte de publication

Deux éléments nous ont posé problème au moment de choisir nos textes. Premièrement, nous devions privilégier une période historique à étudier. En raison du travail revendicateur des femmes, le choix des textes ne pouvait pas se limiter aux années qui ont immédiatement précédé ou suivi l’année 1964. À l’inverse, il y avait suffisamment de travail doctrinal aux environs de cette année-là pour faire une sélection. Deuxièmement, l’abondante littérature sur le sujet a transformé le choix des auteur.es et des textes en un autre enjeu important.

1. La période étudiée

Tous les textes choisis concernent la question de la capacité juridique de la femme mariée. Pourtant, et afin d’obtenir un échantillon représentatif, nous avons opté pour une plus longue période à étudier relativement aux textes rédigés par des femmes. En effet, le premier texte sous la plume d’une femme date de 1915 et les autres ont été sélectionnés jusqu’en 1963. Pour la doctrine positiviste, les textes sont concentrés pendant la période 1964-1966, suivant l’adoption de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée.

Cet écart entre les dates pour justifier le choix des auteures et des auteurs se fonde essentiellement sur deux raisons. La première découle directement de la fonction militante des textes féministes retenus. Les femmes dénoncent la position d’asser-vissement dans laquelle les place le droit étatique. Elles veulent transformer le système en place, alors que les juristes font plutôt office de gardiens d’un ordre établi. Ainsi, les écrits qui militent pour du changement se posent nécessairement en amont des changements législatifs souhaités. À l’inverse, les textes des juristes, ayant pour mission d’interpréter le droit, répondent plutôt à une nouvelle législation.

Si la première raison concerne précisément le fait d’écrire en adoptant une posture de revendication, la seconde se rapporte plutôt à la problématique plus générale sur les relations qu’entretient le droit étatique avec les changements sociaux. Ces relations se révèlent complexes et peuvent varier selon le type de sujet traité[53]. Par exemple, le droit sera parfois un moteur de changements, alors qu’à d’autres moments il jouera le rôle d’un « barrage[54] » ou il ne fera qu’entériner ce que la société a depuis longtemps reconnu.

En bref, cet écart dans le temps entre nos deux groupes d’auteur.es est en soit un des symptômes principaux de l’exclusion systématique des femmes ici dénoncée. En raison de la construction même du concept de doctrine, il est impossible d’étudier la voix des femmes sur le droit étatique avant leur entrée dans les professions juridiques, puisqu’elle est pratiquement disqualifiée d’emblée. Dans une perspective féministe, cela ne signifie pas que la comparaison n’est pas faisable, mais plutôt qu’il faut adapter en conséquence les outils méthodologiques et les critères d’analyse.

2. Les organes de publication et les types d’écrits

Nous l’avons déjà mentionné, les débats sur la capacité juridique des femmes ont été nombreux. Nous ne pouvons donc nous permettre, dans le présent texte, d’analyser l’ensemble de la littérature concernant la capacité juridique des femmes mariées et la loi qui la concerne. De plus, étant donné les multiples disparités dans les conditions d’écriture des femmes et des hommes, les critères de sélection des textes ne peuvent être identiques. Le critère commun a été le sujet des articles, soit la capacité juridique des femmes mariées.

Alors que Virginia Woolf a souligné l’importance d’avoir une « chambre à soi » comme lieu de production littéraire, nous pourrions ajouter la nécessité de « lieux de diffusion à soi ». L’exclusion des femmes des professions juridiques influera donc sur le lieu de production et de publication de leurs écrits. Pour leur part, les juristes, des hommes, bénéficient des structures et du prestige de revues sérieuses, reconnues et bien organisées en matière d’édition et de diffusion. De plus, ces revues, telles que la Revue du Barreau, la Revue du Notariat ou Les Cahiers de droit, s’adressent à un public spécialisé. En comparaison, les femmes du début du siècle publient dans des plateformes hétéroclites sans vocation juridique[55]. Nous utiliserons en particulier la revue La Bonne Parole, mensuel féminin fondée par Marie Gérin-Lajoie et organe de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste[56]. À l’intérieur de ce journal se trouvent des articles sur le droit, principalement écrits par Marie Gérin-Lajoie, ainsi que d’autres textes ayant une volonté revendicatrice, notamment sur l’éducation des jeunes filles. Cependant, ces articles plus spécialisés côtoient des chroniques d’économie familiale, des éditoriaux du clergé, des recettes et des contes par exemple. Marie Gérin-Lajoie – à titre de présidente de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, et ce, jusqu’en 1933[57] – et son équipe sont responsables de l’écriture des articles, mais aussi de l’ensemble de la production et de la diffusion de chaque numéro. De plus, qu’elles publient dans une revue de femmes ou dans des quotidiens tels que Le Devoir ou La Presse, le public à qui elles s’adressent est formé d’une large audience de non-spécialistes. Par conséquent, le vocabulaire employé et le type d’écriture adopté seront nécessairement différents de ceux de leurs « homologues » juristes.

Le lieu de publication et le public visé influent également sur la longueur des articles. Les écrits des femmes étant plutôt courts, généralement d’une page ou deux, alors que ceux des hommes ont minimalement une vingtaine de pages, voire beaucoup plus. Le terrain n’est alors pas propice au même développement de la pensée, et cela jouera certainement sur la rhétorique utilisée. En outre, la position des femmes, en demande, force des écrits revendicateurs qui prônent le changement, alors que ceux des hommes adoptent généralement une position plus conservatrice. Le fait de réclamer du changement et de dénoncer le caractère inapproprié du droit pour les femmes oblige ces dernières à réfléchir à l’extérieur des concepts mis en avant par le droit. Ces concepts sont dénoncés comme insuffisants pour prendre en charge la réalité des femmes. Interdisciplinaires et sociologues du droit avant l’heure, ces auteures doivent donc adopter un vocabulaire différent de celui des juristes, adapté à leurs demandes et à leur public.

B. Comparer des incomparables[58]

Le procédé analytique ici retenu est celui de la comparaison. Comme l’explique Marcel Detienne, l’acte de comparer est en soi un travail de construction. Il propose à cet égard l’expression « comparatisme constructif[59] » : ce type de comparatif cherche à décomposer des catégories propres à certaines disciplines, en vue de déceler de nouvelles articulations[60]. Un tel travail de déconstruction permet de « porter un regard critique sur sa propre tradition[61] » disciplinaire.

C’est en lisant les articles de Marie Gérin-Lajoie dans La Bonne Parole, pour un autre projet de recherche, que nous avons eu l’idée de comparer cette auteure et d’autres femmes avec des auteurs juristes. En effet, considérant le sérieux et la compétence de ces femmes en matière de droit civil, nous nous sommes simplement demandé ce qui pouvait les distinguer de la doctrine traditionnelle juridique et, de manière beaucoup plus fonda-mentale, la raison d’être de cette distinction. Après de nombreuses lectures, un constat s’est imposé à nous : malgré des styles d’écriture très différents, les auteur.es fondaient leur position à propos de la capacité juridique des femmes mariées sur des arguments semblables et des thèmes récurrents, tout en tenant parfois des raisonnements complètement opposés. À nos yeux, leurs textes étaient donc comparables. À la lumière de ces observations, nous avons extrait les types d’argumentaires communs à ces deux groupes littéraires. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les féministes et les juristes n’utilisent pas nécessairement des idées parfaitement différentes. Au contraire, plusieurs paradigmes communs sont partagés, mais le sens est réapproprié selon les intérêts défendus. Par exemple, nous verrons que le catholicisme teinte autant le discours des femmes que celui des hommes, quoique pour des raisons autres. De même, l’idée que le droit soit en décalage par rapport à la société est partagée par les femmes et de nombreux juristes. Pourtant, les effets de ce décalage ne seront pas nécessairement analysés de la même manière : vu comme un tort à l’endroit des femmes, selon certaines auteures, il sera plutôt perçu tel un risque de dévaluation du système juridique pour d’autres. Nous avons aussi mis en évidence certains réflexes propres à chacun des deux groupes d’intérêts. Ainsi, les juristes s’appuieront davantage sur la technique du droit, alors que les femmes s’inspireront plutôt d’anecdotes pour dénoncer les effets injustes de la loi.

Finalement, il est essentiel de se souvenir que la comparaison se fait entre des textes qui comptent parfois près de 50 années d’écart. Dans certains cas, nous observons un net décalage et peut-être un sentiment de répétition entre les arguments des féministes et ceux de la doctrine. Des années plus tard, certains juristes remettent de l’avant des arguments que les féministes contredisaient des décennies plus tôt et qui semblent pourtant toujours actuels dans la communauté juridique. C’est peut-être un autre signe de l’important décalage entre le droit étatique et la réalité sociale.

III. La capacité juridique des femmes mariées, un débat à la fois naturaliste, catholique, nationaliste, sociologique et juridique

En nous basant sur des exemples tirés des textes choisis, nous exposerons maintenant les similitudes et les différences entre leurs auteur.es à partir de cinq critères d’analyse :

  • l’idéologie naturaliste sur la division sexuelle;

  • le nationalisme catholique;

  • le rôle des juges dans les familles;

  • l’utilisation de l’expérience des femmes comme démonstration des inégalités produites par le droit, ou les spécificités de l’argumentaire féminin;

  • le recours à la technique juridique, ou les spécificités de l’argumentaire masculin.

Les frontières entre ces cinq critères sont poreuses : pour éviter des risques de répétition, nous avons choisi de concentrer certaines citations et analyses à l’intérieur d’un critère, quoiqu’elles en chevauchent d’autres.

A. La nature et la complémentarité des sexes

Au coeur de la (in)capacité juridique des femmes mariées gronde la question des « pourquoi ». Pourquoi les femmes mariées sont-elles considérées comme incapables juridiquement, alors que les hommes sont pleinement capables? Pourquoi cette incapacité se développe-t-elle seulement durant le mariage? Pourquoi devraient-elles acquérir ou non leur pleine capacité juridique?

En réponse à ces trois questions, le rôle de la nature et la complémentarité des sexes sont un facteur explicatif pour plusieurs auteur.es. L’idéologie naturaliste tient pour acquis que certaines qualités sont intrinsèquement féminines ou masculines. Aux femmes, il sera reconnu en général des qualités liées à l’amour, à la patience et à la bonté; aux hommes, le caractère plus ambitieux et fort. Le fait d’appartenir à un sexe ou à l’autre détermine le rôle et les fonctions qu’il est possible d’exercer dans la société québécoise. Ainsi, en amont de l’incapacité juridique des femmes mariées s’observe une compréhension de la division sexuelle. De cette conception naturaliste des sexes découle une image de la famille à l’intérieur de laquelle les femmes et les hommes occupent des rôles prédéterminés. Pour certaines, cette complémentarité justifie que les femmes mariées obtiennent leur pleine capacité juridique, alors que pour certains elle plaide en faveur d’une hiérarchie familiale à la tête de laquelle trône l’homme. S’engage alors un débat important sur la nécessité ou non d’avoir un ou une chef de famille et le caractère exorbitant d’une famille bicéphale.

Jean Pineau résume bien en une phrase la pensée naturaliste et sa place au coeur de la famille en droit civil : « Le phénomène naturel qui veut que les personnes humaines soient groupées en famille, a donné naissance, il y a fort longtemps, à une organisation juridique qui, depuis lors, a évolué avec le temps et les civilisations[62] ». Selon lui, la présence d’un chef est une exigence obligatoire de cette structure « naturelle ». Pour appuyer sa thèse, il cite un juriste français, Henri Mazeaud[63]  :

On en conclut qu'un chef est nécessaire à cette famille pour qu'elle soit viable et que ce chef doit être par principe le mari, car “l’homme est généralement par sa force plus grande et son caractère plus ferme, mieux apte que la femme à porter le fardeau des charges familiales et la responsabilité de la direction[64]”.

Au contraire, Germain Brière semble plutôt vouloir réfuter la thèse naturaliste pour expliquer l’incapacité juridique de la femme mariée : « vu […] l’opinion largement répandue selon laquelle l’incapacité de la femme mariée ne reposait pas, en droit québécois, sur une infériorité du sexe féminin, fragilitas sexus, mais uniquement sur la puissance maritale[65] ».

Cette explication est pour le moins paradoxale, puisqu’elle nous laisse avec une étrange question en tête : sur quoi repose alors la puissance maritale? Ici Germain Brière reprend la thèse qu’explique Claude Lombois, c’est-à-dire que l’incapacité des femmes mariées ne serait « point fondée sur le sexe, mais rendue nécessaire par le mariage[66] ». Pourtant, comme le souligne ce dernier, les deux incapacités (en raison du sexe ou en raison du mariage) sont intimement liées et même complémentaires, puisque « c’était son sexe qui désignait la femme pour être incapable[67] ». Le raisonnement est circulaire.

En fait, bien qu’il estime que l’incapacité juridique de la femme mariée est « démodée[68] », puisque cette incapacité est décalée devant l’entrée massive des femmes sur le marché de l’emploi, Claude Lombois continue pourtant de défendre un modèle familial à l’intérieur duquel le mari possède seul les pouvoirs de gestion. Dans le mariage, la femme est donc « collaboratrice, non chef à demi. L’intérêt de la famille, qui justifie les pouvoirs qu’on lui donne [à la femme], justifie aussi qu’on les limite. À la communauté, il faut un chef[69] ».

Finalement, la citation suivante de Jean-Louis Baudouin permet de déduire qu’il reconnaît les relents naturalistes qui habitent le C.c.B.C., tout en cherchant à s’en distancier :

Bien que la plupart des auteurs se soient plus à démontrer que l'incapacité juridique de la femme mariée ne reposait pas tant sur la faiblesse d'esprit de celle-ci (imbecillitas sexus) que sur la nécessité de maintenir l'unité de direction du ménage, dans la réalité quotidienne l'incapacité de la femme mariée apparaissait en fait beaucoup plus centrée autour de la notion d'inégalité des sexes et de la suprématie du sexe fort dans le mariage[70].

Pourtant, l’ouverture que Jean-Louis Baudouin offre à la capacité juridique de la femme mariée est bien mince, et il continue de militer en faveur de la puissance du mari :

Il nous semble en effet parfaitement possible juridiquement de donner au mari certains pouvoirs-clé lui permettant d'exercer le rôle de chef de famille sans pour autant réduire son épouse à une incapacité juridique totale […] On a confondu nettement ici incapacité et pouvoir de gestion[71].

Nous reviendrons ultérieurement sur cette distinction technique qu’opèrent les juristes entre incapacité légale et limitations des pouvoirs de gestion. Au regard du critère de la nature, on observe que Jean-Louis Baudouin refuse la justification de l’incapacité juridique de la femme sur l’argument de la faiblesse; cependant, il continue de défendre l’idée que la famille a besoin d’un chef et que ce dernier doit être le mari.

L’idéologie naturaliste plane également au-dessus des argumentaires féminins. Ainsi, Marie Gérin-Lajoie, plus de 30 ans avant l’adoption de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée, écrit ceci :

Voilà le principe fondamental de la Communauté: “Équivalence de valeur entre les activités de l'homme et celles de la femme dans le mariage, société parfaite qui confond les intérêts comme la vie des époux et Justice dans le partage des biens!” Au point de vue moral, il y a donc aussi équivalence de dignité entre l'homme et la femme dans la Communauté[72].

Cette auteure utilise elle aussi l’idée de complémentarité entre les deux sexes, mais cette fois pour justifier une égalité et une équivalence de valeur entre les femmes et les hommes. D’autres citations de Marie Gérin-Lajoie nous font percevoir une certaine ambivalence dans ses positions. Elle est grandement partagée entre une famille idéale chrétienne, nous y reviendrons, à l’intérieur de laquelle le père occupe une position de pouvoir en raison de sa qualité de pourvoyeur, et la réalité matérielle qui veut que trop souvent les femmes se retrouvent sur le marché de l’emploi, sans pour autant pouvoir gérer le fruit de leur travail. Les revendications en 1927 sont concentrées autour de la création de biens réservés pour l’épouse, ce qui lui permettrait justement de jouir de son salaire et de les protéger un peu mieux des excès de son mari.

Thérèse Casgrain s’appuie également sur certaines caractéristiques naturalistes en faveur des femmes. Ces qualités, que la « nature » leur aurait conférées, ne plaident-elles pas justement en leur faveur pour qu’elles occupent une plus grande place dans la société et la vie politique? Voici comment cette femme politique aborde la question :

L'homme, plus fort que la femme, plus blasé qu'elle, absorbé par ses préoccupations politiques, par les luttes de parti, néglige souvent ces problèmes vitaux, pour le plus grand mal de la société. Si la femme est plus humaine, plus sensible, plus idéaliste que lui, n'est-ce donc pas une raison de plus pour l'introduire comme un élément régénérateur, dans la vie politique[73]?

Irène Joly, dans son plaidoyer devant la Commission pour la réforme du Code civil en 1929, au nom de l’Association des femmes propriétaires de Montréal, estime également que l’homme et la femme sont égaux dans leur différence : « L'homme est de sa nature téméraire, ambitieux: la femme de son côté est prudente, conservatrice. Pourquoi ne pas mettre au profit de la communauté les qualités différentes des deux époux[74] »? Ces différences, plutôt que de justifier une hiérarchie entre les sexes, devraient servir à l’accomplissement « d’un bonheur plus parfait[75] ».

Finalement, et nous considérons que cet argument appartient à l’idéologie naturaliste, il n’est pas rare que des féministes invoquent la maternité des femmes pour justifier l’octroi de pouvoirs supplémentaires. À titre d’exemple, Thaïs Lacoste-Frémont enseignera ce qui suit dans un cours :

Si la formation du caractère des humains est d’une importance primordiale et que ce sont les parents qui ont l’obligation d’y voir; que la mère est trop souvent seule à y pourvoir, il lui est impossible d’accomplir sa tâche supérieurement si la société la considère comme un être inférieur, ce qui se traduit dans notre code civil par l’état d’incapacité, la situation d’une mineure[76].

Diane Lamoureux précise que ce type d’argument appartient au « féminisme de la maternité sociale[77] ». Le statut de mère sera principalement mis en avant au début du xxe siècle, et ce, jusqu’à la fin des années 40. Ce mouvement est parfois aussi appelé « maternaliste[78] ». Dans le mouvement féministe, le discours glisse lentement : l’égalité sera de moins en moins réclamée comme une nécessité pour les mères, mais de plus en plus en raison de la situation sociale qu’occupent les femmes dans la vie économique et politique du pays. Ces dernières ont fait la preuve de leur pleine capacité en effectuant de nombreux travaux d’« homme » durant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, Réjane Laberge-Colas estime que « [d]eux conflits mondiaux ont démontré que la femme peut utilement remplacer son mari dans la gestion des biens familiaux[79] ». Elle ajoute également les éléments suivants comme facteurs plaidant en faveur de l’égalité des femmes : l’instruction, l’indépendance, l’intégration professionnelle et leur participation à la vie politique[80].

Ce constat sur l’usage de la maternité comme argument féministe a été largement étudié[81], de même que son importance pour l’avancement des droits des femmes au Québec[82]. Cependant, ce qui est beaucoup moins étudié et très rarement nommé, c’est l’argument similaire utilisé par les hommes. Au nom de la masculinité et de la paternité, des juristes défendent le maintien du pouvoir entre les mains du mari. À cet égard, cette citation de Jean Pineau est particulièrement éloquente : « Toutefois, cette autorité paternelle est le pivot de l'organisation de la famille, aussi n'est-il pas surprenant de voir le père disposer de pouvoirs assez importants[83] ». Dans le même sens, Jean-Louis Baudouin défend lui aussi l’idée que la puissance paternelle justifie la chefferie de l’homme dans la famille : « Le mari, détenteur de la puissance paternelle et donc chef de la famille[84] ».

Nous avons cherché à démontrer, dans la première section, que les discours naturalistes habitent autant les discours des femmes que ceux des hommes, mais dans des directions complètement opposées : pour les unes, la complémentarité s’avère un argument d’égalité, alors que pour les autres elle justifie une hiérarchie familiale au profit des hommes. Autre fait intéressant, tandis que les arguments naturalistes perdent de leur popularité chez les féministes après la Seconde Guerre mondiale, ils continuent d’alimenter le discours des juristes et de justifier des choix législatifs au cours des années 60.

B. Le nationalisme catholique et l’intégrité du droit civil : le respect des traditions et du modèle familial canadien-français

Dans cette deuxième section, nous souhaitons mettre en avant les forts liens qui existent entre la condition juridique des femmes mariées au Québec et l’identité nationale. Autant dans les discours des féministes que dans ceux des juristes, on observe que cette identité nationale est fortement attachée à la religion catholique et aux spécificités canadiennes-françaises qui distinguent le Québec du reste du Canada. Cette attache à la tradition française s’observe manifestement en droit, étant donné la filiation entre le C.c.B.C. et le Code Napoléon[85].

Autour des débats sur la capacité juridique des femmes mariées, la religion catholique est plaidée pour justifier autant l’égalité des sexes que la hiérarchie. Ce type d’argumentaire reviendra fréquemment à travers les publications de La Bonne Parole, revue directement attachée à la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Marie Gérin-Lajoie, militante d’un féminisme souvent décrit comme chrétien[86], trouve dans ce courant la possibilité de lutter pour le droit des femmes, tout en respectant les préceptes de la religion catholique. Pour ces féministes, la charité chrétienne appelle d’urgence des changements dans la loi et l’émancipation des femmes mariées. Ainsi, Marie Gérin-Lajoie lance un appel au législateur sur la base de la tradition catholique :

Si les autorités publiques ne remédient pas par une législation immédiate à ces injustices criantes et qui sont perpétrées sous l'autorité de la loi, notre Province de Québec faillira à sa vocation chrétienne et au génie de ses traditions qui se sont sans cesse adaptées aux exigences de l'équité sous la poussée des événements extérieurs et qui rajeunissent perpétuellement la formule de la Justice dans le temps[87].

C’est aussi au nom de la charité, probablement chrétienne, que Marie Gérin-Lajoie lance ce vibrant appel aux membres de la commission Dorion, en 1930, juste avant la création des biens réservés : « Qu'attendons-nous pour nous élever à une expression de la charité et de la justice que des peuples moins religieux que le nôtre ont su découvrir[88] »?

Une certaine ambivalence semble pourtant régner dans les idées de Marie Gérin-Lajoie. La religion chrétienne impose un modèle familial fort fondé sur un père pourvoyeur et une mère aimante qui se consacre au soin de ces enfants. La communauté de biens est d’ailleurs l’incarnation de cet idéal pour la féministe. Comme régime matrimonial, elle permet la fusion des intérêts des deux épou.ses, dans un respect de la dignité du travail de chacun.e[89]. Pourtant, cet idéal semble inatteignable au quotidien, constate Marie Gérin-Lajoie. C’est sur la base de ce constat qu’elle revendique du changement :

Si notre idéal d'un foyer bien ordonné persiste à faire de l'homme le soutien matériel de la famille, tandis que la femme en est le soutien moral; si la femme est mère avant d'être ouvrière; on ne saurait fermer les yeux cependant au nombre de femmes mariées qui, sous la poussée d'événements quelquefois bien douloureux, sont obligées de gagner leur vie[90].

Ainsi, lorsque le mari commet des vices, la structure d’alors de la communauté ne protège plus les familles.

Quelques années plus tard, on ressent davantage d’indignation chez les féministes chrétiennes. Elles n’hésitent pas à invoquer que le Dieu des catholiques a créé les hommes et les femmes comme des êtres égaux. C’est le grand message du Christ, explique Thaïs Lacoste-Frémont[91]. Dans ces conditions, demande-t-elle, « [e]st-ce digne de l’état du mariage chrétien que la femme subisse une déchéance civile en se mariant[92] »?

Cette utilisation d’arguments religieux s’essoufflera chez les femmes après la Seconde Guerre mondiale. Populaires dans les articles de La Bonne Parole, ces arguments ne sont plus mentionnés par Thérèse Casgrain, Réjane Laberge-Colas ou dans le rapport d’Elizabeth C. Monk et Jacques Perrault, par exemple.

Pour ces féministes chrétiennes, l’identité nationale est intimement liée à la religion catholique. L’obtention de la capacité juridique devient un moyen de maintenir la spécificité des régimes matrimoniaux québécois. Le régime de la communauté de biens serait de moins en moins populaire chez les nouveaux couples québécois qui opteraient plutôt pour la séparation de biens. Cette dernière est vue par Marie Gérin-Lajoie comme une intrusion par le système anglais dans le droit civil québécois. Voici ce qu’elle écrit dans La Bonne Parole :

Notre législation matrimoniale qu'il faudrait mettre à date comme je l'ai fait voir à plusieurs reprises, menace ruine par ses anachronismes et c'est ici le cas de dire que la lettre a tué l'esprit. La Communauté Légale qui constitue un des plus beaux monuments de la législation française tombe en désuétude dans notre province au point que quelques-uns voudraient lui substituer comme régime commun : la Séparation de Biens. Et les voix qui réclament cette transfusion de la pensée anglaise dans nos lois ne sont pas comme on pourrait le croire d'origine saxonne. Nous devons prévenir ces surprises de l'avenir qui nous réduiraient un jour à rompre avec nos meilleures traditions et à tarir chez nous la source de l'inspiration française. Pour bien comprendre dans quel sens nos lois doivent évoluer, tournons nos regards vers la France et suivons les progrès de sa législation; au besoin, devan-çons-la[93]!

Si les femmes voient leur autonomie assurée sous le régime de la communauté de biens, nul doute que ce régime reprendra de la vigueur et l’identité canadienne-française se verra ainsi protégée, espère la présidente de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. De plus, les féministes n’oublient pas que la France a procédé à d’importants changements concernant la capacité juridique de la femme mariée. Rendre les femmes capables, comme l’a fait la France, n’est donc pas en opposition avec la tradition, mais représente simplement une vision adaptée du droit civil aux changements sociaux.

Dans les textes sélectionnés chez les juristes hommes, rédigés pendant la période 1964-1966, l’utilisation d’arguments catholiques s’est beaucoup raréfiée. Pourtant, on trouve encore, au moins chez un auteur choisi, une invocation du discours religieux pour justifier la structure légale de la famille. La tradition catholique sert ici à légitimer l’autorité paternelle. Comme on le comprend de cette citation de Jean Pineau, le spectre du communisme n’est pas loin et s’oppose à la chrétienté. Le communisme, en instaurant l’égalité entre les sexes, détruit l’idée même de famille. Jean Pineau défend au contraire le modèle de la bonne famille chrétienne : « Cela signifie que seules deux conceptions sont pleinement logiques : la conception chrétienne qui reconnaît le principe de l’autorité et fait du mari le chef de la famille, et la conception marxiste qui établit une égalité parfaite entre les époux, détruisant ainsi la notion même de famille[94] ».

Deux visions s’opposent donc autour de l’identité québécoise. Les années 60 au Québec sont le théâtre d’importantes luttes nationalistes. Des changements au droit civil sont interprétés comme une atteinte à son intégrité par certains juristes[95]. La sauvegarde du Code civil devient alors un argument pour protéger la spécificité canadienne-française de l’envahisseur anglophone, en l’occurrence le reste du Canada. En effet, la condition juridique des Anglaises et des Canadiennes anglophones avait considérablement changé avec l’adoption de la Married Women Property Act, en 1882, en Grande-Bretagne. Les règles de common law s’étaient adaptées. Les femmes mariées dans les provinces anglophones du Canada, où le régime légal était la séparation de biens, jouissaient d’une liberté beaucoup plus grande que leurs consoeurs québécoises. Ici l’analyse de Micheline Dumont et du Collectif Clio, en introduction de leur chapitre IV sur la période 1900-1940, est particulièrement éclairante :

Les débats qui s’amorcent autour du rôle de la femme mettent en évidence l’ambivalence de la société à l’égard des transformations de la vie et de celles qu’on surnommait les « gardiennes de la race ». Le mouvement nationaliste contribue à accentuer ce processus. En effet, le discours des élites politiques et religieuses a contribué à piéger les femmes qui se voyaient enfermées dans la nécessité nationale de leur subordination, leurs droits civils et politiques étant moins avancés que ceux de leurs soeurs canadiennes[96].

L’émancipation de la femme mariée et l’obtention de la plei-ne capacité juridique deviennent pour les civilistes nationalistes une forme d’assimilation de la culture francophone. La subordination des femmes se transforme en nécessité pour préserver l’identité nationale. Son émancipation équivaudrait à une trahison à l’intégrité du droit civil.

Cette idée est le plus clairement exprimée par Louis Baudouin, père de Jean-Louis Baudouin. Le texte du père n’a pas été retenu dans notre analyse générale, puisqu’il ne porte pas précisément sur la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée, loi spéciale de 1964. Cependant, il illustre très bien ce que représente la spécificité d’avoir un droit codifié au Québec. Un droit qui forme un tout cohérent, et pour lequel, l’adoption de lois spéciales représente toujours un risque d’incompatibilité. Pour Louis Baudouin, ces lois spéciales en marge du C.c.B.C. sont « plus ou moins hâtivement adoptées pour calmer les impatiences politiques et sociales, ou colmater les vides législatifs trop importants[97] ». Ainsi, quoique les raisons qui ont poussé l’adoption de ces lois spéciales puissent être légitimes, elles sont toujours entachées d’un « vice fondamental[98] » dû à leur libellé, puisqu’« elles sont en grande majorité dépourvues d'universalité, car elles ne cherchent qu'à résoudre des séries de cas ou de situations particulières; en cela elles ressemblent étrangement à des statuts anglais[99] ». En fait, selon Louis Baudouin, ces lois spéciales représentent un réel risque : « dans un pays comme le Québec qui jouit d'un système de droit privé autonome par rapport à l'ensemble du pays, l'apparition de ces lois est des plus dangereuses pour la survie du Code civil, de son esprit et de sa méthode d'interprétation[100] ».

Sans explicitement faire de référence à l’intégrité, l’idée que le législateur s’est retrouvé pressé, parfois même par « des idées pseudo-féministes[101] », est commune chez plusieurs auteurs juristes retenus pour notre analyse. Le plus gros enjeu est la difficulté d’interpréter cette loi spéciale au regard des régimes matrimoniaux déjà en place dans le Code civil. C’est pourquoi Roger Comtois regrette l’empressement du législateur à adopter des mesures qui modifient partiellement des régimes en place. Son argumentaire témoigne d’un profond désaccord : non seulement cet empressement est peu compatible avec la structure de l’époque du droit civil et en complexifie l’interprétation, mais surtout cette nouvelle loi nuit aux hommes. De nombreux époux mariés ont choisi la communauté de biens en sachant qu’ils allaient en être le chef et ils voient finalement cette position déstabilisée légalement par la nouvelle capacité de leur épouse. Plus encore, ces changements non souhaités par plusieurs hommes risquent de nuire davantage à la communauté de biens que d’en faire la promotion :

Les commentaires et critiques qui vont suivre démontrent clairement, à notre avis, qu'il n'est pas facile d'adopter des réformes partielles sans affecter tout un système. Les amendements adoptés bouleversent considérablement les droits du mari sur les biens de la communauté, notamment. Le mari qui avait librement adhéré à la communauté légale, comme elle existait à l'époque de son mariage, n'était-il pas en droit de croire que les pouvoirs que lui conférait alors le régime allaient subsister? N'aurait-il pas préféré exécuter un contrat de mariage stipulant séparation de biens s'il avait su que, un jour, ses droits d'administrateur et de chef de la communauté allaient être limités? Alors que la femme a les pouvoirs les plus complets sur ses biens réservés – biens qui font pourtant partie de la communauté – le mari, lui, ne peut plus disposer en toute liberté de biens qui proviennent effectivement du produit de son salaire, au même titre que les biens réservés, pour la femme. Ces changements à la législation ne contribueront certainement pas à rendre la communauté de biens populaire[102]!

Jean Pineau rejette la faute de cet empressement du législateur sur des pressions « par les ligues féministes soucieuses de voir érigée en droit l'autorité de fait de la femme[103] » et une volonté « de plaire à l’électorat[104] ». Pourtant, selon lui, « il est difficile et dangereux de légiférer par “petits morceaux”, de procéder par tranches, sans avoir présente à l'esprit une ligne directrice qui domine la construction d'ensemble[105] ».

Pour éviter ces imbroglios, il aurait été préférable d’attendre la réforme complète des régimes matrimoniaux, qui sera en vigueur six ans plus tard. C’est ce que souligne Jean-Louis Baudouin : « Plus grave est peut-être le fait que cette loi ne fait pas partie d'un projet d'ensemble réformant le droit de la famille au complet et surtout la puissance paternelle et les régimes matrimoniaux[106] ». Ernest Caparros conclut lui aussi de cette manière : « Pourtant, on pouvait connaître les effets néfastes des réformes fragmentaires, dans d'autres pays[107] ».

La forte idéologie nationaliste et chrétienne qui caractérise la vie au Québec avant la Révolution tranquille influence à la fois les discours pour l’émancipation des femmes et ceux qui plaident pour le maintien d’une hiérarchie au bénéfice du chef de la famille. Concrètement, on observe que si sans surprise le discours des non-juristes emprunte à différentes rationalités extérieures à la discipline du droit, celui des juristes est influencé de la même manière par les idées populaires de l’époque. Sous des argumentaires déguisés par la technique juridique, dans le cas présent, la difficile compatibilité des lois spéciales avec le Code civil, les juristes défendent des idéaux politiques.

C. La disparition du devoir d’obéissance : vers une augmentation de l’intervention judiciaire et la montée d’un individualisme féminin

Après la lecture de l’ensemble des textes choisis, nous avons fait un curieux constat. Les juristes, de manière unanime, étaient très inquiets de l’intrusion des tribunaux dans la vie familiale qui allait nécessairement advenir si les femmes obtenaient une voix égale à celle de leur mari. En effet, comment trancher autrement un litige si la voix d’aucun.e des deux conjoint.es n’a préséance? De manière étrange, non seulement cette inquiétude ne traversait pas du tout le discours des femmes, mais plus encore celles-ci n’abordaient que très rarement la question du rôle des tribunaux. Cette potentielle présence accrue des juges ne semblait nullement les concerner. Comment expliquer cet important écart de position? Avant de pouvoir répondre à cette question, examinons d’abord le discours des juristes. Nous observerons ensuite qu’à de rares moments les femmes discutent rapidement du rôle des juges dans leur vie.

Nous déduisons du discours des juristes que nous avons sélectionnés que la nouvelle position donnée par le législateur à l’épouse – en raison de l’adoption de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée – vient modifier en profondeur la structure familiale. En effet, la nouvelle rédaction de l’article 174 C.c.B.C. risque de semer une grande confusion. Avant 1964, cet article se lisait ainsi : « Le mari doit protection à sa femme; la femme obéissance à mari. » Le législateur établissait ainsi clairement l’autorité de l’époux sur son épouse et faisait du premier le chef de la famille. C’est sur la base de cette figure toute-puissante de l’époux que s’étaient construits le droit familial et la justification des importants pouvoirs du mari sur sa femme, autant en communauté de biens qu’en séparation de biens. La toute-puissance supposait que l’époux seul était capable de prendre toutes les décisions concernant la direction de la famille et que ces dernières étaient, dans une grande majorité de situations, pratiquement et juridiquement incontestables devant les tribunaux.

Le bill 16 viendra changer ce principe jusqu’alors fondamental du droit familial québécois, en abolissant le devoir d’obéissance de l’épouse. L’article 174 se lira dorénavant ainsi :

La femme concourt avec le mari à assurer la direction morale et matérielle de la famille, à pourvoir à son entretien, à élever les enfants et à préparer leur établissement.

La femme exerce seule ces fonctions lorsque le mari est hors d'état de manifester sa volonté en raison de son incapacité, de son absence, de son éloignement ou de toute autre cause.

Non seulement ce nouvel article abolit le devoir d’obéis-sance de l’épouse mais en plus, contrairement à son homologue français (l’article 213 du Code civil français), il ne rappelle pas explicitement le rôle de chef de famille de l’époux.

Le risque envisagé par les juristes à propos de cette nouvelle égalité de l’épouse est la création d’une « société maritale bicéphale[108] », d’une « famille […] devenue bicéphale[109] » qui pourrait mettre en péril l’« unité de direction dans le ménage[110] ». En l’absence de cette unité, les familles n’auront d’autre choix que de faire trancher les litiges par le ou la juge. C’est en effet la conclusion à laquelle arrive Jean-Louis Baudouin :

Le législateur en donnant ce rôle effectif à la femme mariée, tantôt à titre d'associée tantôt à titre de représentante, tantôt à titre de suppléante du mari, a su éviter l'écueil d'une société à part égale entre les époux. La puissance maritale traditionnelle a certes été abolie, mais il subsiste un rapport très net d'autorité en faveur du mari vis-à-vis de sa femme et également des enfants (puissance paternelle cette fois). Ce rapport d'autorité est cependant basé sur l'intérêt de la famille et non plus sur l'intérêt exclusif et omnipotent du mari justifié par on ne sait trop quel droit naturel. Mettre la femme mariée sur un pied d'égalité absolue avec le mari aurait peut-être été, dans les circonstances présentes et dans l'état actuel de notre droit, une faute caractérisée même s'il représente le système idéal. Le mieux eut été l'ennemi du bien. Investir la femme d'une autorité semblable à celle du mari eut été courir un grand risque d'anarchie dans la direction du ménage et sacrifier inutilement à son unité. En effet, la suppression totale de l'autorité du mari comme chef de famille aurait pu être une source active de conflits dans les décisions à prendre et par voie de conséquence aurait favorisé l'intrusion non souhaitable des tribunaux et de la justice dans la vie du ménage[111].

Dans cette citation, les mots sont significatifs. Jean-Louis Baudouin craint l’« anarchie » qui pourrait résulter d’une position égalitaire de l’épouse avec celle de son époux. Quoique le juriste estime que cette distribution des rôles égalitaires soit un « idéal », il juge que la forme du droit actuel ne permet pas cette égalité. L’égalité entre les épou.ses mènerait ainsi à une « intrusion » des tribunaux dans la vie des familles. Il félicite donc le législateur de ne pas s’être montré trop empressé.

La peur d’une anarchie familiale hante également Jean Pineau. En cas de mésentente, deux individus égaux devront demander à un tribunal de trancher. Un conflit de droit familial qui se réglerait devant les tribunaux risquerait de briser les liens légaux de la famille. Voici ce qu’explique ce juriste : « Or, il est évident que, le plus souvent, l'intervention du juge n'est pas souhaitable dans le règlement des querelles familiales; si l'un des époux fait appel au juge, n'est-ce pas s'acheminer vers le divorce ou la séparation de corps[112] »? C’est pourquoi, pour éviter la rupture « [n]’est-il pas souhaitable, au contraire, que l’un des époux sache à l’avance qu’il devra s’incliner s’il ne parvient pas à convaincre son conjoint[113] »? Évidemment, cet époux qui « devra s’incliner » est en fait une épouse. Ernest Caparros croit lui aussi que l’intervention des tribunaux dans les affaires familiales mènera presque nécessairement à « une rupture ou [à] une dis-sociation de la famille elle-même[114] ».

Les juristes manquent ici grandement de précision en invoquant comme une nouveauté l’intervention des tribunaux dans les affaires de famille. Tout d’abord, l’égalité n’est pas atteinte. En effet, comme le défend Germain Brière, « le bill 16 ne relève pas la femme de l’obligation de s’incliner devant les décisions de son mari[115] ». Une telle appréhension relativement à l’action des tribunaux est difficilement justifiable au regard du simple contenu du bill 16. Ces inquiétudes semblent donc révélatrices d’un malaise plus profond. À vrai dire, l’intervention judiciaire n’a strictement rien de novateur, puisque des recours étaient prévus dans le C.c.B.C., notamment pour assurer une certaine protection des épouses par rapport aux pouvoirs presque illimités de leur mari. Par exemple, si elle n’avait pas obtenu l’autorisation de son époux pour ester en justice, l’épouse pouvait en faire la demande directement devant le tribunal[116]. D’ailleurs, le bill 16 continue de prévoir certains recours pour l’épouse contre un trop puissant arbitraire de l’époux, notamment en ce qui concerne le choix exclusif du mari pour le domicile[117]. Apparemment sûr que les hommes prendront la grande majorité du temps des décisions dans l’intérêt de la famille, Jean-Louis Baudouin approuve cette protection ultime des tribunaux :

Lorsque la résidence choisie par le mari présente pour la famille des dangers d'ordre physique ou moral, la femme peut être autorisée par le juge à avoir une autre résidence séparée pour elle et ses enfants. C'est éviter la terrible alternative qui existait avant pour la femme d'avoir à continuer une cohabitation malsaine ou d'avoir à demander la séparation de corps[118].

Ainsi, la nouveauté et surtout le problème ne tiennent pas tant dans le fait que les juges pourront s’immiscer dans les affaires de famille, mais plutôt dans celui que ces nouveaux recours seraient le signe que la puissance maritale et paternelle s’effrite. En effet, l’égalité entre les conjoint.es suppose que l’opinion d’aucun.e des deux n’a prépondérance sur l’autre. Si cette situation était normale pour les femmes, conditionnées à effacer leurs besoins personnels au bénéfice de ceux de leur mari et de leurs enfants, cette situation est bel et bien nouvelle pour les hommes mariés. Leurs intérêts personnels n’ont jamais été qualifiés de cette manière en droit pour avoir toujours été confondus légalement avec ceux de la famille. C’est donc bel et bien de la fin de l’autorité masculine qu’il est question ici et non pas de la simple intervention potentielle des juges dans les familles.

Claude Lombois, bien qu’il appuie la thèse jusqu’ici défendue par la doctrine québécoise[119], apporte une explication supplémentaire à la disparition du devoir d’obéissance de l’épouse. Cette absence du nouvel article 174 C.c.B.C. est porteuse de l’idée de liberté « individuelle » de la femme. La nécessité de concilier la liberté de l’épouse transforme également le rôle de l’époux dans la famille : « Du même coup, l’intervention du mari quand elle paraît nécessaire change également de sens : il n’est plus le protecteur de sa femme, il n’est plus que le représentant de l’intérêt du ménage qu’il faut concilier avec la liberté individuelle à reconnaître de l’épouse[120] ».

Dans les propos de Claude Lombois, cette nouvelle liberté a deux caractéristiques principales : d’abord, elle est individuelle puisqu’elle représente une opposition potentielle aux intérêts de la famille; ensuite, elle ne concerne que l’épouse. En d’autres termes, si les intérêts de l’époux se confondent aisément avec ceux de la famille, ceux de l’épouse lui seraient extérieurs. Seuls les intérêts de cette dernière pourraient s’opposer ou même nuire aux intérêts de la famille, selon cet auteur.

L’idée que la femme est un individu au sein de la famille et que sa nouvelle capacité encourage cette individualité n’est pas exclusive à Claude Lombois. En effet, Jean Pineau cite les paroles de Jean Carbonnier pour expliquer le nouveau rôle du mari. Il demeure le chef de la famille parce que ce statut est une nécessité pour assurer l’unité de la famille. Cependant, avec la nouvelle capacité juridique reconnue à l’épouse, ce chef ne peut plus « absorber » la personnalité de son épouse et doit respecter ses libertés individuelles :

[L’autorité de l’époux] ne peut pas limiter les droits de la femme, qui ont le caractère de libertés individuelles, ce que M. Carbonnier illustre par la formule “même lit, rêves différents”, ou le caractère de relations interpersonnelles. Mais tout groupement a besoin d'une unité de direction qui seule parviendra à lui donner une certaine impulsion et évitera que le sens des responsabilités ne s'émousse[121].

La femme pouvait donc dorénavant exprimer ses « besoins individuels », lesquels étaient tout de même contenus par l’auto-rité du mari.

Jean Pineau, quant à lui, s’inquiète même d’« une impuissance maritale[122] » devant ces changements législatifs, alors que Claude Lombois, devant la responsabilité qui pourrait incomber à l’époux de la femme commerçante, estime que « la situation du mari n’est pas enviable[123] ».

Pendant que les inquiétudes se multiplient dans le discours des juristes, il n’y a aucun commentaire du côté des femmes à propos de cette nouvelle individualité, ni à propos d’une intrusion des juges dans la vie familiale. Nous proposons une explication toute simple à ces importantes différences dans le discours. La présence des juges n’a absolument rien de nouveau dans la vie des femmes. Certains recours étaient prévus dans le C.c.B.C. pour accorder des pouvoirs spécifiques à l’épouse, notamment le droit d’ester en justice. Sans que des recours aient été expressément prévus dans le C.c.B.C. pour contrer explicitement la puissance maritale, Réjane Laberge-Colas constate que des juges auront parfois utilisé leurs pouvoirs pour adoucir les effets les plus démodés de la loi :

Il faut reconnaître que les tribunaux ont joué un grand rôle dans le « contrôle » juridictionnel des puissances familiales, et en particulier de la puissance maritale, en imposant au mari l’obligation d’user de ses pouvoirs dans les intérêts du ménage et sans abus […] il était nécessaire qu’une telle ingérence intervînt, car les principes contenus dans ces articles [art. 174 et 175 C.c.B.C.] ne sont plus en accord avec les moeurs et semblent une injure aux femmes mariées[124].

Si les tribunaux ont parfois corrigé des injustices flagrantes à l’endroit des femmes, il ne faut pas non plus croire que tous les juges ont défendu les intérêts de ces dernières. Les juges ont le devoir d’appliquer un droit civil nettement injuste pour les femmes. De plus, on peut aisément imaginer que de nombreux membres de la magistrature partageaient les valeurs patriarcales de l’époque et contribuaient au maintien de la hiérarchie familiale, tel que cela était prévu dans la loi.

À cet égard, Marie Gérin-Lajoie utilise à plusieurs reprises en exemple une décision de la Cour d’appel du 25 octobre 1922 qui, s’appuyant sur la loi, autorise l’époux à retirer à la banque le salaire de l’épouse sans aucune autorisation. Ainsi, elle écrit :

En vertu du pouvoir que possède actuellement le mari, comme chef de la communauté, il peut prendre possession du salaire gagné par sa femme, il a le droit d'aller le quérir, d'en disposer selon son bon plaisir, de le dissiper, de le boire et de l'employer pour toute autre fin que celle du ménage. Le droit du mari sur le salaire de sa femme a été fixé par la jurisprudence dans la cause de Bonin contre la Banque d'Épargnes, Dame Rondeau mise en cause[125].

Cette décision sera un argument majeur pour les féministes d’avant 1931 afin de militer en faveur de la création des biens réservés.

Elizabeth C. Monk et Jacques Perrault n’hésiteront pas non plus à dénoncer des abus flagrants commis devant les tribunaux et qui représentent des reculs pour les femmes[126].

On observe ici clairement que dépendamment de la position structurelle des auteur.es, à titre d’hommes ou de femmes, leur compréhension des enjeux juridiques peut être complètement opposée. La position des juristes représente ici un point de vue nettement situé dans la position de la classe des hommes. L’intrusion du juge dans les affaires familiales est en effet un phénomène banal et ancien. Depuis longtemps, les tribunaux interviennent dans la vie des femmes. C’est donc l’ébranlement de la force de l’autorité du mari qui inquiète les juristes, davantage qu’une réelle intrusion des juges dans la vie familiale.

D. Des observations sociologiques féministes : l’inadéqua-tion entre les effets concrets du droit écrit et les objectifs de protection des femmes par le législateur

Alors que, dans les trois sections précédentes, nous avons insisté sur des préoccupations communes aux deux groupes d’auteurs.es, malgré des utilisations distinctes, nous chercherons dans les deux prochaines sections à pointer des spécificités rhétoriques propres à chacun des groupes. En effet, dans les textes choisis, certains types d’argumentaires sont davantage utilisés par les femmes, alors que d’autres se trouvent plus fréquemment chez les hommes.

Nous examinons donc dans la quatrième section ce que nous considérons comme une spécificité de l’argumentaire militant féministe. Nous identifions cet argument comme étant de type sociologique, puisqu’il repose principalement sur un examen des effets du droit civil[127]. Essentiellement, les militantes dénoncent haut et fort le décalage entre le droit tel qu’il est écrit et la vie quotidienne des femmes. Ce décalage se situe à au moins trois niveaux. Le premier est de nature historique, puisque les militantes signalent que la forme actuelle du droit est ancienne et inadaptée à la vie des femmes mariées au Québec.

Les militant.es rappellent tout d’abord que cette conception du droit et de la famille est extrêmement datée. Ainsi, Elizabeth C. Monk et Jacques Perrault écrivent ce qui suit dans leur rapport :

Comme résultat, l’héritage précieux de nos lois civiles est considéré par plusieurs comme arriéré et réactionnaire, parce que dans ce domaine, il n’y a pas eu d’évolution entre les dix-neuvième et vingtième siècles.

En effet, il est à noter que sur ce point [l’incapacité de la femme mariée], nous sommes confinés dans des conceptions remontant à plus de vingt siècles. L’influence du droit romain dans la genèse de ces dispositions donnait au pater familias un pouvoir absolu, en principe, sur les personnes et les biens de la famille dont il était le chef[128].

Pour Réjane Laberge-Colas, cet archaïsme nuit carrément à la stabilité du système de justice québécois. Les tribunaux tentent de pallier les trop grandes injustices certes, mais ils doivent tout de même juger en fonction de principes complètement dépassés :

Notre Code civil craque de toutes parts. Les faits démontrent de façon éclatante que plusieurs de ses articles sont devenus lettre morte et notre jurisprudence donne des signes que les magistrats sont à bout de souffle tant ils sont forcés de faire de la corde raide avec des principes inadaptés aux conditions contemporaines[129].

Réjane Laberge-Colas va plus loin encore, en expliquant que les réformes à venir sont elles-mêmes déjà dépassées et que le législateur québécois n’aura d’autre choix que de revoir l’ensemble des régimes matrimoniaux. Elle écrit à ce propos : « Au lieu de suivre le mouvement, il serait plus sage de le précéder, de lui donner des cadres juridiques utiles et non de se contenter de les contenir dans des formes étriquées et déjà inadaptées lors de leur adoption[130] ».

Finalement, et nous l’avions vu dans la section III. B., ce décalage historique nuit à la popularité de la communauté de biens, selon Marie Gérin-Lajoie. Une mise à jour du régime permettrait de lui assurer une renaissance.

Au deuxième niveau d’analyse, les féministes constatent que la forme archaïque du droit le rend inefficace à protéger les femmes mariées dans leur quotidienneté. Pionnières en matière de sociologie juridique, elles n’hésitent pas à s’appuyer sur des exemples concrets et des anecdotes pour démontrer que le droit civil provoque de réelles injustices à l’endroit des femmes, notamment les plus pauvres et les ouvrières comme l’expliquera Marie Gérin-Lajoie. L’écart constaté entre le droit et la réalité quotidienne des femmes se révèle le point le plus marquant du discours des femmes. Il va sans dire que ce constat n’est pas exclusif aux militantes féministes. Certains auteurs que nous avons retenus, tels que Jean-Louis Baudouin[131], le posent également. Cependant, dans l’argumentaire féministe, c’est un véritable fondement pour exiger des réformes législatives.

Les exemples sont ici nombreux. Nous en avons choisi trois qui nous semblent le mieux illustrer l’instinct sociologique des militantes féministes.

Notre premier exemple vient de Marie Gérin-Lajoie. Dans son article du mois d’octobre 1915, cette militante, alors en lutte pour la création des biens réservés de l’épouse, expose tout d’abord la triste histoire d’une femme mariée en communauté de biens « à un homme indigne » qu’elle a dû abandonner. Durant 30 ans, cette dernière a travaillé pour gagner sa vie en étant au service d’une famille. Lorsque son mari réapparaît 40 ans après leur séparation, il vient réclamer sa part dans les revenus de son épouse, puisqu’il a droit à la moitié de la communauté. À la suite de cet exemple, Marie Gérin-Lajoie écrit avec poésie :

Cette plainte d'une soeur que la vie a broyée, je m'en fais ici l'écho. Vous toutes que ce récit émeut, croyez-vous qu'il suffise de gémir? Ne faut-il pas mettre la cognée à l'arbre, afin de l’émonder et d'en attacher les rameaux séculaires qui sont tombés en décrépitude. Ne faut-il pas remanier les textes du code, quand l'esprit de justice en est absent et ne les vivifie plus d'une sève généreuse. […] cette loi est impuissante à protéger contre la convoitise du mari cette source nouvelle de revenus que notre temps apporte à la femme et qui s'appelle : son salaire. Le produit du travail de l'ouvrière, cette propriété sacrée et inviolable entre toutes, le mari aujourd'hui, a le droit de se l'approprier, d'en devenir le maître, à titre de chef de la communauté. Ce bien, il peut s’en servir pour activer ses débauches, pour en nourrir ses maîtresses, et pour en forger le glaive avec lequel il transperce chaque jour le coeur de son épouse[132].

Notre deuxième exemple provient de Thérèse Casgrain : elle se sert de l’expérience des femmes pour faire ressortir des contradictions encouragées et même mises en place par le droit civil à leur égard. À ses yeux, il y a incohérence entre le discours de protection mis en avant par le législateur à l’endroit des femmes et les effets concrets des mesures adoptées. Elle s’insurge notamment contre la modification proposée en 1931 à l’article 1292 C.c.B.C. Avant 1931, le mari a parfaitement le droit de vendre, de donner ou autrement d’aliéner tous les biens meubles et immeubles de la communauté, à la condition que ces gestes soient accomplis sans fraude. En 1931, s’inspirant de l’article 1422 du Code Napoléon, le législateur modifiera cet article, afin que le mari doive dorénavant avoir le concours de son épouse s’il souhaite donner les immeubles de la communauté. Lucide, Thérèse Casgrain pressent déjà en 1929 la trop faible protection que représente ce changement :

Même l'insertion de l'article 1422 du Code Napoléon […] ne nous semble pas une garantie suffisante pour la protection de la femme, car si les donations sous réserves d'usufruit sont interdites au mari, ce n'est pas bien gênant pour celui-ci de faire une vente fictive; cela se voit tous les jours. Et que risquent le vendeur et l'acheteur? Un procès de la part de l'épouse, et comme l'acheteur ne peut pas être condamné à restituer s'il était de bonne foi, et comme la bonne foi se présume toujours... la femme, en somme, n'est pas plus protégée[133].

L’article 1292 C.c.B.C. sera de nouveau modifié dans la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée. Dorénavant, le concours de l’épouse sera nécessaire pour toute forme d’aliénation d’un bien immeuble de la communauté.

Comme troisième et dernier exemple, nous utilisons cette autre citation de Thérèse Casgrain :

Dans notre province il faut bien le dire, les dispositions du Code civil à l’endroit de la femme ont fini par enraciner dans les esprits un préjugé qui me paraît, non seulement stupide, mais dangereux : c’est que le mari ne doit pas entretenir sa femme de ses affaires afin de ne pas troubler sa quiétude. Le résultat le plus net de cette omission systématique est que la veuve, ignorante du mécanisme des affaires, devient une victime facile pour les extorqueurs professionnels et les mauvais conseillers[134].

D’après Thérèse Casgrain, et cet argument est repris par Elizabeth C. Monk et Jacques Perrault[135], le droit civil se révèle ici complètement inapproprié pour protéger l’épouse et amplifie même sa vulnérabilité. C’est au moment où son mari décède que l’épouse est la plus démunie, puisqu’elle perd son « protecteur naturel[136] ». Le droit, en écartant l’épouse de tout le processus de gestion des biens familiaux durant le mariage, ne protège pas la femme mariée, mais la rend complètement inhabile à gérer les affaires. C’est durant la vie commune que l’épouse doit faire son apprentissage des enjeux financiers. Elle devrait donc être juridiquement capable tout au long de son mariage.

Pour ce qui est de notre troisième niveau d’analyse, il concerne un malaise encore plus profond. Le décalage entre la réalité et le droit n’est pas simplement dû à un problème d’interprétation ou de rédaction, mais il touche les fondements mêmes de la structure familiale en droit civil. Autrement dit, les féministes estiment que la structure familiale mise en avant par le législateur empêche textuellement l’égalité des sexes et que, par conséquent, elle contribue directement à maintenir les femmes mariées dans une position de subordination. Les femmes ne militent donc pas pour une meilleure application du droit, mais pour des transformations majeures des régimes matrimoniaux.

À cet égard, Irène Joly écrit ceci dans La Bonne Parole :

Toutes ces situations qui en résument bien d'autres démontrent combien la femme est mise dans un état d'infériorité. Nous voulons pour la femme une certaine étendue de pouvoirs. Si la femme est de compétence reconnue et a liberté absolue dans sa vie financière alors qu'elle est célibataire: si la même condition lui est créée quand elle devient veuve, pourquoi devient-elle incapable quand elle adopte l'état du mariage et qu'elle est forcée de par la loi à subir la décision du mari[137]?

En fait, de nombreux.ses militant.es dénoncent le fait que c’est l’institution du mariage qui rend l’épouse incapable, les célibataires et les veuves étant considérées comme capables dans le droit civil. Thaïs Lacoste-Frémont s’insurge contre la mention expresse des femmes mariées comme incapables juridiquement au paragraphe 3 de l’article 986 C.c.B.C. (avant 1954), aux côtés des mineurs, des interdits et des aliénés :

Croyez-vous que les femmes mariées sont à leur place dans cette nomenclature? Encore une fois les femmes célibataires ont leurs droits civils et aussitôt devenue veuve la femme retrouve sa capacité civile. Est-ce digne de l’état du mariage chrétien que la femme subisse une déchéance civile en se mariant? Et ce statut de mineure qui est le sien a sa répercussion dans tout notre ordre social[138].

Cette dernière citation résume bien notre propos ici : les militantes qui souhaitent changer le droit civil sont révoltées des injustices que subissent les femmes mariées. Ces injustices sont flagrantes et quotidiennes. Elles menacent même la stabilité du système judiciaire. L’écart qui divise la vie sociale des femmes de leur capacité juridique officielle témoigne éloquemment de l’archaïsme du droit et de la nécessité de le changer. Le droit, dans la forme privilégiée par le législateur, se révèle inapproprié pour sauvegarder les intérêts des femmes mariées et contribue à les maintenir en situation d’infériorité. Cet argument s’avère fondamental dans les revendications féministes et traverse l’ensemble du discours des femmes.

E. La technique juridique pour gommer la hiérarchie familiale

Nous souhaitons présenter dans cette dernière section une spécificité du discours des juristes choisis. Alors que dans la section précédente nous avons analysé la manière dont les femmes utilisent des observations de nature sociologique pour dénoncer les injustices qu’elles subissent, nous réfléchirons maintenant à la façon dont les juristes que nous avons sélectionnés, auteurs de doctrine reconnue, se servent des outils mis à leur disposition par la discipline du droit pour soutenir la défense d’une certaine hiérarchie familiale nettement en faveur du mari.

Nous empruntons ici une partie de l’analyse effectuée par Danièle Lochak, à propos de la doctrine des juristes sous le régime de Vichy. L’idée n’étant bien évidemment pas de comparer la situation des femmes mariées du Québec à celle de la population juive sous le régime nazi. Seulement, son concept d’« effet d’euphémisation » décrit de manière appropriée une conséquence du mode d’écriture des juristes choisis. Lochak explique ainsi que de nombreux juristes, sous le régime de Vichy, n’ont ni explicitement refusé ni directement appuyé le régime antisémite. Cependant, la doctrine juridique française a réagi à ce nouveau cadre législatif en s’intéressant à ses modalités d’application, en réfléchissant sur les décisions jurisprudentielles, « mais en se plaçant toujours du seul point de vue de la technique et de la logique juridiques[139] ». Cette approche techniciste a eu pour résultat que les auteurs ont complètement perdu de vue les conséquences concrètes qu’ont eues ces mesures éminemment racistes et cruelles. Pour Danièle Lochak, ce « traitement purement formel et théorique des problèmes opère ainsi un effet de déréalisation […] Et cette déréalisation des problèmes produit à son tour un effet d’euphémisation[140] ». En effet, les juristes français ont amplement débattu des mesures juridiques antisémites, mais l’utilisation « de la logique juridique et [le fait de les appréhender] comme des problèmes de droit pur, [leur fait] perdre leur caractère palpable, brutal, et par là même déplaisant[141] ».

Cette idée de Danièle Lochak nous semble utile. La technique juridique et la logique formelle, ici employées par les juristes québécois pour parler de la Loi sur la capacité juridique des femmes mariées, permettent de mettre une distance entre le droit civil tel qu’il est écrit et ses effets concrets sur la vie des femmes. Les juristes discutent abondamment de la question, mais en insistant sur la manière dont certains effets décrits socialement comme des inégalités sont en fait des questions de droit et non des choix législatifs discriminatoires à l’endroit des femmes. En d’autres termes, ces inégalités sexuelles que produit le droit civil perdent leur caractère inégalitaire, puisqu’elles deviennent des questions qui relèvent de la logique juridique. En qualifiant en droit civil certains phénomènes sociaux, c’est-à-dire en traduisant en concepts juridiques des réalités de la vie quotidienne, le droit enferme ces phénomènes dans une technique juridique complètement étrangère à ses conséquences concrètes. Ces concepts juridiques n’appréhendent qu’une petite partie du phénomène global visé, en l’occurrence l’organisation de la vie familiale et la distribution des pouvoirs de gestion des patrimoines. Cette portion isolée par le législateur, en étant détachée de son ensemble, perd alors son caractère hiérarchisant pour ne devenir qu’un simple élément qui relève d’une nécessité de la technique juridique. Un tel « procédé discursif[142] » parvient ainsi à construire une distance apparente et cohérente pour les juristes entre la situation concrète des femmes et l’application du droit civil.

Pour bien étayer notre propos, nous utiliserons l’exemple de l’analyse explicite que produisent trois des auteurs retenus à propos de l’importante distinction à faire en droit positif entre la capacité juridique d’une personne et la distribution des pouvoirs de gestions à l’intérieur de la famille. Dans cet argumentaire partagé, les deux enjeux deviennent totalement distincts, et ce, malgré leur fusion concrète dans la vie des femmes mariées.

Le C.c.B.C. établit un régime juridique très étrange et pratiquement incohérent à propos des femmes mariées. Jusqu’au 16 décembre 1954, la femme mariée est officiellement incapable en droit suivant l’article 986 C.c.B.C. À cette date, une loi vient supprimer la mention de l’épouse dans la catégorie des personnes juridiquement incapables[143]. Cependant, la même loi contient également l’article 986a), lequel précise ceci : « La capacité de contracter des femmes mariées, comme leur capacité d’ester en justice, est déterminée par la loi. » Autrement dit, la femme mariée est dorénavant capable, mais cette capacité est complètement assujettie aux conditions énoncées dans le droit familial, à travers la structure des régimes primaires, par référence à la législation qui concerne tous les couples mariés, et secondaires, par référence au régime matrimonial choisi par le couple (séparation de biens ou communauté de biens). En bref, en raison de la structure du droit familial, cette modification législative est pratiquement sans effet. Le bill 16 de 1964 vient modifier partiellement le régime primaire du mariage et certains aspects des régimes matrimoniaux. Malgré ces modifications et une capacité juridique officielle, répétée à l’article 177 du bill 16, les femmes mariées demeurent concrètement incapables sur le plan juridique, en raison notamment de l’assujettissement de leur capacité aux régimes matrimoniaux. Le droit civil maintient donc la concentration des pouvoirs de décision et de gestion entre les mains de l’époux.

C’est relativement à ce régime fondamentalement injuste, extrêmement ambigu et pratiquement incohérent que les juristes que nous avons sélectionnés dans notre étude développent l’idée que la capacité juridique représente une notion légale complètement différente de celle des pouvoirs de gestion. La logique juridique sert alors à enterrer les effets concrets de la loi sur les femmes mariées. Ces effets sont d’autant plus marqués dans le cas des femmes mariées en communauté de biens.

La citation de Roger Comtois reproduite ci-dessous expose fort clairement l’argumentaire des juristes :

Mais on peut aussi soutenir que la femme commune a maintenant pleine capacité, si l’on ajoute que, sous la communauté, elle demeure généralement démunie de pouvoirs. C’est qu’en effet il y a une distinction qui nous paraît primordiale entre ces deux termes : capacité et pouvoir. Dans un régime communautaire, la capacité de la femme, dans son sens strict, existe. En effet, la femme a le droit de poser des actes sans avoir recours à l’autorisation maritale et judiciaire. La femme a sans doute la capacité d’exercice. Mais, cette capacité, théoriquement complète, ne donne pas pour autant à la femme le droit ou le pouvoir de faire des actes juridiques, car les biens de la communauté, d’une part, et, d’autre part, les propres des époux, demeurent affectés aux charges du ménage. C’est dire que la femme commune, pleinement capable en droit, n’en demeure pas moins démunie de pouvoirs, même sur ses propres, puisque le revenu de ses propres fait partie de la communauté […] Bref, la femme commune est capable, mais elle n’a pas de pouvoirs. Et je crois qu’il n’y a rien de paradoxal dans cette proposition[144].

Jean-Louis Baudouin envisage également la question de la capacité et des pouvoirs comme deux problèmes distincts :

En donnant la capacité juridique à la femme mariée québécoise, la nouvelle loi a directement étendu sa participation à la direction morale et matérielle du ménage. Il faut à notre avis, féliciter sur ce point le législateur d'avoir eu tout le temps en vue l'intérêt primordial non des individus eux-mêmes, mais du ménage en entier c'est-à-dire des époux et des enfants. Il eut été facile par réaction contre l'ancien régime de tomber dans un excès contraire et de supprimer en même temps que l'incapacité de la femme, le rôle du mari comme chef de famille. L'opération de réglage était délicate puisqu'il était aisé ici de confondre deux problèmes pourtant distincts et dont l'analyse individuelle révèle rapidement le peu d'affinités qu'ils ont entre eux[145]

Jean-Louis Baudouin clarifie ces deux problèmes un peu plus loin dans son texte :

Le pouvoir d'administration et d'aliénation des biens de la femme mariée peut être considérablement affecté par le choix qu'elle fait de son régime matrimonial. Il ne s'agit pas là, à proprement parler, de défaut de capacité juridique, mais seulement d'une limitation légale des pouvoirs d'exercer celle-ci pour des raisons d'intérêt supérieur tenant à l'unité du patrimoine matrimonial[146].

Germain Brière renchérit sur cette distinction lui aussi :

Or, à ce principe général de l’incapacité, le bill 16 a substitué le principe de la capacité. Il s’agit même, cette fois, non plus d’un principe général, mais d’un principe absolu […] En d’autres termes l’ancienne incapacité serait complètement disparue.

Il est vrai que certains textes disposent encore que la femme commune en biens ne peut faire tel ou tel acte sans le consentement de son mari; mais on peut certainement soutenir qu’il ne s’agit pas là d’incapacités, mais de restrictions de pouvoirs découlant du régime communautaire[147].

Pourquoi insister autant sur cette distinction, même à l’intérieur de la logique juridique? Germain Brière explique qu’il y a un « intérêt pratique[148] » à distinguer la notion de capacité et celle de pouvoir. En effet, lorsque les femmes étaient juridiquement incapables, tout acte accompli sans le consentement du mari était frappé de nullité absolue. Sanction encore plus forte que pour d’autres incapables du droit civil, pour lesquels seule la nullité relative s’imposait. Dorénavant, la femme étant capable, la sanction ne serait plus la nullité absolue selon Germain Brière, mais plutôt l’inopposabilité de l’acte à l’endroit du mari et de la communauté, l’acte n’étant plus alors effacé de la vision du droit positif.

Ces nombreuses citations démontrent clairement que la logique juridique ne cherche pas seulement à assurer la cohérence du droit civil, mais qu’elle veut surtout maintenir en place une certaine structure familiale. Le cas de la capacité juridique comme concept distinct de celui des pouvoirs de gestion n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des trésors d’imagination mis en avant par de nombreux juristes pour défendre et protéger la hiérarchie familiale. Nous aurions pu également utiliser d’autres exemples, tels que la réflexion entourant le nouveau statut de l’épouse (associée, représentante, suppléante du mari?), la nature du concours qu’elle doit offrir et surtout les conséquences à prévoir quant à l’absence de ce concours dans un acte[149] ou encore le fait que le choix du domicile repose exclusivement sur la volonté du mari[150].

Conclusion

Notre analyse nous permet d’apporter un éclairage nouveau sur la production de la connaissance, plus précisément de cette dernière telle qu’elle est reconnue par la discipline du droit moderne.

Nous exposons dans notre texte une première idée plus générale en matière de production de la connaissance, laquelle prend appui sur la convergence observée des argumentaires entre les femmes et les hommes, et ce, nonobstant leur engagement politique. En effet, notre analyse fait ressortir que les deux principaux courants de pensée étudiés s’appuient sur des paradigmes communs[151]. Dans une perspective féministe matérialiste, il devient intéressant de réfléchir sur le contexte de production de ces paradigmes et sur leur relation avec le système de domination en place. À notre avis, d’autres études seraient nécessaires pour comprendre de manière plus détaillée la façon dont les paramètres mêmes du débat sont orchestrés par les structures sociales de la pensée, observables à une certaine époque. Plus encore, comment ces balises conceptuelles sont elles-mêmes le produit de certains rapports de domination. En d’autres termes, comment les systèmes de domination dictent-ils ou chapeautent-ils la production même des idées d’une certaine époque? Les individus et les groupes militants voient alors leurs revendications soumises à des catégories devenues obligatoires dans un certain ordre établi[152]. Cette façon d’envisager la production des idées est matérialiste, puisque les idées ne seraient pas le fruit d’une naissance spontanée et désengagée, mais émergeraient dans les limites établies par une certaine configuration historique des rapports de production en place, notamment ceux qui sont attachés au patriarcat, telle la division sexuelle du travail. La pensée devient alors une réalité matérielle, puisqu’elle est contingente d’une certaine organisation sociale, mais également nécessaire à la fois à la production et à la reproduction des rapports sociaux.

Plus concrètement en matière de connaissances juridiques, notre comparaison des discours féminins et masculins sur la condition juridique de la femme mariée permet de remettre en question la dichotomie traditionnelle en droit entre les savoirs doctrinaux et les savoirs plus militants, et ce, autour de trois éléments précis.

Tout d’abord, notre comparaison permet de reconnaître une valeur aux connaissances produites par les femmes sur le droit. Nous l’avions déjà mentionné en introduction, le sens courant retenu dans la communauté juridique du mot « doctrine » centré autour de la figure et de la compétence du ou de la juriste, à la fois comme auteur.e et comme public, a eu pour effet d’exclure systématiquement les femmes de toute production scientifique sur le droit avant leur admission au Barreau. Avant 1941, il leur était absolument impossible d’atteindre ses exigences de compétence académique nécessaire à la production du savoir juridique. Pourtant, notre étude démontre bien leur profonde compréhension des phénomènes juridiques et le caractère avant-gardiste de leurs analyses sociologiques du droit positif. Malgré cela, les femmes étaient exclues comme auteures et comme public spécialisé. Cela ne signifie pas que le droit étatique et sa discipline ont complètement ignoré les femmes. Cependant, force est de constater que la place qu’elles ont occupée en droit civil a largement dépendu des avantages que tiraient les hommes d’une certaine structure familiale.

Ensuite, l’exclusion des femmes de la catégorie « doctrine » a des effets très concrets sur la construction du savoir juridique. Notons en particulier une dévalorisation systématique par la discipline du droit des savoirs des femmes mariées à propos de leur expérience concrète du droit civil et de leur condition juridique. C’est donc à partir du point de vue masculin que le droit familial s’est construit, tant dans la pratique que dans la théorie. Il faut ainsi constater qu’une catégorisation apparemment neutre, telle que la notion de « doctrine », qui touche l’organisation des savoirs, crée par le fait même une hiérarchisation de ces savoirs et en fait un outil d’exclusion. Quoique notre étude ait été concentrée sur la condition des femmes mariées, cette condition d’exclu.es n’est malheureusement pas l’apanage exclusif des femmes. Si notre recherche a été consacrée à ce groupe particulier, à partir d’un exemple précis, mais non unique, elle invite surtout à constater l’étroitesse du point de vue représenté par la doctrine en droit. L’absence d’écrits doctrinaux émanant des communautés autochtones, des groupes racisés et des tranches de la population les plus pauvres, pour ne citer que ces exemples, gagnerait aussi à faire l’objet de recherche. Cette invisibilité renforce le préjugé voulant que le point de vue des dominants soit neutre et universel. Il devient alors le point de vue le plus volubile sur l’ensemble des questions de droit, alors que la voix des groupes marginalisés ne semble pertinente et légitime qu’à propos de questions dont les retombées sont directement visibles.

Enfin, l’analyse féministe permet de faire ressortir que l’engagement n’est pas en soi un motif d’exclusion de la catégorie doctrine. Il semble que ce soit plutôt la nature de l’engagement lui-même qui autorise ou non la transmutation d’un texte à caractère militant en doctrine juridique. Nous avons amplement démontré le caractère fortement idéologique des écrits des juristes sélectionnés. Leurs articles deviennent des exemples d’une écriture qui a pour fonction de donner de la légitimité[153] au maintien de la stabilité d’un système. En rendant légitime cette organisation de la famille, les juristes concourent à rendre normal un processus d’exclusion systématique des femmes d’un ensemble de droits[154]. En cela, ils assurent également la continuité d’un système déjà en place. L’oppression des femmes en vertu du droit civil n’avait rien de nouveau en 1964, puisqu’elle remonte minimalement au Code Napoléon et à la Coutume de Paris.

De l’ensemble de notre analyse ressort peut-être une question toute simple : la doctrine juridique écrit-elle vraiment de la doctrine et si oui, pourquoi ne pas y inclure les auteures du début du xxe siècle? Poser la question, c’est peut-être y répondre comme nous l’a démontré cette comparaison.