Corps de l’article

Introduction

Les problèmes du vieillissement de la main-d’oeuvre et de l’équilibre des régimes de retraite sont communs à la plupart des pays développés. Prenant conscience des effets délétères des stratégies traditionnelles de mise à l’écart des travailleurs âgés sur les finances des États, comme sur la transmission des savoirs au sein des entreprises, les pouvoirs publics s’efforcent maintenant de rallonger l’activité professionnelle en maintenant les travailleurs âgés[1] en activité (Guillemard, 2010; D’Amours et Lesemann, 2008). De fait, les données statistiques concernant les pays de l’OCDE révèlent une nette augmentation du taux d’emploi des séniors âgés de 50 à 64 ans (DARES, 2019), avec des différences selon les pays et les secteurs d’activité.

Si cette augmentation, qui découle de plusieurs phénomènes distincts (le maintien dans la même activité, le changement d’activité et le retour en emploi après la prise de retraite), semble bienvenue pour l’équilibre des systèmes de retraite, elle soulève néanmoins de nombreuses questions sur la liberté de choix de maintenir ou d’interrompre son activité (Prouet et Rousselon, 2018), sur l’impact de la pénibilité du travail et de son effet sur la santé (Molinié, 2006), de même que sur le renforcement des inégalités de revenus (Cloutier-Villeneuve, 2013). Au-delà des études statistiques, il est donc essentiel de réaliser des recherches au niveau des branches professionnelles et des entreprises afin de mieux cerner les conditions du maintien en emploi des séniors (Pernigotti et Tremblay, 2011; Forté et al., 2014).

Les quelques travaux qui ont mené leurs investigations dans les entreprises (voir Caron et al. 2014; Dilly et Hanicotte, 2011; Forte et al., 2014, pour la France et Pernigotti et Tremblay, 2011; Farges et Tremblay, 2016, pour le Québec) ont mis en évidence que les décisions de départ à la retraite des travailleurs et les pratiques des entreprises sont dépendantes de nombreux facteurs, notamment le niveau des revenus (lié à la catégorie socioprofessionnelle), mais aussi le degré de pénibilité du travail, ainsi que la possibilité pour les individus d’exercer les stratégies, individuelles et collectives, leur permettant de s’adapter aux exigences du travail en mettant en avant leurs atouts et en compensant leurs faiblesses (Delgoulet et al., 2014; Volkoff et al., 2000).

Déjà en 2006, Molinié soulignait que les relations entre vieillissement et travail sont complexes : « l’étude de ces relations ne peut se faire sans l’examen des situations individuelles, des conditions du marché du travail et des modes de production, des contextes institutionnels et des environnements économiques nationaux. » (Molinié, 2006 : 4). Cette auteure avait aussi appelé à conduire des analyses à plusieurs niveaux : individuel, organisationnel et institutionnel. Le niveau institutionnel est particulièrement important à prendre en compte lorsqu’il est question de comparaisons internationales. Au-delà des études scientifiques qui ont mis en évidence le rôle de certains facteurs favorables au maintien en emploi des séniors, il y a donc un intérêt à considérer l’interaction de plusieurs de ces facteurs, et à plusieurs niveaux.

Notre ambition dans cet article est interprétative plutôt que normative. En nous appuyant sur les principes de l’analyse sociétale (Maurice et al., 1982), nous proposons une grille d’analyse permettant de comprendre les attitudes des entreprises et des travailleurs vis-à-vis le maintien en emploi des séniors. Dans quelles conditions les entreprises proposent-elles des mesures concrètes favorisant ce maintien ? Quels sont les facteurs pris en compte par les séniors pour envisager leur maintien en emploi ou bien leur départ à la retraite ? Nous mettrons, ensuite, cette grille à l’épreuve en étudiant les pratiques de deux entreprises de commerce de détail, l’une en France, l’autre au Québec. Cette comparaison permet à la fois d’activer le niveau institutionnel de la grille et d’éprouver sa capacité à expliciter les différences constatées entre les deux pays.

Le plan de l’article est le suivant. Après avoir présenté la grille d’analyse, grille inspirée de l’analyse sociétale et élaborée de manière déductive à partir des travaux scientifiques réalisés en France et au Québec sur le maintien en emploi des séniors, nous exposons la méthodologie de recherche qui repose sur deux monographies d’entreprises de distribution de matériel de bricolage. Ensuite, nous détaillons, pour chacun des cas, les pratiques destinées à favoriser le maintien en emploi des travailleurs vieillissants, ainsi que l’attitude de ces derniers vis-à-vis cette éventualité, pour procéder enfin à l’analyse comparée des deux cas, structurée autour de quatre espaces d’interprétation : institutionnel, du dialogue social, marchand et organisationnel. Nous concluons sur les apports et les limites de l’étude.

Une grille d’analyse interprétative inspirée de l’analyse sociétale

En construisant des systèmes interprétatifs, “l’analyse sociétale” (Maurice et al., 1980; Maurice et al., 1982) évite les pièges de la comparaison terme à terme souvent rencontrée dans les approches fonctionnalistes. Cette approche a d’ailleurs inspiré d’importants travaux comparatifs sur les fins de carrière (Guillemard, 2010), mais elle n’a pas, jusqu’ici, été mobilisée pour l’étude des pratiques visant le maintien en emploi des séniors, qui suppose une analyse multiniveau, incluant l’entreprise et l’établissement. Prenant nos distances avec une vision holiste qui ne laisserait que peu de marge de manoeuvre aux acteurs, nous avons porté une attention particulière à la manière dont ces derniers jouent avec les règles pour poursuivre leurs objectifs. Comme le suggèrent Maurice et al. (1980), nous nous efforçons donc de considérer tant les structures que les acteurs. Notre modèle s’inspire aussi des travaux de Gadrey et Jany-Catrice (1998), qui appliquent le cadre de l’analyse sociétale à l’étude comparative sectorielle, en intégrant les dimensions du marché, de la division sociale du travail au sein de la famille, des relations professionnelles et de l’organisation du travail dans les établissements.

Notre démarche interprétative est résumée dans le Schéma 1. Au centre se trouve l’objet de l’étude que nous soumettons à une interprétation comparative, soit les pratiques visant le maintien en emploi des salariés vieillissants. Nous suggérons que ces pratiques d’entreprises sont construites socialement par l’interaction des acteurs (direction des entreprises, managers, délégués du personnel, employés, clients, etc.) que nous considérons au sein de quatre « espaces d’analyse », définis de manière déductive à partir des résultats des travaux antérieurs en France et au Québec : l’espace institutionnel, celui du dialogue social, l’espace marchand et celui de l’organisation. Ces espaces sont interdépendants, mais on peut les distinguer pour les besoins de l’analyse avant d’envisager leurs relations.

Schéma 1

Une grille d’interprétation comparative

Une grille d’interprétation comparative

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L’espace institutionnel

Les systèmes de retraite et les réglementations de gestion des travailleurs vieillissants jouent un rôle essentiel dans les décisions des entreprises et des individus quant au maintien en emploi des séniors (OCDE, 2005; Molinié, 2006; Guillemard, 2010; Cloutier-Villeneuve, 2013). Au Québec en particulier, tant les statistiques que les études qualitatives révèlent que le maintien en emploi varie selon la catégorie socioprofessionnelle et, donc, la condition socioéconomique : « En dépit du caractère physique de leurs tâches, les enquêtés du groupe des ouvriers disent devoir continuer à travailler pour des motifs économiques. » (Pernigotti et Tremblay, 2011 : 60). On inclut, dans cet espace institutionnel, les règles précisant les conditions de départ à la retraite et les montants de rentes versées, mais aussi les règles légales ou conventionnelles favorisant, ou non, l’emploi des séniors, notamment l’âge légal de liquidation des droits et la possibilité de cumul emploi-retraite.

L’espace du dialogue social

À la suite de leur analyse de 13 entreprises, Caron et al. (2014) ont remarqué que dans les entreprises qui n’avaient pas de tradition de négociation sur les conditions de travail et sur le vieillissement, les discussions n’ont été engagées qu’afin d’éviter les pénalités financières imposées par la législation française depuis 2010 aux entreprises qui ne respectaient pas l’obligation de signature d’un accord sur l’emploi des séniors ou d’adoption d’un plan d’action. Au terme de l’étude portant sur 116 plans d’action, Claisse et al. (2011) ont conclu que les actions proposées sont influencées par la présence ou non d’Institutions représentatives du personnel (IRP) ou d’un Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans l’entreprise. Ainsi, des actions sur l’amélioration des conditions de travail sont surtout présentes quand l’entreprise dispose d’un CHSCT. Jolivet et al. (2012) constatent également que l’état du dialogue social a un impact sur les comportements, tant des employeurs que des travailleurs, face au maintien en emploi des séniors. La comparaison internationale réalisée par Barel et Frémeaux (2013) a montré que le contexte de forte syndicalisation favorise l’engagement de chacun au service de l’intégration des séniors. Nous considérons donc, dans cet espace, les positions des représentants syndicaux vis-à-vis du maintien en emploi des travailleurs séniors, ainsi que l’organisation des relations professionnelles dans les entreprises et au niveau des branches.

L’espace marchand

Caron et al. (2014) soulignent que les actions mises en place par les entreprises françaises dans le but de favoriser l’emploi des séniors ne sont soutenables que si elles sont compatibles avec un maintien de la productivité des personnels concernés. Dans certaines situations, ces actions sont favorisées quand elles permettent de développer de nouvelles activités rémunératrices en liaison avec la création de postes aménagés. C’est notamment le cas de nouvelles activités d’éducation thérapeutique pour des infirmières. Jolivet et al. (2012) insistent aussi sur l’importance de prendre en compte les performances et la compétitivité de l’entreprise. Allant dans le même sens, Forté et al. (2014) remarquent que la situation économique de l’entreprise et l’incertitude conjoncturelle ont une influence sur les pratiques de gestion des séniors. On s’intéresse donc ici au rapport qu’entretiennent les entreprises avec le marché des biens, mais, aussi, avec le marché du travail qui peut plus ou moins les inciter à conserver leurs séniors.

L’espace organisationnel

Caron et al. (2014) révèlent que le maintien en emploi des séniors dépend de l’existence dans l’entreprise de postes « doux », comportant peu de contraintes physiques. Il dépend également de la diversité des métiers qui permet des mobilités pour les séniors en les orientant vers des postes compatibles avec leurs capacités. À la suite de leur étude portant sur quatre entreprises, Jolivet et al. (2012) concluent que la prévention de la pénibilité repose sur une bonne connaissance de l’organisation du travail et des contraintes de tous les postes. L’étude de 10 entreprises conduite par Forté et al. (2014) montre que les restructurations ou les changements technologiques nécessitant un effort particulier de formation sont des déclencheurs importants de pratiques à destination des séniors. Pour Molinié (2006), l’organisation et les conditions de travail ont aussi un impact sur les préférences des individus. L’autonomie et la qualité des relations avec les collègues ont une influence particulièrement forte sur l’âge de départ à la retraite. L’auteur appelle à prendre en compte les dimensions individuelles et le niveau local de l’organisation du travail. Ces relations entre l’organisation du travail et l’âge de départ à la retraite ont été confirmées par Vendramin et al. (2012), à partir de l’analyse des données de l’Enquête européenne sur les conditions de travail 2010. Au Québec, c’est surtout la relation entre les conditions de travail et le maintien en emploi des femmes qui a été mise en évidence (Cloutier-Villeneuve, 2013). Dans cet espace, on s’intéresse donc à certains aspects de l’organisation des entreprises en lien avec les pratiques de maintien en emploi des séniors : division et contenu du travail, horaires de travail, ainsi que marges de manoeuvre dont disposent les salariés et les managers de proximité pour faire évoluer l’organisation du travail et adapter les conditions de travail aux capacités des séniors.

Méthodologie de la recherche

La France comme le Québec sont confrontés au vieillissement de leur population et à l’enjeu d’équilibrer les caisses de retraite. De part et d’autre, le législateur et les partenaires sociaux ont pris des dispositions afin d’inciter les entreprises ou bien les travailleurs à prolonger davantage leur activité professionnelle. Cela s’est traduit, dans ces deux États, par une forte progression du taux d’emploi des séniors, mais avec un maintien des écarts pour le groupe des 60-64 ans et une nette supériorité du Québec pour le groupe des 65-69 ans. Ainsi, au Québec, entre 2009 et 2018, le taux d’emploi est passé de 61,7% à 72,2 % chez les 55-59 ans, de 38,4 % à 48,5 % chez les 60-64 ans et de 14,5 % à 20,1 % chez les 65-69 ans (Cloutier-Villeneuve, 2019). En France, pendant la même période, il a augmenté de 58,4 % à 72,1 % chez les 55-59 ans, de 17 % à 31 % chez les 60-64 ans, pour atteindre 6,5 % chez les 65-69 ans en 2018 (données non disponibles pour 2009, DARES, 2019). Par ailleurs, l’intérêt de comparer la France et le Canada/Québec réside dans leur profil contrasté en matière de gestion des fins de carrières. Dans la typologie proposée par Guillemard (2010), la France apparaît comme l’archétype de la marginalisation/relégation des séniors, alors que l’ensemble anglo-saxon, auquel appartient le Canada/Québec, oscille entre leur rejet ou leur maintien en emploi, selon la situation du marché du travail[2].

Notre recherche (Abouaissa, 2012) s’est articulée autour de deux entreprises répondant aux critères suivants : la présence d’une proportion importante d’employés âgés dans les effectifs et l’existence d’une volonté affichée de mise en place de pratiques de GRH visant à garder les travailleurs vieillissants en emploi et à en embaucher davantage. L’entreprise Brico Québec[3], bien connue au Québec pour ses pratiques de recrutement de séniors, qui constituent entre 10 % et 30 % de ses effectifs selon les magasins, a d’abord accepté de participer à l’enquête. S’en est suivi une prise de contact avec les enseignes de rénovation-bricolage en France, et l’entreprise Brico France[4], dont l’effectif des salariés de 45 ans et plus varie de 19 à 56 % selon les magasins, a accepté de nous ouvrir ses portes.

La collecte des données a été réalisée en deux étapes : d’abord, au Québec, de juin à août 2010 et, ensuite, en France, de septembre à novembre 2010. Nous avons adopté une méthodologie de comparaison multiniveau : national, entreprise (sièges sociaux et responsables syndicaux) et local (trois magasins pour chacun des groupes, dans lesquels nous avons pu rencontrer les directeurs, ainsi que des salariés de plus de 45 ans (voir Tableau 1). Les séniors que nous avons rencontrés dans les magasins français avaient une moyenne d’âge de 53 ans (de 48 ans à 60 ans) et une ancienneté moyenne de 15 ans. Au Québec, la moyenne d’âge était de 60 ans (de 52 ans à 65 ans) et l’ancienneté moyenne, de 11 ans.

L’étude de cas multiples repose sur plusieurs sources de données (analyse documentaire, entretiens, observations) permettant la triangulation (Yin, 2014). Au total, nous avons mené 43 entrevues semi-dirigées (20 en France et 23 au Québec), complétées par une observation non participante[5] dans les magasins et par une analyse documentaire[6] conséquente. Les principaux thèmes abordés dans les entrevues concernaient l’identification des pratiques de rétention mises en place ainsi que leur contexte d’émergence et leur processus d’implantation. Nous nous sommes également intéressés à la perception des pratiques de rétention par les différents acteurs rencontrés, ainsi que leur impact sur l’entreprise, les syndicats et sur la vie professionnelle et personnelle des travailleurs. Les entrevues ont fait l’objet d’une transcription verbatim et ont été analysées selon une grille thématique à l’aide du logiciel QDA Miner®. Nous avons incorporé l’ensemble des données recueillies relatives à chaque pays. Nous avons procédé à un codage des thèmes en nous basant sur les thèmes du guide d’entretien et sur les thèmes émergents. Nous avons, ensuite, croisé les propos des acteurs sur les différents thèmes abordés au cours des entrevues. Grâce à cette méthode, nous avons pu produire différents tableaux croisés regroupant les propos de tous les participants sur des thèmes spécifiques.

Tableau 1

Participants à la recherche au Québec et en France

Participants à la recherche au Québec et en France

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Dans la suite du texte, nous exposons les pratiques visant le maintien en emploi des séniors dans les deux entreprises et leur efficacité relative sur l’intention de demeurer en emploi et nous expliquons les différences constatées par l’existence d’un « effet sociétal » différencié entre la France et le Québec.

Application de la grille d’analyse aux pratiques favorisant le maintien en emploi dans les deux entreprises

Contrairement à la situation observée en France, il n’existe pas au Québec de législation obligeant les entreprises à mettre en place des pratiques de recrutement ou de maintien en emploi des séniors. Pourtant, dans les magasins Brico Québec, les partenaires sociaux ont négocié des conventions collectives de travail qui prévoient de telles pratiques. Nous proposons d’expliquer ces différences par la conjugaison de quatre espaces constitutifs d’un effet sociétal : l’espace institutionnel, celui du dialogue social, l’espace marchand et celui de l’organisation.

L’espace institutionnel

L’espace institutionnel recouvre deux éléments : les politiques de l’État favorisant la mise à l’écart ou, au contraire, la rétention des séniors, et le niveau de remplacement du revenu procuré par les régimes de retraite.

L’âge minimal de la retraite à taux plein en France a longtemps été fixé à 60 ans et se situait parmi les plus bas au sein des pays de l’OCDE. Ce n’est qu’avec la réforme de 2010 que le gouvernement a décidé de le relever progressivement à 62 ans, ce qui a suscité une vague de contestation dans tout le pays. La volonté des pouvoirs publics d’écarter jusque-là les salariés vieillissants du marché du travail se manifestait par des fixations d’âge de mise à la retraite, des dispositifs de préretraite et des difficultés d’accès à des cumuls emploi-retraite.

Mais en réponse à l’augmentation du déficit des régimes de retraite, qui offrent un taux de remplacement du salaire entre 50 et 70 %, l’État a décidé, entre 2000 et 2005, de supprimer les dispositifs de retraite anticipée et d’imposer une décote pour les retraites liquidées avant l’obtention du nombre requis de semestres de cotisation. Ces mesures incitatives sont suivies, en 2008, par la Loi de financement de la sécurité sociale, qui prévoit la signature, par les entreprises de plus de 50 salariés et les branches, d’accords (ou, à défaut, d’un plan d’action à l’initiative de l’employeur) visant le maintien en emploi ou le recrutement de séniors, sous peine d’une pénalité de 1 % de la masse salariale. Cette loi est également censée inciter les séniors à prolonger leur activité au-delà de 60 ans via une surcote de 5 % par an de la pension pour les années travaillées au-delà de 60 ans, l’autorisation du cumul emploi-retraite, la suppression des systèmes de préretraite, le report de 65 à 70 ans de l’âge de la mise à la retraite d’office ou, encore, la création d’un contrat à durée déterminée sénior de 18 mois, renouvelable une fois.

Chez Brico France, très peu de salariés connaissent l’existence de l’accord signé en 2009, en dépit de l’affichage sur les panneaux des magasins et de la production d’un guide à l’intention des séniors. L’accord a été signé principalement en raison de la crainte de la pénalité de 1 % de la masse salariale en cas de non-conformité, comme l’illustre cette affirmation d’un responsable RH : « Bon, on ne va pas se cacher déjà… S’il y a un accord sénior, c’est parce que déjà il y a une loi qui vous dit, si vous n’avez pas d’accord, vous avez une pénalité de 1 %. Ça aide beaucoup à faire des accords. Il ne faut pas le cacher. » (Responsable RH, Groupe Brico France).

Cet accord comprend des mesures visant à recruter et à maintenir en emploi les travailleurs séniors à travers des pratiques comme la formation, le parrainage, la validation des acquis de l’expérience (VAE), l’entretien de seconde partie de carrière, l’amélioration des conditions de travail et la réduction du temps de travail. Cela dit, les discours de la direction du Groupe et des syndicats font apparaitre un consensus sur la non-pertinence et la non-adéquation des mesures contenues dans l’accord avec le contexte des magasins :

Dans le recrutement, on s’est mis… un objectif qui est de dire (…) il faut qu’il y ait au moins 10 % de postes d’anciens de plus de 50 ans qui corresponde évidemment aux demandes. C’est un objectif extrêmement ambitieux. Extrêmement ambitieux parce qu’on n’a pas les candidatures. C’est-à-dire qu’à 50 ans, il faut être prêt à prendre un poste à 1300 et quelques euros.

Responsable RH, Groupe Brico France

Le parrainage est présenté comme faisant partie des objectifs prioritaires de la politique des ressources humaines du Groupe, dans le but d’organiser et de développer la transmission de savoirs entre employés sénior et jeunes salariés. Or, dans un contexte où les embauches de nouveaux salariés sont assez rares, il est difficile pour l’entreprise de développer cette pratique, malgré tous les avantages qu’elle pourrait apporter aux travailleurs séniors et à l’entreprise.

Sur un autre registre, l’accord prévoit également que les séniors puissent demander une réduction de leur temps de travail et des aménagements d’horaire. Là encore, les demandes sont étudiées au cas par cas en fonction des recommandations du médecin du travail. Mais, en général, il n’y a pas de demande de réduction du temps de travail afin de ne pas réduire encore un salaire déjà faible, un point de vue partagé par les salariés interrogés, qui estiment ne pas avoir les moyens financiers de se retirer du marché du travail avant l’âge de la retraite : « L’aménagement du temps de travail de toute façon… si c’est pour aménager le temps de travail, avoir moins de salaire parce qu’on va me faire faire un temps partiel, moi, ce n’est pas le but du jeu, hein, il faut quand même que je vive, que je paie mon loyer. » (Salarié 1, magasin B).

Nos observations font clairement écho à l’étude de Caser et al. (2014) qui souligne, entre autres, l’inadéquation et le manque d’attractivité des mesures proposées dans les accords relatifs aux séniors. Pour Forté et al. (2014), les accords n’ont pas introduit de pratiques nouvelles, ils n’ont fait qu’enregistrer des pratiques existantes. Chez Brico France, l’accord relève d’une mise en conformité avec l’obligation légale instaurée en 2008, sans qu’une véritable réflexion ait été engagée sur les besoins et les objectifs des travailleurs vieillissants. Ce dernier a eu peu d’effets en termes d’attraction ou de rétention de la main-d’oeuvre âgée.

Au Québec, comme au Canada, il n’existe pas d’âge légal imposant le départ à la retraite[7], mais, depuis 1951, l’accès sans pénalité à la pleine rente de retraite est établi à 65 ans. L’âge effectif de départ à la retraite a, toutefois, beaucoup baissé au début des années 1990, passant de 60 ans à 58 ans en 1997, et ce, en raison du programme de départ volontaire dans les secteurs public et parapublic québécois, mais, aussi, de quelques grandes entreprises privées qui ont géré leurs sureffectifs en offrant des préretraites. Il s’est ensuite stabilisé pour se rapprocher à nouveau des 60 ans à partir de 2003.

Selon D’Amours et Lesemann (2008), les pouvoirs publics québécois n’ont jamais exercé de régulation coercitive sur la décision des entreprises de retenir ou de se séparer de la main-d’oeuvre vieillissante. Ainsi, dans les années 1980, lorsque se multipliaient en Europe les programmes de retraite anticipée ou de préretraite, les pouvoirs publics canadien et québécois se tenaient à l’écart de tout encouragement explicite dans un sens comme dans l’autre. En revanche, c’est à travers des assouplissements d’accès aux rentes publiques avant 65 ans, des indemnisations des travailleurs mis à pied, mais aussi l’encouragement fiscal à l’épargne privée que l’État a contribué au retrait précoce des salariés vieillissants du marché du travail[8].

Dans le but d’augmenter la présence de personnes âgées de plus de 55 ans sur le marché du travail, le gouvernement du Québec a adopté, en 2008, la Loi 68, qui rend possible le cumul emploi-retraite[9]. En 2012, les cotisations retraite sont majorées et la décote pour les départs avant 65 ans, augmentée. Au-delà de 65 ans, les salariés bénéficient d’un crédit d’impôt sur le revenu de 15 % des revenus du travail. Les syndicats de travailleurs ont dénoncé cette décote qui pénalise les travailleurs qui occupent des emplois plus exigeants physiquement et qui souhaiteraient partir plus tôt pour cause de pénibilité.

Par ailleurs, et contrairement à la situation qui prévaut en France, les retraites publiques procurent aux travailleurs canadiens et québécois un faible niveau de remplacement du revenu antérieur. Pour espérer un niveau de remplacement du revenu égal à 70 %, les travailleurs doivent soit bénéficier d’un régime complémentaire de retraite mis en place par l’employeur (cas de moins de 40 % des salariés québécois), soit épargner individuellement en vue de la retraite en bénéficiant d’allègements fiscaux. Or, on assiste actuellement à la baisse relative des régimes à prestations déterminées, qui garantissent le montant de la rente, au profit de régimes qui font supporter le risque par les travailleurs et les retraités (Hanin, 2015). Suivant une tendance de plus en plus répandue en Amérique du Nord (Singh et Verma, 2001; Lesemann et Beausoleil, 2004), le maintien en emploi et l’emploi post-carrière se répandent. On peut faire l’hypothèse que de récents changements législatifs[10] relatifs au partage entre employeur et salariés des déficits des régimes complémentaires de retraite auront pour effet d’accentuer cette tendance.

Dans les magasins de Brico Québec, les salariés réguliers âgés ont tendance à vouloir travailler jusqu’à 65 ans, l’âge qui leur permet de bénéficier de leur retraite publique à taux plein. Les conditions de travail sont jugées supportables et, surtout, le maintien en activité répond à une nécessité financière. Chez Brico Québec, il n’y a pas de retraite complémentaire proposée par l’entreprise; par conséquent, vu le faible niveau des rentes de retraite publiques, les salariés âgés de moins de 65 ans ne peuvent se permettre de supporter la décote d’un départ anticipé[11].

La principale et presque unique mesure de maintien en emploi des salariés réguliers de plus de 60 ans est la semaine de 32 heures. Pour faciliter leur maintien en emploi, le Groupe a mis en place la « semaine de 4 jours ». Cette mesure a été prise à l’initiative des salariés et des syndicats. Elle permet aux salariés de 60 ans qui ont 10 ans d’ancienneté chez Brico Québec de diminuer leurs heures de travail, passant ainsi de 40 à 32 heures par semaine. La baisse de salaire est compensée par le fait que ces salariés sont en mesure de commencer à liquider leur retraite publique tout en continuant de travailler, une conséquence directe de la législation de 2008 qui autorise le cumul emploi-retraite. Également, les salariés réguliers qui bénéficient de la « semaine de 4 jours » conservent les avantages attachés à ce statut.

Cette pratique est très appréciée par les salariés visés, dont elle semble favoriser le maintien en emploi. Il leur est, par ailleurs, difficile de revenir à des horaires normaux une fois cet aménagement obtenu :

Je ne retournerais pas à 40. Ça, c’est sûr que je ne retournerais pas à 40. […] Pour une demande urgente ou ces choses-là…, s’ils manquent vraiment de personnel, puis qu’ils m’arriveraient [en disant] : « On a besoin de toi là pour 40 h, une semaine, un mois, deux mois » … Ça ne me dérangera pas … On va s’arranger, ça, il n’y a pas de problèmes. Mais toujours retourner à 40 h là, 52 semaines par année, non ! Ça, c’est … non !

Salarié 2, Magasin F

Toutefois, ce dispositif demeure précaire. Ainsi, il ne peut être accordé simultanément à plusieurs personnes travaillant dans le même département. De ce fait, il n’est pas acquis sur le long terme et doit être redemandé tous les six ou douze mois à tour de rôle.

En France, pour améliorer le taux d’emploi des séniors, le législateur implique donc à la fois les travailleurs (à travers le report de l’âge de la retraite, l’augmentation de la durée de cotisation, la décote pour la retraite avant 65 ans, etc.) et l’entreprise (en obligeant une gestion des âges à travers les accords pour séniors). Au Québec, la pression du législateur s’exerce uniquement sur les individus, dans une logique d’incitation et non pas de coercition. L’âge effectif de départ à la retraite est directement lié au niveau de revenu et au bénéfice d’une retraite privée. De ce fait, un faible niveau de revenu personnel, souvent associé à l’absence de retraite complémentaire, y génèrent de facto le départ en retraite tardif des personnes aux salaires les plus bas, à 65 ans ou même après, une tendance toutefois plus marquée chez les hommes que chez les femmes (Cloutier-Villeneuve, 2016).

L’espace du dialogue social

L’espace du dialogue social se compose lui aussi de deux éléments : la position des organisations syndicales sur la question des retraites et du maintien en emploi des séniors, et le niveau du dialogue social et de la négociation collective.

En France, les syndicats étaient favorables au maintien de la retraite à 60 ans, considérée comme un acquis social et un moyen de laisser la place aux jeunes. Ils se sont opposés fermement aux lois sur le report de l’âge de départ à la retraite de 2003 et de 2010. Ces contestations ont conduit à l’instauration de différents dispositifs destinés aux carrières longues (activités professionnelles avant 18 ans) et aux emplois pénibles (compte de pénibilité), dont l’objectif est de maintenir des droits au départ à la retraite à taux plein à partir de 60 ans pour certaines catégories de salariés. Les organisations syndicales se sont donc davantage engagées sur le maintien de l’âge de départ à la retraite à 60 ans que sur le maintien en emploi des séniors.

En outre, la négociation collective y est exercée au niveau de l’entreprise et implique peu les délégués syndicaux des magasins et les salariés eux-mêmes. La difficulté dans le domaine de la grande distribution est que les représentants syndicaux (peu nombreux) doivent couvrir plusieurs magasins très éloignés géographiquement les uns des autres. Cela peut expliquer que l’accord sénior ait été conçu sans concertation avec les employés (du côté des syndicats) ni avec les directeurs de magasins (du côté du Groupe). Ce sont donc les représentants du siège de l’entreprise et les représentants syndicaux à l’échelle nationale qui ont négocié, en se basant sur une ébauche d’accord présentée par la direction et en s’inspirant des accords des autres enseignes ayant déjà été négociés dans la branche du bricolage. Ce constat rejoint les analyses de Jolivet et al. (2010) qui ont observé que beaucoup d’accords signés dans les entreprises françaises ne prévoyaient pas de modalités pratiques et ne seraient probablement jamais appliqués.

Quant à lui, le Québec détient le plus fort taux de présence syndicale en Amérique du Nord. Les organisations syndicales n’y ont pas développé de positions aussi tranchées qu’en France sur la question des retraites. Si elles ne s’opposent pas à la perspective du maintien en emploi des séniors, elles insistent sur les conditions dont il devrait être assorti, tout en s’opposant fermement à toute réduction des prestations (Lizée, 2007). Par ailleurs, de manière générale, les organisations syndicales demandent une bonification du régime public des rentes et s’insurgent contre l’expansion des véhicules d’épargne de retraite privés vivement encouragés par les gouvernements.

Les deux organisations syndicales présentes dans les magasins du Groupe Brico Québec ont été informées et consultées par la direction et semblent favorables au maintien en emploi des salariés vieillissants, se ralliant à la vision voulant que la main-d’oeuvre âgée soit d’une grande importance dans les magasins, compte tenu de l’expérience qu’elle apporte. À la suite de l’adoption de la loi de 2008 autorisant le cumul emploi-retraite, les syndicats de Brico Québec ont demandé à la direction de négocier un dispositif de réduction et d’aménagement du temps de travail des séniors en vue de son introduction dans les conventions collectives des magasins.

Bien, premièrement, c’est une norme… C’est gouvernemental. À partir de 60 ans, les gens ont le droit de réduire leur semaine de travail à 4 jours/semaine, 32 heures donc 80 % de leur salaire. (…) À partir de ce moment-là, les syndicats nous ont approchés pour que l’on crée ce statut-là dans nos conventions collectives. Et c’est un statut qui est vraiment clair dans la convention.

Directeur, Magasin D

Suivant le modèle nord-américain, la négociation collective est décentralisée. Les conventions collectives sont négociées au niveau de chaque magasin par l’organisation syndicale majoritaire. Elles s’appliquent à tous les salariés de l’unité d’accréditation, qu’ils soient ou non membres du syndicat. De fait, une grande majorité des salariés des magasins du Groupe Brico Québec (excepté les dirigeants et les cadres) est syndiquée. Il y a donc des adaptations locales par rapport à la convention proposée par le groupe Brico Québec. Par exemple, le dispositif « semaine de 4 jours » n’est pas appliqué de la même manière dans tous les magasins. Certains le proposent exclusivement aux salariés de plus de 60 ans avec 10 ans d’ancienneté, d’autres le proposent à tous les salariés, même si seuls ceux qui ont plus de 60 ans peuvent maintenir leur niveau de revenu en percevant une partie de leurs rentes publiques.

Il apparait ici qu’un dialogue social s’exerçant prioritairement au niveau local favorise la négociation et la mise en place de pratiques correspondant aux attentes des salariés et des managers de proximité (directeurs de magasins), comme c’est le cas au Québec, alors qu’un dialogue social situé principalement au niveau de l’entreprise peut conduire à un accord sur des pratiques éloignées des attentes et difficiles à mettre en pratique, comme le documentent Jolivet et al. (2010) pour le cas de la France. Toutefois, la négociation décentralisée peut porter ses fruits uniquement si le taux de présence syndicale est élevé — c’est le cas au sein du groupe Brico Québec, mais c’est loin d’être la norme dans le commerce de détail. Nous rejoignons ici les conclusions de Barel et Frémeaux (2013) qui ont constaté que le taux de syndicalisation a un impact sur la prise en compte des spécificités des travailleurs âgés.

L’espace marchand

L’espace marchand réfère au contexte économique prévalant dans le secteur, notamment à une éventuelle pénurie de main-d’oeuvre, ainsi qu’aux bénéfices que l’employeur peut espérer retirer du fait d’embaucher une main-d’oeuvre d’expérience.

Les magasins du groupe Brico France que nous avons étudiés sont confrontés à une réduction de leur chiffre d’affaires et de leurs effectifs, avec gel des embauches et réduction des dépenses. Les dirigeants ne semblent pas identifier d’avantages économiques à retenir la main-d’oeuvre d’expérience et ne croient pas que celle-ci puisse avoir un impact sur la qualité du service ou sur la fidélisation de la clientèle. Selon le responsable RH du groupe Brico France, seulement 20 % des ventes font suite à un acte de conseil en magasin. Selon lui, cela est essentiellement dû aux stéréotypes encore très marqués sur la représentation qu’une fois âgé de 60 ans, un employé dans le bricolage n’est plus bon à exécuter ses tâches correctement, notamment à cause de l’affaiblissement physique lié à l’âge.

Cette opinion varie toutefois en fonction du directeur du magasin. L’un des trois directeurs que nous avons rencontrés recrute des candidats âgés de plus de 50 ans, car les clients sont souvent des séniors et font davantage confiance à des vendeurs séniors également. Il estime aussi que les séniors sont plus fiables que les jeunes à qui il faut apprendre les règles de base du comportement en entreprise.

À l’opposé, les magasins du Groupe Brico Québec affrontent un contexte de pénurie de main-d’oeuvre, aggravée par l’augmentation de l’amplitude des heures d’ouverture des commerces. Ils sont aux prises avec un fort taux de roulement du personnel dans les magasins, avec beaucoup d’étudiants qui changent d’une année sur l’autre. Ils cherchent donc à attirer et à retenir la main-d’oeuvre de plus de 50 ans, dont les effectifs sont en croissance, et qui est vue comme un atout de taille pour cette entreprise qui cherche à se démarquer par la qualité du service à la clientèle :

Ils viennent chez nous souvent parce qu’ils ont le goût du public et ils ont une certaine connaissance ou ils ont une certaine disponibilité, ouverture d’esprit, vouloir aider, vouloir rendre service, ça fait partie de leur mentalité […] Donc, honnêtement, pas difficile à gérer… une certaine flexibilité, disponibilité. Évidemment, ils ne sont pas aux études […] et ça permet une meilleure stabilité dans les équipes.

Responsable RH, Groupe Brico Québec

Les salariés vieillissants sont appréciés pour leur expérience, dont ils peuvent faire bénéficier les autres salariés, notamment les plus jeunes d’entre eux. Par contre, pour les responsables des fonctions RH, leurs absences en raison de maladie sont plus longues, ce qui engendre des coûts supérieurs par rapport à la main-d’oeuvre plus jeune : « C’est un peu à double tranchant, on veut aller recruter des personnes pour l’expérience, mais, à l’inverse, ces personnes-là nous amènent beaucoup plus de coûts. Des coûts parfois d’absence, des coûts de maladie, des coûts de santé-sécurité. » (Responsable RH, Magasin E et F).

Malgré cela, cette main-d’oeuvre âgée présente un double intérêt pour l’employeur : elle est disponible pour compléter les horaires laissés vacants par les salariés réguliers et par les étudiants et, comme elle peut compter sur un revenu de retraite, elle est prête à accepter le statut de travailleur occasionnel[12], un statut très flexible qui permet à l’employeur de faire varier les heures hebdomadaires en fonction de l’achalandage, ainsi que d’accorder des conditions moins favorables que celles des salariés réguliers (absence de majoration salariale, droits à des congés réduits, disponibilité le soir et la fin de semaine).

Chez Brico France, les managers ne perçoivent pas de liens entre le maintien en emploi des séniors et les enjeux économiques. On se retrouve donc dans la situation décrite par Caser et al. de résistances « dans la mise en oeuvre de projets de nature sociale, dès lors que leur articulation avec des enjeux économiques n’a pas suffisamment été établie » (2014 : 85). Le lien avec les enjeux économiques est davantage établi au Québec, en raison de la pénurie de main-d’oeuvre et de l’attrait pour une clientèle de séniors, ce qui a incité Brico Québec à recruter des travailleurs séniors, en leur proposant, toutefois, des conditions d’emploi moins avantageuses.

L’espace organisationnel

L’espace organisationnel réfère aux caractéristiques du travail qui sont susceptibles de mettre les salariés âgés en difficulté et aux stratégies qu’ils mettent en oeuvre afin de mieux concilier les contraintes de leur tâche et leurs caractéristiques physiques et mentales (Delgoulet et al., 2005). Il s’agit donc des adaptations qui rendent possible le maintien des séniors dans l’organisation.

Ces adaptations locales semblent difficiles à mettre en oeuvre dans les magasins français. Vu le faible effectif et le peu de postes disponibles, en cas d’incapacité physique, les reclassements sont très difficiles, voire impossibles. Selon les responsables RH du Groupe Brico France, les salariés déclarés inaptes sont donc plus souvent licenciés que reclassés.

La direction indique aussi qu’il est difficile de reporter les tâches de manutention sur les collègues plus jeunes, car ils sont déjà très occupés et ne l’acceptent pas. Une réflexion serait toutefois en cours pour spécialiser les postes de vente, avec des postes orientés vers le conseil à la clientèle (mieux adaptés aux séniors) et d’autres orientés vers la manutention. Pour les syndicats du Groupe Brico France, des solutions existent pourtant. Avec l’embauche de salariés jeunes parrainés par un sénior, l’un apporterait son expérience de la vente et l’autre sa force physique. Mais la constitution de ces binômes n’est pas possible faute d’embauches :

On revient toujours au même problème. Pour avoir un aménagement de poste en fin de carrière, pour avoir des conditions de travail améliorées, on y va par l’embauche. Vous prenez un jeune que vous mettez avec un ancien, un sénior, le sénior va le former au fur et à mesure, mais ça vous fait embaucher quelqu’un. Mais comme il n’y a pas d’embauches au niveau des magasins, ça ne sert à rien.

Représentant syndical 1, Groupe Brico France

Pourtant, des aménagements informels semblent possibles quand le directeur est attentif aux conditions de travail des salariés vieillissants. Si les aînés dégageaient du temps de manutention pour s’impliquer plus dans la vente, le magasin serait gagnant :

Bien, j’ai, par exemple, [prénom] qui est au rayon électricité où je m’efforce, avec les jeunes qui sont autour, qu’ils l’aident, qu’ils l’appuient à faire de la mise en rayon, à monter les podiums, à faire les têtes de gondoles et que lui reste un maximum de temps en disponibilité clientèle. […] Si vous voulez, moi, ce que je cherche dans ces aînés, ce sont des vendeurs, des gens qui vont pouvoir vraiment conseiller, satisfaire les clients et apporter un plus par rapport à un jeune. Donc, si j’arrive à les missionner sur ces tâches qui sont fortement rémunératrices pour l’entreprise, je suis dans le vrai.

Directeur, Magasin C

Selon Juban (2013), les entretiens de deuxième partie de carrière peuvent favoriser l’intégration des séniors. Effectivement, chez Brico France, parmi les autres mesures prévues à l’accord, on retrouve l’entretien de seconde partie de carrière. Ce dernier a lieu l’année des 45 ans du salarié et, ensuite, tous les 5 ans. La réalisation des entretiens de seconde partie de carrière est très variable d’un magasin à l’autre. Pour autant, cet entretien n’est perçu que comme un complément de l’entretien annuel de performance :

À partir de 45 ans, donc, c’est juste de prendre […] Pour l’instant, c’est la première fois qu’on le fait, donc un peu plus le temps avec le salarié de plus de 45 ans, de voir où il en est dans son poste, en plus de l’entretien […] C’est vrai que c’est plus en complémentarité avec l’entretien parce qu’on voit déjà bien en détail tout le poste lors de l’entretien, de faire un point sur ses compétences, sur ses projets pro.

Directeur, Magasin B

Enfin, l’accord prévoit d’engager une réflexion sur l’amélioration des conditions de travail en collaboration avec le CHSCT. Une visite médicale annuelle est prévue pour aborder les difficultés éventuelles que les séniors rencontrent dans la réalisation de leurs activités et des aménagements possibles de leur poste. Selon la direction, cette prise en compte peut se faire au cas par cas, quand la médecine du travail diagnostique une restriction, mais ne peut être généralisée faute de moyens financiers et humains dans les magasins. Sur le terrain, aucun des salariés interrogés dans les trois magasins ne bénéficiait d’amélioration des conditions du travail.

Des pratiques locales d’aménagement de poste pour les salariés vieillissants sont davantage développées dans les magasins québécois du groupe Brico Québec, mais elles sont informelles et dépendent de chaque salarié et de chaque directeur de magasin : « Je vous dirais qu’il y en a un qui est moins apte à forcer que les autres, puis on l’accommode […] on arrange les tâches en fonction […] On sait que cette personne-là, on ne lui demandera pas de remplir des tablettes en haut, on va le laisser plus au comptoir faire du service à la clientèle. » (Directeur, Magasin D).

Cette pratique trouve sa limite dans la surcharge de travail supportée par les autres salariés qui prennent en charge les tâches pénibles délaissées par les salariés âgés. Les directeurs ne sont pas favorables à des dispositions formelles d’aménagement de poste, car ils pensent que les capacités physiques varient de manière importante d’une personne à l’autre et que tous les postes n’ont pas les mêmes contraintes de manutention. Il faut donc pouvoir s’adapter au cas par cas.

Des aménagements plus larges des postes ont aussi été observés. Toutefois, cette pratique reste expérimentale. Certains magasins que nous avons étudiés ont créé des postes de consultant expert dédiés exclusivement à la vente pour les séniors et des postes de manutentionnaires destinés en priorité aux jeunes. Cette modification de l’organisation du travail permet, en fait, surtout d’être plus attractif lors des recrutements. Elle semble, cependant, difficile à mettre en oeuvre :

Ce qu’on essaie d’améliorer [c’est] de faire en sorte que la nature de la tâche de conseiller-vendeur, qu’il y ait moins de manipulation, mais que ce soit vraiment plus de l’expertise-conseil […] On va dire : « Bien, venez pour votre expertise, pas pour vos bras, venez pour votre expertise ». Sauf que, pour l’instant, je ne peux pas leur dire ça, parce que notre organisation de travail fait en sorte que j’ai besoin, malgré tout, d’une certaine manipulation ou manutention de marchandises durant les heures d’ouverture.

Responsable RH, Groupe Brico Québec

L’organisation du travail, les pratiques de gestion des ressources humaines et les conditions de travail influencent donc fortement le maintien en emploi des séniors dans le commerce de détail de bricolage. Pour autant, dans les deux pays, les entreprises ne s’engagent guère sur ces terrains de peur de manquer de moyens pour mettre en place une politique globale. Elles préfèrent laisser les managers développer des pratiques informelles ou expérimentales au cas par cas. Forté et al. (2014) avaient fait le même constat à la suite de leur étude portant sur 10 entreprises alsaciennes. Apparaissent ici clairement les articulations entre les espaces marchand et organisationnel. Lorsque les magasins sont confrontés à une pénurie de main-d’oeuvre et qu’ils valorisent la clientèle des séniors, ils sont davantage enclins à proposer des aménagements de poste de vendeur aux employés de plus de 55 ans.

Conclusion

Notre étude révèle que, dans les entreprises étudiées, la législation française forçant les entreprises de plus de 50 salariés à négocier des accords séniors a généré moins de pratiques concrètes que les incitatifs québécois favorisant le cumul emploi-retraite. Cette recherche ne porte que sur des données antérieures à 2010 et ne permet donc pas d’interpréter des évolutions plus récentes des pratiques de maintien en emploi des séniors en France et au Québec. Elle apporte néanmoins de nombreux éclairages sur les pratiques effectives, sur les facteurs favorisant leur mise en oeuvre et sur les interdépendances entre les niveaux macro, méso et micro. L’intérêt d’une telle approche a depuis été attesté par Gaudart (2015), qui souligne que les pratiques effectives de gestion de l’emploi des travailleurs âgés résultent d’interactions complexes entre les niveaux macro de la législation nationale, méso des politiques d’entreprise et micro des représentations et des comportements des travailleurs et de l’encadrement.

Son apport principal consiste à proposer et à mettre à l’épreuve une grille permettant d’analyser et d’interpréter la mise en oeuvre différenciée de pratiques visant le maintien en emploi des séniors par la construction sociale et l’interaction de quatre espaces : l’espace institutionnel, celui du dialogue social, l’espace marchand et celui de l’organisation.

D’une part, la comparaison France-Québec met en lumière l’effet des institutions dominantes dans chacune des sociétés : en matière de maintien en emploi des séniors, comme pour d’autres enjeux du travail et de l’emploi, c’est l’État, qui, en France, établit des règles précises alors qu’au Québec, comme ailleurs en Amérique du Nord, on s’en remet de façon plus importante à « l’autonomie collective » des parties patronales et syndicales. Ainsi, Grenier et Jalette (à paraître, 2020) ont pu constater que sur une période de 30 ans, le nombre de conventions collectives québécoises comportant des dispositions s’adressant aux travailleurs âgés a considérablement augmenté, leur proportion allant de 10,7 %, en 1988-1991, à 44,7 %, en 2018. Une autre différence marquante entre les deux pays concerne la structure de la protection à la retraite, essentiellement publique en France, et faisant depuis longtemps une large place au privé dans le cas canadien (Rein et Turner, 1997). Des travaux récents (Cloutier-Villeneuve, 2013, 2016) attestent du rôle joué, au Québec, par le niveau des revenus d’emploi et la composition des revenus de retraite dans la décision de quitter le marché du travail, surtout pour les hommes.

D’autre part, et au-delà de l’explication par des facteurs appartenant à l’un ou l’autre de ces espaces, l’analyse sociétale permet de révéler les interactions fortes entre les différents niveaux et espaces étudiés dans chacun des pays. Ainsi, l’apparent « succès » québécois en matière de maintien en emploi des séniors repose avant tout sur la difficulté des employés avec de faibles niveaux de salaire d’accéder à un revenu de retraite suffisant, en l’absence d’un régime de retraite d’employeur (espace institutionnel), et sur des efforts d’aménagements consentis ou même recherchés par certains de ces employeurs aux prises avec des pénuries de main-d’oeuvre (espace marchand). Un régime de rapports collectifs décentralisé (espace du dialogue social) rend possible cette négociation locale des aménagements, à la condition que la présence syndicale soit importante et que les employeurs y soient poussés par la situation de pénurie.

Inversement, l’apparent « échec » français dans la mise en oeuvre des actions de l’accord de 2009 repose sur la nécessité de signer un accord rapidement avant 2010, ce qui a conduit à privilégier la mise en conformité, au détriment de l’adaptation des actions aux réalités du terrain (espace institutionnel), sur la faible présence des syndicats dans les magasins pour faire remonter les attentes du terrain (espace du dialogue social), sur les difficultés économiques que rencontre l’enseigne, sur la non-perception d’enjeux économiques du maintien des séniors par les managers (espace marchand) et sur la préférence des salariés pour un départ à la retraite le plus rapide possible en raison d’une usure professionnelle (espace organisationnel) et d’un niveau de rente assez élevé (espace institutionnel). Comme le préconise Gaudart (2015), cela devrait inciter les acteurs concernés par le maintien en emploi des séniors à adopter un raisonnement multiniveau lorsqu’il s’agit de réfléchir à la conception de pratiques.

Par ailleurs, les deux pratiques qui semblent avoir le plus d’effet sur le maintien en emploi des séniors correspondent aux deux principales catégories de pratiques proposées par la loi française de décembre 2008, soit l’amélioration des conditions de travail et l’aménagement du temps de travail. Il s’agit : au Québec, de la possibilité de se prévaloir d’une réduction du temps de travail à 32h par semaine à partir de 60 ans, avec une baisse proportionnelle du salaire en partie compensée par l’accès aux rentes publiques, grâce au cumul emploi-retraite autorisé depuis 2008; en France et au Québec, de l’aménagement du poste de travail des séniors grâce à une augmentation des tâches de vente et une réduction des manutentions les plus pénibles. Ce dernier résultat est concordant avec les études européennes qui ont mis clairement en évidence la relation entre les conditions de travail et l’emploi des séniors (Mardon et Volkoff, 2011). Il faut alors nous interroger sur le sens de cette relation. En effet, nos résultats montrent qu’en France comme au Québec, ni les entreprises ni les employés interrogés ne réclament, à priori, le maintien en emploi des séniors. Il ressort clairement de cela que c’est la nécessité financière de parvenir à un niveau de rente suffisant qui incite ces derniers à demeurer en emploi. Les demandes d’aménagement des horaires et des postes de travail ne font que suivre un report subi, surtout pour les personnes aux plus bas salaires, de l’âge de départ à la retraite (absence de régime de retraite d’employeur et faible niveau des rentes publiques au Québec, report de l’âge légal de la retraite à taux plein en France). Lorsqu’ils sont mis en oeuvre par les gestionnaires, ces aménagements ont pour effet de rendre ce maintien davantage supportable, dans un contexte où l’âge effectif de départ à la retraite devient un nouveau marqueur des inégalités sociales.

Ces quelques remarques font écho à la littérature récente (Vendramin et Valenduc, 2012; Carrière et al., 2015) qui met en évidence le potentiel inégalitaire des mesures de report de l’âge de la retraite à taux plein ou du report sur les individus de la responsabilité financière de leur revenu de retraite, ces tendances émergeant dans plusieurs pays. Comme si les inégalités construites pendant la trajectoire professionnelle (inégalités de santé, construites en partie par les conditions de travail, et inégalités de revenus, construites d’abord et avant tout par les conditions d’emploi) se renforçaient mutuellement et se répercutaient sur les choix et les opportunités qui s’offrent aux séniors.

Finalement, la comparaison que nous avons réalisée dans le secteur de la distribution de matériel de bricolage ne porte que sur deux entreprises et ne permet pas de généraliser les résultats à l’ensemble des entreprises du secteur[13], et encore moins à l’ensemble des secteurs dans les deux pays. Mais notre étude, par le cadre interprétatif qu’elle propose, ouvre des avenues de recherche dans le domaine du vieillissement en emploi. Il serait certainement utile d’étudier d’autres secteurs et d’autres catégories socioprofessionnelles dans les deux pays afin de mettre en lumière les caractéristiques spécifiques liées aux milieux de travail et aux différentes professions, suivant en cela les travaux de Vendramin et Valenduc (2012). En ce qui a trait à l’analyse comparative internationale, il serait pertinent d’appliquer le modèle interprétatif à des pays affichant un taux élevé d’emploi de séniors et appartenant à un système de protection sociale différent de ceux déjà étudiés (p. ex. pays scandinaves, Japon). Des travaux futurs pourraient également contribuer à bonifier la grille elle-même, en ajoutant l’espace de la vie hors travail, notamment de la famille et du couple, pour expliquer les choix individuels de maintien en emploi ou de prise de retraite.