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Depuis une dizaine d’années, l’histoire missionnaire me paraît le secteur de l’histoire religieuse du Québec le plus à l’avant-garde, et cet ouvrage de Catherine Foisy, issu de sa thèse de doctorat (Concordia, 2012), en constitue, au dire même de l’auteure, le « diamant », fruit d’un « travail colossal ». Heureusement, ces élans de modestie s’arrêtent à ce préambule et on peut facilement convenir que ce livre constitue une contribution majeure à la compréhension de ce qu’a été le mouvement missionnaire au Québec pendant la période de changements cruciaux qui va de 1945 à 1980.

Les choix méthodologiques de l’auteure sont particulièrement judicieux. Elle divise son étude en trois périodes : l’avant-concile (1945-1959), Vatican II et la Révolution tranquille (1959-1968), la reconversion (1968-1980). Elle retient pour son analyse les quatre instituts missionnaires de fondation québécoise : les Soeurs missionnaires de l’Immaculée-Conception (MIC, 1902), les Soeurs missionnaires de Notre-Dame des Anges (MNDA, 1919), la Société des Missions-Étrangères (SMÉ, 1921) et les Soeurs missionnaires du Christ-Roi (MCR, 1928), qui représentent, à eux quatre, presque le quart de l’ensemble des missionnaires québécois. En plus de recourir aux sources écrites habituelles, elle utilise, pour se tenir au plus près de la réalité vécue, l’histoire orale, avec 55 entrevues auprès de 43 missionnaires, choisies selon un échantillonnage qui tient compte des générations et des fonctions dans l’institut. Un modèle du genre, bien inspiré des méthodes de Steven High, qui pousse si loin à Concordia l’utilisation approfondie de ces méthodes. Elle a de plus la bonne idée de fournir les caractéristiques détaillées de ces 43 femmes dans un tableau auquel on peut recourir avec profit tout au long de la lecture.

La thèse centrale est énoncée dans le titre : Au risque de la conversion. Pensant aller porter la Bonne Nouvelle dans les pays de mission, les missionnaires ont été transformées par le contact avec l’Autre : ce sont elles qui ont été converties. Comme le dit une missionnaire au Pérou, « ce sont les pauvres qui évangélisent les missionnaires » (p. 101). À leur retour, elles ont ramené au Québec de nouvelles visions de la vie en Église et en société. Le résultat le plus frappant de l’action missionnaire est un changement de la perception de soi et de l’Autre.

Les quatre premiers chapitres sont consacrés à la période 1945-1959. On y décrit les parcours vocationnels ; on y voit la vitalité de l’animation missionnaire, notamment par les revues missionnaires, telle Le Précurseur (hélas, ces revues sont absentes de la bibliographie), ou les visites de missionnaires. Cette animation a un triple but : faire connaître les oeuvres, susciter des vocations, assurer le financement. Dans la formation initiale, l’accent est alors mis sur la spiritualité. Dès les années 1950, on pousse de plus en plus vers la professionnalisation, en harmonie avec le mouvement vers l’éducation qu’on voit dans tout le Québec.

Un événement capital qui vient bouleverser le paysage est la sortie des missionnaires de Chine, après 1949 : cela force ces dernières à se réorienter vers de nouveaux champs d’action en Asie, en Afrique et en Amérique latine. On perçoit dans ces années 1950 tout un renouveau missionnaire, qu’il convient de mettre sur le même pied que les renouveaux liturgique, biblique, catéchétique ou oecuménique qui annoncent le concile Vatican II. Témoin de ce renouveau au Québec : la mise sur pied de l’Entraide missionnaire (EMI), surtout à partir de 1954. Les religieuses, en particulier, développent une nouvelle vision : « la mission, c’est d’être avec les gens ». Et Foisy conclut cette section : « La mission oblige d’abord à un décentrement de soi vers l’Autre […] » (p. 107).

La période 1959-1968 (un chapitre) constitue un tournant. Au lieu du séminaire, les futurs prêtres fréquentent maintenant l’université. Les jeunes veulent un monde différent de celui dont ils sont issus. Les missionnaires qui reviennent au Québec sont décontenancées par les changements qu’elles y trouvent : elles assistent à une libération de la parole. Viennent alors les chapitres de rénovation, en 1967-1968, qui amènent plus de liberté dans la vie religieuse. Les religieuses voient le parallèle avec le mouvement de libération des femmes : nous voici dans la période 1968-1980, qui occupe les trois derniers chapitres.

L’année 1968 représente une coupure. Les entrées se raréfient, les sorties se multiplient : les SMÉ perdent 18 % de leur effectif, les MIC, 9 %. Comme dans le premier chapitre, les tableaux sont difficiles à suivre. Un seul exemple : pour les MCR, l’auteure nous dit que « la tendance lourde est à la diminution des effectifs », alors que le tableau 8.6 montre une frappante stabilité (autour de 198 soeurs). L’analyse nous apporte un autre heureux choix méthodologique. Pour nous montrer les missionnaires en action, Foisy choisit un pays dans chaque continent : Congo, Pérou, Japon. Il y a bien des traits communs : la recherche de la coresponsabilité et du dialogue, mais aussi des spécificités : en Afrique, la différence culturelle ; en Amérique latine, la théologie de la libération, pour rejoindre les pauvres ; en Asie, un témoignage de vie. Partout, l’ouverture à l’altérité.

L’analyse des chapitres généraux du début des années 1970 permet de bien dégager les enjeux fondamentaux. De nouvelles oeuvres sont lancées, souvent de concert avec des laïcs missionnaires ou des coopérants ; en même temps, le renouvellement des instituts féminins passe par le recrutement en pays de mission. Au tournant des années 1970, le militantisme est à son maximum, en particulier du côté de l’EMI, et débouche sur la mise sur pied, au Québec, du Réseau des politisés chrétiens, animé par Yves Vaillancourt et où s’activent des missionnaires de retour. Cela débouche sur des actions concrètes, l’accueil des réfugiés du Chili (1973) ou du Viet-nam (1979), et contribue à l’émergence au Québec d’un catholicisme politique de gauche, inspiré par la théologie de la libération.

Voici donc un portrait fort instructif, fouillé et nuancé, appuyé de nombreux témoignages originaux et de textes bien analysés, du mouvement missionnaire au Québec entre 1945 et 1980. Il contribue à une historiographie consistante dans le domaine. Contrairement à ce qu’avance l’auteure, l’historiographie missionnaire n’est pas sous le boisseau depuis 1962. En particulier, l’ouvrage de Chantal Gauthier sur les MIC (Femmes sans frontières, 2008), loin d’être « hagiographique ou apostolique », est une contribution originale, novatrice et forte, qui comprend, entre autres, l’analyse d’un questionnaire complété par 362 soeurs sur des questions comme l’entrée en religion ou les effets de Vatican II sur ces religieuses. Cet ouvrage important aurait mérité ici un meilleur sort.

La présentation d’Au risque de la conversion est alerte et vivante, mais le rejet des notes en fin d’ouvrage, avec renvois à la bibliographie, est un inconvénient d’autant plus pénible que plusieurs de ces notes sont substantielles : en tout 73 pages de notes, soit le quart de l’ouvrage. Globalement, toutefois, Catherine Foisy a tenu son pari : elle fait entrer par la grande porte l’histoire du mouvement missionnaire au coeur de l’histoire du Québec autour de la Révolution tranquille. Les témoignages des missionnaires, pris individuellement, ont une valeur limitée, à cause de ce que l’auteure appelle « des interprétations rétrospectives », mais pris dans leur ensemble et si bien situés dans leur contexte, ils nous livrent un portrait vivant et saisissant d’une facette incontournable de l’histoire du Québec.