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Dans son ouvrage Hegel : de la Logophonie comme chant du signe, fruit de plusieurs années d’études de la part de ce spécialiste de Hegel, Jean-Luc Gouin développe plusieurs pistes intéressantes. Il s’agit d’un livre nuancé qui est susceptible de provoquer des débats philosophiques. Le chapitre préliminaire présente le parcours de l’auteur et sa relation intellectuelle avec le géant de la pensée philosophique allemande. Gouin admet que le projet de saisie de l’ensemble de la pensée de Hegel est presque d’office voué à l’échec. Mais, pour reprendre une expression chère à Hegel, rien de grand dans ce monde ne s’accomplit sans passion. Un des mérites de ce livre c’est qu’il est écrit par un passionné de son sujet. L’appareillage en notes explicatives est très substantiel. C’est parfois dans les notes critiques que se découvrent les intuitions brillantes de Gouin. De plus, celui-ci invite le lecteur à se pencher sur des débats qui sont bien trop souvent relégués au musée des antiquités. Gouin écrit que le monde universitaire, dominé par la publication anglo-saxonne, tend à vouloir toujours s’intéresser au plus récent débat théorique plutôt que de faire un nécessaire retour en arrière. On tend de plus en plus à éviter de discuter de la vaste somme d’érudition en Europe au cours du vingtième siècle quant à la pensée de Hegel. D’ailleurs, Gouin veut ouvertement se positionner contre cette tendance et invite le lecteur à retourner aux oeuvres des grands penseurs qui se sont mesurés à Hegel, tels Herbert Marcuse [1898-1979] et Maurice Merleau-Ponty [1908-1961].

Le prologue situe la vie et l’oeuvre de Hegel dans son contexte historique. L’auteur se concentre en particulier sur deux ouvrages en français qui offrent une biographie intellectuelle du penseur. Il s’agit de Hegel. Biographie de Jacques D’Hondt (Calmann-Lévy, 1998) et de Hegel. Naissance d’une philosophie. Une biographie intellectuelle d’Horst Althaus (Seuil, 1999). Gouin reproche au livre d’Althaus de friser le récit anecdotique, racontant des faits saillants de la vie de Hegel, car il traite peu du noyau dur de la pensée du philosophe allemand, risquant de ne pas le présenter adéquatement. D’Hondt, d’un calibre philosophique supérieur, se permet d’entrer un peu plus en profondeur dans l’oeuvre théorique de Hegel. Selon Gouin, Althaus tombe dans le piège de la caricature et affirme, comme plusieurs avant lui, que Hegel est essentiellement un penseur conservateur (p. XXIV). Il souligne néanmoins la supériorité de D’Hondt qui, en contextualisant la vie et l’oeuvre de Hegel, montre la quasi-impossibilité d’interpréter Hegel comme un philosophe réactionnaire. Au contraire, dit-il, Hegel est allé très loin dans la critique du « réel concret » de son époque et de sa nation (p. XXIV). Son commentaire des deux biographies se clôt sur l’établissement d’un lien entre la philosophie hégélienne et la question historique. En étudiant la vie et l’oeuvre de Hegel, le philosophe professionnel tout comme le simple curieux s’ouvrent non seulement sur la pensée idéaliste postkantienne, mais sur l’histoire universelle de l’humanité.

Le premier chapitre du livre invite à s’initier à la pensée même de Hegel. Gouin veut offrir une clé d’interprétation de la fameuse conception hégélienne concernant la rationalité de la réalité. Selon lui, il est question de professer sa foi en la rationalité en tant que facteur constant du réel, que le philosophe décèle à tous les niveaux. La notion de totalité prend ici toute son importance dans la philosophie hégélienne. Hegel cherche à tout embrasser de manière dialectique. À l’ère de l’hyperspécialisation dans les sciences sociales, cette volonté de relier chaque domaine du savoir à une totalité, qu’elle soit organique ou rationnelle, est mal vue. Pourtant, cette approche a souvent été celle des géants philosophiques de l’histoire, d’Aristote à Hegel, en passant par Spinoza.

Gouin souligne que la rationalité du réel n’est pas un postulat qu’aurait simplement choisi Hegel parmi tant d’autres options. Il aurait plutôt été obligé de reconnaître que le réel est intelligible parce que rationnel et que toutes les autres positions philosophiques tombent dans des contradictions insolubles. La rationalité du réel est donc la seule issue possible d’après Hegel, n’en déplaise à ses nombreux détracteurs.

Le chapitre deux emboîte bien le pas au premier et contient les éléments essentiels des propos de Gouin. L’auteur y décrit ce qu’il nomme le « Gyroscope Sujet – Négativité – Résultat – Réconciliation » (p. 30). Il se réfère à la méthode hégélienne concernant une preuve philosophique, qui consiste à démontrer la manière dont un objet se fait lui-même à partir de ce qu’il est par essence. Lorsqu’on s’abandonne à l’objet et qu’on parvient à le pénétrer de l’intérieur, on peut suivre le chemin logique de son développement immanent. Mais cela implique, dit Gouin, de saisir la vérité non seulement comme substance mais également comme sujet (p. 35). Comme l’explique Gouin du raisonnement logique de Hegel, « [l]a dialectique, pour être un mouvement vivant […] n’en demeure pas moins avant tout un mouvement rationnel, c’est-à-dire qui a dans le sujet lui-même sa propre condition » (p. 39). Hegel décrit ce mouvement rationnel qui passe par la négativité, la réconciliation comme résultat de la négation de la négation. C’est cette catégorie de Réconciliation qui, d’après Gouin, est l’étape privilégiée de tout processus dialectique qui mène au savoir. Celui-ci répète que Hegel n’adhère pas arbitrairement à la croyance en la rationalité du monde, mais que sa longue étude du réel l’a en quelque sorte forcé à l’accepter. Il compare même Hegel à Newton qui a dû, par l’expérience de la chute d’une pomme, accepter qu’il existe une force gravitationnelle qui s’impose au scientifique dès qu’il cherche à en saisir l’influence sur les objets.

Les chapitres suivants apportent plusieurs lumières sur des interprétations de Hegel au cours du vingtième siècle. Notons particulièrement la brillante exposition que fait Gouin de l’oeuvre d’Herbert Marcuse et de son important ouvrage Raison et révolution (Minuit, 1960 [1941]). En résumé, Marcuse a lu attentivement Hegel et a bien compris le lien entre Sujet et Objet ainsi que le rapport dialectique entre la Pensée et l’Être. De plus, Gouin abonde dans le sens de Marcuse en affirmant que la pensée de Hegel ne peut être interprétée légitimement comme une philosophie réactionnaire ou irrationnelle. L’idée, chère à certains libéraux, de coller l’étiquette de père du fascisme au grand penseur allemand relève d’une méconnaissance grave de son oeuvre. Le droit et l’importance accordés à la vérité philosophique priment chez Hegel, même en ce qui concerne l’État (p. 103). L’autre grand penseur qui a critiqué la dialectique hégélienne à laquelle nous invite à réfléchir Gouin est Merleau-Ponty. Ce philosophe français a voulu critiquer certaines extensions de la pensée de Hegel au vingtième siècle, notamment le marxisme. Gouin réfute l’idée, chère à certains philosophes continentaux du vingtième siècle, voulant que la réconciliation hégélienne consiste en « une homogénéisation de la réalité sous le couvert de la raison » (p. 179). Il souligne de nouveau l’avertissement de Marcuse à propos d’une interprétation trop impérieuse de la conception hégélienne de l’État qu’il juge ne pas correspondre à la vision de Hegel.

Hegel : de la Logophonie comme chant du signe de Jean-Luc Gouin mérite d’être lu et commenté à plus d’un titre. Non seulement l’auteur y expose des thèses originales qui sont issues de sa longue fréquentation de l’oeuvre hégélienne, mais il prend la peine d’exposer au lecteur non initié ses concepts difficiles les plus ardus. De plus, il se penche sur l’accueil que l’Europe a réservé à Hegel. Il se positionne clairement sur certains débats et trouve dommage que trop de philosophes se basent sur des préjugés ou des lectures faciles du grand penseur. Par contre, l’ouvrage n’est pas vraiment une totalité organique. Il passe du récit de la vie de Hegel à une série d’exposés brillants sur sa philosophie pour ensuite tomber sur de longues sections avec de multiples notes et explications détaillées. Évidemment, le lecteur qui prend la peine de lire toutes les notes et les précisions dans des sections qui se situent en marge des chapitres principaux y trouvera de nombreux trésors. Néanmoins, il y a lieu de se demander pourquoi certaines des explications de l’auteur ne se trouvent pas directement dans le corps du texte, ce qui aurait allégé l’appareillage de notes. Mais ce petit désavantage n’enlève rien à la grande valeur du livre qui fait le pari que la pensée de Hegel est nécessaire aujourd’hui plus que jamais auparavant.