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Le 20 février 2011, dans la foulée des démissions des présidents tunisien et égyptien et de la généralisation des soulèvements populaires dans le monde arabe, approximativement 120 000 personnes sortent dans les rues pour manifester un peu partout au Maroc. Cette première manifestation inaugure une année de mobilisations menées par une nouvelle génération militante engagée dans le Mouvement du 20 Février (M20F). Autour du premier anniversaire du mouvement, la dynamique protestataire a perdu en intensité[1] et la perception que la fluidité et l’exceptionnalité de la situation se sont estompées s’impose chez les participants. Au Maroc, les protestations ne mènent pas à une reconfiguration radicale du régime politique et la monarchie s’adapte face à cette mise à l’épreuve (voir notamment Ferrié et Dupret, 2011 ; Dalmasso, 2012), mais les événements de 2011 laissent les « jeunes » du M20F avec « la tête changée[2] » et avec la volonté d’inscrire leur engagement dans la durée[3].

Six ans plus tard, que reste-t-il du M20F et que sont devenus ses participants ? C’est à partir de ces questionnements que j’ai entrepris une démarche d’enquête par laquelle je voulais retracer la marque de l’événement d’une part sur l’espace protestataire et d’autre part sur les subjectivités militantes dans l’après-mobilisation. Dans la continuité des travaux sur les incidences biographiques de l’engagement dans la nouvelle gauche américaine des années 1960-1970 (voir par exemple McAdam, 1989) ou sur Mai 68 en France (Pagis, 2014 ; Fillieule et al., 2018), cet article décrit comment le temps court de l’événement marque le temps biographique (Ihl, 2002), comment l’expérience du M20F contribue à structurer les attitudes et les comportements politiques d’individus qui continuent de faire génération au-delà de l’événement (Mannheim, 1990 : 62).

La littérature centrée sur la dynamique protestataire du 20 Février montre bien le rôle des mobilisations précédentes, des organisations politiques préexistantes et des militants aguerris dans l’émergence du mouvement. Elle souligne aussi le poids des routines contestataires dans la définition de ses revendications et de ses modes d’action (voir, entre autres : Bennani-Chraïbi et Jeghllaly, 2012 ; Smaoui et Wazif, 2013 ; Vairel, 2014). Une enquête sur l’après-mobilisation et sur le devenir militant lors de cette phase peut contribuer à éclairer la dimension cyclique de l’engagement et du mouvement social et à éviter l’adoption d’une perspective balistique sur les trajectoires militantes[4].

L’identification des incidences biographiques d’un événement politique appelle un modèle séquentiel qui l’inscrit dans une temporalité plus longue qui permet d’en saisir les effets spécifiques (Fillieule, 2005). Je mobiliserai donc le concept de carrière, « un concept narratif qui permet d’ordonner et de contextualiser les effets des différents mécanismes à l’oeuvre dans l’engagement » (Agrikoliansky, 2017 : 173). Il s’agit moins de distinguer les déterminants sociaux de l’engagement que de suivre les différentes étapes de ce processus (Becker, 1973), il s’agit de passer de l’explication causale à l’identification de « typicalités narratives » (Abbott, 2001). Dans cet article, l’identification de « micro-unités de génération[5] » permettra de faire usage des récits de vie afin de spécifier des trajectoires typifiées (Fillieule, 2001 : 203). Le concept de carrière permet de distinguer des « phases communes » aux différentes trajectoires tout en explorant la pluralité des entrées et des expériences dans le mouvement, et la dispersion des militants dans l’après-mobilisation (Hughes, 1958 ; Darmon, 2003 : 87). Il s’agira donc ici de montrer « les façons dont l’engagement génère ou modifie des dispositions à agir, penser, percevoir – et se percevoir – en continuité ou en rupture avec les produits de socialisation antérieurs » (Leclercq et Pagis, 2011 : 5).

Je proposerai que le sentiment de désillusion partagé par les participants au moment de l’essoufflement de la dynamique protestataire provoque un redéploiement des engagements militants à d’autres échelles, suivant d’autres temporalités, vers les « structures de rémanence » (abeyance structures) de l’espace protestataire (Taylor, 1989). L’expérience de la mobilisation et le constat de ses limites éloignent les jeunes du 20 Février de l’affrontement face à face avec le régime pour les mener à la construction d’un public supporteur des revendications politiques qu’ils portent. Toutefois, les « micro-unités de génération » engagées dans le mouvement qui se distinguent par les moments de la politisation (en amont dans les années 2000 ou lors du M20F) et l’âge (en 2011), les familles politiques et les interactions entre les engagements militants et la vie professionnelle et personnelle portent des marques différenciées des événements qui orienteront les reconversions dans l’après-mobilisation.

Le Mouvement du 20 Février : carrefour d’investissements militants pluriels

Le M20F est une expérience politique qui déstabilise les trajectoires biographiques des participants, favorise des rencontres improbables, accélère des processus d’engagement, confirme des vocations et alimente espoirs et désillusions. En s’inscrivant dans la durée, le mouvement social devient une instance de socialisation secondaire (McAdam, 1989). Une culture de groupe émerge, qui filtre la perception des événements (Eliasoph et Lichterman, 2003 ; Smaoui et Wazif, 2013 : 49). Lors de la mobilisation, des participants pour qui le 20 Février est une première expérience de militantisme et des individus généralement plus âgés qui se sont politisés dans les années 2000 pour lesquels le M20F n’est qu’« une étape de plus dans un parcours militant[6] » se rencontrent. Cette section permettra de distinguer les différentes entrées dans le mouvement qui correspondent aux différentes « micro-unités de génération » qui y sont engagées. Je décrirai d’abord les trajectoires d’individus politisés lors de la mobilisation du M20F qui se rapprochent progressivement du militantisme à la faveur de l’événement. Ensuite, je proposerai de distinguer parmi les militants politisés en amont dans les années 2000 trois « familles politiques », soit les gauches radicale, alternative et réformiste[7].

Le 20 Février, un moment de bifurcation

Le matin du 20 février 2011, c’est sous un temps pluvieux qu’Oussama[8] se rend sur la place Bab el-had au centre-ville de Rabat. L’appel à manifester mis en ligne quelques jours plus tôt par les précurseurs de la mobilisation l’interpelle car il met en scène des jeunes de son âge. Depuis quelques semaines, face au parlement à Rabat ou sur la place des Nations de Tanger, les sit-in[9] de solidarité envers les soulèvements arabes se multiplient. Le 12 février, dans les locaux de l’Association marocaine des droits humains (AMDH)[10], à la suite de l’un de ces rassemblements, des militants décident de concevoir une plateforme et de lancer un appel pour une manifestation nationale. Autour d’un programme revendicatif antiautoritaire ou « anti-Makhzen[11] », pour reprendre une notion incontournable des discours des militants politiques marocains, des acteurs aux positionnements idéologiques et aux attitudes contrastés face à la politique instituée convergent vers le M20F à la faveur de la perception que le contexte régional représente une chance à saisir, qu’une « éclaircie[12] » se profile (Kurzman, 1996).

Oussama se rend seul à la manifestation du 20 février pour « voir ». Le monde militant ne lui est pas du tout familier et, pour ne pas inquiéter ses parents, il prétend aller assister à un match de football quand il quitte le foyer familial ce dimanche-là. Lorsqu’il arrive sur la place, le spectacle lui semble confus et les slogans, un « panaché » difficile à comprendre. Il quitte assez rapidement les lieux lors de cette première participation, trempé par la pluie, mais suffisamment piqué de curiosité pour suivre de près l’évolution des choses.

Début mars, Oussama se rend aux assemblées générales, dont il apprend l’existence en ligne, qui préparent la seconde manifestation nationale prévue pour le 20 mars. Il rencontre de nombreuses difficultés à suivre les délibérations puisqu’il ignore la signification de plusieurs des notions évoquées (notamment celle de « monarchie constitutionnelle » qui est au centre de plusieurs débats) et qu’il ne peut identifier les positionnements idéologiques des uns et des autres. Suivant les conseils d’un camarade, il emporte avec lui un cahier dans lequel il note tous les mots dont il ignore la signification afin de faire des recherches sur Internet une fois de retour chez lui. Âgé de 17 ans, étudiant au Lycée des Orangers du centre-ville, Oussama en est à ses premières expériences militantes lors du 20 Février. Il s’inscrit dans la micro-unité de génération de participants qui arrivent au militantisme à la faveur de cet événement, au début de leur parcours universitaire et sont donc généralement moins âgés que les précurseurs de la mobilisation politisés dans les années 2000.

Pour Oussama, la répression de la manifestation du 15 mai sur le site présumé du centre de détention secret de la Direction de la surveillance du territoire (DST) de Témara représente un moment de bifurcation (Bessin et al., 2009 ; voir aussi, sur le concept de turning point, Hughes, 1958 ; Abbott, 2001) à la suite duquel sa participation s’intensifie. Ce jour-là, les militants sont accueillis par un important contingent policier comprenant même les forces antiterroristes et la manifestation est empêchée. Oussama n’est pas présent à Témara, mais les images de la répression provoquent un « choc moral » (Jasper, 1997) chez lui et il participe à toutes les activités du mouvement par la suite.

À partir de ce moment, sa familiarisation et son identification avec le rôle de militant s’accompagnent d’une rupture avec le soi d’avant (Strauss, 1959 : 120). Il s’inscrit dans de nouveaux réseaux, acquiert de nouvelles compétences et l’engagement militant est inclus à ses (re-)présentations de soi. Il s’éloigne de ses amis du quartier et de ses cousins qui lui posent d’abord quelques questions sur le mouvement, mais ne partagent pas son engouement. Depuis le 20 Février, la plupart des gens qu’il fréquente au quotidien sont des personnes qu’il a rencontrées en 2011. Dans l’après-mobilisation, il affirme : « je ne suis pas le genre de personne qui ne sera pas membre d’un parti politique ». Il rejoint en 2012 le Parti du socialisme unifié (PSU) pour son appui au mouvement et s’y investit énormément. « C’est tout ce je faisais », ajoute-t-il.

Certains militants qui participent pour la première fois à un mouvement social lors du M20F viennent d’un milieu politisé et trouvent dans cet événement la possibilité de construire un rapport personnel au politique indépendant de l’héritage familial. Nizar[13] est issu d’une famille marquée par le militantisme de son père, que l’engagement syndical a conduit à un passage en prison, et de celui de sa mère dans le mouvement des femmes. Au moment de la manifestation du 20 février, âgé de 19 ans, Nizar revient tout juste d’un séjour à Montréal où il a poursuivi des études collégiales. Il cherche à convaincre quelques amis de venir avec lui à Bab el-Had, mais il ne parvient qu’à persuader son père et une amie.

N’ayant pas participé à des activités militantes jusqu’alors et n’étant pas inséré dans les réseaux militants, par la suite, il se rend souvent seul aux manifestations et reste dans la « nébuleuse » (Favre, 1990) qui accompagne le cortège manifestant pour prendre des photographies. Cette position périphérique, à la fois de spectateur et de participant, permet à des individus qui ne maîtrisent pas tout à fait le script et les codes de se familiariser progressivement avec le mode d’action.

Comme pour Oussama et d’autres militants peu expérimentés, l’intensité de sa participation s’accentue lors de la phase de déclin du mouvement qui coïncide avec la sortie des précurseurs de la mobilisation. Lorsqu’il rencontre un militant du M20F près du « noyau dur » de la coordination de Rabat dans le cadre de la campagne SlutWalk qui devient Woman Choufouch au Maroc[14], il se rapproche de militants actifs dans les comités artistiques du M20F qui mettent sur pied des initiatives culturelles dans l’après-mobilisation. Avant cette rencontre, sa disponibilité est limitée puisqu’il doit préparer l’examen du baccalauréat qui a lieu lors de la campagne référendaire sur le nouveau texte constitutionnel en juin. Bien qu’il soit issu d’un milieu familial marqué par le militantisme, Nizar a le sentiment qu’il était « politisé sans vraiment l’être » avant le M20F et que c’est au sein du mouvement qu’il « forme collectivement avec ses camarades sa propre conscience politique ». L’événement provoque pour lui un passage de l’insu au su (Ethuin, 2003 : 151), de l’hérité à la prise de conscience (Deeb, 2007 : 116-117).

Le 20 Février, « une étape de plus dans un parcours militant »

Durant la mobilisation, afin de limiter les conflits entre courants politiques, les militants insistent sur la mise en veille des appartenances organisationnelles préexistantes et sur la souveraineté de l’assemblée générale où tout le monde peut prendre la parole. La mise de l’avant de l’absence de structure hiérarchique formelle favorise toutefois l’émergence de structures informelles de décision (Freeman, 1972 ; Diani, 2003). Marouane[15], un militant de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) Maroc[16] de Casablanca, décrit les assemblées générales comme des « pièces de théâtre » mises en scène par des militants politisés dans les années 2000, engagés dans les organisations politiques de gauche qui se connaissent en amont du 20 Février, et des militants très actifs dans la mobilisation qui se rencontrent en « coulisse » des moments de délibération. Afin de protéger le mouvement des infiltrations, à ce moment-là, la décision est prise de n’inclure que des « gens qu’on connaît » et qui sont associés à des organisations[17] (voir aussi Bennani-Chraïbi et Jeghllaly, 2012).

L’institution de ce leadership informel et les difficultés pour les primo-engagés à maîtriser les « savoirs pratiques » associés à l’action collective peuvent concourir à l’exclusion de ces derniers (Mathieu, 2002 : 93). De plus, le caractère chronophage des délibérations et l’importance de la virtuosité oratoire ne favorisent pas la participation d’acteurs que la carrière professionnelle ou la vie familiale ne rendent pas particulièrement disponibles. Des personnes peu disposées à la prise de parole en assemblée risquent de ne pas « prendre goût » (Becker, 1973 ; Bargel, 2009) à cette activité et de se sentir marginalisées, en situation de « sous-engagement forcé » (forced under-involvement) (Hirschman, 1982 : 103 ; Hivert, 2013).

En outre, bien que des mesures concrètes, mais limitées, pour favoriser la participation des femmes soient prises (quotas dans les comités ou à l’animation des assemblées), le fait de militer au féminin comporte des difficultés spécifiques[18]. Zineb[19], une militante de La Voie démocratique et de l’AMDH, insiste sur la « voix » pour expliquer les expériences différenciées des hommes et des femmes dans le mouvement. Le fait que les voix masculines « porteraient davantage » permet aux militants de s’imposer quand les discussions deviennent animées en assemblée générale et de monopoliser les porte-voix dans les manifestations. Les pratiques et les modèles militants « normaux » contribuent à la reproduction de la division sexuelle du travail militant (Guillaume, 2007). Par exemple, l’insécurité qui accompagne la tombée de la nuit dans les villes marocaines complique la participation des militantes aux assemblées générales qui s’étirent jusqu’aux petites heures du matin ou aux manifestations nocturnes auxquelles les militants tangérois de La Voie démocratique préfèrent que leur épouse ne participe pas.

Réunis au sein des réseaux informels de décision, les militants politisés dans les années 2000 dans des organisations de gauche et généralement plus âgés que les primo-engagés peuvent être classés en trois courants politiques : les gauches radicale, alternative et réformiste. Ces catégories ne sont pas mutuellement exclusives, compte tenu du multipositionnement des acteurs et de la densité des liens à l’intérieur du milieu militant, ou homogènes, considérant les conflits qui les traversent, mais elles décrivent des faisceaux de trajectoires vers le M20F.

La première famille politique présentée ici est celle de la gauche radicale dont les représentants proviennent principalement du parti de La Voie démocratique issu de la légalisation de l’organisation marxiste-léniniste clandestine En Avant ! et de l’association ATTAC-Maroc. Les membres de ces organisations seront les plus ouverts à la collaboration avec les islamistes, militeront pour l’organisation de manifestations à partir des quartiers populaires et revendiqueront la tenue d’une assemblée constituante qui pourrait mener à une redéfinition radicale du rôle de la monarchie.

Rachid[20], membre de La Voie démocratique, âgé de 27 ans en 2011, occupe un poste de direction depuis quelques années au sein du bureau de Rabat de l’AMDH quand les premiers sit-in de solidarité aux soulèvements tunisien et égyptien sont organisés au mois de janvier. Originaire de la petite ville de Ksar el-Kébir au nord du Maroc, sa famille est assez conservatrice et n’est pas impliquée en politique. Il observe bien quelques manifestations syndicales et de diplômés chômeurs dans son enfance, mais sa politisation véritable vient de sa rencontre avec un enseignant au lycée qui lui transmet sa passion pour l’histoire des révolutions et du mouvement ouvrier. Dès sa majorité, il s’encarte dans La Voie démocratique et l’AMDH. Pour ses études universitaires, il déménage à Rabat où son engagement politique s’intensifie.

Au sein de l’AMDH, il sera l’une des chevilles ouvrières du virage jeunesse pris par l’association dont les instances s’inquiètent du vieillissement des effectifs au milieu des années 2000. Le groupe de jeunes qui se constitue autour des initiatives de l’association (clubs des droits humains dans les lycées où des militants sont enseignants, colonies de vacances, universités d’été, quotas pour assurer la participation des jeunes) est au coeur du M20F. Lors de la mobilisation, Rachid joue un rôle d’intermédiaire entre, d’une part, le Comité national d’appui au Mouvement du 20 Février (CNAM20F) vers lequel convergent partis politiques de la gauche non gouvernementale, syndicats et associations qui mettent leurs ressources à la disposition du mouvement (locaux, porte-voix, imprimantes, etc.) et, d’autre part, le mouvement des « jeunes » qui assurent le leadership durant la mobilisation (sur les rapports intergénérationnels dans le M20F, voir Desrues, 2012 ; Hivert 2015).

Dans l’après-mobilisation, comme d’autres militants de la gauche radicale, Rachid insiste sur le fait que le 20 Février n’a pas tellement changé sa façon de militer puisqu’il avait déjà de l’expérience en la matière. Cela a toutefois renforcé ses convictions sur la nécessité de collaborer avec les islamistes de l’association Justice et bienfaisance et de refuser toute participation avec le pouvoir. L’idée d’une constance face aux événements est connotée positivement dans les discours de nombreux militants de la gauche radicale. L’expérience de la mobilisation du 20 Février a pu confirmer la perception de la nécessité de mener le combat de l’extérieur du système : « il faut rejeter toute participation politique avec l’État » ou « c’est débile de penser que le vote va changer le système[21] », disent les militants.

La deuxième famille politique distinguée ici est celle d’une gauche alternative[22] qui regroupe des militants qui ont fait leurs premières armes lors des campagnes du Mouvement alternatif des libertés individuelles (MALI)[23] ou dans l’organisation altermondialiste ATTAC-Maroc qui défendra des positions stratégiques semblables à celles de La Voie démocratique, mais qui souhaite aussi porter un renouvellement de la gauche des organisations politiques traditionnelles (Cheynis, 2005). Lors de la mobilisation, ces militants investiront notamment les comités artistiques des coordinations locales et seront critiques des stratégies d’autolimitation qui favoriseraient selon eux la banalisation de la protestation (notamment l’évitement des quartiers populaires).

Pour Marouane, militant d’ATTAC-Maroc à Casablanca, tout commence avec le Club conscience estudiantine fondé sur le campus d’Aïn Chok de l’Université Hassan II. Afin d’offrir une alternative aux discours des islamistes de Justice et bienfaisance qui contrôle la section locale du syndicat étudiant de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), des militants de gauche créent ce club qui fonctionne comme une agora et qui organise des activités culturelles. Amateur de musique rock alternatif, Marouane participe aux projections cinématographiques et aux séances d’improvisation musicale ; il rejoint au même moment ATTAC-Maroc dont les militants ont largement contribué à la création du club. Avec les militants d’ATTAC, il se joint aux mobilisations des coordinations locales de lutte contre la hausse des prix et la dégradation des services publics[24] qui inspirent la structure organisationnelle décentralisée du M20F (Bennafla et Seniguer, 2011).

Durant la mobilisation, il est âgé de 25 ans et il est actif dans le comité culturel de la coordination de Casablanca. Il cesse de participer au mouvement autour du premier anniversaire de ce dernier et quitte ATTAC au même moment, à la suite des conflits autour de la représentation de l’association dans le « noyau dur » de la coordination de Casablanca qui organise en coulisse les activités protestataires. Il considère que les militants du « noyau dur » prennent des décisions sans consulter les camarades alors qu’ils n’ont pas la légitimité pour décider : « les choses partaient trop vite, des gens faisaient n’importe quoi…[25] ».

Finalement, les militants du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS), du Parti du socialisme unifié (PSU) et les jeunes de l’Union socialiste des forces populaires (USFP)[26] peuvent être réunis sous l’étiquette de la gauche réformiste. Au sujet des principaux débats sur des enjeux stratégiques qui clivent les coordinations locales du M20F, les positions de la gauche radicale et des islamistes de Justice et bienfaisance convergent et s’opposent à celles de la gauche réformiste. Craignant la récupération islamiste du mouvement et de ses fruits, les acteurs de la gauche réformiste se méfient de la « montée aux extrêmes ». Ils cherchent à limiter les manifestations dans les quartiers populaires qui risqueraient d’augmenter le poids de Justice et bienfaisance dans la dynamique protestataire, alors que la gauche radicale y voit une manière d’éviter la banalisation de l’occupation de l’espace public. De plus, plusieurs sont critiques de l’idée d’assemblée constituante et veulent imposer la monarchie constitutionnelle comme plafond revendicatif, doutant du poids politique que la gauche pourrait espérer avoir dans le processus de réforme. L’ancrage populaire de la gauche marocaine et plus généralement des gauches arabes a souffert des années de répression et de la montée des mouvements islamistes usant d’un référentiel endogène pour parler de politique (Burgat, 1988 ; Bardawil, 2010).

Khadija[27] est née dans la petite ville d’Oujda, tout à l’est du Maroc, près de la frontière algérienne. Son milieu familial n’est pas militant, mais plutôt « conservateur, marocain normal, enfin [rires]… » Ses aptitudes scolaires poussent son père à l’envoyer faire des études universitaires à Rabat, à l’Institut supérieur de l’information et de la communication[28]. Dans cette école de journalisme située dans la cité universitaire du quartier Souissi, elle rencontre d’autres jeunes au sein du syndicat qui seront au centre de la coordination de Rabat du M20F. Durant ses études, elle s’engage dans le PADS et l’AMDH. Lors du M20F dont elle est une des figures médiatiques, elle est âgée de 21 ans et est active dans le noyau dur de la coordination de Rabat. Si les organisations féministes restent à distance du M20F notamment en raison de la présence des islamistes de Justice et bienfaisance[29], Khadija représente une nouvelle génération de militantes qui l’investissent afin d’y faire entendre les revendications féministes (Salime, 2012 ; Alami M’Chichi, 2014).

Les jours qui précèdent le 20 Février, Khadija participe à un congrès de la jeunesse du PADS à Casablanca prévu de longue date, au cours duquel toutes les conversations concernent la manifestation à venir. Avec d’autres camarades du PADS, elle se rend sur la place Mohammed V (surnommée la place des Pigeons) le matin du 20 Février et rentre à Rabat le soir même pour participer à une séance de débriefing avec d’autres militants de l’AMDH. Elle sera au coeur des réseaux informels de décision durant la première année de la mobilisation. Critique de la collaboration avec les islamistes, pour elle, la manifestation du 24 avril 2011, qui commence dans le quartier populaire de Yacoub El Mansour à Rabat, marque les débuts d’une récupération par Justice et bienfaisance et une rupture avec « l’esprit jeune » et moderniste de la mobilisation. Cette collaboration contribue aussi, selon Khadija, à reléguer au second rang les revendications féministes afin de faire tenir la coalition (Roux et al., 2005).

Dans la période post-printemps arabe caractérisée par un retour en force de l’idéologie et le retour aux loyautés militantes antérieures, plusieurs militants de la gauche réformiste reviennent de manière critique sur la coordination avec les islamistes et sont dubitatifs quant à de nouvelles collaborations[30].

De la désillusion au redéploiement de l’engagement

Les travaux sur les mouvements sociaux au Maroc ont montré que la dynamique réformatrice lancée au début des années 1990 et accélérée par l’accession au trône de Mohammed VI avait favorisé un ajustement entre les pratiques sécuritaires qui abandonnent les formes les plus directes et violentes de la répression et les pratiques protestataires qui se caractérisent dès lors par l’autolimitation (Vairel, 2014). Cette adaptation permet l’émergence d’un espace protestataire dynamique « relativement autonome » de la politique instituée (Mathieu, 2007 ; Vairel, 2014).

Les effets à long terme de la répression et le tarissement des espoirs révolutionnaires poussent les militants gauchistes et islamistes vers la recherche d’avenues de participation qui sortent du face-à-face avec le régime. Les reconversions dans la politique instituée ou le monde associatif correspondront à l’autolimitation des pratiques protestataires et au « désamorçage » du champ politique (Tozy, 1999), mais aussi à l’ambition de construire un public qui appuiera les réformes (Cheynis, 2013 ; Vairel, 2014). Les « structures de rémanence » de l’espace protestataire qui intègrent les acteurs dissidents et assurent la continuité entre des épisodes de contestation ont donc une nature ambivalente. Elles sont à la fois des outils de contrôle social (Mizruchi, 1983) et des ressources pour les mobilisations à venir (Taylor, 1989 ; Hmed, 2012).

Une année après la première manifestation du 20 février, la perception que le « mouvement ne peut pas aller plus loin[31] » et qu’il n’est « plus faisable de continuer à mobiliser dans la rue[32] » s’impose chez les militants et les poussent vers la recherche de nouvelles avenues pour poursuivre le combat du 20 Février. Les militants qui ont vu dans la conjoncture particulière de 2011 une occasion de peser sur le régime traverseront la même expérience de désillusion (Belghazi et Moudden, 2016) que leurs aînés et s’orienteront aussi vers un travail d’enracinement de leurs idéaux politiques. Cette section permettra d’explorer une phase commune de la carrière militante des « jeunes du 20 Février » qui pourrait être généralisée à bien d’autres mouvements sociaux, celle de la désillusion face à l’essoufflement d’une dynamique protestataire.

Le 20 Février et les structures de rémanence de l’espace protestataire

Ni une « immaculée contestation » (Taylor, 1989 : 761) ni un pur produit de la dynamique régionale, le M20F s’inscrit dans une temporalité plus longue. À travers des mobilisations et des collectifs, les militants politisés dans les années 2000 ont appris « les ficelles du métier » et participé à définir le terrain d’un affrontement avec le régime. La dynamique protestataire du 20 Février n’a pas mené à une reconfiguration radicale du régime et s’essoufflera devant la diminution de son espace politique, mais elle a produit des effets qui représenteront des ressources pour des mobilisations à venir.

Le M20F constitue un lieu de rencontres entre milieux militants et favorise la densification des réseaux protestataires. Malgré la mise en veille du mouvement, les militants du 20 Février continuent de faire groupe jusqu’à aujourd’hui. En aval de la mobilisation, les liens sociaux créés ou renforcés lors du M20F s’entretiennent grâce à des rencontres dans des manifestations ou dans les activités du tissu associatif (conférences, formations, groupes de travail, etc.) ou des organisations ayant participé au 20 Février (notamment l’AMDH et les partis de la gauche non gouvernementale), qui sont aussi des moments où ils prennent des nouvelles des uns et des autres, et où ils se rendent visibles des autres (Vairel, 2014 : 211-212).

Au-delà de la participation commune à des activités protestataires ou associatives, les anciens du 20 Février constituent des « bandes » (Yon, 2005 ; Bargel, 2009) liées par l’amitié au-delà des clivages partisans. Les histoires d’amour et d’amitié s’entremêlent aux expériences militantes : couples, colocations, participation commune à des activités sportives ou culturelles, ou fréquentations de cafés, bars ou parcs « militants ». Avec humour, Muncef, un militant, décrit plusieurs activités quotidiennes et de loisir avec le langage du militantisme, donnant corps à cette idée d’entremêlement du quotidien, de l’intime et du politique. Une soirée entre amis devient un « sit-in au Yucatan Bar », et une partie de football un « match entre militants démocratiques »[33].

La collaboration entre les milieux gauchistes et islamistes dans la conjoncture particulière de 2011 a pu renforcer les liens entre ces courants. Sans résoudre le clivage idéologique qui sépare les deux tendances politiques[34], la participation commune à un mouvement qui s’inscrit dans la durée a permis aux militants d’apprendre à mieux se connaître, ce qui pourrait favoriser de futures collaborations. Muncef croit que les militants de Justice et bienfaisance « ont gagné du respect et ont appris à connaître les courants de gauche ; avant ils ne connaissaient pas les différences entre les basistes, les maoïstes, les marxistes [rires]. Moi-même j’y suis depuis longtemps et je ne comprends pas tout… »

En plus de cette densification des réseaux militants, l’expérience d’une « conjoncture de défatalisation » (Gobille, 2005 : 31) peut produire un sentiment durable de subjectivation chez les individus[35]. Une expression revient souvent dans le discours des militants, la mobilisation aurait réussi à « faire tomber le mur de la peur » qui freinait jusqu’alors la contestation. L’expérience du 20 Février a pu favoriser le sens de l’initiative qui a mené à la création de nouveaux mouvements et donner le courage à des citoyens qui vivent des injustices de se mobiliser. Ce sentiment de subjectivation naît de la perception que la mobilisation a « mis de la pression sur le Makhzen, a eu un poids sur lui ; le Makhzen était terrifié par le 20 Février », affirme un ancien militant de l’AMDH[36]. Zineb, cette militante présentée plus avant, exprime un même sentiment lorsqu’elle raconte que

sans les expériences qu’[elle a] vécues dans les sit-in et les manifs du 20 Février, [elle] ne serai[t] pas la personne [qu’elle est] aujourd’hui. [Elle a] acquis plusieurs choses, plusieurs sentiments. [Elle a] entendu [sa] voix. [Elle se] rappelle, [elle] ne [va] jamais oublier. À Béni Makada, les policiers étaient toujours postés autour de la place. Une fois, ils ont tellement eu peur qu’ils ont fui devant les jeunes. [Elle] ne [va] jamais oublier ça.

Les mobilisations collectives déclenchées par des mouvements d’indignation face à des scandales qui incarnent l’humiliation (hogra) des citoyens se multiplient depuis le 20 Février et s’enracinent dans une culture protestataire sur l’ensemble du territoire (voir aussi Naïmi, 2018). Un premier moment de cette contestation post-20 Février a eu lieu en 2013 en réaction à la décision du roi d’accorder sa grâce royale à un ressortissant espagnol condamné pour des actes de pédophilie à Kénitra. Le succès de la campagne lancée par des anciens du 20 Février marque les esprits des militants puisqu’elle vise une décision royale associée à ses prérogatives constitutionnelles. Un ancien militant de l’AMDH évoque qu’il aurait été impensable avant le M20F d’entendre « dans les cafés, les taxis, les bus, des gens dire : “le roi aurait dû faire ça ou ça”[37] ». Depuis lors, autour des problèmes des services publics (révolte des bougies tangéroise et mobilisations contre la compagnie Amendis, responsable de l’abduction en eau et du raccordement en électricité du nord du pays) ou de tragédies jugées révélatrices de l’humiliation des citoyens (les mouvements [hirak] d’Al Hoceïma et Jerada qui dénoncent la marginalisation économique et politique du Maroc périphérique) se prolonge la « révolte pour la dignité » qu’incarnaient les soulèvements arabes de 2011.

« Le Makhzen est dans la tête des gens »

Dans un café du centre-ville de Rabat, après sa journée de travail au ministère de la Justice et des Libertés, Hamid[38] retire sa cravate en blaguant sur le « look très institutionnel » qu’elle lui donne. Originaire de Marrakech, il s’est d’abord engagé au sein de l’AMDH et du PADS. Issu d’une famille marquée par l’engagement militant de son père qui participe à la tentative de révolution armée de 1973[39] et vit l’emprisonnement, il est très tôt mis en contact avec le monde militant. Dans le salon familial où les réunions de la section locale du PADS ont lieu se trouve une bibliothèque remplie de livres politiques formateurs. Dans les matinales de l’Association marocaine pour l’éducation de la jeunesse (AMEJ) à Marrakech gérées par des militants du PADS et lors des « camps d’été » de l’AMDH, Hamid s’attache au militantisme. Lors de ses premières expériences à l’AMDH, il a l’impression « d’enfin trouver sa place ». Le mode de vie alternatif de ses parents faisait de lui « toujours l’exception » auprès des copains du quartier et la rencontre avec d’autres enfants de militants qui ont vécu des expériences similaires à la sienne est un moment important pour lui.

Lors du M20F, il est âgé de 24 ans et en est à la dernière année de son master en droit, consacrée à la rédaction d’un mémoire. Comme il n’a pas besoin d’être présent en continu dans sa ville natale, il fait de longs séjours à Rabat durant le M20F et s’inscrit dans les réseaux de militants très actifs dans la capitale. Quand il revient de manière critique sur l’expérience du M20F, il évoque un certain nombre d’illusions que ses camarades et lui ont entretenues durant la mobilisation, notamment sur l’ancrage populaire du M20F et sur le poids politique de la « gauche » dans le mouvement d’opposition. Muncef va dans le même sens que lui quand il dit que lors du M20F, « on a cru qu’on était les plus forts, on n’a pas assez travaillé sur nous… ». Hamid continue en affirmant que son engagement « avait quelque chose de théorique » avant le M20F, qu’il consistait « à vivre de manière alternative : avoir les cheveux longs, avoir des chandails du Che [rires]… ».

Cette confrontation au terrain qui bouscule certaines de ses représentations mène Hamid à fonder l’Institut Prometheus de défense des droits humains en 2013 avec d’autres anciens du 20 Février, dont plusieurs sont issus de l’AMDH et de l’aile réformiste du « noyau dur » de Rabat du M20F. En collaboration avec des partenaires internationaux, l’association est active dans le suivi des politiques publiques et la formation aux droits humains des jeunes. Les fondateurs de l’Institut considèrent qu’il n’est plus possible de continuer à mobiliser dans la rue au-delà du premier anniversaire du mouvement et qu’il faut « revenir terre à terre » et travailler à l’enracinement des valeurs démocratiques dans la jeunesse.

Bien que critique des militants qui acceptent des financements internationaux, Nizar[40] partage cette ambition d’enraciner le mouvement démocratique. Pour lui, le M20F a montré qu’« il ne faut pas seulement attaquer la tête, mais tout le système, il faut changer les mentalités […] Le Makhzen n’est pas que l’institution royale ou la Police, mais il est dans la tête des gens… » Dans l’après-mobilisation, il sera parmi les précurseurs de l’Union des étudiants pour le changement du système éducatif (UECSE) créée en août 2012 en réponse à la décision du ministère de l’Éducation de hausser les seuils d’admission à l’université qui privent plusieurs étudiants de l’accès à certains programmes. Rapidement, l’UECSE élargit ses revendications pour critiquer le phénomène de la privatisation de l’éducation et ses activités remportent un vif succès, profitant de la dynamique lancée par le M20F. Cette volonté de sortir de l’affrontement de face à face avec les autorités pour travailler au changement des mentalités de la population mène l’UECSE à insister sur l’importance d’« occuper l’espace public » pour le pluraliser (Ménoret, 2014) dans la continuité des actions des gauches alternatives.

À partir de juillet 2013, les sections locales organisent des séances de « philosophie dans la rue » qui se déroulent sur des places ou dans des parcs (par exemple sur la place devant l’Institut Cervantès à Rabat ou sur la place du Grand Socco à Tanger) autour de questions qui s’inscrivent en dehors des discours généralement admis dans l’espace public (des pratiques sexuelles de la jeunesse jusqu’à la privatisation de l’éducation). Le mouvement organise aussi des teach-in. À Rabat, à la différence des sit-in, lors desquels les participants sont tournés vers le Parlement, et donc orientés vers le pouvoir politique, les participants aux teach-in sont assis en cercle pour discuter d’un sujet lié aux revendications du mouvement. Ce mode d’action incarne la volonté de « se détourner du Makhzen » pour « travailler sur soi ».

Dans le même esprit, à Casablanca, les militants du Club conscience estudiantine décideront, après la mobilisation du 20 Février, de déplacer une partie de leurs activités du campus vers l’espace public. « Continuer de travailler à la fac, ça ne sert à rien », clame Marouane. Pour lui, il faut travailler avec les jeunes enfants pour jeter les bases d’un changement politique, sinon le changement ne sera porté « que par une minorité, c’est la dictature […] Il faut travailler à une révolution culturelle pour réussir une autre révolution ; il y a 50 ans de travail, on n’a pas les ingrédients. » Le Club organise des « heures de lecture » sur les places publiques de Casablanca pour faire la promotion de la lecture chez les jeunes, ainsi que des séances de « musique-trottoir » où tout le monde est invité à apporter son instrument de musique ou à improviser des vers de rap.

Jusqu’en novembre 2013, les heures de lecture étaient tolérées par les autorités malgré l’ambivalence de leur statut juridique[41]. Toutefois, lors de la séance du 3 novembre 2013, des fourgonnettes de policiers ceinturent la place Mohammed V à Casablanca pour empêcher l’activité de se tenir. Après deux heures de discussion et que les cupcakes cuisinés par une militante aient été partagés avec les policiers, il est convenu que les lecteurs dispersés sur la place ne formeraient pas des groupes de plus de deux personnes, afin de se conformer au dahir [décret royal] relatif aux rassemblements publics. Ce compromis présente un double intérêt : d’une part, permettre à l’activité d’avoir lieu et « tester les limites » (Scott, 1990 : 192) des autorités ; d’autre part, rendre visible et « politiser la contrainte » (Vairel et Zaki, 2011) induite par la loi marocaine sur les rassemblements publics avec une performance ironique.

Ce ré-échelonnage de la lutte correspond aussi à son inscription dans une temporalité plus longue. Si pendant la première année du M20F l’événement agit comme un accélérateur de temps (voir notamment Sewell, 1996 ; Kaufmann, 2002), plusieurs évoquent aujourd’hui la nécessité d’inscrire la lutte dans la durée : « il faut « travailler avec les enfants[42] » ou « il y a 50 ans de travail devant nous[43] ».

Les empreintes différenciées de l’événement et la poursuite de la lutte par d’autres moyens

Le redéploiement des engagements vers les « structures de rémanence » de l’espace protestataire permet le maintien d’un engagement dans la durée malgré la fermeture de l’horizon des possibles. Les différentes micro-unités de génération engagées dans le M20F entretiennent des rapports différenciés avec les espaces sociaux contigus et les « organisations de rémanence » (abeyance organizations) (Taylor, 1989) qui offrent des possibilités de reconversion. Les militants politisés en amont dans les années 2000, plus âgés en 2011, entrent dans la vie professionnelle dans l’après-mobilisation et investiront notamment l’espace associatif, tandis que les plus jeunes, politisés par l’événement, sont toujours aux études et maintiennent des engagements moins institutionnalisés. Devant les partis politiques de gauche, les militants du 20 Février partagent un sentiment de frustration en raison du lent tempo du renouvellement générationnel de ces organisations, mais les militants politisés dans les années 2000 entretiennent tout de même une forme d’attachement (parfois plus distancié et critique) à ces partis, tandis que les plus jeunes chercheront d’autres avenues de participation.

La professionnalisation de l’engagement

La rencontre de l’« usure de la rue » et de l’ouverture sociale dont l’entrée dans la carrière professionnelle est un vecteur (Mohammed, 2012) favorisera la prise de distance d’avec le militantisme de certains individus politisés dans les années 2000 qui terminent leur parcours universitaire dans l’après-mobilisation (sur les étudiants du supérieur voir aussi Hivert, 2013). Les militants plus jeunes politisés par l’événement se tourneront vers une alternative militante moins institutionnelle, comme l’UECSE, tout en commençant ou en poursuivant leurs études universitaires. Le passage vers l’université peut aussi favoriser une distanciation avec le militantisme, notamment quand il nécessite de se déplacer à l’intérieur du Maroc ou vers l’Europe, ce qui peut nuire à l’entretien des sociabilités militantes centrales dans le maintien de l’engagement (McAdam, 1989).

Autour du premier anniversaire du mouvement, Khadija[44], titulaire d’une maîtrise en communication, remet en question la pertinence de continuer à mobiliser dans la rue et participe à la fondation de l’Institut Prometheus. Depuis lors, bien qu’elle continue d’être active à l’Institut et auprès de la jeunesse du PADS, son engagement militant a perdu en intensité. Elle évoque son mariage « avec un homme un peu fou qui veut toujours voyager un peu partout » et le début de sa vie professionnelle dans une organisation non gouvernementale (ONG) allemande qui finance plusieurs associations marocaines pour expliquer cette prise de distance.

L’espace associatif qui émerge dans les années 1990 à la faveur de la pluralisation relative du régime fournit des possibilités de reconversion professionnelle aux militants dotés en capital scolaire qui peuvent y maintenir une forme d’engagement politique et rester « fidèles à eux-mêmes » (voir notamment Cheynis, 2013). Les différentes associations aux structures, ressources et projets hétérogènes permettent la mise en valeur d’expériences militantes et de réseaux, mais aussi d’un capital scolaire et d’un savoir-faire professionnel spécifiques. En retour, le monde associatif fournit aux individus des ressources qui peuvent être mobilisées dans le monde militant. Un ancien de l’USFP travaillant dans une ONG allemande souligne que ce poste lui a permis de « renforcer [sa] position » puisqu’il a le « pouvoir de décider qui aider, qui inviter aux conférences, qui il va soutenir directement, financer, aider…[45] ». Le secteur associatif peut contribuer à maintenir la continuité du mouvement social, mais le modèle associatif peut aussi mener les acteurs à une forme de nominalisme (approche par projets dictée par les bailleurs de fonds internationaux) et à sortir de la posture protestataire (Bono, 2010).

Le faible marquage politique des militants du 20 Février permet à ceux-ci d’avoir accès à ces possibilités de reconversion professionnelle. Par exemple, nous avons évoqué qu’Hamid[46] occupait désormais un poste de fonctionnaire au sein du ministère de la Justice et des Libertés. Ses expériences militantes n’ont certainement pas servi à son embauche, mais son parcours témoigne de l’ouverture d’un espace de participation oppositionnelle légitime. Pour les militants marocains qui ont connu les « années de plomb », les expériences de la répression, de l’emprisonnement et de la torture marquent les corps et les esprits, et contraignent à des engagements totaux qui unifient l’expérience et ne favorisent pas les déplacements dans l’espace social (Ion, 1997 ; Vairel, 2014). L’émergence d’un espace de participation légitime à la faveur des réformes entreprises à partir du début des années 1990 ouvre donc des possibilités de reconversion aux militants politiques.

Les partis politiques et le M20F : des reconversions qui ne prennent pas ?

La dynamique protestataire du M20F s’avère un analyseur de la « relative autonomie » des espaces protestataire et de la politique instituée (Mathieu, 2007 ; Vairel, 2014) alors que les partis politiques (à l’exception de la gauche non gouvernementale) n’appuient pas le mouvement et que la reconversion des « jeunes du 20 Février » dans le monde partisan est un processus difficile (sur les difficultés de ces passages, voir aussi Tissot, 2005 ; Mathieu, 2011). Le tempo du renouvellement générationnel des partis politiques ne convient pas toujours aux aspirations des jeunes de 20 Février, déçus du peu d’impact de la dynamique protestataire sur les organisations qui s’avèrent moins ouvertes au sortir de la conjoncture particulière de 2011 (Taylor, 1989 : 767).

En juin 2013, Hamid quitte le PADS (il participe tout de même comme bénévole à la campagne de 2016) parce qu’il considère que « les idéaux du 20 Février » n’ont pas suffisamment marqué le parti : « C’est les mêmes pratiques, les mêmes qui ont le contrôle du parti, les gens ne suivent plus… » Un ancien militant du PSU abonde dans le même sens en évoquant sa déception quand le parti revient à ses pratiques d’avant le 20 Février : « le PSU travaillait en dehors de la logique du Mouvement du 20 février, comme si le mouvement n’avait jamais existé… [Il] étai[t] au PSU lorsqu’il oeuvrait avec le mouvement […] Mais quand le mouvement a faibli, [le PSU] est redevenu un parti comme les autres. » (cité par Rachidi, 2015). Rachid et Muncef[47] de La Voie démocratique sont moins critiques du parti de la gauche radicale et expriment un sentiment de continuité par-delà l’événement. L’après-mobilisation apparaît pour eux comme un « retour à la normale » et ils font campagne pour le boycottage des élections en 2016, comme l’a systématiquement fait le parti depuis sa légalisation en 2004.

Le rejet des partis politiques par de nombreux anciens du 20 Février repose en partie sur la perception qu’il s’agit d’organisations politiques dépassées (référentiels idéologiques compassés, modes d’action banalisés, structures organisationnelles non démocratiques). Toutefois, ces critiques ne s’inscrivent pas seulement dans une volonté de voir sa « jeunesse » représentée dans l’organisation, mais aussi dans celle d’accélérer la transmission intergénérationnelle des postes de direction en valorisant de nouveaux savoir-faire et de nouveaux profils, et en ouvrant de nouvelles positions aux jeunes. Par exemple, après la mobilisation du 20 Février, de jeunes militants du PADS revendiquent davantage de places dans les instances du parti et sur les listes électorales.

Les militants politisés par l’événement seront nombreux à se tourner vers le PSU à la suite de la mobilisation, mais l’entrée dans le parti se fait difficilement. Pour des raisons similaires à celles des militants politisés dans les années 2000 et en l’absence d’attachement partisan préalable, ceux-ci se tournent vers d’autres avenues de participation. Nizar[48] se dirige vers des entreprises contre-culturelles liées aux gauches alternatives. Outre son engagement à l’UECSE, il sera près des initiatives du MALI et des collectifs artistiques créés après la première année de la mobilisation par les animateurs des comités culturels du M20F (le Festival de la résistance et des alternatives, le Guérilla Cinéma ou le Théâtre des opprimés). Quant à Oussama[49], la faiblesse de l’ancrage populaire de la gauche au Maroc qui jouit d’une influence marginale dans la politique instituée le pousse à se tourner vers le Parti authenticité et modernité (PAM), dit de « l’administration », en raison de sa proximité avec le cercle rapproché du roi. Ce choix, qu’il décrit comme pragmatique, correspond à la volonté de jouer un rôle actif dans la vie politique marocaine et à la perception que l’option monarchiste représente la seule véritable alternative à moyen terme aux islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) qui forment le gouvernement au lendemain du M20F. Nizar et Oussama poursuivent aujourd’hui des études supérieures parallèlement à leurs engagements.

Face à cette relative fermeture des partis, des entreprises collectives sont créées en marge du monde partisan et sont investies par des militants de la gauche réformiste à la recherche d’un relais institutionnel à la dynamique de la rue. Depuis sa création en 2009, le Mouvement Clarté Ambition Courage participe aux élections communales de 2015 et aux législatives de 2016 sous la bannière de la Fédération de la gauche démocratique (FGD)[50]. Ce mouvement fondé par Omar Balafrej, ancien élu local de l’USFP, se propose de renouveler les partis perçus comme de la « vieille garde ». Autour de la candidature de ses militants dans la circonscription d’Agdal-Hay Riad à Rabat aux législatives de 2016, le mouvement suscite l’enthousiasme de plusieurs anciens du 20 Février de la gauche réformiste. Khadija a le sentiment de voir à l’oeuvre l’« esprit jeune » du 20 Février lors des activités de porte-à-porte ou des meetings. Les partis de gauche font face à la nécessité de se reconstruire « sur les ruines du mouvement national » et de s’adresser à une génération « qui n’a pas connu Omar Benjelloun », selon l’un des fondateurs du Mouvement Anfass démocratique, lui aussi créé pour « intégrer les forces vives du 20 Février » dans la politique partisane[51].

Conclusion

Au moment d’appréhender les conséquences d’un mouvement social, il convient d’abandonner la perspective surplombante de l’évaluation en termes d’échec ou de réussite (Chabanet et Giugni, 2010). L’observation au plus près des croisements des histoires individuelles et collectives permet d’apercevoir la complexité et la pluralité des incidences biographiques de la participation. L’essoufflement de la dynamique protestataire et la perception que l’occasion est passée font diminuer les rétributions associées à la participation, alimentent un sentiment de désillusion et favorisent la démobilisation. Mais quand l’écart avec les routines protestataires se referme, quand l’exceptionnalité de la conjoncture se résorbe, les militants ne sont plus tout à fait les mêmes qu’avant. Le 20 Février constitue un moment de « transformation relative » (Strauss, 1959 ; Sewell, 1996) des identités politiques des militants lors duquel ils forgent des liens, s’attachent au militantisme, révisent leurs façons de lutter. Toutefois, l’événement n’agit pas sur des unités indifférenciées, mais laisse des empreintes différentes selon le moment de la politisation, les familles politiques et les interactions entre les engagements militants et la vie professionnelle et personnelle.

L’épreuve du M20F a indéniablement marqué une génération de militants qui s’inscrivent dans la continuité des combats de leurs aînés, mais qui veulent aussi faire entendre leur voix dans les espaces protestataires comme dans les arènes de la politique instituée. L’héritage du 20 Février peine à se fixer : il reste un enjeu de lutte et continuera probablement à se réinventer au rythme des mouvements de ses participants et des investissements symboliques pluriels dont il sera l’objet. La désillusion qui accompagne l’essoufflement de la dynamique protestataire du M20F n’a pas condamné les militants à l’apathie ou au repli sur le privé, mais favorisé le redéploiement de la lutte et son enracinement.