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Vêtus de bottes en caoutchouc, jeans, chemise à carreaux et chapeau paysan, des jeunes entre six et vingt ans défilent fièrement dans une sorte de performance à l’intérieur d’un gymnase semi-achevé et devant un public adulte captivé. Dans leurs bras, ils transportent des houes, des faucilles, des passoires de céréales remplies de riz et de haricots secs, ainsi que quelques affiches sur lesquelles on peut lire, entre autres : « Réforme agraire maintenant ! » ou « La coopération fait la force. » L’endroit est entièrement décoré de symboles du Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) : drapeau géant suspendu derrière la scène, affiche-photo de militants décédés (Che Guevara, Rosa Luxembourg, Olga[1], Marx, militants du MST, etc.), une réplique d’une tente de campement, un carrosse plein de fruits et légumes issus des communautés voisines. Ces décorations meublent cette mística qui a lieu juste avant que soit servi le traditionnel barbecue gaúcho[2]. Les spectateurs, dont plusieurs associés de coopératives du MST de l’État du Rio Grande do Sul, sont presque tous des militants sans-terre. Devant eux, dans l’intervalle d’un chant de musique sertaneja[3] aux paroles politiques récitées par Paulo Dellageresi, Bruna Rubenich Pereira (18 ans) et Ana Paula Bosa (21 ans) se relayent sur scène pour lire un texte (écrit par l’une d’elles) qui se termine ainsi :

Vingt ans de luttes sont derrière nous depuis la fondation de COOPAN. Quotidiennement, nous reconnaissons nos victoires et nos conquêtes, mais nous savons aussi que des défis sont devant nous. De la souffrance de nos parents sous la bâche noire a germé cette coopérative. Et c’est unis, dans la coopération, que nous sommes et avons toujours été plus forts. Aujourd’hui, nous célébrons tout ce que nous avons vécu de luttes, de conquêtes et de victoires[4].

Devant eux, environ 2000 personnes écoutent, plusieurs visiblement émues (notes de terrain, 5 mai 2014).

La scène décrite est un exemple d’une mística[5], en l’occurrence celle de la célébration des vingt ans de la fondation de la Cooperativa de produção agropecuária Nova Santa Rita (COOPAN), une coopérative de production agricole située au sud du Brésil et appartenant au Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST). La mística est une pratique propre au MST qui ressemble à une performance visant à mettre en forme, en scène et en sens (Lefort, 1986) des symboles de la lutte paysanne. Les thèmes traités sont très variés, mais font généralement référence à une histoire commune de luttes et de résistances de la part de groupes marginalisés de la société brésilienne et d’Amérique latine[6]. Elle peut aussi aborder des thèmes comme la nature, amenant les sans-terre à réaliser une performance autour de l’agroécologie et de l’importance de créer un nouveau modèle d’agriculture. D’autres fois, ils imagineront des performances portant sur d’autres thématiques comme le féminisme, le racisme, le mode de vie rural, la solidarité, la coopération, l’éducation, la santé, la formation politique, mais aussi la poésie, l’art et la littérature engagés.

La mística comme performance aux effets cathartiques a été bien documentée et étudiée[7]. Cependant, je défends ici la thèse que cette manifestation sous forme de performance n’est qu’une des différentes formes de manifestation du phénomène. Mon enquête de terrain a montré que la mística a différents usages et significations. En effet, pour certains sans-terre, elle représente avant tout un vécu quotidien. D’autres emploient le terme lorsqu’ils décrivent la qualité de la relation entre les personnes d’un groupe. Enfin, certains moments symboliquement chargés peuvent aussi être décrits comme des « místicas extraordinaires » (entrevue avec Dona Anita, 8 mars 2013). Autrement dit, selon moi, plus qu’une performance, la mística est avant tout une relation particulière au monde et à autrui. Elle est une médiation qui exprime une expérience à la fois subjective et collective, une « manière d’être Sans Terre[8] » (Caldart, 2004). Cette « relationnalité » est explicitement politique. En effet, comme le montrent les analyses en sciences sociales[9] sur la mística, celle-ci « fait communauté », c’est-à-dire qu’elle fonde et alimente un sentiment d’appartenance à un groupe social par la création d’une identité collective, construite autour de principes politiques[10]. Or, pour comprendre la mística au-delà de son apparition en tant que performance et en tant que créatrice de communauté, il est nécessaire de creuser davantage les perceptions et les effets subjectifs de l’expérience de la mística sur les individus, une analyse peu explorée dans la littérature[11]. Ainsi, ma réflexion portera sur la notion de phénoménologie politique inspirée de l’oeuvre de Maurice Merleau-Ponty, c’est-à-dire la dimension politique de notre manière d’être au monde, d’entrer en relation avec les membres de notre société et de nous y engager. Plus précisément, à travers le concept « d’institution symbolique du social », on verra que la mística peut être comprise comme une expérience à la fois sensible et rationnelle, qui participe à l’institution de communautés et de leurs sujets. Ainsi, les personnes s’orientent en fonction de principes politiques communs, mais ces principes doivent être réappropriés subjectivement sous différentes formes et significations. Autrement dit, il y a mouvement dialectique entre commun et singulier donnant lieu à des synthèses, pour ainsi dire, temporaires, toujours appelées à être repensées.

Mon exposé se divise en quatre parties. Je commence par une brève discussion de la littérature sur les significations, les usages et les effets de la mística des paysans sans-terre du MST, en prenant soin d’examiner ce qui rapproche ces diverses perspectives dans leur compréhension du phénomène. Dans un deuxième temps, je mobilise mon enquête de terrain afin de montrer que la mística ne se résume pas à sa performance, mais se révèle également sous d’autres formes et expériences, lesquelles sont peut-être plus subtiles car elles s’intègrent dans la quotidienneté de chacun·e. En troisième partie, j’aborde les critiques de la mística qui la dépeignent comme un potentiel « outil de manipulation des masses ». Finalement, dans la dernière partie, à l’aide d’une lecture politique de la pensée de Maurice Merleau-Ponty – un des premiers philosophes français à prendre au sérieux et à entamer une investigation philosophique des sciences sociales –, je dégagerai un schéma conceptuel qui permet de penser une phénoménologie politique de la mística et de comprendre sa participation dans l’institution d’une manière d’être Sans Terre. Mes arguments s’appuient également sur mes données ethnographiques et entretiens de terrain réalisés au Brésil[12].

La structure organisationnelle du MST et la mística

Avant de discuter de la mística, il est important de connaître quelques informations générales sur le MST. Fort de ses 35 ans d’existence, le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) au Brésil constitue l’emblème d’un mouvement social des plus influents sur les scènes nationale et internationale en matière de politiques agricoles, mais aussi, et surtout, en termes de proposition d’une nouvelle forme de société. Le MST tire ses inspirations politiques d’un certain marxisme latino-américain combiné à des influences du mouvement de la théologie de la libération, ainsi que de penseurs brésiliens tel Paulo Freire (Welch, 2006). Plusieurs de ses communautés rurales, inspirées du modèle coopératif et de la démocratie participative (Wolford, 2010 ; Pankhe, 2015 ; Robles et Vertmeyer, 2015), sont des exemples concrets d’un vivre-ensemble alternatif basé sur un effort constant et fragile pour tenter d’équilibrer la relation entre le collectif et l’individuel dans le vécu quotidien de leurs sujets.

Entre 1984 et 2006, à travers des luttes politiques acharnées, le MST a réussi à exiger la redistribution de 3,7 millions d’hectares de terre (un territoire comparable à celui de la Suisse) à plus de 354 000 familles paysannes, et ce, dans un pays où seul 1 % de la population détient 46 % de tout le territoire agricole (Carter, 2015 : 8-9). Le MST estime ses « membres » à environ 1,14 million de paysans présents dans 24 des 27 États brésiliens. Ils vivent dans plus de 2000 assentamentos ou communautés rurales issus de la réforme agraire[13], comportant 161 coopératives agricoles, dont quatre coopératives de crédit et 140 agroindustries (ibid. : 8-9). Certaines de ses coopératives sont de véritables villages où les membres travaillent, habitent et éduquent leurs enfants ; car à l’échelle nationale, le MST administre 1900 associations de production agricole, des centaines de cliniques publiques de santé, environ 1900 écoles de niveau primaire ou secondaire (publiques et gratuites, la plupart reconnues par le ministère de l’Éducation), une « université[14] » et des dizaines de programmes universitaires sur tout le territoire brésilien[15] (ibid. : 8-9). Dans un discours au Forum social mondial de 2003, à Porto Alegre, Noam Chomsky parlait du MST comme étant « the most important and exciting popular movement in the world » (Meszaros, 2013 : 1).

La structure organisationnelle du MST se répartit géographiquement (par régions, États et à l’échelle nationale). Elle se répartit également par secteurs (production, coopération et environnement ; éducation et formation politique ; genre ; santé ; communication ; droits humains ; relations internationales et culture). Généralement, lorsque la communauté paysanne est suffisamment grande et organisée, le secteur « culture » est celui responsable des místicas (Fernandes, 2000 : 245-256). La pratique de la mística se retrouve dans la plupart des communautés du MST sous les différentes thématiques communes et unificatrices déjà mentionnées.

Il est important de souligner que la forme de la mística ainsi que le statut social des personnes qui l’organisent varient considérablement en fonction du lieu géographique et des normes culturelles où se manifeste le phénomène, laissant le soin à chaque communauté de se la réapproprier à sa manière. Si la communauté est grande et bien organisée, elle aura divisé les tâches quotidiennes entre quelques secteurs parmi ceux mentionnés plus haut. Si ce n’est pas le cas, la mística sera alors organisée par des paysans qui sont disposés à le faire. Par exemple, l’organisation de la mística sera réservée à des « militants » expérimentés du MST appartenant au secteur « culture » lors de grands événements qui ont lieu à l’échelle nationale ou étatique. Au contraire, lors de réunions routinières dans des campements et des communautés rurales, à l’occasion de la fête des Mères ou des Pères, de Noël, de l’anniversaire de conquête d’une terre ou d’autres événements semblables, ce seront des « paysans de la base », c’est-à-dire qui ne sont pas nécessairement « militants politiques », qui s’en occuperont[16]. Dans le présent article, je n’ai pas la prétention de généraliser mon propos à toutes les manifestations de la mística partout au Brésil. Au contraire, je restreins mon interprétation aux communautés spécifiques étudiées. Cette interprétation du phénomène va, cependant, à l’encontre de celle d’Alex Flynn (2013) qui privilégie davantage une analyse de la mística dans les communautés du MST possédant un secteur « culture » ou lors d’événements nationaux ou étatiques où ont lieu de grandes místicas dans lesquelles participent parfois des centaines de personnes[17]. Mon analyse se concentre davantage au niveau micro en privilégiant l’étude des místicas produites au quotidien.

Parcours de la littérature sur la mística des sans-terre

Les analyses et les compréhensions théoriques de la mística dans la littérature sont des plus variées. D’abord, comme le relève Fabiano Coelho (2011 : 327), parce que « l’étude de la mística est un défi, dans la mesure où chaque chercheur l’analyse de manière distincte, en privilégiant des aspects liés à sa façon de faire ». Ensuite, et plus fondamentalement, parce que la nature même du phénomène demande une compréhension multidisciplinaire ou, pour parler comme Bruno Karsenti (1997 : xiii), une compréhension de l’« homme total, point de croisement concret du vivant, du psychique et du social qu’il devient possible, sous certaines conditions épistémologiques, de décrire dans sa complexité et sa complétude ».

Temps et mística

Dans la cour centrale de l’École nationale Florestan Fernandes (ENFF) à Guararema dans l’État de São Paulo retentit un rythme de musique funèbre instrumentale. Des hommes et des femmes habillés en paysans, portant un chapeau de paille et maniant des faucilles et des houes, accomplissent des tâches routinières d’un sans-terre dans un campement. Certains font semblant de réparer une tente, d’autres de s’occuper d’une petite plantation, des enfants s’amusent, des femmes bavardent. Nous – militants, étudiants, professeurs – sommes tous debout autour des protagonistes. Nous les regardons avec sérénité et gravité. Tout d’un coup, cinq hommes habillés en policier ou en mercenaire arrivent en silence, envahissent la scène et menacent de tirer sur les paysans. Une discussion violente s’ensuit. Les sans-terre sont effrayés, mais décident de lutter. Résultat : un massacre. Nous avions appris la veille que dix paysans du MST avaient été froidement assassinés dans un campement dans l’État du Pará, dans le nord-est brésilien. Des dessins représentant leur visage sont tranquillement déposés au centre de la cour, près des casquettes du MST et de la Vía Campesina, l’un des symboles du mouvement. Des paroles poétiques sont professées pour rendre hommage à la bravoure, au courage, au dévouement et, de manière générale, à la vie de ces personnes consacrée à la lutte, à la réforme agraire, à une société libérée du capitalisme. Certains regardent dans le vide, tous sont émus. Le tout se termine par des slogans lancés contre le gouvernement non élu de Michel Temer, suivis de l’hymne national du MST, chanté par toutes les personnes présentes, pendant qu’un homme et une femme hissent le drapeau du Mouvement et celui de la Vía Campesina (notes de terrain, 26 mai 2017).

La description qui précède est une mística d’hommage aux morts et de renforcement de l’unité et de la lutte ; elle illustre, entre autres, la dimension temporelle du phénomène. Des performances similaires vont parfois rendre hommage à des personnages historiques importants dans la lutte brésilienne et latino-américaine des opprimés, tels que le Che, Zumbi dos Palmares[18], Antonio Conselheiro[19] ou Paulo Freire. Sous sa forme de performance, la mística est souvent la célébration de compagnons morts dans la lutte ; d’une conquête de terre ; d’objets matériels représentant le mode de vie paysan ; ou encore de toute autre symbolique de la lutte pour la réforme agraire ou pour une société juste et digne. Ainsi, sous son caractère temporel, elle est mise en scène comme un sauvetage (resgate) ou une création historique, sociale, politique ou culturelle de la trajectoire singulière d’une certaine tradition ou manière d’être paysanne (Coelho, 2017). C’est pourquoi la mística « condense le temps. À travers la mística l’Histoire acquiert une densité mythique » (Chaves, 2000 : 82). Cette symbolique identifie le groupe et le lie au passé, mais, en même temps, le projette vers le futur, en se fondant sur un vivre-ensemble juste. Autrement dit, la mística « narrates history and experience, reviving the collective memory of the Brazilian peasantry », tout en s’inspirant de thématiques politiques contemporaines pour projeter la société future à laquelle aspirent les sans-terre (Issa, 2007 : 125). La mística, dans sa forme ritualisée, revivifie collectivement et subjectivement un passé à qui l’on avait fait violence, phénomène qui alimente la volonté d’agir dans le présent en rêvant d’un futur meilleur. En somme, et il y a là consensus chez les auteurs, l’expérience mística contribue à la création d’une identité collective en enracinant les sans-terre dans une « histoire » – culturelle, sociale et politique – dont ils deviennent les protagonistes.

Pratique collective et disposition éthico-sensible

L’origine et l’histoire de la mística du MST font l’objet d’un relatif consensus entre les chercheurs. La mística a des racines chrétiennes provenant de la Comissão Pastoral da Terra (Commission pastorale de la terre, CPT) et des Comunidades Eclesiais de Base (Communautés ecclésiales de base, CEB), des organisations qui ont participé à la fondation du MST en présentant la mística comme un instrument chrétien de lutte personnelle et collective. « Expression mystique » (Almeida, 2005 : 23-24) dès ses origines, la CPT est fortement influencée par la théologie de la libération, ce nouveau paradigme chrétien né dans le contexte sociopolitique de dictature militaire des années 1960 et inspiré de la branche progressiste de l’Église catholique latino-américaine, qui affirme que l’Église « doit prendre le parti des pauvres ». Si la mística avait à l’origine un caractère davantage religieux, en 1984, lorsque le MST est officiellement fondé et devient un mouvement autonome, celle-ci prend une allure beaucoup plus politique. Sa dimension chrétienne prend davantage un aspect existentiel ou spirituel qui se greffe aux principes et aux actions de la lutte politique du MST.

Dans les disciplines de la sociologie et de l’anthropologie, la mística est généralement traitée comme une expérience vécue dans une pratique collective à caractère social, politique, culturel et religieux, orientée par un ensemble d’idéaux qui créent l’unité de groupe. Pour la sociologue Susana Bleil, la mística peut être observée comme une pratique orientée par un « sentiment d’amour », une « expérience vécue », qui engage la créativité et l’action en faveur du bien collectif (Bleil, 2012 : 287-289). Marion Aubrée (2010 : 210) abonde dans le même sens durkheimien du terme, faisant équivaloir mística et « effervescence » pour « expliquer l’intense sensation de communion qui exerce un pouvoir sur une multitude lorsque celle-ci se réunit autour d’une liturgie, fut-elle religieuse ou politique » (je souligne). Dans la même ligne de pensée, l’anthropologue Cristine Lima Torres (2010 : 134) conceptualise la mística comme un « élément de cohésion ». Enfin, le Mouvement[20] lui-même affirme que la mística « est l’âme du MST » (MST, 2010 : 23).

En résumé, pour tous ces auteurs, ainsi que pour le MST lui-même, la mística est une « subjective experience in collectivity » (Issa, 2007 : 126), guidée par des sentiments et des idéaux politico-existentiels individuels et collectifs, ayant la capacité d’unir et d’inciter à l’action[21]. Autrement dit, elle est une « praxis collective » qui participe à instituer une communauté, ce qui fait de l’expérience de la mística un phénomène politique[22]. Or, la dimension subjective du processus, bien que mentionnée par les auteurs, n’occupe pas une place de choix dans les analyses. Pourtant, nous avons bien affaire à une sorte de processus ou de dialectique continu : il y a ouverture ou disposition subjective, sur les plans éthique et sensible, qui alimente une pratique et un sentiment collectifs. À son tour, cette pratique inspirée de ce sentiment revitalise cette disposition initiale en garantissant la reproduction du processus. Cette capacité d’unir les personnes autour d’un commun s’explique, en partie, par le fait que la mística ressemble à un réceptacle de valeurs qui meut l’être humain par une sorte d’état affectif moral. Comme le disait Leonardo Boff (dans Betto et Boff, 2010 : 35), « la mística n’est pas la limite de la raison, mais l’illimité de la raison ». Bref, la mística est une sorte de posture subjective et intersubjective qui équilibre des idéaux et des sentiments en vue de l’action : une expérience vécue « de savoir, de sentir et de faire… » (Bogo[23], 2002 : 71). C’est ce que l’on peut nommer une disposition éthico-sensible qui oriente la conduite humaine en fonction d’une réflexivité sensible, émotive et morale et dont la force d’attraction provient de l’expérience même de marcher sur le chemin d’une « utopie réelle » (Wright, 2010).

Expérience quotidienne, « moments mystiques[24] » et états d’esprit de groupe

Jusqu’à présent il a été principalement, voire exclusivement, question de la mística présentée sous sa forme de performance ritualisée : les mises en scène, en forme et en sens d’une thématique chère aux sans-terre. Cependant, je défends ici l’idée que si cette forme de mística est, en effet, la manifestation la plus explicite et visible du phénomène, il en existe d’autres. La mística se manifeste également sous une autre forme – aussi importante, sinon plus –, soit celle que compose le vécu quotidien. Extrait de deux entretiens[25] :

Chercheur : [Q]ue pensez-vous lorsque vous voyez une mística ?
Zefa Pira : [Soupir] Écoute, la mística c’est le jour le jour (o dia a dia) que nous passons dans le campement. Pour moi, c’est ce que je ressens […] Tout ce que l’on vit dans le campement, c’est déjà une mística.

Chercheur : Qu’est-ce une mística ?
Dona Nita : L’importance de la mística pour moi, c’est le jour le jour […] C’est le jour le jour du travailleur rural […] Parce que si j’arrête pour y penser, je lave mes vêtements, je prépare ma nourriture, je plante mes légumes : je suis dans une mística.

Entrevues de terrain, 12 mars 2013

Pour ces deux sans-terre, les activités quotidiennes qui composent le mode de vie paysan tel qu’elles le vivent dans une communauté du MST sont en soi une mística. Celles-ci ont été interviewées dans un campement du MST dans l’État de São Paulo lors d’une récente occupation. Le vécu du campement est le début de l’insertion du sans-terre dans un mode de vie régi par des normes et des pratiques spécifiques qui valorisent la tradition socio-historique du travailleur rural. Plusieurs auteurs relèvent que le campement est l’espace de « socialisation politique[26] » par excellence du MST, où les individus expérimentent concrètement, et souvent pour la première fois, l’expérience de faire partie d’une communauté ou même d’une « famille ». En ce sens, pour ces deux femmes, être dans la mística signifie vivre leur vie de paysanne dans une communauté rurale qui leur permet de réaliser la vie qu’elles ont toujours rêvé d’avoir.

À l’intérieur de cette manifestation de la mística comme expérience quotidienne, nous retrouvons différents usages du concept chez les sans-terre, à savoir les « moments mystiques » et l’état d’esprit de groupe. Lors d’une réunion pendant l’occupation de la Fazenda Nazaré dans l’ouest de l’État de São Paulo, un des coordonnateurs a fait l’intervention suivante : « La mística est très bonne ! Les gens sont très unis, contents, de bonne humeur. L’esprit de solidarité est très riche. Il ne faut pas lâcher. » (Notes de terrain, 14 mars 2013) Cet usage du mot mística a pour signification, dans le contexte où il a été énoncé, la qualité des relations interpersonnelles d’un groupe. Selon mes conversations avec plusieurs sans-terre, dire que la « mística est bonne » signifie que les personnes sont unies, ne se plaignent pas inutilement, participent aux activités, s’entraident mutuellement, sont de bons compagnons (companheiros[27]). À l’inverse, une « mauvaise mística » équivaut à la non-participation, aux disputes entre les participants et à des comportements plus individualistes (notes de terrain, 10 mars 2013). Ultimement, l’effet d’une telle situation est la « fin de la mística » :

Indio Massa : Tu sais quand se termine la mística d’un campement ? Quand […] on ne fait rien, on fait juste attendre, alors la mística est finie. Mais remarque bien le quotidien ici [à l’occupation]. Tu vois [la mística] dès le premier pas ! […] Par contre, s’il y en avait qui restaient à l’écart, les bras croisés, il n’y aurait pas de mística.

Entrevue de terrain, 12 mars 2013

Dans cet usage spécifique, la mística renvoie à la qualité des relations interpersonnelles ou à l’esprit de groupe. Elle est cette médiation qui tient ensemble les membres du groupe, une qualité qui se vérifie par les pratiques sociales et le sentiment positif, ainsi que l’engagement des sujets dans leurs tâches quotidiennes dans le campement.

Mais il existe également au moins une autre forme d’expérience de la mística. En effet, d’autres sans-terre me racontaient que, pour eux, la « meilleure mística », c’est quand « on arrive et on coupe le barbelé [d’une ferme] », ce qui représente le début de toute occupation de terre : un « moment mystique » (notes de terrain, 10 mars 2013). Ainsi, le vécu quotidien, l’état d’esprit de groupe ou les moments mystiques, qui ne sont pas une performance organisée, représentent également une mística.

Ces trois dernières formes d’apparition de la mística sont ressorties de mes entretiens et observations de terrain et, à ma connaissance, n’ont pas fait l’objet explicite d’analyse dans la littérature. Or, pour comprendre véritablement la portée du phénomène et notamment ses effets subjectifs sur les individus, il est primordial de rendre compte de ces trois dimensions complémentaires de la mística. La mística comme performance ritualisée n’est pas suffisante, à elle seule, pour expliquer tous les effets subjectifs recensés dans la littérature et abordés plus haut. Bien que Bleil écrive, tel que discuté plus haut, que la mística est une « expérience vécue » ou un « état affectif » et que les auteurs, de manière générale, semblent tous au fait que la mística provoque chez les individus des changements d’attitude et de regard vis-à-vis du monde, l’accent est surtout mis sur les effets de création de sentiment d’appartenance, que ce soit à travers l’enracinement dans une histoire collective ou des actions politiques. Or, l’usage de la mística sous sa forme ritualisée varie selon les communautés. Certaines peuvent y recourir chaque jour, mais généralement elles le feront seulement lors d’occasions spéciales. Au contraire, les trois autres formes d’apparition se reflètent justement dans les conduites subjectives qui se déploient auquotidien, ce qui permet de comprendre pourquoi la force affective et réflexive de la mística est si profonde et comment elle peut être interrompue si ces effets ne sont pas régulièrement reconduits.

Enfin, ces expériences sensibles et rationnelles que rend possibles la mística sont, du moins en partie, de nature politique ou, mieux, participent au processus d’institution de subjectivités politiques. Lorsque j’ai demandé à Ricardo Nunes ce que la mística lui apportait personnellement, voici ce qu’il m’a répondu.

Ricardo Nunes : On découvre que notre vie est politique.
Chercheur : Normalement quand on parle de politique, on pense aux politiciens…
Ricardo Nunes : Mais ce n’est pas seulement cela. À la maison, ce qu’on fait est déjà politique. À tout il y existe une règle, une discipline qu’on doit respecter. Et cela est déjà politique. Ce n’est pas seulement le maire, le président. Les enfants […] apprennent déjà la politique à l’école. Cela fait partie de l’organisation. S’il n’y a pas d’organisation, il n’y a pas de politique.

Entrevue de terrain, 12 mars 2013

Quel est alors le dénominateur commun entre tous ces usages, expériences et significations de la mística, soit la performance, le vécu quotidien, l’état d’esprit de groupe et les moments mystiques ? Dans chacun des cas, ce que l’on peut observer de commun est la « sensation de communion » à la fois envers soi-même et envers un groupe : le sentiment d’équilibrer les actes de penser, d’agir et de sentir par rapport aux règles et principes spécifiques du MST. De savoir que l’on fait partie d’un tout qui, par une expérience subjective en collectivité pouvant être de courte ou de longue durée, fait valoir ce qui les unit, le sens commun à la fois existentiel et politique de l’expérience. En un mot, c’est qu’ils se savent en train de faire communauté politique.

Conflit et instrument de manipulation

Cependant, pour certains auteurs, il existe aussi un côté obscur de la mística : l’efficacité de son pouvoir symbolique peut être utilisée pour manipuler ou contrôler les masses en étouffant le conflit ou en effaçant l’individu au profit du collectif. Zander Navarro (2002 : 221), dans un article très critique du MST, affirme que sont

innombrables les preuves sur les limites pédagogiques des écoles de formation politique du Mouvement. Les divers mécanismes doctrinaires employés ne se concentrent pas sur la formation politique universaliste des jeunes sans-terre mais, au contraire, mettent nettement l’accent sur le renforcement de la « mística » du MST, créant une génération de militants aveuglément volontaristes.

Marco Prado et Nadir Lara Junior (2003) reconnaissent aussi ce potentiel manipulateur lorsqu’ils écrivent que la mística peut « réinterprét[er] des valeurs et des croyances sociétales, souvent pour garantir le contrôle social de ses membres dans la création d’une unité stratégique et idéologique de lutte politique ». Enfin, Cristine Chaves (2000 : 406) relève que la mística peut également être utilisée, comme ce fut le cas pendant certains moments de la Marche nationale en avril 1997, pour étouffer les discordes et les conflits, en tant que « technique de contrôle des masses ». Toujours selon cette auteure, la mística peut finir par diluer l’individualité dans l’expérience collective : « Sous la bannière du MST, l’individu vaut comme partie du tout exprimé dans le “collectif” […] C’est le tout qui compte. L’individu est subsumé par le collectif qu’il symbolise, valorisé comme condition de la lutte qui est la raison d’être du Mouvement. » (Ibid. : 81)

Il est fondamental de préciser que ces critiques de la mística s’appliquent avant tout à sa manifestation sous forme de performance. En effet, les quatre auteurs font allusion à cet usage spécifique comme moyen de calmer les tensions lorsque, par exemple, survient un conflit interpersonnel qui risque de dégénérer. Certes, dans ces cas, la mística peut être vécue et utilisée comme instrument de manipulation idéologique, dès lors qu’elle cherche à nier un conflit ou à effacer l’individu[28]. Par ailleurs, si le risque de manipulation des masses par la mística est bien réel, là réside paradoxalement son non-dogmatisme. Car son potentiel manipulateur reflète, en fait, l’image du réceptacle de valeurs. En effet, bien que le contenu et l’usage des valeurs véhiculées par la mística ont certes des thématiques et des principes communs, ils ne sont pas pour autant figés ou essentialisés ; au contraire, ils sont sujets à de constantes réinterprétations par les sujets, donnant lieu à ce que Flynn (2015 : 41) appelle des « subjectivités politiques multiples ». Ces dernières sont forcément assujetties, en partie, aux convictions politiques de l’interprète – qu’il soit leader militant ou simple paysan de la base, ce qui est beaucoup plus souvent le cas – et au contexte dans lequel elles s’énoncent. Les personnes qui organisent la mística performance dans une communauté ou un campement donné ne sont pas toujours les mêmes ; il y a un effort explicite de rotation de ces personnes pour que tous puissent vivre l’expérience. Il n’existe pas non plus de consignes écrites ou de manuel sur la façon d’organiser une mística[29]. Cela s’apprend par l’expérience vécue plutôt que par une assimilation purement intellectuelle. Ceux·elles qui la préparent s’inspirent d’autres místicas auxquelles il·elle·s ont assisté ou participé. Il y a un « esprit de la chose » (Mauss, 2012) qui se transmet et se comprend par son vécu, sa « facilité à le vivre » et sa « difficulté à l’expliquer », paraphrasant une sans-terre interviewée par Daniela Issa (2007 : 129). C’est pourquoi, par une sorte de mimétisme créatif, chaque mística est unique en même temps qu’elle symbolise l’esprit commun d’une communauté.

De plus, l’usage de la mística pour étouffer un conflit, notamment un conflit interne entre des sans-terre, ne peut fonctionner que pour un temps déterminé. En effet, le mauvais esprit de groupe – également traduit par un des usages de la mística – aura nécessairement pour effet à moyen et long terme de créer une sorte d’illusion de communauté qui finira par s’effriter, détruisant l’« âme » de la communauté que les sans-terre nomment aussi mística. Autrement dit, la négation du conflit par une mística performance (comme dans le cas de la Marche nationale citée plus haut) engendre une « mauvaise mística » en termes d’esprit de groupe qui finira tôt ou tard par détruire la « bonne mística ». La polysémie du terme aide à comprendre certaines déviations du contenu politique que la mística est censée symboliser. Et ces déviations la mettent, au contraire, à l’abri d’un dogmatisme, car elles sont « corrigées » par son propre effacement lorsque le conflit finit par éclore, détruisant la communion jusqu’à éteindre totalement la mística[30]. De même, comme le disait Indio Massa en entrevue (voir plus haut), lorsque les gens ne participent pas, la mística est finie.

Merleau-Ponty et l’institution symbolique du social

Or, ce qui caractérise ici la pensée de Merleau-Ponty, c’est qu’avec la théorie des a priori matériels ou de la conscience émotive, sa théorie de l’intersubjectivité, son ontologie de la chair, du désir et de l’amour, il fournit bien les bases philosophiques d’une politique.

Peillon, 2011 : 56.

Toutes ces définitions de la mística dans la littérature, bien qu’elles soient le fruit d’analyses essentielles, peuvent encore bénéficier d’une approche complémentaire en ce qui concerne la compréhension de ses effets subjectifs à travers sa dimension phénoménologico-politique. En effet, un éclairage sur cet angle théorique permettrait de comprendre plus en profondeur la relation politique de l’être au monde, qui crée la force d’attraction par laquelle s’établit la « manière d’être Sans Terre ».

L’effet collectif ultime de la mística est de faire communauté, à savoir cette effervescence durkheimienne, ce sentiment de communion, ce qui engage, par définition, une conception du politique. Car le vivre-ensemble tient à des normes et à des pratiques qui déterminent l’agencement collectif, le « mode d’institution de la société », en deux mots, son régime politique (Lefort, 1986). Dès lors, l’élaboration d’un tel cadre phénoménologique s’entreprend d’un point de vue politique de l’expérience de la coexistence, afin de comprendre l’enracinement d’un sujet dans une communauté – sans pour autant que cette communauté nie l’individualité du sujet.

Une telle conceptualisation d’une phénoménologie politique ne peut s’accomplir qu’à travers un dialogue entre les sciences sociales et la philosophie. À cet égard, l’oeuvre de Maurice Merleau-Ponty est significative. Sa philosophie apporte un regard neuf et original sur le traitement de la culture, notamment avec l’idée « d’être incarné ». Son texte « De Mauss à Lévi-Strauss » lance « toute la réflexion philosophique sur les sciences sociales dans la France d’après-guerre » (Maniglier, 2006 : 37). Si la pensée de Merleau-Ponty a proliféré dans les domaines de l’esthétique, de la philosophie de l’art et de la philosophie du corps, sa postérité est plus discrète en ce qui concerne sa théorie politique. Or, c’est justement à partir d’une lecture politique de Merleau-Ponty (complétée par la pensée de Claude Lefort) que, à mon avis, une nouvelle voie de dialogue avec les sciences sociales devient possible. La mística est un cas parfait d’application de ce dialogue qui, en retour, éclaire une dimension importante d’un fait social.

D’un point de vue merleau-pontyen, la dimension théorique de la mística doit être appréciée, certes, historiquement et socio-anthropologiquement – comme l’ont fait les auteurs étudiés –, mais aussi de manière phénoménologique, c’est-à-dire comme expérience du monde qui institue des sujets et fait communauté. En ce sens, la question à se poser devient celle de la création du sens politique (individuel et commun) qu’engendre la mística. La mística serait dès lors considérée comme une médiation centrale entre le sujet et le monde qui nous permettrait de comprendre sa résonance subjective et ses effets de création de communautés. Pour comprendre comment opèrent les mécanismes d’un tel processus, je mobiliserai quelques concepts tirés de la pensée de Merleau-Ponty – institution, temps et expérience, corps et signification – qui m’aidera à élaborer une analyse phénoménologico-politique de la mística.

Institution, temps et expérience

Myriam Revault d’Allonnes (2001 : 18) écrit que « Merleau-Ponty associe […] la démarche philosophique à un certain mode de relation avec le monde et avec l’expérience ». Chez Merleau-Ponty, la perception phénoménologique est « modèle d’existence et horizon de sens » (ibid. : 35). C’est pourquoi l’attitude phénoménologique « se laisse appréhender comme un “mouvement”, une “manière” ou un “style” qui permet de “réveiller” l’expérience » (ibid. : 19). De ce point de vue, la mística en tant que disposition éthico-sensible d’appartenance à un groupe peut donc se lire comme une médiation, c’est-à-dire un élément qui connecte les parties au tout, participant ainsi à l’institution d’une manière d’habiter le monde, en l’occurrence la manière d’être Sans Terre.

Cette médiation est politique dès lors qu’elle manifeste sa force d’attraction entre les parties qui se reconnaissent et s’identifient à un telos commun. Cette force de création communautaire illustre ainsi l’aspect politique de l’expérience subjective dans l’institution du social[31]. Cette expérience ne peut se faire ni exclusivement à travers une réflexion rationnelle sur elle-même ni uniquement par le biais d’une émotion ou d’un sentiment éprouvé envers la cause. Pour qu’il y ait véritablement communion, la mística doit arrêter temporairement l’action pour laisser place à la réflexivité, en même temps qu’elle émeut l’individu, qu’elle le touche corporellement. C’est pourquoi elle est un exemple de réflexivité sensible et émotionnelle. Elle ne « fonctionne » que si l’on expérimente, pour ainsi dire, le senti de notre réflexion et la pensée de nos émotions.

Selon Merleau-Ponty, la société tient à l’expérience d’une commune appartenance à un même monde. C’est ce qu’il a appelé une « ontologie de la vie sociale » et que nous pouvons aussi appeler une « ontologie de la médiation » (Labelle, 2011). Parler de vie sociale, c’est parler « d’entre-deux », c’est-à-dire des relations entre le sujet et le social qui permettent l’avènement de la société. En extrapolant quelque peu ce raisonnement, on peut affirmer que le vivre-ensemble renvoie par définition à des rencontres harmonieuses, à la construction d’un commun, mais aussi à des divisions conflictuelles et violentes. À ce sujet, Revault d’Allonnes (2001 : 31) commente : « Quel est […] le milieu propre de la politique ? C’est celui d’une coexistence, d’un vivre-ensemble qui est à la fois violence, conflit et entre-appartenance. » Combinée à la pensée merleau-pontyenne, cette conception politique de l’être dans le monde s’efforce de montrer comment s’érige « un ordre de culture ou de sens » (Merleau-Ponty, 2003 : 27 ; 2008 : 112). Cet ordre n’est pas arbitraire. Il est « un ordre original de l’avènement » (Merleau-Ponty, 1996 : 105), à savoir des événements qui s’interpellent en créant une suite, une histoire.

Il existe des événements fondateurs, tels que la première occupation de terre où se produisent des « moments mystiques », qui permettent aux sujets d’entrevoir une partie d’une trame historique constitutive d’une communauté : une « histoire avènementielle » ou un « ordre original de l’avènement » qui leur permet une expérience de communion et un sens à l’action (Schmidt, 1985). C’est à travers ce processus qu’ils peuvent « rendre présent » le social, se le « représenter ». Ces rencontres ramènent l’expérience du monde à sa source et forment un concept clé chez Merleau-Ponty (2003 : 6), soit celui d’« institution » : « On entendait par institution ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire. » Il est important de préciser que Merleau-Ponty prêtait au terme « institution » un double sens. Comme l’explique Lefort dans la préface à L’institution/La passivité de Merleau-Ponty, institution voulait dire à la fois

action qui donne un commencement et état de choses établi, social, politique, juridique, par exemple – à cette différence près, essentielle, que l’institution, comme fondation, n’est pas considérée comme le produit d’un acte et que l’institution comme établissement contient en même temps que la possibilité de sa perpétuation, sous la forme de la répétition, voire de la pétrification, la possibilité de la réactivation de la force instituante […] Entendu dans son double sens, l’institution suppose une non-coïncidence entre l’instituant et l’institué. C’est ce qui lui fait dire que le temps est le modèle de l’institution. Si l’institution est ouverture à, celle-ci se produit toujours à partir de. Il n’est d’appel à l’avenir qui n’implique une déprise du passé.

Ibid. : 7 [italiques originaux]

Partant de ce schéma conceptuel, la mística peut être pensée en termes d’institution d’une expérience politique qui tisse (ou défait) des liens à partir desquels le sujet fait l’expérience de sa propre conscience, de ses sentiments et de ses sensations dans une communauté ; de sa place à l’intérieur d’un social-historique qui à la fois le dépasse (l’institué), mais dans lequel il s’inscrit et devient acteur (l’instituant)[32]. Car si par politique, suivant Lefort (1986), on entend le processus de tension constante entre changement et stabilisation des institutions – les us et coutumes, mais aussi et surtout les façons de prêter forme à la « cité » –, alors l’appropriation subjective de la manière d’être Sans Terre orchestrée par la mística, autant dans le vécu quotidien que dans les relations interpersonnelles et les rituels mystiques, est une expérience politique qui participe à l’institution d’une communauté.

Nous l’avons vu, la question du temps est centrale afin de comprendre la manière d’être dans le monde qu’institue la mística : en réactualisant le passé et rendant visible un futur par l’action dans le présent, elle actualise en même temps qu’elle crée une historicité propre aux Sans Terre (Coelho, 2017). C’est en ce sens que la mística peut être considérée comme une institution qui se montre comme constitutive d’un temps propre : la « pensée d’un genre d’être » (Merleau-Ponty, 2003 : 6).

La mística comme institution renvoie à une « affinité de principes » parmi les Sans Terre, en même temps qu’elle présente toujours un caractère unique, adapté au contexte dans lequel elle s’énonce (Merleau-Ponty, 2008 : 113). La mística se présente comme une médiation qui transmet une culture politique spécifique à travers des expériences symboliques tout autant objectives que subjectives. Le vécu quotidien, les moments symboliques, l’esprit de groupe et les rituels mystiques s’incarnent différemment dépendamment du contexte subjectif, social, politique et culturel de la communauté et des sujets qui l’organisent, tout en respectant des orientations objectives de principes communs tels la lutte, la solidarité, la coopération, l’entraide, le partage et le collectif. Autrement dit, ce que mettent en commun les différentes significations de la mística est le fait qu’elles forment une institution politique porteuse d’une expérience sociale spécifique, ce que Merleau-Ponty (2003 : 8) nomme « l’historicité du sentiment » : « son attache à des événements apparemment contingents où il se forme, s’entretient, se défait, se relance, jusqu’au moment où, devenu passé, il habite à jamais la mémoire ».

L’être incarné

Vincent Peillon (1994 : 80) résume une des leçons fondamentales du livre La structure du comportement de Merleau-Ponty : « L’homme se trouve d’abord confronté à autrui et à ses actions, à des “intentions humaines”, à des émotions, à des affections. » Pour Merleau-Ponty, il faut penser ensemble la raison et les émotions telles que vécues par notre corps dans un espace et un temps donnés. Sa pensée consiste ainsi en une « study of how meaning, knowledge, communication, and action are rooted, not in rational reflection, but in “pre-reflective” modes of apprehension—in the perceptual faculties of the body and in the absorption of culture » (Whiteside, 1988 : 13 [je souligne]). En d’autres mots, l’accès au monde et à autrui se donne à travers la signification vécue par notre corps, « notre ancrage dans un monde », contenue dans la manière dont nous exprimons nos expériences (Merleau-Ponty, 1945 : 180).

La réaction à la fois charnelle et rationnelle (présente dans les quatre significations de la mística), enracinée dans un présent enrégimenté dans un temps et un espace spécifiques, que doit nécessairement provoquer la mística pour être « réussie », semble être reflétée dans la manière dont les sans-terre expriment leur expérience de celle-ci – que cette expérience soit positive ou négative. Ainsi, la manière dont Merleau-Ponty nous invite à voir le monde éclaire un style phénoménologique qui explique cette « expérience subjective en collectivité » sous plusieurs dimensions du réel : esthétique, éthique, pratique, historique et politique. S’entrelacer dans la mística, en faire l’expérience, signifie donc prendre la mesure sensible d’une existence spécifique : celle de l’enracinement à la communauté, à la manière Sans Terre d’habiter le monde.

Conclusion

En somme, dans ce travail j’ai tenté d’exposer l’importance des perceptions et des effets subjectifs de la mística, d’abord en montrant qu’il existe différents usages et significations du phénomène au-delà de la performance. Ensuite, j’ai exploré comment on peut comprendre les mécanismes d’institution symbolique qui régissent la mística et qui font communauté à travers une phénoménologie politique tirée de la pensée de Maurice Merleau-Ponty et complétée par celle de Claude Lefort. Faire l’expérience de la mística renvoie à une manière d’habiter le monde – un mode de vie spécifique à une communauté composé de « multiples subjectivités politiques » (Flynn, 2015). Reprise dans tous ses usages et significations, elle re-présente la communauté à elle-même. Suivant Merleau-Ponty, l’essentiel de la mística est qu’elle se manifeste à partir de l’expérience de l’être incarné dans le monde, ce qui me permet de mettre en lumière l’aspect politique de cette expérience et la façon dont elle participe à la création d’une communauté, à l’institution d’une vie en commun, en conflit et en coopération. Comme disait une sans-terre : « Toute notre vision du monde est dans la mística » (entrevue de terrain avec Reni Rubenich, 23 mars 2014) et lorsque ces visions subjectives convergent dans une expérience commune, il se produit « le moment humain par excellence, où une vie tissée de hasards se retourne sur elle-même, se ressaisit et s’exprime » (Merleau-Ponty, 2001 : 392).