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Dans la présentation de ce numéro, Amélie Groleau et Pierre Doray s’interrogent sur les sources de l’affaiblissement de la légitimité de la sociologie de l’éducation, au Québec mais aussi dans l’ensemble des pays francophones. Mon propos rejoindra leurs préoccupations en l’élargissant vers un questionnement sur l’exercice de sa fonction critique, à l’endroit notamment des orientations des politiques scolaires. J’esquisserai en effet quelques hypothèses pour rendre compte non seulement d’un reflux de la sociologie de l’éducation mais aussi de son rôle critique, en particulier dans le contexte québécois. Cet article ne s’enracine pas dans une recherche empirique ou documentaire. Il relève davantage de l’essai réflexif d’un chercheur européen en sociologie de l’éducation et de l’action publique, qui se trouve être observateur de la scène québécoise de la politique éducative et chercheur en sociologie de l’éducation au Québec depuis huit ans.

Je vais d’abord préciser ce qu’on peut entendre par sociologie critique. Dans un second temps, je proposerai quelques réflexions sur les raisons d’un reflux ou d’une minorisation de la sociologie de l’éducation et de son aspect critique. En discussion, j’esquisserai quelques pistes de son redéveloppement de façon très provisoire[1].

Vous avez dit « critique » et « sociologie critique » ?

On assiste aujourd’hui à un assez large débat en France – y compris médiatique – sur la sociologie critique. Certains dressent les dangers d’une science partisane et peu objective – faisant fi de la neutralité axiologique chère à Max Weber[2], alors que d’autres chercheurs en rappellent la civique nécessité[3]. Dans ce contexte français, la sociologie critique est en fait assez nettement associée aux travaux qui s’inscrivent dans la filiation de la sociologie de Pierre Bourdieu, de façon plus ou moins explicite, distanciée ou sélective. Bourdieu lui-même avait en effet qualifié sa pratique scientifique comme « un sport de combat », car il s’agissait de contribuer par le travail sociologique à la transformation de la société[4].

Dans un tel contexte polémique, il n’est pas superflu de préciser la notion de critique et de spécifier dans quel sens la sociologie peut être critique. Je m’appuierai ici, en les adaptant à mon propos, sur les travaux philosophiques et sociologiques de Jean de Munck[5]. Trois acceptions génériques de la notion de critique peuvent être définies : la critique épistémologique, rationnelle et enfin sociale.

La critique épistémologique, d’origine kantienne, s’interroge sur les limites et conditions de possibilité de la connaissance scientifique, quelle qu’elle soit : c’est de façon générique l’apanage de la philosophie des sciences et de l’épistémologie, de plus en plus épaulées par l’histoire et la sociologie des sciences. Cependant, comme tout discours à prétention scientifique, la sociologie sera d’évidence concernée par cette forme de critique : « Est critique la science qui réfléchit les possibilités et les limites de son propre exercice[6]  ». La sociologie se doit ainsi de se donner un objet empirique qu’elle constitue et explore selon des principes rationnels (régime de preuve, schémas d’explication, techniques d’investigation, etc.) qu’elle évalue au regard de leur cohérence et validité, tout en étant consciente de son espace logique « non poppérien » d’argumentation lié à son ancrage social et historique[7]. Elle « ne peut tout savoir et doit se garder des illusions de la connaissance[8] ».

La critique rationnelle est une héritière du siècle des Lumières, qui se veut critique des préjugés[9]. La critique est entendue alors au sens d’un dévoilement du caché, d’un appel à dépasser les fausses représentations, les illusions, par la médiation de la connaissance objective et de la raison (raison des lumières). En ce sens, certains auteurs vont défendre l’idée que la sociologie (en général) a pour projet d’éclairer les citoyens sur le fonctionnement réel des sociétés et des acteurs sociaux. Ainsi Peter Berger[10] pourra défendre l’idée que la sociologie est un regard qui « va au-delà » des apparences et des versions officielles, qui a pour fonction de « combattre les mythes », les explications sans fondements, les préjugés véhiculés dans une société. Dans ce deuxième sens, toute la sociologie (comme toute forme de science) serait porteuse d’une intention critique. La lecture défamiliarisante de la société aurait des effets de suspension des illusions et croyances établies et donc des effets critiques. La difficulté de cette position sera évidemment de savoir comment départager les « préjugés » et croyances et les connaissances et comment être « scientifique ».

La critique sociale repose sur l’articulation d’une analyse objective du monde social à un jugement normatif sur cet état du monde au nom d’une anthropologie sociale générale (par ex. la vision d’un homme émancipé et universel) et d’un souci de le transformer. Cette posture a été portée par Marx[11] mais aussi par l’école de Francfort[12] et nombre de sociologues critiques contemporains[13]. Dans la même perspective, la sociologie de l’éducation doit avoir non seulement pour visée de décrire et d’expliquer le monde (ou le monde de l’éducation), mais aussi de le transformer au nom d’un idéal, d’une base normative. La difficulté sera ici de justifier cette base normative pour en montrer l’intérêt et la valeur (par rapport à d’autres bases normatives) ; autrement dit, il s’agira non seulement de porter une connaissance scientifique pour expliquer, mais aussi de fonder la base normative, au-delà d’un relativisme.

En définitive, pour De Munck[14], un programme de sociologie critique doit nécessairement articuler quatre tâches cognitives : identifier et décrire le réel social de façon rigoureuse, l’expliquer (par divers appareils conceptuels), mais aussi identifier les mal fonctionnements et pathologies de la société à partir d’une perspective évaluative, et enfin « guider (conseiller, orienter, favoriser, soutenir) une intervention dans la réalité sociale en vue de la transformer[15] ».

La notion de sociologie critique au premier sens et deuxième sens du terme ne fait guère débat, et ralliera la grande majorité des sociologues. Par contre, la nécessité de développer une sociologie critique au troisième sens du terme est l’objet de débats récurrents, comme le rappelle De Munck. Le débat ancien entre Boudon/Bourdieu ou la récente controverse française sur la sociologie critique en sont des exemples.

Pourquoi alors une minorisation de la sociologie de l’éducation et de l’intention critique de cette sociologie, soit au sens de critique rationnelle, soit au sens de critique sociale ? Je livrerai ici trois hypothèses ou idées provisoires spécifiques à la sociologie de l’éducation qui sont loin d’épuiser le sujet mais me semblent valoir une discussion[16].

Première hypothèse : la pluralisation et l’individualisation des finalités et valeurs (des politiques) éducatives ont fragilisé la base critique de la sociologie de l’éducation

Le développement de la sociologie de l’éducation et de la critique sociale en son sein est limité par l’évolution des (nouvelles) valeurs de référence qui sous-tendent les politiques éducatives. La sociologie de l’éducation s’est en effet fortement développée historiquement autour d’une critique des décalages entre les politiques affichées par les États (ou des organisations internationales comme l’OCDE) dans les années 1960-1970 et les réalités effectives de la scolarisation. Cette critique s’est faite au nom même des valeurs qui sous-tendaient ces politiques et on connaît ainsi la critique de « la démocratisation et de l’idéal émancipateur » de l’école faite par Bourdieu et Passeron[17] ou la mise en évidence des « effets pervers » de la massification de la scolarisation développée en France par Boudon[18]. Au Québec, la critique portée par la sociologie de l’éducation naissante insistait de plus sur l’inadaptation du programme d’enseignement (axé sur les humanités gréco-latines) aux besoins d’une société industrielle avancée[19]. Ainsi, ces analyses s’appuyaient sur des valeurs relativement partagées à l’époque (en particulier au Québec) : la promotion de l’enseignement public, au nom, d’une part, de la laïcité de l’État et de la sécularisation de la société et, d’autre part, d’un idéal méritocratique d’égalité des chances qui allait rendre la société à la fois plus « juste socialement » et plus efficace et riche économiquement[20]. Ces valeurs, pensées par la sociologie fonctionnaliste dominante comme des vecteurs de la modernisation (politique, sociale et économique) des sociétés[21] étaient en même temps la base normative de la sociologie de l’éducation critique de l’époque. Cette sociologie critiquait la non-actualisation des idéaux et buts démocratiques proclamés par les politiques éducatives de cette période[22].

Par la suite, la sociologie de l’éducation s’est raffinée dans l’explication en prenant en compte davantage les acteurs et en ouvrant la boîte noire de l’école et de la classe ; elle s’est aussi déployée à différents niveaux et formes d’éducation (professionnelle ou supérieure)[23]. Cependant, elle a gardé pour l’essentiel les mêmes référents normatifs : les idéaux d’une démocratisation par l’école, entendue à la fois comme réduction des inégalités d’accès ou de réussite et comme voie d’émancipation individuelle vis-à-vis des autorités et normativités institutionnelles.

Cependant, depuis plusieurs décennies, ces valeurs sont mises en question et les politiques éducatives sont sous-tendues par des modèles normatifs plus divers, hétérogènes et composites[24]. Sous l’influence des philosophies de la reconnaissance des différences et des cultures[25], il y a actuellement valorisation de la différence et de la diversité, par ex. dans les modèles éducatifs qui peuvent être défendus légitimement, ou dans les cultures et normativités qui méritent le respect, par-delà le modèle culturel laïque et séculier dont l’État éducatif a été porteur. Ainsi, au Canada, la valorisation du multiculturalisme ou de l’interculturalisme au Québec peut être en tension voire en contradiction avec un modèle éducatif homogène pour tous porté par l’État[26].

Par ailleurs, en ce qui concerne la justice scolaire, comme l’a montré Derouet[27], une pluralité de conceptions se sont progressivement développées depuis les années 1970, et ont servi de justification aux politiques scolaires. Si la « fiction de la méritocratie » (mise en cause par la sociologie de l’éducation) et la promotion de l’égalité des chances n’ont pas disparu, d’autres d’idéaux et conceptions de la justice se sont déployés : promotion d’une égale dignité de tous, d’un idéal d’égalisation des acquis de base (ou plus fortement et plus rarement d’une égalisation des résultats pour tous)[28] ; mais également promotion d’un idéal de l’efficacité (à la fois comme valeur et moyen)[29].

Ce développement de catégories normatives et cognitives nouvelles, sous-tendant les politiques et pratiques scolaires, engendre une ambiguïté axiologique qui complexifie l’évaluation normative des politiques. Elle en fragilise voire en sape par voie de conséquence la critique sociale nette. Auparavant, la mise en avant des inégalités d’accès à un palier du système (dimension sociale plus nette) fondait la critique de la politique ; aujourd’hui, l’usage de plus en plus fréquent du lexique (à la fois pédagogique mais aussi entrepreneurial) de la « réussite », et la mise en avant de la « réussite des élèves » comme idéal dans les énoncés de politique éducative fragilisent les fondements possibles de la critique de la sociologie de l’éducation. Ainsi, dans les discours politiques au Québec sur la réussite (depuis les États généraux sur l’éducation conduits dans les années 1990 jusqu’à la récente consultation sur la réussite lancée par le ministre Sébastien Proulx en 2017), l’idéal visé est la réussite de chaque élève, mais de façon de plus en plus individualisée et différenciée dans ses visées/significations et ses voies de réalisation. Un parcours « gagnant » de réussite peut signifier tout aussi bien d’obtenir un certificat de métier semi-spécialisé, un diplôme d’enseignement professionnel ou un diplôme de l’enseignement général de fin de secondaire ou de l’enseignement post-secondaire. La valorisation de la différence de chaque élève, de l’égalité de dignité des choix et parcours sape la critique proprement sociale des inégalités d’accès ou de réussite par rapport à un palier de référence, qui se fondait sur une visée normative de subversion des rapports sociaux inégalitaires.

Cette fragilisation de la critique sociale va de pair avec de nouvelles orientations de la recherche en éducation. Si les études psychologiques ou psychosociales ont déjà une longue histoire, leur développement et leur réception par les politiques se sont considérablement accrus. Elles s’efforcent surtout de comprendre les variations individuelles des parcours scolaires, les multiples raisons du décrochage ou les facteurs « de risque » pouvant affecter la réussite ou le décrochage scolaire. Les analyses sont alors centrées de plus en plus sur les dimensions individuelles des apprentissages ou des parcours, sur les stratégies professionnelles ou les conditions organisationnelles qui les influencent[30]. Les résultats des analyses témoignent moins souvent des effets « collectifs » de structures/de rapports entre groupes sociaux (de classe, de genre ou de groupes ethnoculturels)[31].

Il en ressort une tendance à la minorisation des analyses de la sociologie de l’éducation par rapport aux questions de rapports de classe et aux inégalités sociales. Cependant, les rapports de genre ou entre groupes ethnoculturels peuvent être davantage thématisés, mais peut-être moins dans une analyse des inégalités que dans une analyse des rapports de domination symbolique et de pouvoir entre groupes majoritaires et minoritaires, par exemple sur le plan linguistique[32] .

Par ailleurs, si les premiers travaux de sociologie de l’éducation ont surtout mis en évidence les effets des inégalités sociales et culturelles structurelles dans la société sur les inégalités scolaires (d’accès ou de réussite) en minimisant le rôle des établissements ou des enseignants, le développement des recherches sur « l’effet établissement » ou « l’effet enseignant » ont de plus en plus mis l’accent sur le rôle et la responsabilité des organisations scolaires et des enseignants dans la réussite éducative ou le risque de décrochage. Ces travaux, relayés par des mouvements sociaux ou syndicaux ont pu ainsi favoriser une réorientation des politiques éducatives vers la recherche de conditions de réussite effective des élèves, et non plus seulement sur l’égalisation de leur accès à différents paliers d’enseignement. Ces travaux ont ainsi produit dans les premiers temps un effet critique de transformation, en mettant ainsi l’accent sur la coresponsabilité de l’école dans les inégalités d’éducation (notamment car ils ont trouvé dans la société des relais poussant à la transformation des politiques – un syndicat d’enseignants comme la CEQ au Québec par exemple). Cependant, dans un second temps, ces travaux ont tendu à s’autonomiser en des recherches décontextualisées, gestionnaires ou pédagogiques, sur « l’efficacité » des écoles et des enseignants qui tendent à faire l’impasse sur les contextes et l’environnement social qui la conditionnent (par exemple les effets de la composition sociale des écoles et des classes[33]). Combinés à l’influence de la nouvelle gestion publique portée par le climat néolibéral, cela va ouvrir la voie à des politiques de « responsabilisation » sur les résultats des établissements et des enseignants, qui tendent à leur faire porter une responsabilité excessive dans les performances scolaires. La préoccupation démocratique de « réussite de tous » a pu ainsi, quand elle s’articule à un discours managérial sur l’école, devenir la justification des politiques dites d’accountability qui favorisent un contrôle politique et gestionnaire accru des professionnels de l’école[34].

En définitive, la base normative sur laquelle s’appuie l’évaluation critique des politiques et pratiques d’enseignement se fragmente et se complexifie. Elle se transforme en laissant plus de place à la valorisation et à la reconnaissance des qualités et potentialités de chaque individu. Elle valorise l’efficacité attendue de la part des acteurs du champ scolaire. Elle s’ouvre aussi de façon très significative aux enjeux de la reconnaissance des différences ethnoculturelles, ou d’une transformation des rapports de genre. Dès lors, si les travaux de sociologie de l’éducation se font encore critiques, c’est sur une autre base normative que par le passé : critique des organisations scolaires ou des pratiques enseignantes au nom de l’efficacité ou de l’équité, analyse des parcours singuliers des individus et mise en évidence de la diversité des expériences, critique des rapports de genre qui traversent encore l’école ou mise en évidence des discriminations ou des tensions interculturelles. Elle ne met plus fortement en avant les conditions structurelles des inégalités sociales devant et dans l’école. La critique proprement sociale marque clairement le pas.

Il y a cependant de notables exceptions à cette tendance. D’une part, une perspective « intersectionnelle » (encore programmatique en éducation) en appelle à combiner dans l’analyse la pluralité des rapports sociaux de domination (de classe, de genre, ou de race)[35]. D’autre part, des travaux récents apparaissent sur les effets inégalitaires du marché scolaire et de la ségrégation interne des publics scolaires dans le système public ou privé[36]. Par ailleurs, l’enjeu de l’accès à l’enseignement universitaire, porté par le mouvement étudiant du « Printemps érable », favorise une reprise des travaux de sociologie des inégalités d’accès à l’enseignement post-secondaire[37]. La montée des inégalités sociales et scolaires au Québec engendrerait-elle un retour contemporain de la critique sociale ?

Seconde hypothèse : une recherche critique bridée par des commandes politiques et la professionnalisation des sciences de l’éducation

La sociologie de l’éducation dans sa portée critique (au sens rationnel ou social) est limitée par le souci des politiques de voir la recherche en éducation contribuer à des politiques de plus en plus dictées par des préoccupations économiques et de gestion des risques sociaux Ma seconde hypothèse est donc que la sociologie fait face à une tendance à la réduction des objets légitimes de recherche aux problématiques sociales et aux problèmes promus par les visées politiques plutôt que d’être mobilisée par des questions et des problèmes sociologiques qu’elle pose dans son propre mouvement de connaissance, ancré dans un contexte politique et historique particulier.

Cette orientation est favorisée à la fois de façon externe et interne au milieu universitaire. De façon interne au milieu universitaire québécois, l’inscription fréquente des recherches en sociologie de l’éducation dans des facultés d’éducation, où le lien entre recherche et pratique est fortement mis de l’avant pour honorer leur orientation « professionnelle », favorise cette orientation[38].

De plus, une influence externe s’exerce à la fois par l’amont et par l’aval :

  • En amont, la recherche en sciences humaines et sociales (en particulier en éducation) est soumise à l’orientation indirecte des recherches par les politiques des organismes subventionnaires et les politiques scientifiques des gouvernements, par le biais des critères d’évaluation des recherches – en particulier l’importance croissante des critères de pertinence de la recherche par rapport aux demandes sociales (acteurs de terrain ou utilisateurs de la recherche), mais aussi par l’incidence des axes prédéfinis dans des programmes de subventions finalisées[39]. Ces politiques appuient le développement d’un « nouveau mode de production de la recherche » dans lequel les relations entre universités et organismes externes (entreprises, organisations de la société civile) se resserrent par rapport à ce qu’elles étaient au cours des décennies 1960-1980[40].

  • Elle est aussi influencée en aval, par les organisations et acteurs du système éducatif québécois. Les milieux éducatifs sont en effet soucieux de résoudre leurs problématiques de terrain et d’améliorer leur « efficacité éducative » dans la réussite, la lutte contre le décrochage ou la promotion d’une cohésion sociale des écoles. Cette tendance sans doute ancienne est renforcée par des politiques éducatives qui pressent les organisations scolaires à accentuer leur efficacité en raison de la politique de « gestion axée sur les résultats » développée par le gouvernement québécois depuis 2002[41]. Il en dérive que, par souci d’efficacité ou par souci de légitimité vis-à-vis des autorités politiques, les professionnels et organismes scolaires locaux souhaitent dès lors des recherches « utiles » ou pertinentes à leurs yeux. Par ailleurs, les facultés d’éducation du Québec, soucieuses de leur pertinence et de leur légitimité dans le milieu, favorisent depuis plusieurs années la recherche dite « participative » ou « collaborative », qui se construit en partenariat avec ce dernier[42], même si des recherches plus classiques en sciences de l’éducation demeurent. L’accès au milieu pour une recherche classique et, a fortiori, la construction d’un partenariat pour une recherche collaborative supposent dès lors souvent pour le chercheur de choisir des questions de recherche en affinité avec les demandes de ce dernier, avec les problèmes ou les priorités qu’il se donne, même si les chercheurs disposent d’une marge de négociation dans la définition du problème de recherche, y compris dans la recherche collaborative[43].

Il s’ensuit que se développe un souci d’efficacité et d’utilité des recherches par rapport à des problèmes déjà définis, un souci de contribuer à l’efficacité des politiques ou des organisations scolaires locales, plutôt qu’un souci d’une compréhension des contextes d’élaboration de ces politiques ou de leur mise en oeuvre. La recherche en sociologie tend à devenir vecteur de « solutions » davantage que de questionnements ouverts et renouvelés. Elle risque de perdre son efficacité critique, entendue tant dans le sens d’une critique rationnelle des préjugés, fausses représentations qui peuvent par exemple sous-tendre des politiques, ou dans le sens d’une critique sociale des effets d’inégalités ou de domination que peuvent porter certaines politiques.

Par exemple, dans un contexte de gouvernance scolaire orientée vers « la gestion axée sur les résultats », la recherche semble davantage s’orienter vers l’analyse de « la gestion du changement », des conditions de développement ou des effets d’un leadership « transformationnel » ou « pédagogique » des directions qui permettent de rendre les écoles ou les enseignants plus efficaces[44]. Les recherches sociologiques critiques concernant les effets de ces politiques sur l’émancipation des élèves, sur les rapports sociaux inégalitaires ou sur les rapports de pouvoir au sein des établissements et du système éducatif sont plus difficiles à mener[45].

En définitive, la base épistémologique et rationnelle de la critique est fragilisée par une double évolution du contexte institutionnel et organisationnel dans lequel s’élabore la sociologie de l’éducation. D’une part, les chercheurs en sociologie de l’éducation s’inscrivent de façon plus fréquente dans les facultés professionnelles d’éducation, alors que d’autre part, les recherches en sciences humaines et sociales sont devenues plus perméables ou délibérément articulées à la commande sociale, en raison de plusieurs évolutions générales des politiques de financement de la recherche et des universités.

Troisième hypothèse : une critique sociale en croissance à l’extérieur de l’université ?

Dans ce contexte de minorisation de la sociologie de l’éducation, la critique demeure mais elle est surtout profane plutôt que savante et se développe plutôt à l’extérieur de l’université et de la sociologie de l’éducation, par des canaux de communication plus larges que les canaux universitaires[46]. J’alimenterai cette hypothèse par quelques exemples récents et significatifs de cette tendance au Québec. Tout d’abord, et on ne s’en étonnera pas, la critique est portée par divers mouvements sociaux ou syndicaux au sein de la société, lorsqu’ils estiment leurs intérêts ou leurs conceptions de l’éducation menacées par les politiques de l’enseignement (scolaire ou postscolaire) ou l’évolution de l’école ou de l’université. Ainsi, tous se souviennent au Québec de la critique politique et sociale portée par le mouvement étudiant sur la hausse des droits de scolarité en lien avec l’enjeu de l’accès à l’université[47]. Ces revendications peuvent aussi être portées par des coalitions syndicales lorsque le gouvernement réduit les budgets disponibles pour les services aux élèves dans les écoles ou par des regroupements de parents d’élèves intentant un procès collectif contre la hausse des frais exigés des parents par les commissions scolaires, au nom de la gratuité scolaire[48]. Cette critique sociale par diverses organisations fédérant des catégories de professionnels ou d’usagers n’est certes pas nouvelle[49]. Cependant, elle n’est peut-être plus aussi articulée avec les critiques savantes de la sociologie de l’éducation.

D’autres formes de critiques des politiques scolaires émanent également de divers think tanks, étiquetés comme « libéraux » ou « progressistes ». Ainsi, on a pu constater le développement et l’impact sur les débats publics des études (de type universitaire) de ces think tanks. Récemment, on a pu ainsi contraster les travaux publiés par l’IRIS (Institut de recherche et d’informations socio-économiques) qui argumentent des prises de position contre la marchandisation et la privatisation de l’éducation[50]. À l’opposé du spectre politique, le marché, l’autonomie des écoles et le libre choix des parents sont défendus par les études de l’Institut économique de Montréal[51] au nom de la liberté et de l’efficacité. Enfin, une rationalisation accrue du pilotage des politiques scolaires, mobilisant l’évaluation et les pratiques efficaces « basées sur les preuves », est recommandée par l’Institut du Québec à l’issue d’une étude sur le décrochage scolaire au Québec[52].

Enfin, il me semble utile de pointer que les acteurs du système éducatif – en particulier les enseignants qui peuvent se sentir parfois bien seuls dans leur travail quotidien et face aux attentes nombreuses mises sur leurs épaules – développent eux aussi des sortes de critique « existentielle » du système ou des politiques. On voit ainsi des enseignants publier (au Québec comme en France) des romans, des journaux ou des nouvelles témoignant de leur vécu[53]. Cette posture critique qui s’exprime sous la forme de la parole personnelle, de la plume singulière d’un d’auteur compense-t-elle la relative faiblesse de la critique sociologique et savante ? En tout cas, elle appellerait une forme de relais de sa part.

En définitive, l’articulation de la sociologie de l’éducation à une base politique est fragilisée, ce qui compromet également l’émergence d’une production critique et transformatrice.

Conclusion

Outre l’évolution idéologique d’ensemble de la société (plus conservatrice et néolibérale), le recul relatif de la dimension critique dans la sociologie de l’éducation peut être envisagée sous l’angle d’une triple hypothèse, que nous avons développée en l’articulant à la problématisation de la sociologie critique faite par De Munck. Pour ce dernier, la sociologie (critique) peut se redéployer en articulant une base épistémologique et rationnelle (pour décrire, expliquer, comprendre), une base normative (pour fonder la critique des dérives et dysfonctionnements) et une base politique ou d’engagement (fondant l’intervention et le lien aux acteurs et mouvements critiques dans la société).

Nos trois hypothèses soulignent la fragilisation de ces bases de la sociologie critique en éducation. Notre première hypothèse a souligné combien la base normative sur laquelle peut s’appuyer l’évaluation critique des politiques et pratiques d’enseignement se fragmente et se complexifie. L’articulation des différents référents normatifs est parfois difficile ou leur pondération très variable, ce qui diminue en tous les cas la réception et l’audience des travaux classiques de sociologie de l’éducation centrés sur l’articulation entre éducation et rapports sociaux de classe, même si de nouvelles formes de travaux critiques émergent sur le plan du genre ou de la reconnaissance ethnoculturelle. La seconde hypothèse a souligné combien la base épistémologique et rationnelle de la critique est fragilisée par l’évolution du contexte institutionnel et organisationnel dans lequel s’élabore la sociologie de l’éducation (inscription dans les facultés professionnelles et articulation accrue entre recherche et commande sociale). Enfin, le découplage entre la critique profane et la critique savante fragilise le lien de la sociologie de l’éducation à une base sociale porteuse de transformation émancipatrice de l’école.

Ces réflexions esquissées sous la forme d’hypothèses mériteraient d’être approfondies et mises à l’épreuve. Il s’agirait aussi de se demander quelles alternatives/pistes de développement privilégier pour un redéploiement d’une sociologie de l’éducation, critique de l’école. À titre provisoire, il me semble que plusieurs axes de recherche pourraient être développés pour relancer l’incidence critique de la sociologie de l’éducation, au Québec en particulier. Tout d’abord, analyser les nouveaux mécanismes de reproduction sociale et d’inégalités, notamment par le marché, la stratification de l’offre scolaire et la ségrégation des publics d’élèves qui l’accompagne ; ensuite, mener une analyse pragmatique de l’usage de la pluralité des valeurs et référents normatifs qui sous-tendent les politiques éducatives qui débouche sur la mise au jour de leurs effets en situation ; enfin, développer une sociologie des résistances et critiques des enseignants à la managérialisation de leur travail et de l’école en général. Dans ce dernier cas, il s’agit de penser la dynamique entre l’institutionnalisation d’un changement obligatoire et les critiques dont il fait l’objet au sein des écoles[54].