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Dans leur introduction à un dossier de la revue Sociologie et Sociétés sur « les nouvelles politiques d’éducation et formation[1] », Pierre Doray et Christian Maroy remarquaient que la sociologie de l’éducation (notamment québécoise) avait peu traité des questions de politiques éducatives. Ayant pour projet de mettre en lumière l’enracinement culturel, social, économique et politique des questions éducatives[2], la sociologie de l’éducation dite « classique » a en effet surtout permis d’éclairer les dynamiques ségrégatives et reproductrices des systèmes d’enseignement[3]. Ainsi les thèmes abordés par les dossiers consacrés à l’éducation, par Sociologie et Sociétés depuis sa fondation, ont concerné les rapports entre systèmes d’enseignement et les classes sociales (1973), la place de l’éducation dans l’histoire des sociétés humaines (1973), les relations entre éducation, économie et politique (1980), la question des savoirs et de la connaissance (1991). Les politiques éducatives comme telles sont peu présentes, et peu questionnées en empruntant les outils de sous-disciplines connexes comme la sociologie politique, des organisations ou des professions[4].

Cependant, depuis le début des années 2000 au Québec comme ailleurs, les politiques éducatives ont été de plus en plus prises pour objet par les sociologues de l’éducation pour une double raison. D’une part, de nouvelles politiques éducatives[5], des « réformes  à grande échelle[6] » se déploient depuis la décade 1990 en promouvant l’autonomie des établissements, la montée du libre choix de l’école et de la concurrence entre établissements, et enfin, l’évaluation externe et la responsabilisation sur les « performances » des organisations et acteurs scolaires (accountability[7]). En effet, sous l’influence du Nouveau Management Public, de nouvelles modalités de contrôle, fondées sur une évaluation a posteriori[8] et sur différents instruments visant à évaluer et monitorer les performances du système, sont progressivement introduites depuis les années 1980/1990[9][10]. Or ces politiques amènent nombre de changements dans le quotidien des écoles et « susciteraient, par leurs enjeux, leur ampleur, leurs significations culturelles et institutionnelles, leur impact sur l’institution scolaire, l’intérêt des sociologues, et expliqueraient l’intérêt pour ce nouvel objet »[11]. Dit autrement, les politiques d’éducation sont un « élément fondamental de contextualisation des phénomènes sociaux en jeu dans l’école et autour d’elle[12] » et les sociologues de l’éducation y portent dès lors une plus grande attention.

D’autre part, l’évolution même de la sociologie politique a contribué à l’émergence d’une conception renouvelée des politiques publiques[13], plus « sociologisée » et permettant, selon une double perspective stratégique et cognitive, d’ouvrir la problématique au rôle des idées et de leurs producteurs dans la genèse des politiques, mais aussi de cerner les multiples problèmes et détours associés à la problématique multiforme de la mise en oeuvre des politiques[14].

Ces évolutions ont conduit les sociologues à analyser les nouvelles politiques éducatives[15] et les réformes en cours selon des perspectives diverses couplant sociologie de l’éducation et sociologie de l’action publique[16], parfois articulée avec des apports de la sociologie de la régulation ou l’analyse néo-institutionnaliste. Ainsi nombre de travaux ont pris pour objet les « modes d’orientation, de coordination et de contrôle de l’action éducative »[17], ont cherché à saisir les nouveaux modes de régulation de l’action et du système éducatif[18], ont thématisé tant la montée du marché scolaire que celle de l’évaluation externe au niveau national ou international[19]. Plus récemment, la focale est placée sur l’instrumentation des politiques éducatives, dans la mesure où ces politiques sont de plus en plus sous-tendues par des architectures numériques ou « data infrastructure[20] ». Ainsi le développement des systèmes d’évaluation externe des élèves, le développement des TIC ont permis d’instrumenter ces nouveaux modes de régulation et de pilotage qui se basent de plus en plus sur une montée en puissance des « données » (sur les résultats, les flux et processus du système) et des capacités techniques de les traiter pour « piloter » et gouverner l’action éducative à différentes échelles[21]. Il s’agit de « gouverner par les nombres[22] » et de responsabiliser les acteurs du champ éducatif quant aux résultats des élèves et du système éducatif dans son ensemble.

En sciences de l’éducation néanmoins, les travaux portant sur les nouvelles politiques éducatives et sur les politiques de régulation par les résultats spécifiquement sont encore peu nombreux. Au Québec, les travaux qui se sont intéressés à cet objet s’inscrivent majoritairement dans le champ de l’administration scolaire[23], et peu de recherches en sciences de l’éducation mobilisent des cadres d’analyse empruntés à la sociologie[24], voie que nous empruntons pour situer notre étude. Au final, rares sont les travaux recensés dans la littérature qui proposent une analyse comparative à grande échelle des formes que revêtent les politiques de régulation par les résultats hors des frontières des États-Unis où la plupart des recherches ont été menées. L’enjeu est donc double. Il s’agit d’une part d’intégrer la perspective sociologique à l’analyse comparative du développement de la régulation par les résultats dans le champ éducatif et, d’autre part, d’élargir le spectre de l’analyse en portant la focale hors du contexte des États-Unis, en l’occurrence sur les systèmes d’éducation d’Europe et du Canada.

Nous mobilisons ainsi les cadres de la sociologie de l’action publique pour analyser le développement des systèmes d’accountability dans le champ éducatif dans une perspective comparative. Nous appuyons par ailleurs notre démarche empirique sur une des méthodes privilégiées de la sociologie, l’analyse typologique, considérée comme un « patrimoine de la discipline[25] », pour répondre à la question centrale suivante : quelles formes revêtent les systèmes d’accountability dans les systèmes éducatifs d’Europe et du Canada ?

Après avoir mis en lumière la pertinence des cadres mobilisés pour l’étude de l’objet, nous exposons notre démarche empirique. Nous présentons ensuite notre typologie descriptive des systèmes d’accountability qui permet de situer les systèmes éducatifs d’Europe et du Canada (59 systèmes) au sein de quatre types empiriques : une accountability de faible intensité, peu instrumentée  ; une accountability axée sur le suivi et l’évaluation de la performance ; une accountability axée sur l’évaluation de la performance et la comparaison externe/amélioration interne de la performance ; une accountability de forte intensité s’appuyant sur des incitatifs directs pour les enseignants. Après avoir mis en exergue le fait que ces systèmes reposent sur des logiques de régulation distinctes, nous conclurons par une discussion des effets et des enjeux du développement de la régulation par les résultats dans le champ éducatif et sur l’intérêt d’un dialogue entre sciences de l’éducation, sociologie de l’éducation et de l’action publique pour analyser les nouvelles politiques éducatives[26].

Des règles aux instruments d’action publique : une nouvelle régulation politique des systèmes d’éducation ?

La sociologie de l’action publique et la sociologie de la régulation constituent des cadres analytiques fructueux pour analyser les transformations à l’oeuvre dans les systèmes éducatifs, et plus particulièrement le développement des politiques d’accountability dans le champ de l’éducation. Leur conceptualisation des notions de régulation et d’instruments d’action publique nous invite d’une part à centrer l’étude des systèmes d’accountability sur les instruments qui en constituent le socle, et d’autre part à situer les nouvelles politiques éducatives dans des cadres plus larges d’interprétation qui renvoient finalement au rôle de l’État et à ses moyens d’action.

En nous inspirant des travaux de J. D. Reynaud[27], nous définirons la régulation sociale comme les « processus multiples, contradictoires, conflictuels parfois, d’orientation des conduites des acteurs et de définition des “règles du jeu” dans un système social[28] ». Permettant de dépasser une conception fonctionnaliste l’appréhendant comme un mécanisme général d’ajustement et une propriété d’un système, cette définition procède d’une perspective socioconstructiviste qui met l’accent sur les sources et les formes multiples de la régulation[29]. Une de ses sources est la régulation politique ou institutionnelle qui réfère à « l’ensemble des arrangements institutionnels et des mécanismes de contrôle et de cadrage des actions promus par une autorité politique reconnue[30] ». Elle renvoie notamment aux modes d’action et stratégies mis en place par la puissance publique, à la régulation de contrôle[31] mise en place par l’État pour coordonner le système et réguler son fonctionnement. Elle a été traditionnellement exercée selon un modèle dit « bureaucratique professionnel[32] » combinant une régulation « étatique, bureaucratique, administrative » et « professionnelle, corporative, pédagogique »[33].

Néanmoins cette régulation bureaucratico-professionnelle a été remise en cause par le Nouveau Management Public, et les théories économiques qui les sous-tendent dans un contexte de « crise » de l’État-providence, et de la montée du modèle de l’État Éducateur dans les systèmes éducatifs[34]. Nombre de travaux en ont appelé ainsi à une nouvelle « gouvernance » de l’État, qui fasse appel à d’autres instruments que la règle et la hiérarchie pour coordonner et orienter l’action gouvernementale et redéfinir les interactions entre État, société civile ou marché[35]. L’action gouvernementale intègre ainsi, depuis la fin des années 1970[36], un ensemble de dispositifs dits « post-bureaucratiques[37] » qui prennent la forme de standards, d’objectifs de performance, d’instruments de contractualisation, d’évaluation, mais aussi de marché ou de mise en concurrence. Ces nouveaux « outils » ou instruments d’action publique (IAP) sont ainsi conceptualisés dans les travaux de la sociologie de l’action publique française comme « [des] dispositif [s] à la fois technique [s] et soci [aux] qui organise [nt] des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur[38] ». Les IAP peuvent alors être considérés comme ayant une fonction institutionnelle au sens sociologique du terme. Ils sont loin d’être neutres, mais porteurs d’un sens et d’une certaine conception de la situation, du problème, de la question qui justifie leur conception et leur mise en oeuvre[39]. Ils sont ainsi porteurs d’une « conception concrète du rapport gouvernant/gouverné fondé sur une conception spécifique de la régulation[40] ».

Ces cadres nous invitent ainsi à appréhender les systèmes d’accountability comme l’expression d’une nouvelle forme de régulation institutionnelle des systèmes d’éducation, qui s’appuie sur un ensemble d’instruments prenant la forme de standards, de dispositifs d’évaluation des performances des acteurs (des élèves, des enseignants, des établissements scolaires) et de mécanismes de reddition de comptes articulés à des conséquences sociales ou matérielles pour les acteurs. Portés par les politiques éducatives, ou existant de longue date au sein des systèmes d’éducation où ils sont réactivés, alignés les uns aux autres, orientés par une logique instrumentale d’efficacité[41], ces instruments constituent dès lors des modes de régulation institutionnelle dont la gamme et l’étendue varient néanmoins en fonction des particularités des contextes.

Typifier les systèmes d’accountability à partir de leurs instruments : abstraire ou décrire, des démarches d’analyse typologique distinctes

Si plusieurs travaux ont choisi l’instrumentation pour typifier les systèmes d’accountability et les formes qu’ils revêtent dans le champ éducatif, ce travail de catégorisation et de mise en ordre de la réalité doit être différencié en fonction de la démarche typologique adoptée. Demazière[42] oppose ainsi la typologie comme abstraction à la typologie comme description, autrement dit, les démarches idéales typiques wébériennes aux processus de typologisation à visée descriptive.

Typologies idéales-typiques

La démarche idéale typique obéit en effet à une logique de modélisation[43] et à un processus « d’abstraction sélective[44] » qui aboutit à une production se voulant un « construction abstraite[45] », une « stylisation de la réalité[46] » n’ayant pas pour vocation de décrire les phénomènes empiriques tels qu’observés. Les types idéaux proposent ainsi des schèmes d’intelligibilité de la réalité empirique, en d’autres termes des catégories analytiques ou des grilles de lecture, permettant d’organiser théoriquement les observables. Ainsi le type idéal ne devrait pas rendre compte d’un cas empirique bien que ce dernier puisse en partager des traits typiques et donc s’en rapprocher. Néanmoins, ce dernier ne peut s’y fondre entièrement puisque la démarche de typologisation nécessite de réaliser un saut théorique à partir des éléments observés ; en d’autres termes, de monter en généralité à partir des catégories analytiques proposées.

S’inscrivant dans ces démarches de typologisation théorique, les travaux de Maroy et Voisin[47], de Leithwood et Earl[48] ou encore de Harris et Herrington[49] ont en effet permis de mettre en exergue différents idéaux types de régulation par les résultats dans le champ éducatif[50]. Ainsi Maroy et Voisin, s’appuyant pour partie sur les travaux de Mons et Dupriez[51], mettent en exergue quatre logiques de régulation par les résultats qui se distinguent selon la gamme et l’étendue des instruments mobilisés, le degré d’alignement et de couplage entre ces différents outils et entre niveaux d’action, et enfin du point de vue de la théorie de l’action et des conceptions des acteurs incorporées dans les instruments qui sont privilégiés. Ils différencient ainsi quatre logiques : 1) Une logique de régulation par une responsabilisation « douce », 2) une logique de régulation par une reddition de comptes et une responsabilisation « réflexives », 3) une logique de régulation par une reddition de comptes néo-bureaucratique sur les résultats, 4) une logique de régulation par une reddition de comptes « dure » sur les résultats.

Leithwood et Earl permettent quant à eux de différencier plusieurs approches de l’accountability à partir de question clés – qui doit rendre des comptes, à qui, sur quoi et avec quelles conséquences[52] – renvoyant au total à des formes organisationnelles distinctes : une approche bureaucratique et hiérarchique, une approche managériale de l’accountability, une accountability reposant sur la décentralisation aux instances locales enfin une accountability dite de marché[53].

Finalement, Harris et Herrington opposent l’accountability de marché, déjà évoquée par Leithwood et Earl, à une accountability par l’autorité gouvernementale. La notion de government based accountability fait ainsi référence aux efforts entrepris par les gouvernements pour mesurer les résultats des élèves sur base de tests standardisés et rendre les acteurs du champ éducatif imputables des performances des élèves. Celle de market based accountability à la place centrale du marché éducatif autour duquel s’organisent les mécanismes d’imputabilité et de reddition de comptes.

Ces travaux permettent donc de mettre en exergue des logiques différenciées sur lesquelles reposent les systèmes d’accountability dans divers contextes géographiques et sociopolitiques, prenant en compte les instruments centraux sur lesquels ces derniers s’appuient.

Typologies empiriques

L’analyse typologique comme description[54] poursuit quant à elle une visée sensiblement distincte[55]. Il s’agit d’opérer une classification, une mise en ordre et une réduction du matériau empirique, agrégé autour de catégories centrales qui permettent de regrouper un nombre de cas autour de traits partagés ou communs, constitutifs de « types concrets »[56]. Un des principaux enjeux au coeur de la démarche et de son produit relève finalement du rapport entre ressemblances internes (propres à chaque type) et différences externes (entre les types). Il s’agit donc d’opérer une classification à partir d’éléments clés ou d’attributs qui permettent de regrouper les cas de manière à ce que ces derniers présentent davantage de similitudes entre eux, qu’avec les membres des autres types sur les variables (ou attributs) d’intérêt. Cette démarche nécessite de réaliser un saut interprétatif afin de mettre en exergue les éléments constitutifs, en d’autres termes les « critères d’association »[57], des types concrets.

Dans cette série de travaux, les démarches de typification empirique de Carnoy et Loeb[58], d’Amrein et Berliner[59], de Lee et Wong[60] permettent de différencier les systèmes éducatifs états-uniens selon des types d’accountability distingués à partir de la gamme des instruments mobilisés et des enjeux associés aux résultats des élèves pour différents acteurs du champ éducatif. Ces travaux introduisent ainsi la distinction fort reprise dans la littérature entre systèmes d’accountability à forts et à faibles enjeux, ou d’accountability dure versus douce[61], qui repose, très centralement, sur les enjeux associés aux performances des élèves. Ils permettent donc de distinguer, dans le contexte des États-Unis, les systèmes d’accountability à forts enjeux qui intègrent des conséquences sociales et matérielles importantes pour les acteurs, et les systèmes à faibles enjeux qui reposent sur une gamme d’instruments moins étendue et où les performances des élèves ne sont pas nécessairement liées à des enjeux formels pour les acteurs.

Précisions méthodologiques

La typologie des systèmes d’accountability que nous présentons et discutons dans les sections suivantes s’inscrit dans la lignée de ces derniers travaux. Fondée sur la distribution empiriquement observable[62] des instruments de régulation effectivement prégnants au sein des établissements scolaires, elle s’appuie sur une méthodologie quantitative et repose sur une analyse secondaire des données du PISA 2012. Elle porte sur un échantillon de 59 systèmes d’éducation[63] de pays d’Europe et du Canada et mobilise des statistiques multivariées pour élaborer une typologie descriptive des systèmes d’accountability.

Sur la base de dix-sept variables du PISA 2012 agrégées au niveau système d’éducation, nous avons réalisé deux types d’analyses, des analyses en composantes principales (ACP) et des analyses de classification hiérarchique (cluster). Les variables du PISA 2012 choisies se rapportent à quatre séries permettant de saisir, à partir des déclarations des chefs d’établissements, les instruments de régulation mis en oeuvre au sein des établissements scolaires (voir annexe 1) : 1) dispositifs et instruments mobilisés par les établissements aux fins d’assurance qualité et d’amélioration des écoles  ; 2) mécanismes de reddition de comptes  ; 3) usage des résultats des élèves par les écoles à diverses fins  ; 4) incitatifs et conséquences qui font suite aux évaluations des enseignants. Les ACP nous permettent ainsi d’observer les associations statistiques entre ces variables d’intérêt[64] et d’extraire des composantes instrumentales à partir desquelles des analyses de classification hiérarchique sont réalisées. Ces dernières nous permettent finalement d’élaborer une typologie empirique des systèmes d’accountability des pays d’Europe et du Canada.

Une typologie empirique des systèmes d’accountability à partir du PISA 2012

Notre première série d’analyses[65] (ACP) permet d’extraire trois composantes instrumentales (voir annexe 2) construites par des instruments distincts constituant le socle de quatre types empiriques de systèmes d’accountability au sein desquels sont classés les systèmes éducatifs d’Europe et du Canada.

La première composante instrumentale (α = 0,885), nommée « outils d’évaluation selon la performance », est construite par des variables se rapportant à des instruments d’évaluation et de suivi des performances des acteurs : enregistrement des données de gestion et de performance par les écoles, spécification des standards de performance à atteindre, dispositifs d’évaluation interne et externe des établissements scolaires, mécanismes de reddition de comptes à une autorité administrative/hiérarchique, et usage des résultats des élèves par les écoles pour monitorer leurs performances et évaluer celles des enseignants. La seconde composante nommée « incitatifs et enjeux pour le corps enseignant » (α = 0,879) est construite par cinq variables ayant trait aux conséquences faisant suite aux évaluations des enseignants : attribution de bonus financiers, changement de salaire, reconnaissance publique de la part du chef d’établissement et implications en termes d’avancement de carrière. La dernière composante intitulée « comparaison et amélioration des performances des établissements » (α = 0,767) est finalement construite par cinq variables se rapportant à des instruments de mise en comparaison des résultats des écoles et à des dispositifs visant l’amélioration des performances des établissements scolaires : reddition de comptes au public (publication des résultats des élèves), usage des résultats des élèves par les établissements scolaires pour comparer leurs performances à celles des autres écoles ainsi qu’aux performances nationales et régionales, consultation d’experts externes aux fins d’amélioration des écoles et opportunités de développement professionnel proposées aux enseignants à la suite de leurs évaluations.

Sur base de ces trois composantes instrumentales, les analyses de classification hiérarchique[66] nous permettent de classer les systèmes éducatifs des pays d’Europe et du Canada au sein de quatre types empiriques d’accountability (voir annexe 3)[67] : 1) une accountability de faible intensité, peu instrumentée ; 2) une accountability axée sur l’évaluation de la performance ; 3) une accountability axée sur l’évaluation de la performance, sur la comparaison externe et l’amélioration interne de la performance des écoles ; 4) une accountability de forte intensité prévoyant des incitatifs directs pour les enseignants. Ce qui distingue ces types empiriques est ainsi l’ampleur des composantes instrumentales en leur sein et, ce faisant, la gamme d’instruments qui en constituent le socle.

Accountability de faible intensité et peu instrumentée (type 1)

Le premier regroupement compte vingt systèmes d’éducation parmi lesquels ceux du Luxembourg, de l’Île-du-Prince-Édouard, de la France, de la Belgique francophone et germanophone, du Québec. Il enregistre les moyennes[68] sur les trois composantes instrumentales systématiquement parmi les plus faibles (composante 1[69] : M=-1,10 ; ET=0,65 ; composante 2 : M=-0,36 ; ET=0,50 ; composante 3 : M=-0,13 ; ET=0,67), ce qui implique des configurations instrumentales sensiblement moins développées que dans les autres types empiriques. Les études portant sur la France[70], la Suisse[71] et la Belgique francophone[72] suggèrent en effet que régulation par les résultats y est nettement moins prégnante et moins instrumentée que dans d’autres systèmes éducatifs, même si elle tend progressivement à s’y développer[73].

Néanmoins, au sein de ce premier regroupement (voir annexe 3), un sous-groupe formé par le Luxembourg, le Danemark, la Norvège, l’Irlande, la communauté flamande de Belgique et les provinces canadiennes du Québec et du Manitoba se distingue. Ces systèmes éducatifs semblent en effet privilégier un recours plus important à des instruments de suivi et de mise en comparaison des performances des écoles (publication des résultats des élèves, comparaison des performances des écoles aux autres écoles notamment), outils plus marginaux au sein du sous-groupe formé par les Länder allemands, la Suisse, l’Autriche, la Belgique germanophone et francophone, la France, la Grèce et l’Italie. Les études portant sur le Québec suggèrent en effet la volonté des gouvernements centraux successifs de s’engager sur la voie de l’accountability dans la décennie 2000. La politique de Gestion Axée sur les résultats mettant en place un système de suivi des performances des acteurs (écoles et instances de régulation intermédiaire) orchestré à l’échelle du gouvernement central, notamment par le biais de mécanismes de contractualisation, de planification stratégique et de reddition de comptes sur les résultats[74]. Toutefois malgré ce qui semble poindre comme des distinctions internes à ce type empirique, nos analyses suggèrent que les systèmes éducatifs de cette classe présente davantage de similitudes entre eux qu’avec les membres des autres types construits.

Accountability axée sur l’évaluation de la performance (type 2)

Le deuxième type empirique est composé de 17 systèmes d’éducation : les régions d’Espagne, la Finlande, l’Islande et le Portugal. Il se distingue principalement par des configurations instrumentales axées sur des dispositifs d’évaluation et de suivi des résultats du système (composante 1 : M=0,81 ; ET=0,055). Ici deux sous-groupes se distinguent par ailleurs. D’un côté les régions espagnoles de la Catalogne, du Pays basque, de la Navarre, de la Murcia, des îles Baléares et de Madrid regroupées avec le Portugal et l’Islande, de l’autre, le reste des régions espagnoles et la Finlande. Le premier sous-groupe se distinguant notamment par des dispositifs visant la mise en comparaison des performances des acteurs plus développés que dans le second.

L’Espagne a en effet été témoin de nombreuses réformes dans les années 2000 ayant pour visées l’amélioration des performances des élèves et, plus largement, la qualité de l’éducation[75]. L’évaluation externe des établissements est devenue obligatoire dans l’ensemble des régions autonomes d’Espagne à la suite de l’application de la Loi nationale de 2006[76] bien que les procédures varient en fonction des régions[77]. De même, l’évaluation des établissements s’est fortement développée au Portugal dans la même période, une importance grandissante étant accordée aux résultats du système et des écoles dans une volonté d’organisation du pilotage du système éducatif portugais[78]. En Finlande cependant, l’accent est davantage mis sur des dispositifs d’auto-évaluation et sur l’autonomie des établissements scolaires[79]. Si le système finlandais n’a pas mis en place d’examens nationaux avant la fin de la scolarité obligatoire, des évaluations nationales des résultats de l’apprentissage sont toutefois organisées selon des procédures d’échantillonnage, un retour sur l’évaluation étant transmis aux écoles permettant « de situer la manière dont les établissements se sont acquittés des objectifs nationaux et les écarts par rapport à la moyenne nationale[80] ».

Accountability axée sur l’évaluation de la performance et la comparaison externe/amélioration interne de la performance (type 3)

Ce type empirique formé par la majorité des provinces canadiennes et l’Écosse (8 systèmes d’éducation) repose quant à lui sur des configurations instrumentales orientées d’une part vers l’évaluation et le suivi de la performance des acteurs et, d’autre part, vers l’amélioration et la mise en comparaison des performances des écoles (composante 1 : M=0,49 ; ET=0,49 ; composante 3 : M=1,67 ; ET=0,32). Ce type s’appuie ainsi sur une gamme d’instruments sensiblement plus étendue que les types empiriques précédents : publication de résultats des élèves, usage des résultats des élèves par les écoles pour comparer leurs performances aux performances nationales et des autres établissements, consultation d’experts, développement professionnel des enseignants, reddition de comptes au public et aux autorités administratives/hiérarchiques.

Le système d’accountability ontarien, au demeurant bien documenté, repose en effet sur le suivi des résultats des élèves au niveau des établissements et par les conseils scolaires, sur la fixation de standards de performances et l’obligation pour les établissements de mettre en oeuvre des plans d’amélioration devant soutenir la construction des capacités (capacity building[81]). L’Office de la Qualité et de la Responsabilité en Éducation,exige en outre que les écoles prennent en compte les résultats provinciaux dans leur plan d’amélioration[82]. Un ensemble de consultants travaillent par ailleurs avec les établissements pour améliorer les processus éducatifs et de gestion, le « perfectionnement professionnel » des enseignants faisant partie intégrante du système d’évaluation du rendement du personnel enseignant[83]. Le système ontarien présente en outre de fortes similitudes avec le système d’accountability écossais qui, dès les années 1980-1990, s’est distingué de la politique agressive anglaise par les standards par la mise en oeuvre d’une politique d’assurance qualité et d’évaluation (Quality Assurance and Evaluation). Cette politique introduit l’obligation pour les écoles de mettre en place des dispositifs d’évaluation interne, encadrés par un ensemble de procédures contraignantes où standards qualitatifs et quantitatifs régissent l’évaluation des processus éducatifs et de gestion des écoles. L’inspectorat écossais jouant par ailleurs un rôle clef dans le suivi opéré quant aux performances des établissements scolaires[84].

Accountability de forte intensité reposant sur des incitatifs directs pour les enseignants (type 4)

Finalement, le dernier type empirique regroupe 14 systèmes d’éducation, dont l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord, les Pays-Bas, la Suède ainsi que la majorité des systèmes éducatifs des pays de l’est de l’Europe (Pologne, Roumanie, Estonie, République tchèque, etc.). Si ce dernier type repose sur des configurations instrumentales fort développées (composante 1 : M=0,30  ; ET=0,63, composante 3 : M=0,31  ; ET=0,69), ce sont les suites associées aux évaluations des enseignants qui le distinguent des autres types empiriques (M=1,53  ; ET=0,57). Il combine ainsi suivi des performances des élèves et des écoles, reddition de comptes à une autorité hiérarchique et au public, évaluation des établissements scolaires (avec des variations selon les systèmes éducatifs) à des incitatifs directs pour les enseignants prenant la forme de bonus financiers, d’implications en termes de changement de salaire ou d’avancement de carrière.

L’accountability anglaise, au demeurant fort étudiée, repose en effet sur la mise en place par l’État d’un appareillage sophistiqué permettant la production et la collecte de données sur les performances du système analysées à la lumière d’un ensemble d’indicateurs fixés par l’État central[85]. La compétition entre écoles de même que les incitants sont considérés comme des leviers d’amélioration du système dans un contexte de marché scolaire nourri par la publication des résultats et la comparaison des performances des établissements scolaires[86]. Si la littérature sur les systèmes éducatifs des pays de l’Est de l’Europe, aussi regroupés sous ce type d’accountability, est à notre connaissance moins étayée, les travaux de Berényi, Bajomi et Neumann sur le système éducatif hongrois montrent cependant l’importance accordée à la production d’information et à « l’évaluation, [à] la mesure des performances et [au] développement de la qualité[87]. Les données de l’enquête INES (International Indicators of Education Systems – OCDE) confirment par ailleurs la mise place d’incitatifs financiers entre autres pour les enseignants tchèques, hongrois, polonais, slovaques et suédois[88].

Des cadres analytiques pour situer les types empiriques d’accountability

Un premier constat qui émerge de ces résultats est le fait que les quatre types empiriques d’accountability se distinguent très centralement par le degré de développement de leur instrumentation. Les deux premiers types (type 1 et 2) se caractérisent en effet par une instrumentation nettement plus restreinte que les types regroupant d’un côté une grande partie des systèmes éducatifs des provinces canadiennes avec l’Écosse, et de l’autre l’Angleterre, la Suède et les pays de l’est de l’Europe (type 3 et type 4). On peut ainsi faire l’hypothèse d’enjeux plus importants au sein de ces deux types d’accountability plus instrumentés, ce qui nous ramène à la distinction fort discutée dans la littérature entre systèmes d’accountability à forts et faibles enjeux[89]. Cette littérature suggère en effet qu’une gamme d’instruments plus étendue introduit une pression à la performance plus importante, émanant de plusieurs sources – des supérieurs et autorités hiérarchiques, du public, des pairs – et prenant plusieurs formes – conséquences sociales et matérielles pour les acteurs à titre individuel ou collectif[90].

Néanmoins, une seconde clef d’interprétation, en phase avec la sociologie de l’action publique, réfère aux logiques de régulation différenciées mises en acte par des instruments distincts au coeur de ces systèmes d’accountability. Parmi les types les plus instrumentés, des différences s’observent en effet quant au type d’instruments privilégiés. L’accountability axée sur l’évaluation de la performance et la comparaison externe/amélioration interne de la performance (type 3) s’appuie en effet sur des dispositifs de soutien et d’accompagnement du changement (consultation d’experts externes, développement professionnel des enseignants), plus marginaux au sein du type formé par l’Angleterre, la Suède et les pays de l’Est de l’Europe. Il s’agit donc d’articuler la pression à la performance, à des dispositifs de soutien et d’accompagnement. Par ailleurs les incitatifs articulés aux évaluations des enseignants (attribution de responsabilités professionnelles, reconnaissance publique de la part du chef d’établissement) y sont assez centralement des incitatifs téléologiques (« purposive incentives »), axés sur l’engagement et la participation des individus vis-à-vis des objectifs poursuivis par l’organisation[91] davantage qu’ils ne reposent sur des contraintes ou avantages matériels (bonus financiers, avancement de carrière), ces derniers distinguant clairement le dernier type d’accountability qui caractérise l’Angleterre et les pays de l’est de l’Europe (type 4).

Les configurations instrumentales associées aux types empiriques d’accountability mis en exergue par nos analyses renvoient ainsi à des logiques de régulation distinctes que la typologie théorique de Maroy et Voisin[92] permet d’éclairer pour partie. Leur typologie idéale typique des instruments des politiques d’accountability basée sur la conception de l’acteur et sur la théorie du changement incorporées dans les outils au coeur des systèmes d’accountability, sur le degré d’alignement de ces outils (entre eux et entre paliers du système) nous permettant en effet de mettre en perspective les types empiriques construits par nos analyses.

Ainsi, parmi les deux types empiriques les plus instrumentés, l’accountability de forte intensité reposant sur des incitatifs directs pour les enseignants (type 4), formé par les systèmes éducatifs de l’Angleterre et des pays de l’Est, trouve clairement écho dans la logique idéale typique de régulation par une reddition de comptes dure sur les résultats discutée par Maroy et Voisin. Selon ces auteurs, cette logique s’appuie sur une large gamme d’instruments et un fort alignement entre ces derniers, sur des dispositifs externes et des enjeux forts pour les acteurs du champ ayant pour fonction de contraindre le changement dans une perspective essentiellement instrumentale. Pour mieux comprendre la théorie de l’action sous-jacente à cette logique qui fait des incitatifs la clef du changement[93], il faut se tourner vers la théorie du choix rationnel qui découle de la pensée économique néoclassique. Selon ces cadres, les individus agissent selon une logique utilitaire, l’action humaine est « essentiellement instrumentale, et les acteurs calculent rationnellement quelles lignes d’action sont les plus susceptibles de maximiser leurs récompenses globales[94] ». Puisque les acteurs sont dotés d’une rationalité calculatrice, soumise par ailleurs aux influences des contextes institutionnels dans lesquels ils évoluent[95], les contraintes ou les incitants devraient favoriser l’orientation et l’ajustement du cours de leurs actions dans le sens désiré par l’organisation. Ils constituent dès lors les médiations privilégiées qui constituent la clef du changement[96]. La prégnance des incitatifs articulés aux évaluations des enseignants qui caractérise ce type empirique d’accountability, couplée à une large gamme d’instruments, pointent donc vers une logique de régulation essentiellement sous-tendue par des incitants externes visant à contraindre le changement.

La logique idéale typique de régulation par une reddition de comptes et une responsabilisation « réflexives »[97] permet par ailleurs de mettre en perspective le type formé par les systèmes éducatifs de la majorité des provinces canadiennes et l’Écosse (type 3). Dans ce type d’accountability, il s’agit en effet d’effectuer un suivi serré des résultats du système, mais aussi de soutenir les acteurs dans le processus d’appropriation de nouvelles pratiques qui devraient concourir à une amélioration des performances. Si la dimension de contrainte est loin d’être absente, une importance centrale est accordée aux éthos et aux dispositions intériorisées par les acteurs locaux, considérés comme des relais et médiations clés dans le processus d’amélioration des performances des écoles[98]. Cette théorie de l’action, qui accorde une importance centrale aux processus éducatifs et de gestion, prônant le changement de pratiques et l’encadrement des acteurs dans l’adoption de nouvelles façons de faire, est fortement ancrée dans les cadres du school improvement et de la school effectiveness[99]. Si l’accent est mis sur les pratiques efficaces et le leadership des directions d’établissements, il s’agit finalement d’accompagner les acteurs vers l’intégration d’autres façons de concevoir leur rôle auprès des élèves et au sein de l’organisation. De stimuler un processus de réflexivité instrumentale, fortement orienté vers l’amélioration des résultats, les acteurs étant dès lors soumis à une double obligation : une « obligation de résultat[100] » couplée à une obligation de réflexivité.

Parmi les types les moins instrumentés, l’accountability de faible intensité (type 1) qui regroupe la France, la Belgique francophone, la Suisse, semble aisément pouvoir être interprétée au travers de la logique de régulation par une responsabilisation douce sur les résultats[101] et mise en perspective au travers de la métaphore de l’« effet miroir » mobilisée par Thélot. Ce dernier convoque en effet cette figure pour conceptualiser un processus devant favoriser un agir professionnel rationnel. Les éducateurs confrontés aux résultats de leurs actions devraient être en mesure de réajuster leurs pratiques et de procéder aux ajustements nécessaires afin de favoriser la réussite de leurs élèves. On présuppose dès lors un engagement des acteurs envers les buts de l’organisation (performance et réussite des élèves) et leur capacité à s’engager dans un processus de réflexivité. L’effet miroir renvoie donc, pour reprendre les propos de Mons, à « une modélisation qui s’appuie exclusivement sur une sanction symbolique[102] ».

La présence d’un groupe distinct, formé en outre par le Québec, suggère en outre que certains systèmes éducatifs sont plus instrumentés au sein de ce type empirique d’accountability. Est-ce à dire que la régulation par les résultats dans ces systèmes d’éducation s’inscrit dans une logique distincte de la « régulation douce ? Le dendrogramme produit à l’issue des analyses de classification hiérarchique suggère en effet qu’un découpage plus fin de l’échantillon en un nombre supérieur de classes pourrait être réalisé, nous amenant dès lors à mieux prendre en compte les spécificités des sous-groupes qui se distinguent au sein des clusters déjà discutés. Cela nous permettrait vraisemblablement de mieux saisir les particularités de certains systèmes d’éducation regroupés au sein de ces sous-groupes, comme le Québec, et de proposer une analyse affinée des systèmes d’accountability dans ces contextes. Les analyses qualitatives portant sur le développement des politiques d’accountability dans le système éducatif québécois permettent de mettre en avant le fait que l’accountability québécoise se distingue du cas français en outre par une instrumentation plus développée mais surtout par un degré d’alignement plus fort entre ces outils et entre niveau d’action (du Ministère, des Commissions scolaires, des établissements) [103]. Ces études mettent ainsi en exergue l’intérêt d’un découpage plus fin de l’échantillon favorisant dès lors un grain plus fin d’analyse.

Finalement, en ce qui concerne le type empirique d’accountability axée vers l’évaluation et le suivi de la performance formé par les régions d’Espagne, de l’Irlande, du Portugal ou de la Finlande, les résultats de nos analyses suggèrent que les agencements d’instruments privilégiés seraient orientés vers le suivi des résultats des élèves et s’inscriraient potentiellement dans un fonctionnement bureaucratique régulé au moyen d’objectifs de performance et de dispositifs de reddition de comptes sur les résultats à une autorité administrative/hiérarchique. Il s’agit donc de proposer un cadrage plus fort concernant les résultats à atteindre au travers de différents dispositifs de suivi des résultats et d’évaluation des établissements scolaires. De coupler par ailleurs une logique bureaucratique à une plus grande autonomie des établissements scolaires dans ce que Maroy et Voisin nomment une logique de régulation néo-bureaucratique sur les résultats ou ce que Leithwood et Earl[104] nomment management approaches of accountability. Ces approches reposent en effet sur l’idée que le fonctionnement des établissements scolaires devrait être « davantage orienté par des objectifs[105] », être efficace et efficient. Des procédures administratives rationnelles planifiées, appuyées par la production de données et orientées vers des objectifs précis d’efficacité et d’efficience, devraient en ces termes contribuer à l’amélioration de l’école. Néanmoins, les recherches sur les systèmes éducatifs regroupés sous ce type manquent (dont les régions d’Espagne), à notre connaissance, pour pouvoir statuer sur la question.

Par ailleurs, nos analyses et la littérature suggèrent, à l’instar du type précédent, que certains systèmes se différencient au sein de ce cluster du fait de la présence de sous-groupes distincts. Ici la littérature empirique met en exergue que la Finlande se distinguerait notablement quant à l’approche de l’accountability privilégiée[106]. Il s’agirait donc de poursuivre la réflexion en prenant en compte, pour chaque type empirique, les différences qui semblent poindre entre les différents sous-groupes émergents au sein des types d’accountability discutés ici.

Conclusion : quels effets des systèmes d’accountability, quels enjeux ?

Au total, nos résultats suggèrent que les systèmes d’accountability sont davantage diversifiés que la distinction classique enjeux forts/enjeux faibles ne laisse à penser. L’intérêt d’une entrée d’analyse par l’instrumentation relève ainsi d’une mise en exergue de la diversité des agencements d’outils qui constituent le socle des systèmes d’accountability et, par là même, des théories du changement et de logiques instrumentales différenciées qui les sous-tendent. Ces logiques incorporent finalement des conceptions de l’acteur et de ce qui les fait « bouger » sensiblement différentes. Cependant, par-delà la question centrale de l’instrumentation des systèmes d’accountability, la question non moins centrale de leurs effets et des enjeux de leur développement dans le champ éducatif, qui n’a pu être traitée ici, mérite d’être posée.

Or les travaux qui se sont penchés sur la question, et mobilisent très centralement la distinction enjeux forts/enjeux faibles, suggèrent que les systèmes d’accountability auraient des effets mitigés aussi bien en termes d’efficacité que d’équité scolaires. Dans le contexte états-unien, leurs prétendus effets positifs sur l’amélioration des performances scolaires sont loin de faire l’objet d’un consensus empirique[107]. Nombres de recherches tendent par ailleurs à démontrer que les systèmes prévoyant des conséquences matérielles et sociales importantes pour les acteurs auraient des effets négatifs sur l’équité scolaire : stigmatisation des élèves et des écoles sous performants, amplification de la ségrégation académique et sociale, mise en place par les établissements scolaires de solutions à court terme qui finalement s’avèrent contre-productives, difficultés pour les établissements problématiques d’attirer et de retenir un personnel qualifié[108].

Cependant, nos travaux pointent vers la nécessité de ne pas dériver les effets des politiques de régulation par les résultats des études les plus prévalentes sur les systèmes à forts-enjeux, mais d’élargir le spectre de l’analyse en prenant en compte d’autres logiques de régulation. Ici, certaines recherches quantitatives comparatives hors du contexte des États-Unis suggèrent que les effets des systèmes d’accountability sur l’efficacité et l’équité scolaires peuvent varier selon les formes qu’ils revêtent, sans toutefois remettre foncièrement en question les conclusions mitigées des études nord-américaines (voir ici les travaux de Voisin[109]). En outre, d’autres travaux révèlent que la capacité des politiques de régulation par les résultats à réduire le découplage varie en fonction des instruments privilégiés et des logiques de régulation qu’ils sous-tendent (voir ici les travaux de Coburn[110] pour le contexte des États-Unis, de Maroy et Pons[111] et Maroy, Mathou et Vaillancourt[112] pour la France et le Québec).

Par ailleurs, des travaux de sociologie critique pointent les implications normatives du développement de la régulation par les résultats dans le champ éducatif. S’inscrivant dans un mouvement de rationalisation qui touche le secteur public, l’éducation et la société au sens large[113], elles participeraient d’une nouvelle conception des systèmes éducatifs comme des « systèmes de production[114] » et d’une définition de ces derniers en termes performatifs[115]. Elles participeraient de la relégation des fonctions d’éducation et de socialisation de l’école à des places secondaires au profit de la fonction de distribution plus facilement quantifiable, d’une instrumentalisation de l’éducation au profit de la compétitivité économique[116].

Ces questions, nous semble-t-il, sont intimement liées aux objets de la sociologie dite « classique de l’éducation ». Cette dernière a en effet engendré des travaux remarquables permettant de mettre au jour, dans le temps et dans l’espace, les dynamiques ségrégatives, de production et de reproduction des inégalités au sein des systèmes scolaires, de questionner les finalités et les orientations de l’institution scolaire en lien avec l’État et l’économie, d’analyser de manière fine et critique les orientations curriculaires et pédagogiques privilégiées. Dès lors, le dialogue entre sciences de l’éducation, sociologie de l’éducation et sociologie de l’action publique ne peut qu’être fructueux en cela qu’il devrait permettre d’analyser de manière fine et critique le développement des nouvelles politiques éducatives, leurs enjeux et leurs effets dans le champ scolaire.

Dans le cas du Québec en particulier, peu de travaux se sont intéressés au développement du marché éducatif dans le système scolaire ou encore au développement des politiques d’accountability en s’appuyant sur des cadres sociologiques. Nos travaux, ainsi que ceux d’auteurs déjà discutés dans cet article, montrent pourtant la pertinence de mobiliser ces cadres pour analyser le développement des nouvelles politiques éducatives dans les systèmes éducatifs en général, et le système éducatif québécois en particulier. De même, il nous semble que la pertinence et la nécessaire complémentarité d’études portant sur des unités d’analyse distinctes (niveau système éducatif, niveau local ou multi-échelle) et mobilisant des méthodologies différenciées (qualitatives, quantitatives ou mixtes) pour analyser des objets analogues devrait s’imposer comme une évidence dans le champ scientifique en général et celui de l’éducation en particulier.