Corps de l’article

L’objectif de cet article consiste à prendre une vue d’ensemble de ce que six monographies[2] jalonnant l’étude sociologique de la vie économique et communautaire des Canadiens français peuvent nous apprendre sur leur éducation avant l’essor de la sociologie de l’éducation au Québec. Ces travaux ouvrent des horizons sur divers temps et lieux à travers six oeuvres de pensée[3] d’auteurs qui traitent différemment de l’actualité qu’ils décrivent et de l’histoire y ayant conduit, des travaux de prédécesseurs auxquels répond leur propos, d’idées de la sociologie qu’ils adaptent à la compréhension du Québec et de représentations établies des Canadiens français ou Québécois qu’ils bousculent en redéfinissant leur devenir. Ces ouvrages ont des traits communs qui justifient de les rapprocher ici dans une même analyse.

Ces études présentent d’abord l’intérêt d’archives d’un passé où l’école n’apparaissait pas si déterminante pour l’établissement de la plupart des Canadiens français à l’âge adulte, dans des générations pour lesquelles la réussite scolaire et le choix personnel d’une orientation professionnelle n’étaient pas encore des faits généraux bien institués. Leurs auteurs décrivent une éducation observée davantage comme le fait des familles, des milieux de travail et des communautés, jadis plus isolées et intégrées, qui, au fil du temps, pressent de plus en plus leurs jeunes de se tourner vers de nouvelles occasions de travail, puis vers l’éducation scolaire comme un moyen d’éviter les misères vécues dans la reproduction de la tradition ou dans les conditions d’emploi les plus modestes des villages, des villes ou de l’exploitation des ressources forestières et minières. Les observations de ces études sont par ailleurs définies dans des perspectives de sociologie générale qui diffèrent de celles propres à l’étude d’une éducation déjà modernisée et organisée autour d’un système scolaire. Leur intérêt pour l’éducation est subordonné à celui de représenter le devenir complet de l’organisation de la vie économique et communautaire sur le territoire d’une localité (paroisse, ville ou région) pour comprendre la complexité du changement social qui en transforme pratiquement toutes les composantes, et qui s’explique par les relations de la communauté locale et de ses familles avec l’extérieur. Sans y décrire dans le détail la totalité de l’éducation, et en disant en particulier bien peu de choses sur l’école et ses actions éducatives, ces études soulignent néanmoins comment les possibilités et les effets observés de l’éducation dépendent de l’état des familles, des milieux de travail et des communautés.

Les différences entre l’éducation des hommes et des femmes et leur participation respective à l’éducation des enfants et des jeunes s’y inscrivent comme une évidence, tant pour les observés que pour les observateurs dont les analyses sont « naturellement » différenciées selon le genre. Les rapports de genre y apparaissent évoluer en tension entre les vocations définies par la tradition et la religion opposées aux normes, aux valeurs et aux modes de vie plus individualistes associés à l’industrialisation, l’urbanisation et une modernisation libérale des institutions.

Enfin, nous devons considérer que ces monographies s’adressaient notamment à des lecteurs soucieux de redéfinir globalement la situation et le devenir de la majorité canadienne-française dans la modernité du « Québec contemporain » pour mieux y agir. Leurs auteurs ont participé à l’amorce d’une analyse critique de l’éducation québécoise moderne, dans un travail de représentation scientifique et littéraire de « ratés », de lacunes, de décalages par rapport aux normes, d’aspirations irréalistes et de confusions qui marquaient la modernisation de l’éducation se jouant sous leurs yeux.

Les indicateurs employés par les auteurs pour étudier l’éducation diffèrent selon ce qu’ils veulent indiquer comme des manques ou des potentiels pour l’amélioration du sort des Canadiens français dans la modernité du « Québec contemporain ». Pour cette raison, nous entendons examiner ce qu’ils enseignent sur l’éducation en son sens le plus large, soit la façon plus ou moins instituée dont sont socialisés les enfants et les adolescents en prévision de leur âge adulte, que les parents ou autres adultes impliqués aient ou non une conception explicite d’une visée englobante qui l’orienterait. Par exemple, on y voit que reproduire un mode de vie familial ou former un bon catholique peut se faire de manière traditionnelle, ou plus conformiste, ou traditionaliste, voire progressiste ou moderniste. Cette ouverture analytique permet aussi de voir évoluer dans ses variations la définition de l’objet éducation plus ou moins explicite comprise dans les schèmes d’interprétation sociologique des auteurs.

Les ouvrages de Gérin, Miner, Hughes, Rioux, Fortin et Moreux abordent tous l’éducation comme une réalité incontournable dans le portrait singulier de la modernisation de la reproduction familiale et communautaire des Canadiens français. Ils partagent aussi le choix, typique du genre monographique, d’étudier de petites localités rurales ou urbaines situées hors du rayon des banlieues des plus grandes villes du Québec. Choisir ce type de site d’étude portait le regard sociologique derrière le voile des représentations conservatrices d’une destinée nationale devant être accomplie à l’écart du monde des villes, de l’industrie, de l’individualisme et de la consommation marchande associée aux « Anglais » et à la dépravation. La tradition du groupe ethnique canadien-français présentait en effet cette particularité de devoir s’incarner, idéalement, dans la perpétuation d’une colonisation consistant à couper du bois pour vivre de la terre dans la solidarité familiale et de rang, puis à s’organiser en paroisses intégrées par la religion catholique, par un imaginaire ruraliste et par l’entraide et une sociabilité locale très intense et égalitaire entre propriétaires exploitants. Jusqu’au début des années 1960, la promotion de cette tradition par les élites nationalistes et le clergé résistait tant au manque de terres cultivables disponibles pour l’établissement des familles au Québec qu’aux évolutions économiques, démographiques, sociales et culturelles entraînées par l’industrialisation, l’urbanisation et la diffusion des modes, des normes et des idées modernes depuis les villes.

Les auteurs des monographies étudiées étaient ou bien des étrangers intéressés au devenir des Canadiens français à la manière des anthropologues, ou bien des universitaires canadiens-français en rupture de plus en plus complète, par leur éducation et leurs perspectives sociologiques, avec des modèles traditionalistes de replis sur la famille et la paroisse, incompatibles avec leurs conceptions de l’histoire. Les uns et les autres allèrent ainsi à la campagne ou dans de petites villes à la rencontre de Canadiens français envisagés dans leur situation d’infériorité économique, politique, linguistique et culturelle sur le continent, dont les écarts de comportements par rapport à leurs anciens modèles culturels étaient interprétés comme des indices que leurs esprits échappaient de plus en plus à l’autorité et au contrôle des pères, des mères, des curés, de la religion et de la communauté, tout en y demeurant liés et récalcitrants à l’assimilation aux modèles de la modernité reçus de l’étranger. Les anticipations de ces monographies convergeaient dans l’idée que la mobilité et les changements sociaux et culturels qu’entraînaient l’industrialisation, l’urbanisation et la diffusion des modes et des idéologies de la modernité depuis les métropoles devaient transformer la vie économique, familiale et communautaire des Canadiens français dans l’ensemble du territoire québécois et au-delà. Leurs références à des schémas étrangers d’évolutions sociales entre des types situés sur un continuum les amènent à traiter de l’éducation comme un indicateur privilégié de la pénétration désorganisatrice et potentiellement modernisatrice de la civilisation urbaine et industrielle dans la petite communauté et ses familles, préconçues comme étant surtout paysannes et traditionnelles, plutôt homogènes et fortement intégrées dans l’isolement.

Leurs descriptions de l’éducation mettent en évidence l’apparition de nouveaux comportements chez les jeunes soumis à des influences de l’extérieur et aux changements des aspirations des adultes pour des générations nouvelles. Chez Gérin, Miner, Hughes, Rioux et Fortin, les portraits globaux d’une transition vécue par les Canadiens français représentent leur éducation tantôt dans la cohésion d’un isolement communautaire révolu, tantôt dans ses inadaptations à l’épanouissement dans la civilisation urbaine industrielle, en soulignant des différenciations selon les classes sociales et les territoires à travers le prisme de conceptions de l’idéal pour l’avenir. La monographie de Moreux écrite dans les lendemains de la Révolution tranquille s’attache plutôt à saisir la continuité et les décalages d’un devenir collectif marqué par l’adhésion affirmée à des volontés de rupture avec la tradition empruntée à de nouvelles idéologies modernistes qui marquent notamment l’éducation. Pour chacun des ouvrages, nous avons pris soin d’indiquer sommairement comment la thèse générale de l’étude situe le cas des Canadiens français du Québec hors de ce qui était déjà connu par la théorie générale, et toujours en marge d’un devenir souhaitable.

Si une prétention de représentativité des cas des localités à l’étude pour des temps et des ensembles territoriaux distincts soutient les démonstrations par la description, nous pouvons néanmoins y voir plus qu’une somme de fenêtres sur l’histoire des Canadiens français et leur éducation, étant donné que les auteurs des études les plus récentes ont situé leurs observations et leurs constats par rapport aux enseignements des précédentes. La synthèse que nous en proposons prend ainsi la forme d’un récit de découvertes à travers lesquelles les questionnements des enjeux d’une modernisation de l’éducation pour les Canadiens français se déplacent et se cumulent.

Léon Gérin : l’émancipation par une réforme du type social communautaire

Longtemps avant la parution du Type Économique et Social des Canadiens en 1937, Gérin avait exprimé le souhait d’une réforme de l’éducation afin de hausser le niveau socioéconomique et le statut économique des Canadiens français. La cause de leur infériorité économique se trouvait selon lui dans le type de personnalité produit par leur formation sociale communautaire, à laquelle contribuaient la famille, l’école à tous les niveaux et le clergé qui était en charge des écoles. Pour sortir de cette infériorité, il fallait intervenir là où cette personnalité était formée : dans la famille et dans l’atelier[4]. Son étude de l’éducation examine en conséquence les relations internes et externes du groupement familial, les motifs et les pratiques qui orientent les interactions entre les parents et leurs enfants, de la petite enfance à l’âge où ils s’établissent, et la manière dont les variations de l’éducation pouvaient nuire ou faciliter la reproduction du type économique et social des Canadiens dans des habitats et des circonstances particulières.

Reprenant la typologie des disciples de LePlay, Tourville et Demolins[5], Gérin distinguait alors deux types de formation sociale : communautaire et particulariste. L’éducation communautaire favorise peu le développement de l’individualité, alors que l’éducation particulariste l’encourage. Par ailleurs, Le Type Économique et Social des Canadiens illustre comment une éducation communautaire ratée rend défaillante l’autorité des pères sur leur épouse et leurs enfants. Cette défaillance désorganise la reproduction du type des Canadiens français dont le patronage ne déborde ordinairement pas le cercle de la famille en raison de l’absence « de classe agricole en état de fournir de travail les familles moins favorisées de leur voisinage » :

La campagne canadienne-française se présente donc ici comme une simple juxtaposition de familles qui sont à peu près toutes égales ; à peu près toutes engagées dans la culture ; qui presque toutes se suffisent à elles-mêmes ; mais dont aucune n’a plus haute ambition que de transmettre intact le bien de famille à quelqu’un des enfants, tout en favorisant dans la mesure de ses ressources l’établissement des autres hors du foyer[6].

En 1897, Gérin constatait que la presse canadienne-française évoquait le plus souvent des arguments de nature politique ou pédagogique pour expliquer « l’infériorité de la province de Québec » dans la « diffusion des connaissances élémentaires ». Il proposait plutôt d’examiner « tout un ordre de faits de la vie privée » pour comprendre la situation, ses causes, et concevoir des réformes attentives à « deux sortes d’influence » : le « régime actuel du travail » et les « traditions familiales »[7]. Le régime actuel du travail influençant la demande pour une instruction de niveau secondaire lui apparaissait fortement lié aux ressources du territoire, elles-mêmes déterminées par la situation géographique, les conditions climatiques et l’intégration dans un réseau de transport et de commerce du milieu permettant d’y diversifier les activités économiques. D’autres causes plus profondes expliquaient aux yeux de Gérin l’inégal intérêt pour l’instruction et l’inégalité de développement qui en découlait entre les régions du Canada. La façon dont les familles formaient la personnalité des enfants et des adolescents lui apparaissait critiquable en regard d’une comparaison entre l’éducation canadienne-française et l’éducation canadienne-anglaise en milieu rural. Cette dernière lui apparaissait supérieure en raison de la personnalité de type individualiste qu’elle formait dès la petite enfance. Les monographies de familles qu’il réalisa plus tard viennent nuancer le portrait de l’éducation chez les Canadiens français des milieux ruraux.

Dans ses remarques de 1897 sur des familles anglo-canadiennes rurales, Gérin se penchait sur les comportements d’enfants de différents âges, qu’il mettait explicitement en relation avec les comportements et objectifs des parents à leur égard. Comme dans certaines familles canadiennes-françaises, les quelques parents anglophones observés laissaient beaucoup de liberté aux tout jeunes enfants. Dans la plupart des familles, l’éducation canadienne-française était au contraire soit autoritaire, visant le développement de l’obéissance chez l’enfant, soit erratique et sans direction précise autre que les humeurs parentales du moment. Il en résultait que « l’éducation première et toute la série des influences qui émanent du milieu social à eux propre, ne poussent pas suffisamment les Canadiens-Français vers l’action personnelle, vers l’initiative, les habituent trop à compter sur les autres, trop peu à compter sur eux-mêmes. » Il leur manquait, d’après Gérin, « le dressage intellectuel et moral : le calcul, la prévoyance, le désir de s’élever ». Hélas, pour « ces traînards de l’évolution sociale, regrettait Gérin, l’instruction a peu d’attrait. Elle leur permettrait d’améliorer leur situation matérielle […] de cultiver leur intelligence et leur moral »[8].

Il apparaît à Gérin que c’est la capacité des familles, et notamment de leur chef, à s’adapter à l’industrialisation de l’agriculture, à l’introduction du commerce et à l’enrichissement qui agit comme un facteur individuel déclencheur d’une transformation du type social. Le degré d’adaptation à ces changements s’observe dans le type de relation établie entre la famille et d’autres instances sociales, et dans une spécialisation des fonctions de la famille à l’égard de ses membres.

Gérin compare l’éducation de trois familles parmi les cinq qu’il étudie dans le Type Économique et Social des Canadiens. Selon l’avant-propos, ce recueil de portraits d’exemplaires « de la famille et de la paroisse rurales en Canada français » fait défiler des représentants de « l’habitant de la province de Québec » dans « un ordre à peu près correspondant à l’étagement de leur situation géographique, aussi bien qu’à la marche de notre développement historique »[9]. La famille de Saint-Justin, décrite au chapitre 2, est qualifiée de traditionnelle ; la famille de Saint-Dominique, présentée au chapitre 3, est désignée comme traditionnelle mixte ; et la famille de « l’émigrant déraciné » se distingue des deux autres par l’instabilité. Dans la pensée d’une évolution arborescente dans l’histoire et des changements de situation sur le territoire que reflète la structure de l’ouvrage, les trois exemplaires décrits ont par ailleurs en commun d’être postérieurs à la figure des premiers paysans colonisateurs et d’être en décalage de la figure de l’exploitant agricole émancipé, idéalisée par Gérin.

La famille traditionnelle se caractérise par la présence des parents âgés, une éducation qui se déroule essentiellement dans la famille, une exploitation agricole diversifiée qui sert surtout à subvenir aux besoins de ses membres, et par le but commun de transmettre un domaine intact à un seul héritier, puis d’établir les autres enfants selon les ressources matérielles ou économiques du père. Cette famille a très peu de relations commerciales. La famille-atelier de Saint-Dominique diffère de la famille traditionnelle par la composition du groupe qui comprend des domestiques ou des garçons de ferme, donc des membres extérieurs à la famille, et par une moins grande homogénéité. L’épouse du chef de famille est une fille d’artisan et de commerçant plutôt qu’une fille de cultivateur, ce qui révèle la « pénétration du milieu rural par le commerce »[10]. Dans ces deux cas, le statut d’autorité de l’épouse est presque égal à celui de l’homme, comme c’est traditionnellement le cas selon Gérin dans les familles canadiennes-françaises. Dans la famille traditionnelle mixte, cependant, l’épouse et les enfants commencent à s’émanciper : le chef de famille y lègue le plus gros héritage et le plus de pouvoir à sa femme ; les fils y sont plus impatients d’accéder à l’indépendance ; et l’individualité des membres est davantage reconnue. Les membres de la famille instable partagent aussi des liens suivis, dans un esprit communautaire, mais les enfants sont dispersés au Canada et aux États-Unis, et la famille peine à s’établir au fil des émigrations et des retours à la terre.

L’éducation communautaire à Saint-Justin limite l’expression de l’individualité : faible indépendance des membres, absence d’objectifs individuels et d’encouragements à entreprendre un parcours scolaire individualisé, tous les membres étant affectés à la préservation du bien familial qui sera transmis à un seul héritier. À Saint-Dominique, la famille et l’atelier se séparent de plus en plus en se spécialisant dans des rôles distincts : l’éducation devient plus clairement le rôle de la famille, et l’exploitation des ressources locales, celui de l’atelier. La famille est plus ouverte au milieu extérieur, car elle est pénétrée par le commerce et entretient des relations avec l’industrie. Plus de place y est laissée à l’éducation à l’extérieur de la famille, que ce soit en atelier ou au collège classique. Le père s’occupe de faire instruire ses fils ou de les faire former. Cette séparation entre la famille et l’atelier incite à accorder une plus grande importance à l’éducation et les rapports entre les membres de la famille ressemblent de plus en plus à ceux des familles canadiennes-anglaises rurales : enfants plus indépendants à l’égard de la famille-atelier, plus grande autorité de la mère, famille moins impliquée dans l’établissement futur de ses enfants, mais investissant davantage dans leur éducation, comme pour investir dans leur indépendance. L’éducation dans la famille de l’émigrant déraciné est quant à elle marquée par l’instabilité et cause d’instabilité. Les parents, pris dans une vie d’allers-retours entre du travail faiblement salarié et l’exploitation inefficace de la terre, se démènent pour leurs enfants ; et les enfants, éparpillés, demeurent pourtant dans des rapports difficiles avec eux. Que l’autorité du père soit mal reconnue, qu’un fils vive loin de sa famille sans aucun rapport avec elle et qu’un autre soit incapable de se tirer d’affaire par lui-même sont, pour Gérin, des indicateurs que « l’éducation de ces derniers laissait beaucoup à désirer[11] ». En l’absence de dispositions à cultiver l’indépendance, la proximité d’une activité commerciale et industrielle importante apparaît engendrer une désorganisation de la vie familiale traditionnelle. L’éducation de type communautaire prépare mal à réussir dans les milieux industriels, car elle ne développe pas assez la personnalité, l’initiative individuelle « surtout dans l’ordre intellectuel, moral et religieux[12] ». Notons enfin que l’émancipation des exploitants dont il est question au dernier chapitre est expliquée par un processus de « tamisage » et de « sélection » historique, qui serait susceptible de former une nouvelle figure idéalisée du type Canadien des hauts tributaires de la Saint-François. Émigrer pour coloniser hors des anciennes seigneuries ; avoir la charpente, les muscles solides, l’intelligence et l’instruction dans la moyenne pour les chantiers à bois et l’exploitation forestière ; répondre aux exigences du travail exécuté dans les manufactures, les fabriques, les usines et les maisons de commerce, puis comme personnel d’experts de la grande usine mécanique ; et enfin reproduire dans un milieu progressiste les qualités morales et la valeur sociale typique du milieu traditionnel communautaire en apparaissait les étapes. Nous devinons que l’ouvrage de Gérin visait à communiquer cet idéal éducatif, et à en guider la mise en pratique dans la deuxième moitié des années 1930.

Horace Miner : une paroisse rurale traditionnelle exemplaire qui dépend de la ville

Le choix de Saint-Denis-de-Kamouraska par Horace Miner pour produire une monographie de paroisse canadienne-française traditionnelle, parue en 1939, s’est fait dans la référence aux travaux de Redfield sur l’évolution des sociétés paysannes, ainsi que dans la visée de Hughes d’étudier la transition des Canadiens français dans l’industrialisation et l’urbanisation du Québec à travers l’étude en profondeur de sa métropole, d’une petite ville industrielle et d’un village d’agriculteurs. Pour Redfield, toutes les sociétés pouvaient se situer à l’intérieur ou à la marge d’un continuum folk/urban society. Ce continuum représentait une évolution des sociétés d’abord tribales ou paysannes petites, isolées, illettrées, homogènes et intégrées par un fort sentiment de solidarité, sous l’influence irrésistible du développement des villes dont la civilisation entraînait une individualisation et une sécularisation désorganisant les communautés de culture folk. Avec Hughes, Miner avait choisi une agglomération villageoise québécoise le plus près du type intermédiaire paysan, c’est-à-dire éloignée d’un grand centre urbain, d’un territoire habité de petite taille, présentant une homogénéité ethnique et religieuse, et où l’activité agricole demeurait prédominante, tout en étant liée à la société urbaine moderne par l’économie de marché, la politique, l’école, l’histoire et le développement des transports et des communications. Saint-Denis diagnostique et décrit une métamorphose de la culture canadienne-française dans un rapport de dépendance croissant de la paroisse à la civilisation industrielle, ce que Miner conçoit comme une évolution nécessaire dans un système traditionnel dont la reproduction est compromise par le manque de terres.

Son portrait de l’éducation observée entre 1’été de 1936 et celui de 1937 met l’accent sur le degré de changement, son effet sur la famille et l’organisation sociale de type traditionnel, puis cherche à repérer les « forces sociales qui tendent à l’urbanisation[13] ». Les périodes du développement de l’enfant y sont découpées clairement et Miner explore longuement différents types d’éducation et de socialisation : au genre, sexuelle, religieuse, par les pairs ou lors des jeux, et le processus d’orientation de l’enfant jusqu’à son établissement professionnel. Pour lui, les transformations de l’éducation ne viennent pas seulement des changements provenant du dehors, de la civilisation, auxquels les individus seraient plus ou moins aptes à s’adapter. Ils proviennent également d’une mésadaptation de la structure et du système social traditionnel canadien-français aux ressources du territoire, qui modifie le rapport à l’école et à l’établissement des fils et des filles, chez les parents et chez les jeunes.

Miner se réclame de la manière d’étudier le changement social du structuro-fonctionnalisme de Radcliffe-Brown. Avant de procéder à l’étude du cas typique de milieux plus traditionnels au Canada français[14], il cherche dans les conditions d’établissement depuis la Nouvelle-France celles de la formation de l’organisation sociale en présence. Le mode d’établissement des enfants par les chefs de famille et la reproduction du système social traditionnel fondé sur l’autarcie dans les limites géographiques et avec les ressources du territoire lui apparaissent compromis : « Cette économie et ce système familial dépendaient structurellement d’une disponibilité constante en nouvelles terres sur lesquelles les enfants en excédent pouvaient s’établir[15]. » « La culture canadienne-française se caractérisait par un haut degré de cohésion sociale fondée sur une adaptation au milieu à court terme. Il a fallu deux siècles pour qu’apparaisse la faiblesse de l’adaptation au territoire[16]. » Ainsi avait commencé la dépendance de la communauté à la ville et à la civilisation industrielle : pour établir ses enfants, le chef de famille devait désormais adopter des méthodes agricoles de la ville, plus industrielles, visant à produire des surplus et se constituer un capital.

Miner s’intéresse particulièrement à l’attitude des jeunes hommes et des jeunes filles qui montre le développement de la dépendance à la ville lors de leur établissement. La plupart des jeunes hommes constatent que leurs perspectives d’avenir sur une terre sont limitées, tandis que les valeurs de la ville les influencent de plus en plus, ce qui est perceptible dans leur habillement, leurs comportements et l’adoption de certains divertissements. Selon Miner, « plus ils s’identifient aux citadins, meilleures sont leurs chances de succès ». Chez les filles, l’influence des valeurs urbaines s’observe surtout dans l’adoption de la mode et de comportements de la ville, bien que certaines aspirent à trouver un emploi par l’intermédiaire d’un proche. « Il se produit alors, en raison de la solidarité familiale, une diffusion des coutumes citadines même chez les jeunes voués à une vie rurale. » L’accroissement de la dépendance de la communauté à la ville suscite un bouleversement culturel en forme de mouvement de traduction : les « nouveaux traits » en provenance de la ville « sont modifiés de manière à s’adapter à l’ancienne culture »[17].

Miner analyse aussi l’éducation traditionnelle des enfants en y distinguant trois périodes : celle allant de la naissance à l’âge de six ans ; celle, variable selon les individus, qui correspond à la fréquentation de l’école ; puis celle qui se termine avec l’établissement des enfants et leur mariage. La description qu’il en donne montre comment les familles et les institutions qui leur sont alliés contribuent à une éducation tournée vers la reproduction de la communauté, et comment on y réagit à l’industrialisation et à l’urbanisation.

Pendant la première période de son existence, l’enfant est formé quasi exclusivement dans le groupe familial, à la maison et sur la ferme, à proximité de la mère. Cette dernière commence son éducation religieuse catholique alors que l’enfant ne fréquente pas encore l’Église. L’enfant y est amené à s’identifier à un genre, par la façon dont on l’habille et le coiffe, par la séparation des garçons et des filles dans leurs activités et les chambres à coucher, et par des encouragements à imiter les comportements de son genre tout en ridiculisant ceux de l’autre genre. L’enfant ainsi socialisé acquiert une formation technique, en imitant par le jeu les activités des adultes de son genre, puis en participant de plus en plus aux activités familiales. Cela n’empêche pas que l’enfant puisse assumer des responsabilités habituellement attribuées à l’autre genre là où il manque d’enfants d’un sexe.

Vers l’âge de six ans, l’enfant entre à l’école, fait sa première communion et est admis à la table familiale : son cercle social s’agrandit à la paroisse, il a davantage de responsabilités dans la famille et il y acquiert un nouveau statut. En fréquentant l’école de la communauté, l’enfant ne fait pas l’expérience d’un décalage entre sa culture familiale et la culture scolaire. L’école donne une instruction qui vise aussi à « former des cultivateurs catholiques[18] ». L’importance de l’instruction est davantage reconnue par les familles décrites par Miner que dans celles étudiées auparavant par Gérin, notamment en raison de la mécanisation agricole qui réduit le besoin du travail des enfants.

Malgré la fréquentation de l’école, le cercle de socialisation par les pairs est restreint aux proches parents ou voisins. Selon Miner, « la solidarité familiale y est trop grande » pour que les enfants dont les parents ne se connaissent pas jouent ensemble tous les jours, ce qui diffère de ce qu’il observe aux États-Unis à cette époque[19]. La fréquentation de l’école favorise tout au plus le renforcement de l’identification au genre, la distinction entre élèves dans leurs jeux et leurs interactions se faisant selon le genre plutôt que selon l’âge. Il n’y a d’ailleurs aucune notion de classe d’âge pour diviser des groupes d’élèves.

L’école comme l’Église participe aux rites du passage à l’adolescence, marqué par la remise des diplômes de l’école paroissiale et la grande communion, vers l’âge de 12 ans. La socialisation par les pairs conduit également à des regroupements par âge dans le divertissement. La fin de l’adolescence est marquée par la fin des études chez le garçon, après quoi son cercle social, bien que toujours limité à la famille et aux voisins, s’élargit. Chez les hommes, le mariage fait entrer dans le groupe des adultes, peu importe l’âge. Les filles connaissent aussi un certain agrandissement de leur cercle social à la fin des études avec la permission d’assister aux veillées, mais il demeure plus modeste que celui des jeunes hommes.

L’orientation vocationnelle des enfants est aussi marquée par la prépondérance des relations de type communautaire. Les parents et l’ensemble de la famille y jouent un rôle de première importance dès l’enfance, ce qui contribue à la reproduction sociale de la communauté : « [l]ongtemps avant que l’enfant ne commence sérieusement à réfléchir à son propre avenir, ses parents et ses frères et soeurs plus âgés l’ont déjà fait pour lui[20] ». La famille valorise l’identification des enfants au rôle de genre souhaité, même si ce n’est pas celui qu’ils joueront forcément à l’âge adulte, un adolescent pressenti pour devenir curé devenant finalement, par exemple, avocat ou médecin. Il demeure que les enfants, surtout les garçons, sont conditionnés très jeunes à choisir telle ou telle occupation, selon leur rang dans la fratrie, leur personnalité, dont les traits perçus font l’objet d’un constant renforcement positif ou négatif, mais également en fonction des occasions disponibles selon les parents. Le développement de la personnalité des enfants fait ainsi l’objet d’un contrôle au sein de la famille, que la fréquentation de l’école ou des pairs influencera dans une mesure beaucoup moindre. Les fils et les filles aînés, en contact étroit et continu avec leur parent du même sexe, peuvent reproduire une façon d’être qui se perpétue depuis plusieurs générations[21].

Ces analyses de Miner insistent sur la façon dont l’organisation de la vie familiale, le statut des enfants et les relations que ceux-ci développent contribuent à la reproduction de la communauté orientée vers la famille. Miner constate comme Gérin l’ampleur du décalage entre l’éducation canadienne-française en général et un monde qui s’urbanise et s’industrialise. Dans une réédition de Saint-Denis faisant état de changements observés en 1949, Miner rapporte que l’enrichissement amena notamment la mécanisation des fermes qui réduit le labeur, l’appréciation des commodités urbaines et du confort moderne dans les foyers, l’envoi de plus d’enfants à l’école, la difficulté de garder les enfants sur la ferme et la plus grande réticences des filles célibataires à avoir autant d’enfants et d’activités domestiques et sur la ferme que les femmes de la génération de leur mère.

Everett C. Hughes : la tradition dans les inégalités urbaines entre groupes ethniques

À la suite de Gérin et de Miner, Everett C. Hughes fait aussi de l’établissement des enfants une question centrale pour étudier le changement social, et il montre de quelle manière l’éducation dans les familles canadiennes-françaises renforce la reproduction de relations communautaires. Celui-ci déplace le problème dans le tableau des relations entre groupes ethniques à l’échelle d’une localité urbaine industrialisée et des systèmes scolaires nord-américains. French Canada in Transition considère en 1943 que les Canadiens français forment un peuple qui comprend « toutes les variétés de types sociaux » et que « le fait saillant du Québec des dernières années reste la migration massive de la population rurale vers l’industrie »[22]. Les observations de Hughes sur l’éducation canadienne-française prennent en conséquence bien soin de ne pas confondre les vieilles familles de la ville et les nouveaux ouvriers venant des campagnes.

En 1937, Hugues choisit pour milieu d’étude « Cantonville », en fait Drummondville, une ville située à mi-chemin entre ce que Redfield identifie comme la société paysanne et la métropole. Son analyse de l’éducation se concentre sur deux grands thèmes : 1) la genèse de la formation des commissions scolaires catholiques et protestantes, dont le degré d’urbanisation, les ressources financières et le degré de participation des résidents sont inégaux, et 2) la façon dont les parents canadiens-français des milieux ruraux et bourgeois établissent leurs enfants. Hughes montre comment les structures sociales plus larges que la famille participent à la reproduction de relations sociales communautaires qui maintiennent les Canadiens français hors d’une mobilité sociale que permettrait la préparation scolaire de haut niveau aux professions de l’industrie.

La façon dont se sont constituées les commissions scolaires catholiques et protestantes, respectivement francophones et anglophones, illustre bien la forte solidarité communautaire entre Canadiens français face aux protestants, type de lien social qui peut nuire à la mobilité sociale individuelle et collective. Celle-ci a des répercussions négatives sur la qualité de l’éducation offerte dans les écoles. Les ruraux venus en ville se sont établis hors des frontières de la municipalité afin de payer leur terrain moins cher, mais aussi des taxes scolaires et municipales moins élevées. De leur point de vue, ils économisaient dans les investissements en éducation. Cependant, ils se privaient collectivement du financement des résidents de la ville, plus fortunés, et de celui des industries les plus riches qui y étaient installées. Les bourgeois, souvent anglophones, avaient eux-mêmes intérêt à maintenir ce système créé par les pauvres. Leur argent et celui des grandes compagnies était investi dans leurs commissions scolaires. Le système créé par les plus pauvres était désormais défendu par les plus riches, entretenant des disparités ayant des conséquences sur la qualité des écoles et de leur enseignement.

En marge de la ville de Drummondville, les émigrants en provenance des campagnes forment des paroisses caractérisées par une forte homogénéité sociale et religieuse. Le lien intime entre le curé et la famille résout en partie le problème de l’établissement des enfants, puisque certains iront vers les ordres religieux. Pour les autres enfants, l’orientation professionnelle des fils se fait au sein de la famille, ce qui révèle le processus par lequel les Canadiens français sont maintenus à l’écart de la mobilité sociale que pourrait encourager l’emploi dans les industries.

Chez les Canadiens français des vieilles familles de la ville, il y a un orgueil à ne pas faire de travaux manuels, même si les possibilités d’avancement professionnel y sont plus fortes qu’avec le travail de bureau, où les formations ne permettent pas de dépasser le métier de commis de bureau. Aucune famille canadienne-française parmi celles observées ne destinait ses fils à une carrière d’ingénieur. Hughes souligne que ce n’est pas tant que les Canadiens français seraient inaptes aux travaux dans les industries, contrairement aux croyances que véhiculent les Anglais sur leur orgueil et leur faible instruction, et que croient d’ailleurs des Canadiens français. Le système scolaire lui-même est en bonne partie responsable de cette barrière, des écoles cul-de-sac, comme les cours commerciaux n’offrant pas d’avenir dans les industries. Pourtant, bien des familles plus bourgeoises consentent à des sacrifices pour payer des études plus longues à certaines de leurs filles ou certains de leurs garçons. Les ressources sont mobilisées pour la fréquentation de couvents ou de collèges classiques pour un seul ou quelques-uns des enfants.

Hughes y voit un ordre de priorité analogue à ce qui s’observe chez l’habitant : « la profession du père, de la même façon que la ferme de l’habitant, ne passe qu’à un seul fils[23] ». Il s’agit, d’ailleurs, presque d’une « règle qu’une famille qui fait faire à un fils des études professionnelles fera faire à ses fils qui entreront dans les affaires des études moins avancées[24] ». Ceux qui font des études avancées le font dans les domaines classiques comme la prêtrise, la médecine ou le droit. Les Canadiens français ne rejettent pas forcément les carrières techniques du génie et des sciences, croit Hughes. Le système d’enseignement lui-même est très peu développé dans ce domaine, et les Canadiens français y sont peu nombreux. En comparaison, dans le reste du Canada et aux États-Unis, les études avancées ne sont pas l’apanage de ceux qui font des études classiques[25].

En somme, des structures sociales plus larges que la famille, les commissions scolaires, les institutions et le système scolaires qui éduquent les jeunes Canadiens français conditionnent la reproduction culturelle et sociale de Canadiens français confinés à des statuts de subalternes dans la vie économique, ou en surnombre dans quelque professions libérales.

Marcel Rioux : une communauté culturelle gaspésienne qui se tourne vers l’extérieur

Dans Belle-Anse paru en 1957, Marcel Rioux dit analyser, à la différence de Hughes, les valeurs culturelles plutôt que les structures sociales[26]. Critique de Redfield, il met en garde contre la correspondance des concepts de société, de communauté et de culture que son modèle suggère pour l’étude des sociétés primitives, des sociétés paysannes et des grandes villes. Rioux conçoit notamment que la société urbaine est « un agrégat de cultures », que la communauté rurale ou paysanne ne possède pas une « culture globale », mais une « culture segmentaire », et que l’isolement physique d’une communauté ne va pas forcément de pair avec une homogénéité supposée par le modèle dichotomique[27]. S’il reconnaît à Belle-Anse que la sortie de l’isolement physique s’accompagne d’un processus de sécularisation, il n’y rencontre pas une désintégration de la communauté dans un processus d’individualisation du moi. Il attribue enfin l’idée d’une désorganisation des communautés paysannes à l’association de la notion à l’idée d’une culture des grandes villes, et il reproche à l’ethnologie des petites communautés paysannes, dont celle de Miner à Saint-Denis, d’avoir eu tendance à se fier aux modèles culturels « sans analyser leur décalage avec les comportements réels »[28]. Rioux remarque que la communauté de Belle-Anse est plus intégrée par une intense sociabilité communautaire que par la religion ou la famille, la parenté et le respect d’une économie de statut opposée à l’économie de marché. Sa thèse est que Belle-Anse connaît non seulement des changements économiques et de la culture technique comme Saint-Denis, mais aussi, dans une adhésion très puissante au principe de réalité qui facilite l’acceptation de l’industrialisation et de l’urbanisation, deux changements de son système de valeurs inaperçus par Miner. Le premier est la valorisation du présent, qui diminue l’ascendant du passé et de la tradition ; et le second, une transformation de la manière d’être other-directed dans la sociabilité, qui n’est plus tant tournée vers la communauté, ni vers le moi individuel, comme l’était le type inner-directed de Reisman, que tournée vers le monde extérieur.

Belle-Anse est un nom fictif donné à une petite agglomération gaspésienne de 650 âmes, qui n’est qu’une partie d’une municipalité et d’une paroisse née d’un bourgeonnement en marge de Port-Cartier. Rioux conçoit Belle-Anse comme une communauté culturelle, notamment parce qu’un fort nous s’y réfère dans les relations avec l’extérieur d’une population mobile, qui s’identifie en outre à la région gaspésienne plutôt que simplement comme Canadiens français, se distinguant ainsi de ceux « de Québec » ou d’ailleurs. Son économie diversifiée se transforme : l’agriculture n’a toujours pu qu’y être une activité d’appoint pratiquée à petite échelle ; la pêche, qui fut la principale industrie, est en déclin, parce qu’on n’arrive plus à en vivre en raison de la baisse du prix de la morue et de la hausse des dépenses liées à cette activité ; l’industrie forestière est devenue la plus rémunératrice pour les fermiers qui coupent à domicile, ainsi que pour quantité de bûcherons professionnels qui s’absentent de la communauté durant des mois ; enfin, depuis 1953, d’autres hommes se déplacent, pour au moins la semaine de travail sinon plus, à la mine de Murdochville. Rioux souligne aussi que la plupart des jeunes hommes et femmes vont travailler à l’extérieur et que la consommation marchande est significativement enrichie à Belle-Anse par des soutiens et secours de l’État.

La description que Rioux fait de la socialisation dans la famille montre un laisser-aller et une simplicité apparaissant comme des symptômes de désorganisation et de pauvreté. L’alimentation est frugale. À partir de sa naissance, le petit enfant est nourri au lait, non maternel, presque exclusivement pendant un an. L’alimentation du reste de la famille se caractérise par l’absence d’aliments frais ou de fruits et légumes, que les habitants de Belle-Anse estiment trop chers. Pourtant, souligne Rioux, on ne lésine pas sur l’habillement, coûteux et extravagant même pour les enfants.

La façon dont se déroulent les premières années de la vie révèle à quel point l’enfance n’est pas une période reconnue pour elle-même. Lorsqu’il sait marcher, l’enfant ne relève plus des soins exclusifs de sa mère et commence à faire partie du groupe des enfants d’âge préscolaire. Les enfants aident alors leur mère et surveillent le plus jeune. Libres de sortir de la maison et de la cour, « ils voyagent seuls dans toute la communauté », presque toujours sans leurs parents[29]. Avant l’entrée de l’enfant à l’école, « les liens qui unissent les membres d’une même famille sont souvent moins forts que ceux qui les attachent aux membres d’une même classe d’âge[30] ».

Les petits de Belle-Anse ne sont pas très obéissants, et d’ailleurs les parents, pour les éduquer, leur crient après. Ils sont inclus dans les conversations d’adulte, leurs parents parlant ouvertement devant eux de tous les événements de la communauté, incluant les ragots d’adultère, de viol ou d’agression. Traités comme les adultes qu’on attend d’eux qu’ils deviennent le plus rapidement possible, leurs comportements et leurs attitudes sont dépourvus de l’imagination valorisée en milieu urbain chez les enfants dans leurs jeux. « La vie adulte devient leur idéal exclusif et ils ont grande hâte d’y parvenir ; ils veulent parler comme les grands, ils commencent à jurer assez jeunes, ils veulent s’habiller comme eux, et fumer aussitôt que possible[31]. » L’éducation qui forme l’adhésion sans question au principe de réalité se fait ainsi par imitation des adultes et par l’apprentissage de ce qui est interdit : « Dans les familles, il y a très peu d’enseignement et d’éducation formels ; tout ce qu’on enseigne est sous forme négative[32]. »  Ce sont les histoires locales et anciennes qui font l’objet d’un enseignement, et ce sont les grands-parents et les personnes âgées qui le font.

Dans deux ou trois familles plus fortunées, Rioux note que les parents qui ont séjourné en milieu urbain, et qui ont fréquenté des familles plus bourgeoises, défendent à leurs enfants la proximité des autres enfants. Ils s’occupent davantage des leurs, qui sont plus propres, mieux habillés et qui parlent mieux. « Il semble bien que ces attitudes sont liées aux processus de changement culturel », estime Rioux[33].

L’entrée à l’école ne constitue pas vraiment un changement pour l’enfant, si ce n’est qu’elle brise la monotonie des jours à la maison. L’enfant est habitué de quitter la maison, et il entretient déjà des liens de connaissance ou d’amitié avec les autres enfants qu’il y retrouve. Puis l’enseignante est une jeune fille qui lui est familière : sa soeur, une cousine, une voisine. Pas plus qu’elle ne paraît encourager une élévation culturelle ou un agrandissement du cercle social, l’école ne semble mener à une mobilité sociale chez les enfants dont les parents sont demeurés dans la communauté. Les garçons quittent l’école vers 12 ou 13 ans, et les filles vers 14 ou 15 ans, sauf celles qui poursuivent au couvent, et dont certaines deviennent institutrices.

Une fois l’école quittée, les filles qui ne deviennent pas institutrices demeurent chez leurs parents et les aident, ou partent à Montréal travailler comme domestiques. Les garçons partent travailler en forêt, parfois à la mine ou comme journalier dans les environs. Intégrés dans la communauté et l’adhésion à son principe de réalité, ils et elles suivent les adultes qui les précèdent dans une vie hasardeuse qui « se confond avec la façon de gagner sa vie[34] ».

Gérald Fortin : l’anomie d’une paroisse d’agriculture moyenne

Après Rioux, la monographie de Gérald Fortin, publiée en 1960 et 1961, propose une explication historique générale de la manière dont l’essor d’aspirations de salariés et les départs de jeunes pour la grande ville sont apparus dans des communautés de cultivateurs jadis intégrées par une morale traditionaliste et un contrôle social qui n’ont vraisemblablement jamais existé à Belle-Anse. La transition depuis un système de valeurs et de normes de comportements de la reproduction de la famille d’agriculteurs traditionnelle vers un autre plus individualiste et consumériste est présentée comme une expérience conflictuelle découlant à la fois de changements dans la situation économique des familles, d’une rupture de l’isolement de leur communauté et d’une mobilité professionnelle et géographique intergénérationnelle vécue dans l’insatisfaction et la résignation. L’éducation analysée par Fortin est représentée dans un mal collectif de réalisme et de soutien étatique à l’épanouissement des jeunes et des adultes. Plutôt que le retournement des esprits vers l’extérieur dans l’adhésion au principe de réalité aperçu par Rioux à Belle-Anse, Fortin décrit l’épuisement du traditionalisme qui a régné sur Sainte-Julienne et d’autres paroisses semblables, dont décrochent tant des jeunes que des adultes.

La monographie de Sainte-Julienne avait été entreprise en 1957, dans le prolongement d’une étude sur la mobilité professionnelle des travailleurs en forêt, afin de vérifier que « les changements rapides qui se produisent dans les communautés rurales de même que les caractéristiques socio-économiques de ces communautés sont des facteurs importants pour expliquer le comportement et les attitudes des bûcherons[35] ». Les deux premiers articles de la monographie signés par Gérald Fortin et Louis-Marie Tremblay interprètent les phénomènes de l’abandon de l’agriculture, de l’augmentation rapide du nombre des bûcherons à gages et de la migration en ville pour y devenir manoeuvre comme étant le fait de réactions fatalistes[36]. Dans leurs rapports avec des pères insatisfaits de leur condition, les jeunes hommes se retrouvent pressés entre les opinions des familles qui refusent de voir leurs enfants migrer en ville, qui continuent à idéaliser l’agriculture par opposition au travail salarié, et qui jugent donc le travail de bûcheron à gages acceptable, et les points de vue plus critiques de certaines familles ayant quitté les rangs pour le village, qui encouragent leurs enfants à migrer en ville, voire à s’instruire pour vivre d’un métier.

C’est dans le troisième article, dont Fortin est le seul auteur, que le bouleversement de l’éducation est analysé dans un portrait global des changements socioculturels observés dans la paroisse. Fortin y diagnostique une transformation incomplète des représentations collectives et des normes de comportement imposant aux individus de résoudre le « conflit entre ce que l’on fait et ce à quoi l’on croit[37] ». Cette perspective d’une transition à compléter vers une nouvelle « image dynamique d’un milieu rural où l’on pourrait jouir du confort de la vie urbaine », ne pouvant plus être son « image traditionnelle », appelle la description d’une transformation de l’éducation à compléter, considérée en mal de représentations réalistes et de soutien au développement[38]. Dans un article antérieur sur les conditions d’une éducation populaire efficace, Fortin avait défini l’éducation comme « la formation du caractère, la transmission des normes et des modèles de comportement, la transmission des moeurs, d’un style de vie », et il avait réservé l’expression « éducation des adultes » à l’action d’organisations et de mouvements (coopératives, syndicats ouvriers, aide aux pays sous-développés, Églises) qui essayaient de diriger et d’accélérer l’évolution de la culture[39].

Dans les municipalités d’agriculture moyenne comme Sainte-Julienne, les familles avaient toujours dû chercher en forêt une grande part des revenus nécessaires à leurs dépenses de consommation, aux investissements dans la ferme et à l’achat d’animaux, d’équipements et de semences. Jusque vers 1930, l’éducation dans toute la paroisse, dont le gros de la population habitait les rangs, s’alignait sur un mode de vie et un système de valeurs qui reproduisait « un tout cohérent où existait un équilibre entre la situation globale et les normes de comportement du groupe[40] ». Le père, la mère et les enfants prenaient part aux travaux de la ferme et aux travaux ménagers. Les fils y apprenaient de leur père et de leurs frères aînés les techniques agricoles et forestières pour gagner leur vie ; tandis que la mère apprenait à ses filles les arts ménagers permettant de subvenir aux besoins de leur future famille. Savoir lire et écrire était d’une utilité relativement faible pour des jeunes adultes destinés à reproduire cette forme d’unité familiale de production traditionnelle, et l’école y était en conséquence considérée comme un agent d’apprentissage inefficace. Elle était un peu plus valorisée pour une fille qui, devenue mère, allait devoir assumer un leadership religieux et intellectuel dans la famille, particulièrement en hiver quand le père s’absenterait pour le travail en forêt. Néanmoins, vers l’âge de 12 ou 13 ans, les filles les plus âgées devaient laisser l’école afin d’aider leur mère à s’occuper de la famille déjà nombreuse. Presque tous les garçons abandonnaient l’école au même âge pour s’occuper de la ferme en hiver. Ces derniers entamaient alors une carrière-type que Fortin résumait ainsi :

[…] jusqu’à l’âge de 16 ans, apprentissage du métier de cultivateur et de bûcheron ; de 16 à 29 ans, travail forestier professionnel et, en même temps, participation aux travaux de la ferme paternelle ; de 30 à 65 ans, agriculture comme occupation principale ; à 65 ans, on devient rentier au village[41].

Jusqu’à l’âge de 21 ans, les salaires étaient donnés au père, qui en était le seul administrateur, et qui devait idéalement doter ses filles et établir le plus grand nombre de ses garçons sur un lot, condition pour penser sérieusement à se marier. La permission de poursuivre ses études pour gagner sa vie dans une autre occupation que l’agriculture était ordinairement réservée au plus débile, précise Fortin.

Ce mode de vie tenait à la transmission des valeurs de l’indépendance dans l’agriculture de subsistance, de la tempérance et de l’épargne, qui avait pour contrepartie une condamnation sévère de la ville comme un lieu de damnation physique aussi bien que morale. Ce système d’éducation trouvait un appui important dans les enseignements du curé, ainsi que dans le fait que les fonctions de maire, de conseiller et de commissaire d’école étaient généralement confiées à des cultivateurs qui vivaient modestement et qui avaient accumulé un capital à force d’épargne. L’encadrement moral de la communauté sur ses jeunes hommes s’exerçait alors jusque dans les camps de bûcherons, que les compagnies confiaient à des entrepreneurs locaux n’engageant que des individus du même rang ou de la même localité.

La Deuxième Guerre mondiale avait toutefois amené à Sainte-Julienne l’ouverture sur le monde extérieur, par la mobilité, la radio et les publicités. Elle avait aussi temporairement ouvert la possibilité d’améliorer son niveau de vie à même les revenus agricoles. Lorsque la production agricole cessa de suffire à maintenir ou à améliorer le niveau de vie de la famille, la majorité des travailleurs de la paroisse ont choisi l’occasion nouvelle de travailler pendant sept ou huit mois par année dans l’exploitation forestière mécanisée, ce qui vide la localité d’autant de ses hommes. Ce choix créa dans la paroisse une nouvelle classe de bûcherons professionnels porteuse de normes de comportements et d’un système de valeurs dans lequel Fortin aperçoit la négation de l’ancien monde rural.

En devenant une unité de consommation chez les bûcherons, la famille perd sa fonction d’apprentissage. Les absences prolongées du père font de la mère le seul centre autour duquel gravitent les enfants. Les jeunes n’y donnent plus leur salaire, mais payent plutôt une pension les dégageant de toute responsabilité à l’égard de leur famille. Fortin mentionne des refus de la part de certains de participer aux travaux de la ferme et d’aider aux travaux domestiques. L’apprentissage du travail en forêt est reporté à l’âge de s’engager pour une compagnie, vers 17 ou 18 ans, et il se déroule en l’absence du père, dans un camp de travailleurs de différentes localités, ce qui « marque donc, ordinairement, une rupture complète et définitive avec la famille et souvent avec le milieu[42] ». L’école gagne par contre en importance dans les aspirations des parents pour leurs enfants, l’instruction pour l’apprentissage formel d’un métier étant perçue de manière utilitaire et irréaliste comme le moyen d’échapper aux insatisfactions du cultivateur et du bûcheron. Fortin indique à ce sujet que la structure scolaire de Sainte-Julienne reste rudimentaire et que sa réorganisation souhaitée par les bûcherons professionnels et les marchands rencontre la résistance des cultivateurs plus conservateurs et soucieux des augmentations de taxe. Par ailleurs, l’élévation du niveau de scolarité des jeunes doit dans l’immédiat accélérer le dépeuplement de la localité en l’absence d’occupation pouvant satisfaire leur goût. Dans le nouveau système de valeurs, la vie en ville n’est plus condamnée si elle permet de satisfaire ses aspirations.

Colette Moreux : la modernisation d’une tradition dans une ville moyenne

La monographie de Colette Moreux, publiée en 1982, étudie « le passage de la tradition à la modernité[43] » de la « personnalité modale » du Québec, alors que les recommandations du Rapport Parent visant la rupture avec le système scolaire traditionaliste édifié progressivement depuis le milieu du XIXe siècle sont tout nouvellement appliquées. Par personnalité modale, Moreux entend « la probabilité pour certains traits de personnalité d’être partagés par un nombre significatif de représentants d’un groupe[44] ». Ces traits incluent tout ce qui relève des manifestations observables de l’individualité, dont les comportements, les productions socioculturelles, le langage et les attitudes verbales qui lui sont associées.

Moreux dégage ses constats d’un ensemble de données cueillies en 1969, 1970, 1971 et 1974 dans une ville moyenne à tout point de vue : démographique, socioéconomique, en degré d’urbanisation et d’industrialisation, dans sa localisation ni trop près ni trop loin de Montréal[45]. Cette ville, Louiseville dite Douceville, est francophone, catholique et traditionnellement commerçante. Moreux aborde Douceville comme une communauté dont les attitudes verbales, les comportements et les institutions exprimeraient des traits de personnalité probablement partagés par un nombre significatif de Québécois – ce terme désignant dans son ouvrage les Canadiens français du Québec. À travers les témoignages de Doucevilliens, elle s’intéresse à l’univers symbolique que constitue le milieu familial pour l’enfant, et à l’éducation qui y est reçue en relation avec d’autres agents de socialisation, dont l’école. L’enjeu de l’analyse monographique n’est plus la façon dont les Canadiens français peuvent plus ou moins tirer profit de la modernisation par l’instruction et les occasions de travail auxquelles elle donne accès, mais la façon dont l’éducation se modernise concrètement pendant ces années de Révolution tranquille. La thèse générale de Moreux est que la communauté qui « avait remis la totalité de sa significativité entre les mains de Dieu » connaît une « désocialisation » par la répétition intergénérationnelle du « désengagement intérieur au devenir social » et de l’« indifférence à la logique des moyens par rapport aux fins poursuivies » hérités de la tradition, dans une nouvelle adhésion orthodoxe à des modèles cognitifs et comportementaux modernes reçus de l’étranger, qui ont un effet dissolvant sur les relations[46]. Sous l’angle de l’étude des relations parents-enfants et de l’univers de références dans lequel puisent les mères, principales éducatrices, l’éducation est décrite dans sa forme traditionnelle en transformation, et dans les façons dont elle se modernise.

Au centre de l’éducation traditionnelle, la mère représentait le pôle affectif, tant dans les soins apportés à chacun et la connaissance personnelle qu’elle en avait, que dans les liens affectifs qu’elle entretenait entre tous les membres. Conditionnée à jouer ce rôle sans en espérer d’autres, « la mère traditionnelle recevait des confirmations sociales importantes qui rendaient sa tâche hautement fonctionnelle et en sublimaient les aspects négatifs ou ternes », valorisation à laquelle l’Église participait activement[47]. En même temps, le rôle parental traditionnel, bien qu’impliquant l’obéissance des enfants, s’exerçait d’une façon peu lourde du point de vue des enfants. Ces derniers bénéficiaient d’une relative liberté psychologique, de sorte que leur éducation se faisait davantage par imprégnation culturelle et imitation de modèles que par l’usage de discours[48]. Dans ce milieu, la douceur de la mère s’avérait pédagogiquement efficace : elle donnait une direction implicite, l’éducation se faisant quasi spontanément grâce au « climat généralisé de civilité » qu’elle instaurait[49]. Enfin, la taille des familles canadiennes-françaises et leur isolement, leur clôture idéologique suscitée par le climat, la dispersion des habitats et l’autarcie encourageaient une forte densité relationnelle au sein de la famille en même temps que celle-ci demeurait repliée sur elle-même. L’enfant se trouvait ainsi inséré dans un milieu où régnaient une grande sociabilité et une solidarité active, mais circonscrite au grand cercle familial.

Avec l’urbanisation, cette sociabilité intrafamiliale diminue en même temps que diminue la taille des familles. Or, la personnalité modale timide, repliée sur le cercle intime, influence la façon dont la sociabilité s’adapte à cette réduction du nombre de relations familiales. Les anciennes relations familiales, nombreuses mais privées, sont peu ou pas remplacées par des relations moins privées à l’extérieur des familles, car les Doucevilliens n’y sont pas habituées. Parallèlement, au sein des familles, on ne souhaite plus que l’aide reçue par un membre de la parenté soit payée d’un droit de regard sur l’intimité.

Avec la baisse du nombre d’enfants, l’ancien souci pour leur nombre a été remplacé par la préoccupation pour une éducation réussie. L’éducation par la famille ne trouve plus dans l’Église, désormais affaiblie, le soutien ainsi que la communauté d’objectifs d’autrefois, remplacé par la référence à une variété d’instances qui véhiculent leurs propres normes. Les mères veulent offrir à leurs enfants une éducation moderne, en insistant moins sur l’obéissance aux parents, en instaurant plus de dialogues entre parents et enfants, et en rompant avec la « sévérité des adultes concernant la pratique religieuse et les sorties adolescentes »[50]. S’en est suivi un renversement particulièrement rapide de la relation parents-enfants, qui s’est effectuée en une centaine d’années dans d’autres sociétés occidentales : à Douceville, la transition vers l’affirmation du « je » de l’enfant s’est faite en une génération. La diffusion de croyances nouvelles fait de l’enfance le moment significatif de l’existence et la réduction rapide du nombre d’enfants par famille augmente leur poids idéologique.

Chaque enfant peut désormais bénéficier de plus d’attention, d’argent et de temps de ses parents. Les parents consentent d’ailleurs à des sacrifices pour le bonheur apparent de leurs enfants : technologies, soutien de professionnels, qu’ils ne s’accordent pas à eux-mêmes. Les succès scolaires, professionnels et sociaux des enfants deviennent les objectifs des parents et plus globalement de la famille. Plusieurs décisions familiales, comme l’achat d’une maison, le déménagement, sont conditionnées par ces objectifs. Les enfants, avec leur vision du monde plus moderne, exercent une certaine autorité sur leurs parents. Enfin, l’ancienne imprégnation socioculturelle dense mais implicite a été remplacée par une éducation méthodique, parfois anxieuse. Les finalités des parents pour leurs enfants concernent le développement de leur personnalité. Ils veulent les voir devenir des adultes avec une bonne base religieuse et morale, mais aussi qu’ils soient modernes, ce qui signifie « être heureux, “épanoui”, ouvert à autrui et utile à la société[51] ». Cette conception de l’adulte accompli est passablement différente de leur propre personnalité, alors qu’eux-mêmes, anciens enfants obéissants, demeurent des adultes plutôt renfermés et timides. Les mères arrivent difficilement à trouver dans leur personnalité formée par l’éducation traditionnelle les ressources pour atteindre les nouveaux objectifs.

La modernisation souhaitée est ainsi difficile à réaliser, après que sa première fonction, celle d’aider à rompre avec la tradition, eut réussit. Il manque de modèles, de prescriptions claires sur les pratiques à adopter et les anciennes ressources ont perdu leur légitimité. Les motifs idéologiques qui sous-tendent la modernisation éducative sont étrangers aux parents qui aspirent à la modernité, les doctrines pédagogiques qui valorisent l’introdétermination provenant de cultures qui forment des personnes très introdéterminées. Dans la famille canadienne-française, le modernisme est souvent confondu avec la facilité ou la totale liberté de l’enfant, dans la foulée d’une tradition où la personnalité jouissait d’une liberté morale intérieure tant qu’elle n’apparaissait pas « ostineuse » dans ses expressions.

Selon Moreux, dans les années 1970, la première génération de parents qui éduque ses enfants en aspirant à la modernité est déboussolée. Ceux-ci sont partagés entre le désir d’offrir une éducation moderne et leur attachement aux valeurs traditionnelles. Ils ne savent pas comment transmettre leurs valeurs, qu’ils ont eux-mêmes bien intériorisées, au sein d’une « stratégie permanente à laquelle les contraint le remuant “ego” de leur descendance[52] ». La famille a perdu son rôle d’éducation aux rapports sociaux en perdant son caractère de microsociété. Elle ne voit plus l’école comme son alliée, mais comme sa rivale. Autrefois, celle-ci la secondait dans son rôle de transmission culturelle. Désormais, la scolarisation a plutôt pour but la formation intellectuelle. Dans le système scolaire, une modernisation de l’éducation étrangère aux motifs idéologiques qui la fondent tout en la coupant de sa propre tradition caractérise, selon Moreux, la réforme de l’éducation qui s’actualise depuis les années 1960 et échoue autant que la famille sa mission de socialisation, si on l’entend comme « la reproduction d’un état socio-culturel » antérieur dont elle serait issue[53].

Conclusion

La tentation demeure de conclure par un bilan dichotomique du changement, partant d’un portrait où jadis l’éducation des Canadiens français était davantage le fait de familles et de communautés paroissiales traditionalistes que de l’école et d’initiatives des parents, centrée sur l’apprentissage de comportements et d’activités genrées attendus dans la reproduction familiale, auprès du père et des frères, ou de la mère et des soeurs, avant que l’urbanisation, l’industrialisation et les idéologies modernistes n’en brisent le cycle. De Gérin à Moreux, la leçon générale à tirer des monographies nous semble plutôt la rupture avec cette manière de penser, en prenant soin de considérer le devenir de l’éducation dans la diversité des territoires, des classes et des groupes sociaux, pris dans des dynamiques complexes qui relient les particularités des changements observables localement et ou dans certaines catégories sociales à des phénomènes globaux. Qui plus est, si le passé dont parlent ces monographies peut nous apparaître lointain, il faut reconnaître que les enjeux de l’éducation des Canadiens français qu’elles représentent ont encore une certaine actualité chez leurs descendants québécois. Illustrons.

Jadis, comme maintenant, une éducation qui émancipe les enfants pour qu’ils s’établissent autrement et mieux que leurs parents peut-elle se concilier avec la perpétuation des relations familiales et des qualités morales de la personnalité de type communautaire appréciées par Gérin ? L’adaptation au changement, qui peut motiver la mobilité depuis les milieux ruraux vers les grandes villes, appelle une éducation qui prépare à une vie métropolitaine encore étrangère à certains, et cette éducation peut prendre un tour individualiste dissolvant les solidarités d’attachement à une communauté et une localité typiques des régions rurales. Le passage en sens inverse de la vie métropolitaine à l’insertion professionnelle et l’intégration dans un milieu d’interconnaissance et d’appartenance, moins fréquent à l’époque où écrivait Fortin que dans la pénurie actuelle de main-d’oeuvre en région, n’est pas vécu avec autant de facilité selon que l’on a été éduqué dans ce genre de milieu ou dans une grande ville.

La question des inégalités territoriales en éducation, qu’aborde Hughes, réside toujours en partie dans la capacité et la volonté de payer pour assurer la qualité et l’amélioration des services scolaires à la collectivité, mais aussi dans la participation des familles et de leur milieu à la préparation de l’enfant à devenir un adulte autonome, intégré, ni anomique ni fataliste dans la poursuite de ses aspirations.

Si l’école a pu être un agent du retournement des esprits vers l’extérieur de la famille et de la communauté, vers la valorisation du présent et vers la réflexion pour un meilleur avenir individuel et collectif, ce que pense Rioux, elle demeure dans un monde où le consumérisme, les appels à adhérer aux nouvelles modes et les espoirs d’enrichissement par une mobilité sans but clair, déjà aperçus dans les monographies, détournent de la réalisation des idéaux d’une scolarisation généralisée et de la rigueur d’une formation avancée. Plusieurs des enfants éduqués dans la modernisation d’une tradition décrite par Moreux semblent avoir hérité du souci du plein développement de la personnalité et des aptitudes de leurs enfants, au point de s’y oublier, comme leurs prédécesseurs, ce qui peut encore les rendre méthodiques, anxieux, déboussolés entre les opinions et les prescriptions, débordés et négligents dans la transmission des acquis de leur propre éducation.

Ce que Miner pointait comme le développement d’un rapport de dépendance à la ville est devenu, pour l’éducation, un fait général avec l’extension de la présence des politiques, des produits, des services et des médias en relation avec lesquels les parents cheminent dans l’apprentissage de leur rôle, la poursuite d’aspirations pour leurs enfants et l’appréciation de leur réussite. Enfin, jusqu’où les attitudes de ces parents et de leurs enfants sont-elles marquées par des filiations où l’école a été traitée comme un agent d’apprentissage inefficace pour réussir sa vie, ou une rivale de la famille, ou une autorité contraignante pour la famille, ou une planche de salut pour améliorer sa condition à laquelle il faut que les jeunes restent accrochés ?

La sagesse et la prudence des auteurs des monographies sociologiques revisitées dans cet article conseillent de s’attacher à l’étude de sites et de « communautés » particulières, dont l’intérêt et la représentativité pour un type seraient à situer dans l’ensemble québécois. Procéder ainsi suppose une rupture avec le prisme des analyses de faits généraux constitués suivant les catégories administratives de territoires, d’établissements, de clientèles scolaires, etc. Une renaissance du genre monographique pourrait profiter de la richesse des données produites par l’État et des acquis de la sociologie de l’éducation, mais avec le soin de reconsidérer la complexité d’une société politique dans sa composition d’habitats, de groupes et de territoires en mutation échappant aux divisions administratives, et formant un Québec concret difficilement représentable, se tenant par sa morphologie, ses institutions et des traits culturels, dans une évolution globale en relation avec l’extérieur. Outre la description d’une partie de l’existant qui suffit pour ébranler des interprétations trop simples de faits généraux, étudier l’éducation contemporaine dans le genre monographique imposerait de la reconsidérer comme un objet de sociologie générale devant être pensé en intégrant les acquis des sociologies de l’éducation, urbaines, de la famille, économique, politique, etc., idéalement dans des portraits historiques problématisant ses mutations depuis les constats des premières monographies qui y ont porté attention.