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Il est de coutume dans le milieu juridique d’utiliser des expressions latines, que ce soit par efficacité, par coquetterie ou pour ajouter un poids supplémentaire à notre propos. De toutes ces phrases issues de la langue de Virgile, c’est à la maxime ex injuria jus non oritur[1] qu’a choisi de s’attaquer Anne Lagerwall. professeure à l’Université libre de Bruxelles et attachée au centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international, Mme Lagerwall est spécialiste des rapports entre différents ordres juridiques au sujet de l’application du droit international[2]. Son récent ouvrage s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses études sur les règles de droit sous différents angles d’approche (positiviste, féministe, critique, etc.)[3]. L’analyse du principe ex injuria non oritur le situe de manière tant historique que juridique ou pratique, en le confrontant à la réalité actuelle du droit international.

Après avoir défini ce qu’est un principe (qui peut être confondu tantôt avec la maxime, tantôt avec la norme ou encore la coutume), l'auteure fonctionnera de manière inductive; ce n’est pas le principe ex injuria jus non oritur qui définit le droit, mais plutôt les normes existantes qui, ensembles, « créent » un principe par lequel les acteurs du droit international se sentent liés[4]. Les principes comme celui-ci sont notamment utilisés dans les systèmes juridiques disposant de peu de normes (dits « primitifs »), comme le système juridique international actuel[5]. En l'espèce, le principe implique qu'un fait illicite ne peut pas, en théorie, engendrer de droit, car ce nouveau droit viendrait consolider le fait illicite. L'auteure soutient, par exemple, qu'il est généralement admis que les informations obtenues de façon illicite sont non-recevables devant un tribunal; les accepter reviendrait en quelque sorte à légitimer les fouilles et perquisitions abusives[6]. De fait, l’auteure adopte une posture plutôt souple par rapport au principe et à son application[7]. D’une part, elle stipule que rien ne sert de l’appliquer coûte que coûte, mais que, d’autre part, son existence ne peut être niée. Si les acteurs du droit international semblent accepter des accros au principe ex injuria jus non oritur, nous devons l'interpréter comme donnant au principe une portée restreinte, quoique bien réelle[8]. Le but du principe est, au final, d’établir un compromis entre légalité et effectivité du droit face à un comportement illicite susceptible d’engendrer du droit[9]. C’est précisément ce dilemme que la professeure Lagerwall tente de résoudre dans son analyse, dilemme soulevant tensions, oppositions et contradictions.

L’ouvrage se divise en deux parties, chacune divisée en deux sous-parties. La première partie vise à démontrer l'existence du principe, alors que la seconde partie viendra analyser le principe ex injuria jus non oritur au regard de la réalité et des différentes écoles de pensées et schémas théoriques. Partant donc des origines du principe ex injuria jus non oritur, l'auteure soutient que cette formulation, n’est pas reconnue formellement en droit international, et que seuls quelques jugements des cours de justice internationales l’ont mentionné, majoritairement dans des opinions individuelles ou dissidentes[10]. Ainsi, cette maxime ne crée pas de droit en elle-même, mais elle évoque un principe général auquel on peut se référer.

Néanmoins, selon Lagerwall, il serait vain et erroné d’appliquer le principe de façon rigide, et il convient d’évaluer à quel point le fait illicite est relié au droit. Plus le droit généré est lié au fait illicite, moins il doit être reconnu, car il viendrait justifier l’état de fait illicite[11]. Bien que le principe ex injuria jus non oritur s’oppose au principe ex factis jus oritur[12], l’auteure reconnaît certaines situations où un fait illicite pourrait engendrer un droit, soit parce que le droit en question serait déconnecté de la situation illicite, soit parce que ce droit serait applicable de toute façon, qu’il y eût fait illicite ou non (par exemple, l’enregistrement de l’état civil peut être fait par un État occupant comme par l’État occupé, cela ne viendra pas en changer la nature[13]). Le principe ex injuria jus non oritur devrait donc, pour l’auteure, être appliqué de façon souple et adapté à chaque situation; une formulation officielle du principe serait une démarche trop audacieuse et viendrait au final menotter le système juridique international. Cette maxime est donc davantage un « vecteur […] à travers [lequel] lesdits principes se développent et se pérennisent[14] » plutôt qu’une norme juridique stricte et contraignante.

À la première sous partie de la partie 1, l’auteure nous démontre que le principe ex injuria jus non oritur existe déjà implicitement, c’est-à-dire que les États, les tribunaux et le système juridique international en général utilisent des règles reflétant un certain consensus selon lequel un droit ne peut tirer sa source d’un fait illicite. Ce principe ne peut toutefois pas entrer dans la définition de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice en tant que « principe […] généra[l] de droit reconnu […] par les nations civilisées », car il ne semble pas exister de source officialisant le principe ex injuria jus non oritur[15]. En outre, le principe ex injuria jus non oritur a davantage une fonction structurante; seul, il n’existe pas, mais peut être induit au travers des règles de droit existante. C’est par cette utilisation implicite qu’il acquiert une autorité[16].

Le principe n’est donc ni tout à fait normatif ni dépourvu d’effet. C’est de cette particularité que l’on traitera dans la sous partie 2 de la première partie. À l’aide d’une analyse en profondeur et de maints exemples, l’auteure développe une sorte d’échelle afin d’établir selon quel degré on devra appliquer le principe ex injuria jus non oritur. Ce principe ne sert pas, a priori, à invalider systématiquement tout droit trouvant sa source d’un fait illicite, mais plutôt à préserver l’intégrité du système juridique[17]. En effet, rejeter le principe ex injuria jus non oritur viendrait introduire une contradiction fondamentale dans le droit en général, puisque nous nous trouverions devant une situation où le fait définit le droit, ce qui est à l’antipode de la primauté du droit elle-même[18]. Le principe s’applique donc avec une intensité variable selon la situation, et l’on devra établir à quel point le fait illicite semble lié au droit potentiellement applicable. Plus le lien de causalité entre l’acte illicite et le droit en découlant est étroit, plus il est nécessaire de sanctionner cet acte, car il risquerait de perpétuer la situation illégale pour en faire, à long terme, un état de fait[19]. L’auteure tente donc de définir un « lien de causalité », qui est néanmoins difficile à définir, car étant sujet à une interprétation soit trop subjective, soit trop figée si elle est formulée[20]. En somme, selon Lagerwall, le mieux serait d’interpréter le principe ex injuria jus non oritur de façon à maximiser les droits des individus qui subiraient le fait illicite (c’est-à-dire en n’éliminant pas de facto tout droit sous prétexte que sa source serait illicite), tout en ne laissant pas ce fait illicite devenir un « fait accompli »[21].

Une fois le principe et son application définis en première partie, la seconde partie servira à le confronter à la réalité. Ceci dit, ce n’est pas parce qu’une règle ou un principe de droit est transgressé que son application devient aussitôt caduque, nous prévient l’auteure. Pour qu’un principe perde sa valeur normative, il faut que les États ne ressentent plus son caractère obligatoire[22].

La sous partie 1 de la seconde partie met en exergue des situations lors desquelles le principe ex injuria jus non oritur semble en bonne partie violé. Ici, l’analyse de l’auteure apporte un élément fort intéressant : bien que les États tentent parfois d’imposer leur droit à la suite d’un fait internationalement illicite, leur attitude semble indiquer au contraire qu’ils sont encore attachés au fait qu’un droit ne peut pas être issu d’une situation illégale. En effet, plutôt que d’affirmer qu’ils peuvent bel et bien imposer leur droit malgré tout, les États vont plutôt avoir tendance à nier l’illicéité du fait au départ[23]. Jamais un État ni un organe international n’a stipulé clairement qu’un fait illicite puisse engendrer du droit. Or, si cela semble se produire, c’est toujours par des manières détournées : justification, négation, silence. Il y a une différence entre l’acceptation pure et simple d’un droit issu d’une situation illicite et la tentative de légitimer une situation a priori illicite afin que les droits en découlant aient une valeur normative[24]. Autrement dit, en affirmant qu’une situation est licite, les États ne remettent pas en question le principe lui-même; ils l’acceptent, mais tentent de l’esquiver. Dans leurs discours, les États semblent attachés au principe ex injuria jus non oritur, ce qui confirme sa validité[25]. Ainsi, le problème du système international est à double tranchant. D’une part, le principe est accepté par les États en théorie. D’autre part, toutefois, ce sont les actions des acteurs qui rendent effectif le droit dans une situation donnée[26].

Enfin, la professeure Lagerwall nous laisse sur une analyse théorique du principe au regard des courants normativiste et critique du droit. Il est donc question à la sous partie 2 de la partie 2 de placer le droit devant les faits que nous avons vus précédemment selon deux approches choisies parce qu’elles sont opposées. Chacune d’entre elles représente un des deux extrêmes du dilemme entre légalité et effectivité du droit. D’une part, l’école normativiste reconnaît la validité du principe ex injuria jus non oritur et ne tolère aucune exception. Ce courant voit le droit comme étant un système complet et cohérent, c’est pourquoi il serait le côté légal de notre dilemme[27]. D’autre part, l’approche critique tend à induire le droit de la réalité, s’approchant par le fait même de la maxime ex factis jus oritur. L’approche critique cherche en outre à approcher davantage le droit international aux faits[28], c’est pourquoi elle représente le pôle de l’effectivité du dilemme.

De fait, pour l’auteure, ces deux approches reflètent plus qu’elles n’expliquent réellement les tensions et contradictions du principe ex injuria jus non oritur. Il paraît aussi difficile de définir un modèle qui permette à la fois d’établir un cadre théorique pour les normes juridique ainsi qu’un cadre pratique de leur application qui soient tous deux cohérents[29].

Tout au long de l’ouvrage, l’auteure avance avec un rythme méthodique et décidé, résumant périodiquement ses idées avec brio et synthèse et accompagnant le tout de schémas qui facilitent la compréhension d’un sujet qui aurait pu s’avérer difficile, car à la fois large et pointu. Le livre, issu de la thèse de doctorat de la professeure Lagerwall, respecte la forme imposée aux thèses selon la structure européenne de deux parties divisées chacune en deux sous-parties. Cette forme particulière offre un point de vue intéressant. En effet, l’auteure a choisi de diviser l’argumentaire entre explication du principe et son application. Avec trois parties plutôt que deux, on aurait pu analyser le concept selon une méthode plus linéaire, à savoir, par exemple, un historique du principe, son application contemporaine et enfin son ou ses futurs possibles, ou à tout le moins une solution à son application soit trop stricte soit trop laxiste.

Ainsi, l’auteure amène un point de vue philosophico-juridique intéressant et neuf sur le droit international. Même si le droit n’est pas systématiquement respecté, il n’en demeure pas moins que certaines situations apparaissent comme justes car légitimes au regard de la politique mondiale. Il serait ainsi possible d’affirmer que cet ouvrage ait pour but de recentrer le droit international, système fragile et en constante modulation. La conclusion selon laquelle il convient à chacun de définir l’étendue du principe selon la situation peut certes paraître décevante, mais inévitable, puisque le principe demande en soi un compromis, sans quoi l’ordre juridique serait ou bien inexistant, ou bien inopérant. Cette conclusion semble s’adresser aux juristes ainsi que, plus largement, aux acteurs du droit international, qui doivent adapter leur vision du droit à la lumière des faits, des cultures et de l’Histoire. En effet, pour l’auteure, rien ne sert d’être dogmatique dans l’application du droit, sans quoi celui-ci risque de perdre sa crédibilité. À l’inverse, il demeure primordial de se rapporter au droit, notamment par l’entremise de maximes comme celle étudiée, sans quoi, dans une certaine limite, le droit disparaît. Sous cet angle, il aurait été intéressant d’offrir des pistes par rapport aux situations illégales ou illégitimes (Catalogne, Crimée, etc.) devant lesquelles le droit demeure impuissant. Ce questionnement sera pour une prochaine thèse…