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À l’ère de l’institutionnalisation du modalisme, Kamelia Kolli, docteur en droit à l’Université de Montréal et spécialiste en droit des transports[1], propose une étude ambitieuse affichant une solution en matière de droit de l’intermodalisme en mettant l’accent sur les vides juridiques nationaux et internationaux. Ses compétences professionnelles s’articulent à travers les domaines du droit du commerce international, du droit des affaires, du droit européen des affaires et du droit comparé. Elle est chercheuse régulière, ainsi que responsable de l’axe de recherche « Droit et Gestion » au Centre de droit des affaires et du commerce international de la Faculté de droit de cette même université. Ses recherches tentent d’enrichir les débats juridiques autour du fonctionnement des entreprises[2].

Étant l’un des piliers fondamentaux de la mondialisation, le transport est au coeur des décisions du commerce international[3]. Le principe du modalisme est un élément indispensable à l’effectivité des déplacements, mais le transport est tout de même l’une des activités les plus externalisées[4]. Il est ainsi l’objet de politiques de dérégulation ou de libéralisation[5] et la plupart des contrats et des tarifs à son égard sont négociés en toute confidentialité[6]. Ce manque de transparence et une disparité des types de contrats ne favorisent pas le respect du droit de la concurrence[7]. Les conflits entre les chargeurs et les transporteurs empêchent le développement adapté et effectif d’un régime de responsabilité[8] simple, transparent et prévisible[9]. Il n’existe aucune convention internationale traitant du contrat de transport intermodal[10] et les conventions unimodales ont tendance à protéger les intérêts des chargeurs et à fixer les cas d’exonération et les plafonnements de responsabilité des transporteurs[11]. Les lois nationales, elles, ne s’imposent généralement qu’à défaut d’applicabilité de ces conventions[12]. Par ailleurs, malgré la prédominance du transport maritime dans les chaînes intermodales[13] et celle du transport routier en cas de pré et post-acheminement[14], un service de livraison porte-à-porte à l’international n'implique rarement qu’un seul mode de transport. En l’absence de hiérarchie des normes internationales[15] et avec l’existence d’une multitude de modes de transport, « on ne traite pas d’un droit « du » transport intermodal, mais « des » droits du transport intermodal[16] ». Cela implique un fort taux d’imprévisibilité juridique, car les plafonds de limitation diffèrent grandement d’un instrument à l’autre[17]. Le problème principal concerne la détermination du contrat et du régime de responsabilité applicables[18]. Cette forte dérégulation porte vers un désir de restructuration de l’industrie[19]. On tend ainsi de plus en plus à exposer l’importance des mécanismes du marché au détriment de la place traditionnellement primordiale d’une régulation économique favorisant l’utilité publique[20]. Cette évolution est inévitable afin d’accorder le droit aux transformations méthodologiques et technologiques de l’industrie des transports telles que la conteneurisation[21]. En effet, puisque l’approche unimodale et segmentée est profondément ancrée dans le droit du transport international des marchandises, la réalité technique et économique du marché n’est pas considérée adéquatement, car elle néglige l’enracinement de l’intermodal[22]. En cherchant à pallier les manquements engendrés par un tel imbroglio juridique, Kamelia Kolli arme la scène internationale afin de rendre justice à la place fondamentale de l'intermodalisme.

L’objectif de cet ouvrage est de « démontrer l’inadéquation des régimes actuels et l’impasse juridique à laquelle mène l’approche unimodale dominante[23] », car, selon l’auteure, le transport intermodal devrait bénéficier de son propre régime de responsabilité[24]. La démarche s’articule autour du droit applicable et de ses caractéristiques propres[25]. Suivant ces questionnements fondamentaux, l’ouvrage est divisé en deux parties. La première traite des limites des conventions existantes en matière de transport et ainsi, expose la complexité du pluralisme jurisprudentiel et doctrinal[26]. La deuxième présente les particularités opérationnelles et commerciales de l’intermodal pour démontrer l’inadaptation de l’approche unimodale prédominante[27] et atténuer la confusion généralisée afin de favoriser le développement d’un régime juridique de l’intermodal clair et effectif.

La première partie de l’ouvrage décrit les contraintes associées à la fragmentation des opérations par mode et aux difficultés de formulation de preuve quant aux dommages survenus[28] et ainsi, expose les besoins spécifiques de l’intermodal. Lors de la rédaction de la majorité des conventions, « les techniques de transport ne revêtaient pas le degré d’intégration caractérisant fondamentalement le transport intermodal moderne[29] ». Cela engendre actuellement une multitude de problèmes en matière juridique, car les limitations s’imposent de différentes façons. Par exemple, la plupart des conventions n’étendent l’applicabilité de leurs dispositions qu’à un seul mode de transport ou adoptent des normes différentes quant au droit applicable en cas de pré et post-acheminement[30]. Certaines d’entre elles ont un degré d’impérativité assez faible. Cependant, étendre le champ d’application de telles conventions semble pratiquement inconcevable pour bien des acteurs du commerce international, ainsi qu’à l’auteure, et sépare ceux-ci entre partisans d’une application littérale ou extensive[31]. Le faussé entre le droit et la réalité du secteur est aggravé par la réticence face à une progression juridique des secteurs du transit, de l’assurance et maritime[32]. La confusion est plus que jamais présente entre le connaissement direct[33] d’essence maritime, les contrats mixtes[34] et les contrats de transport intermodal. Les premiers débats en matière d’intermodal ont débuté dans les années 1960, mais aucune réponse n’a été satisfaisante[35]. Leurs objectifs tendaient à répartir la responsabilité des risques entre les chargeurs et les opérateurs de transport[36]. Deux propositions principales en ressortirent : l’approche uniforme[37] et la favorite[38], l’approche réseau[39]. L’auteure décrit le modèle exemplaire de l’Europe reposant sur le principe d’intermodalité[40] et palliant l’imprévisibilité juridique dans l’attente d’une solution internationale[41]. L’application restreinte avantage l’effectivité du régime[42], certes, mais l’importance de la flexibilité, du principe d’intégration dans la pratique commerciale[43] et de la priorisation de l’objectif économique[44] sont bien affichés à travers cet exemple.

La deuxième partie de l’ouvrage confronte les perspectives des chargeurs internationaux aux débats juridiques et aux approches unimodales afin de déterminer les liens étroits avec le transport intermodal[45]. L’auteure démontre d’abord les répercussions de ces perspectives. Elle explique alors le concept de supply chain management (SCM), ses soubassements et son importance. La SCM « constitue l’ultime étape de maturation de la chaîne logistique[46] ». L’évolution de la logistique passe d’une vision fragmentée à une vision intégrée[47]. En revanche, contrairement à la chaîne logistique intégrée, la SCM priorise l’importance de la coordination et de la coopération entre les acteurs[48]. Les entreprises sont alors passées d’une logistique intraorganisationnelle à une logistique interorganisationnelle[49] afin de répondre efficacement à l’objectif de durabilité au sein du marché[50]. Dans ce contexte, le conteneur constitue non seulement une unité de chargement, mais également une unité de commercialisation puisqu’il permet un lien direct avec l’extrême bout de la chaîne[51]. Ces transformations progressives font du transport un sous-système de la SCM[52] puisqu’il oeuvre à la réalisation des objectifs concurrentiels du chargeur[53]. De nos jours, les chargeurs internationaux les plus importants ont adopté le concept de la SCM[54]. Ce phénomène impose aux transporteurs de s’adapter à la stratégie concurrentielle globale des chargeurs[55]. Somme toute, malgré ces évolutions, les activités logistiques resteront segmentées[56]. En compensation, l’accent n’est plus mis sur l’opérationnel, mais sur la capacité de régulation des flux[57], et une planification aussi complexe a favorisé le recours à l’intermodal[58]. L’auteure répond ensuite au souci des divergences terminologiques[59] afin de distinguer le droit applicable[60]. Elle présente aussi la hiérarchisation de l’industrie des transports et de ses acteurs[61]. La dissimilitude des statuts juridiques fait transparaître le manque d’uniformité du régime international. La méthode « distributive » de l’approche réseau[62] fragmente la SCM[63]. Il est donc primordial de développer une approche globale tenant compte des particularités techniques et commerciales de l’intermodal[64].

Cet ouvrage présente clairement la situation actuelle du droit des transports des marchandises et ses limites. En affichant des exemples juridiques nationaux et internationaux, il articule un portrait général et réaliste. Digne des compétences d’une juriste, la table des matières divise l’ouvrage de manière remarquablement cohérente. L’utilisation de tableaux permet également une bonne compréhension. Malgré la complexité des propos, cet ouvrage est accessible à toutes personnes susceptibles de s’intéresser au sujet. La spécialisation professionnelle de Kamelia Kolli permet une présentation claire, synthétique et objective du phénomène et de ses préoccupations intrinsèques. L’auteure ouvre la porte à une réelle évolution en permettant une telle vue d’ensemble et en démontrant la nécessité de coordination interfonctionnelle et interorganisationnelle[65] pour pallier l’absence de régime de responsabilité propre à l’intermodal. Elle propose également des solutions quant aux difficultés terminologiques à la base de plusieurs soucis d’établissement de preuves et d’outils juridiques. Par ailleurs, le fait que son étude se limite aux seuls États occidentaux ayant ratifié les principales conventions (Canada, États-Unis, Membres de l’UE)[66] ne restreint pas la pertinence de cet ouvrage pour une perception globale du phénomène. Cependant, une liste de définitions des concepts centraux du livre aurait aidé le lectorat à suivre davantage à travers tant de différentes notions. En effet, un glossaire clarifierait, non seulement, la lecture, mais faciliterait aussi la compréhension des liens entre les divers concepts.