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Le système actuel de protection instauré par le droit international en matière de droits de la personne fait l’objet d’une certaine forme de contestation de la part des États. Celle-ci révèle l’absence de consensus relativement à la portée des décisions des organes instaurés par le système onusien dont la fonction principale est pourtant la surveillance de la bonne application des traités de droits de la personne. Les États semblent en effet consentir à suivre les décisions rendues par les organes onusiens de façon aléatoire, opportune, sans que l’absence de conformité à ces décisions ne fasse nécessairement l’objet de sanctions[1]. En effet, il est vrai que si ces organes sont amenés à rendre des décisions, ils n’en possèdent pas pour autant le moyen de contraindre les États à les respecter. Cependant, comme l’a justement fait remarquer la Cour Internationale de Justice (ci-après, CIJ) dans l’affaire Lagrand de 2001 : « l’absence de voies d’exécution et le défaut de caractère obligatoire d’une disposition sont deux questions différentes »[2]. La question de l’étendue de l’engagement des États quant à respecter les décisions des organes de protection des droits de la personne – et ce, qu’il s’agisse de juridiction, de quasi-juridiction, ou de comités – n’est toutefois pas nouvelle[3] et résulte de la conjoncture dans lequel le droit international général s’est transformé à la suite de la Seconde Guerre mondiale. En effet, en 1945 un bilan sombre s’impose aux États. La réalité des millions de morts à la guerre finissante frappe les États qui ne peuvent que réagir et se demander comment de tels événements ont pu se produire, et les conduits à évoquer l’élaboration de moyens qui seraient nécessaires pour que cela ne se reproduise pas. S’instaure alors dans les discussions étatiques une certaine remise en cause du système international de l’époque, tant dans sa finalité que dans la nature de ses rapports. Le constat qui ressort est que si l’ampleur des événements a pu être aussi importante, c’est notamment parce que les droits de la personne sont traditionnellement protégés par le droit national et que certains de ces systèmes de protection nationaux ont failli dans cette tâche. Or, en vertu du principe d’égalité des États, il n’est pas possible d’intervenir, encore moins juridiquement, dans les affaires des États, ni directement ni en s’adressant à un tiers pour afin de faire cesser les violations de droits fondamentaux.

Le développement du droit international des droits de la personne se fait donc dans un premier temps à travers un prisme strictement interétatique. L’État est en effet l’acteur traditionnel de la scène internationale[4] et l’approche retenue est celle qui tient dans la mise en place d’un cadre normatif international de protection des droits et libertés fondamentaux avec une réalisation progressive. La tâche des rédacteurs de ce qui composera la Charte internationale des droits de l’homme[5] est immense. Il s’agit non seulement de déterminer les droits qui sont fondamentaux et qui doivent donc être protégés par les États au titre de leurs obligations internationales, ainsi que d’en détailler le contenu, mais également de donner forme à des instruments susceptibles d’être ratifiés par le plus grand nombre d’États possible[6]. La première étape du processus consiste à affirmer une protection des droits de la personne au niveau mondial en mettant l’ensemble des États sur la même page avec l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme[7] (ci-après, DUDH). La DUDH sera en quelque sorte le grand catalogue des droits fondamentaux devant être respectés par les États et elle représente un énoncé d’intention, une recommandation à l’égard de ces derniers[8]. La deuxième étape du processus consiste à s’assurer de l’implantation des droits énoncés dans la DUDH dans des conventions juridiquement contraignantes que seront le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après, PIDCP) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après, PIDESC)[9]. Comme l’indiquent les propos du représentant de la Chine à la Commission des droits de l’Homme lors de la 81e séance du 18 juin 1948 :

M. CHANG (Chine) déclare que, d’une manière générale, on peut dire que la Déclaration des Droits de 1'homme constitue l’application de la Charte, tandis que le Pacte est l’application de la Déclaration. La création de comités de conciliation ou de tribunaux pour traiter des cas de violation constitue encore un autre échelon de la mise en oeuvre.[10]

Cet autre échelon évoqué par M. Chang constitue la troisième étape de ce processus de normativité émergente, c’est-à-dire la création d’un organe international, distinct des États, afin de s’assurer de la mise en oeuvre des conventions à travers la mise en place d’un mécanisme de surveillance. Les représentants des États aux instances des Nations unies reconnaissent en effet pour la plupart que l’existence d’un instrument contraignant ne saurait être suffisante et affirment en conséquence la nécessité de mettre sur pied un mécanisme international permettant de superviser la mise en oeuvre de ces conventions dont l’élaboration est à venir. M. Cassin (représentant de la France) indique que : « les événements qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale qui ont causé la mort de millions d’hommes, ont bien prouvé que l’organisation de la paix peut exiger dans ce domaine une réduction par voie de réciprocité de la traditionnelle souveraineté des États »[11]. Cette position sera également partagée par M. McDonald, (représentant du Canada) qui, bien plus tard en 1966, précisera lors de la troisième Commission que : « [l]’expérience a montré qu’il ne suffisait pas de laisser aux États parties le soin de mettre eux-mêmes en oeuvre un instrument, sur une base purement nationale ; il faut qu’ils soient tenus, dans une certaine mesure, de rendre compte à la communauté internationale et qu’ils soient soumis à un contrôle international, sous une forme ou sous une autre »[12].

Le développement du droit international des droits de la personne, en ce qu’il prescrit naturellement des obligations à l’intention des États, mais dont les bénéficiaires recherchés sont réellement les individus dont la protection est assurée par les États, connaîtra une deuxième phase avec l’apparition de l’individu sur la scène internationale. En effet, l’émergence d’organes de contrôle accessibles aux individus va permettre à ces derniers de faire examiner les agissements des États à leur endroit sur la scène internationale. Dans le cas des organes érigés par les traités sous l’égide de l’ONU, si leurs fonctions sont bien prévues par le texte des traités respectifs qui les instituent, beaucoup de questions demeurent quant à leurs diverses conclusions [13]. En effet, le constat selon lequel les États font droit aux décisions des comités onusiens de façon aléatoire est certain[14]. Cette question est intimement liée au contexte dans lequel le droit international des droits de la personne s’est formé, c’est à dire lorsqu’il était question de la rédaction du PIDCP et du PIDESC.

À la différence des décisions des juridictions internationales, notamment en matière de droit de la personne, les décisions des comités onusiens de protection des droits de la personne, des organes de traité des droits de la personne, n’ont pas l’autorité relative de chose jugée. Il est vrai que ces organes sont amenés à rendre des décisions, mais ils ne possèdent pas pour autant le moyen de contraindre les États à les respecter. Leurs décisions ne seraient pas contraignantes et n’auraient qu’une portée morale, politique, diplomatique. En relations internationales, c’est déjà une force, puisque pour certains États c’est en soi une obligation[15]. Toutefois, pour la plupart des États, il ne s’agit que d’une coopération et non pas d’une obligation juridique[16]. Dès lors, la situation peut paraître claire. Ce que font les comités onusiens, au premier rang desquels le Comité des droits de l’homme (ci-après, Comité des DH), ne serait pas obligatoire, et le fait qu’il n’ait pas été recouru à une juridiction l’illustrerait parfaitement. Pourtant, l’examen des travaux préparatoires du PIDCP et l’évolution de sa pratique peuvent tendre à nuancer ce constat.

Il semble ici important de préciser ce qui est entendu par force obligatoire et portée non contraignante en droit international. Plus précisément, cette notion de force obligatoire en droit international ne revêt pas nécessairement la même portée qu’on lui attribue en droit interne. Ainsi que le fait remarquer Alain Pellet, « ce ne sont, à vrai dire, ni la répression ni la sanction (aussi généralisée que soit celle-ci) qui constituent le critère du droit, mais le sentiment qu’ont les destinataires des normes qu’un certain comportement est attendu d’eux, indépendamment de toute préférence personnelle »[17]. D’ailleurs, William Schabas note que

[j]ustement, certains États continuent à maintenir qu’une “constatation” n’est pas un jugement, et qu’il n’y a aucune donc force obligatoire pour les conclusions du Comité en matière contentieuse. Mais, il n’en demeure pas moins qu’il y a une pression morale importante d’agir lorsque le Comité se prononce à l’encontre d’un État.[18]

Ce rappel fait, l’étude des travaux préparatoires, l’exégèse du PIDCP, ainsi que les pouvoirs et l’action du Comité des DH appellent à grandement nuancer l’affirmation selon laquelle les décisions de ce Comité des DH ne seraient que symboliques et n’aurait aucune portée obligatoire. Bien que la présente étude se soit focalisée sur le Comité des DH et ne prétende pas embrasser l’ensemble des organes de traités onusiens, il n’en demeure pas moins que les conclusions auxquelles elle aboutit peuvent trouver leur application pour d’autres comités de droit de la personne. Cette étude entend exposer que, sans nier le fait que des décisions du Comité des DH, à la différence de décisions de juridictions internationales, n’ont pas l’autorité relative de chose jugée, celles-ci ont une portée et un effet dont il semble difficile pour les États de s’émanciper. Les inquiétudes, les appréhensions, et les souhaits, exprimés par les États négociateurs du PIDCP et de son protocole additionnel quant à la nature de l’organe de contrôle qu’ils voulaient, ou parfois hésitaient, à instaurer, ainsi que le résultat issu de ces négociations permettent de conclure qu’ils ont entendu confier un monopole d’expertise audit Comité. Ceci se manifeste entre autres au travers des exigences quant à la composition de ce Comité et quant aux fonctions et attributions qui lui ont été confiées. Dès lors, si les États peuvent argumenter sur la force contraignante ou non de l’instrument juridique que constitue une décision du Comité DH, il est en revanche discutable qu’ils puissent contester l’analyse et le constat de la conformité ou de l’absence de conformité des gestes reprochés aux exigences du PIDCP. Le développement de l’activité du Comité au cours des années, l’évolution qu’elle a connue, la jurisprudence[19] abondante à laquelle elle a donné lieu, ne viennent que confirmer cette appréhension et autorise à considérer que les décisions du Comité des DH ont, ou ont acquis, une véritable force déclaratoire. En cela, au-delà même de la nature de l’instrument juridique que constitue une décision du Comité des DH, le constat auquel elle conduit ne saurait être remis en question, ou préféré à celle d’une autorité nationale des États parties. Ainsi, si les États peuvent se sentir autorisés à passer outre une décision du Comité des DH, il est en revanche discutable qu’ils en remettent en cause le constat qu’elle établit. Autrement dit, qu’ils substituent leur propre évaluation du respect des obligations du PIDCP à celle effectuée par le Comité des DH, alors que la fonction même de ce dernier est d’intervenir après que toutes les instances nationales se soient exprimées. Par ailleurs, au-delà de cette force déclaratoire qu’aurait une décision du Comité onusien, il apparaît que, dans certaines circonstances, il pourrait s’avérer difficile de remettre en question leur portée contraignante. Comme il sera vu, tel pourrait-être le cas lorsque le Comité prononce des mesures provisoires ou lorsque les constats de violation du PIDCP portent sur des normes de droit international coutumier ou s’étant vu reconnaître le rang de normes impératives de droit international.

Ainsi, si la version finale du PIDCP et de son protocole autoriserait une approche limitée de la portée des décisions du Comité des DH (II), la lecture de celle-ci au regard des débats, des échanges et des négociations durant les travaux préparatoires peut donner une vision plus nuancée (I). Il semble en effet que les décisions du Comité puissent revêtir au minimum une force déclaratoire (III) voire, dans certaines situations, s’imposer aux États (IV).

I. Contextualisation de la création de l’organe et de son mécanisme de contrôle

Il ressort de l’examen des travaux préparatoires et des échanges auxquels ils ont donné lieu que les discussions ne portaient pas tant sur le recours à une juridiction ou à un comité qui n’en aurait pas les attributs, mais bien plus sur l’opportunité de l’existence d’un contrôle international et l’impact que ce contrôle international pourrait avoir en droit interne. Les travaux ont ainsi cherché à calmer ces frayeurs.

A. D’âpres négociations dans lesquelles s’affrontent différentes visions d’un même organe

1. Les négociations entourant la rédaction du PIDCP

Le contenu des droits présents dans la DUDH et leur mise oeuvre forment un tout. La Commission des droits de l’homme, dont il était fait mention plus en avant, a travaillé de 1947 à 1955, à l’élaboration d’un traité qui contiendrait les dispositions permettant le respect desdits droits. Il faut ici bien comprendre que l’Organisation des Nations unies est nouvelle et qu’ayant une vocation universelle, elle rassemble toute une variété d’États qu’il est peu courant de trouver réunie. Les histoires, traditions, cultures et marques de chacun sont très diverses et les rapports de force, bien réels. Dès 1947, un groupe de travail est formé et chargé d’évaluer les possibles mécanismes de mise en oeuvre. Aidé par les mémorandums préparés par le Secrétariat ainsi que par les propositions de plusieurs délégations, il soumet dès le 10 décembre 1947 son rapport à la Commission des droits de l’Homme[20]. Fait intéressant et qui témoigne de la rapidité avec laquelle les différentes possibilités se sont dessinées, les questions qui occuperont les architectes du Comité des DH et les différentes options qui seront envisagées par ceux-ci sont déjà présentes dans ce rapport. Le 4 mai 1950, Mme Mehta, représentante de l’Inde et présidente du groupe de travail sur les mesures d’application, résume ainsi les questions principales lors de la première séance plénière de la Commission des droits de l’Homme consacrée aux mesures de mise en oeuvre :

Première question : Est-il indispensable de créer un mécanisme international ?

Deuxième question : Les mesures de mise en oeuvre doivent-elles être insérées dans le pacte international relatif aux droits de l’homme, ou bien faire l’objet d’un instrument distinct ?

Troisième question : Le mécanisme international de mise en oeuvre devrait-il être constitué par un organisme permanent ou par un organisme constitué spécialement pour étudier chaque cas ?

Quatrième question : Les membres dudit organisme devraient-ils être nommés ou bien élus, et par qui ?

Cinquième question : Quelles seraient les fonctions d’un tel organisme ?[21]

À l’occasion de cette même séance, M. Sorenson, représentant du Danemark à la Commission des droits de l’Homme fait remarquer que, « [d]'une manière générale, on peut dire qu’il n’existe aucune divergence de vues quant à la nécessité de compléter le pacte relatif aux droits de l’Homme par des mesures de mise en oeuvre ; l’accord est moins général sur le caractère que devront avoir ces mesures »[22].

Ainsi, les États s’entendent sur l’existence d’un mécanisme. Pour autant, la portée des mesures adoptées par l’organe ne fait pas l’objet d’un consensus. Cette question alimentera sans cesse les débats pendant la rédaction du PIDCP.

2. Les trois propositions envisagées concernant la nature du futur Comité des DH

Rapidement, les représentants des États à la Commission des droits de l’homme se rangent selon trois orientations générales. À l’un des extrêmes du spectre se trouve le représentant de l’Union des républiques socialistes soviétiques (ci-après, URSS) qui refuse l’idée que la mise en oeuvre des traités puisse être surveillée par un organisme international. Dès 1947, il affirme que les droits de l’homme relèvent de la compétence nationale des États au sens de l’article 2 paragraphe 7 de la Charte des Nations Unies et que toute tentative de mettre sur pied un mécanisme international de mise en oeuvre est par conséquent inacceptable, voire contraire au droit des Nations unies[23]. Au représentant de l’URSS d’affirmer que :

[r]egarding the proposals on measures for implementing the Declaration of Human Rights and the covenant, the Government of the Union of Soviet Socialist Republics considers that the implementation of the Declaration of Human Rights and the covenant is a matter which solely concerns the domestic jurisdiction of the State, and accordingly sees no need for any international agreements on the subject [notre souligné].[24]

D’autres représentants partagent ce point de vue, comme ceux de l’Arabie Saoudite et de l’Algérie, qui préconisent alors la création d’agences nationales chargées de l’application du Pacte[25]. Cette position subsiste jusque dans les séances finales de la Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies dédiées aux mesures de mise en oeuvre en 1966. Ainsi, la représentante du Venezuela observe, lors de la séance plénière du 9 novembre 1966, que trois tendances principales se manifestent dans le débat sur les mesures de mise en oeuvre. L’une de ces tendances est celle d’États « qui ont semblé craindre que la mesure envisagée n’aille à l’encontre du paragraphe 7 de l’article 2 de la Charte et que le comité ne soit utilisé à des fins politiques par des États désireux de s’immiscer dans les affaires intérieures d’autres États »[26]. Cependant, alors qu’il devient évident pour une majorité d’États qu’un mécanisme international de mise en oeuvre s’impose, cette position s’atténue beaucoup entre 1947 et 1966. Lors de la séance plénière du 8 novembre 1966, le représentant de la Turquie indique d’ailleurs que « le système ne doit prévoir que des rapports, la mise en oeuvre étant entièrement laissée à chaque État »[27]. Finalement, bien qu’étant réticents face au Comité dont les fonctions sont peu à peu dégagées par la Troisième Commission, il appert que ces États admettent désormais qu’un certain contrôle international soit mis en place, à condition qu’il soit minimal. Certains appuieront donc, lors de la Troisième Commission, l’établissement d’un mécanisme de contrôle non contentieux, sur la base de remise de rapports par les États parties.

À l’autre extrémité du spectre se trouvent les représentants qui désirent la création d’une Cour internationale des droits de l’Homme ou, à tout le moins, d’une section de la Cour internationale de justice qui serait dédiée au contrôle des obligations des États en matière de droits fondamentaux. Ces derniers, loin de se limiter à un mécanisme de contrôle non contentieux, souhaitent l’instauration d’un mécanisme contentieux permettant l’introduction de plaintes à l’encontre des États parties. Ainsi, le représentant de l’Australie, appuyé par ceux de la Belgique et de l’Iran, soumet dès 1947 une proposition portant la création d’une Cour internationale des droits de l’Homme dont les décisions seraient finales et obligatoires[28]. Les représentants de l’Inde et du Royaume-Uni, tout en approuvant l’idée d’un recours judiciaire, pensent quant à eux que la Cour internationale de justice serait la mieux à même de jouer ce rôle[29]. Le représentant du Danemark, bien que préférant l’établissement d’un organe judiciaire, se dit prêt à souscrire aux mesures de mise en oeuvre qui emportent la plus grande adhésion[30]. À l’occasion du vote du 17 novembre 1966 sur l’article 38 prévoyant l’engagement solennel devant être pris par les membres du Comité, les représentants du Chili et de l’Uruguay affirment que ce dernier est toujours susceptible de bénéficier de fonctions judiciaires[31]. Le caractère judiciaire de l’organe d’application du traité envisagé n’étant définitivement écarté que lors des séances finales de la Troisième Commission dédiées à la question de la mise en oeuvre.

Face à ces deux propositions diamétralement opposées, les travaux préparatoires montrent ainsi que le choix d’une troisième voie était prudent et conciliant, mais loin d’être unanimement appuyé. Au regard des divergences de point de vue, le choix d’un « entre-deux » s’impose, l’idée étant alors de montrer que le comité ne serait aucunement le prétexte pour les autres états de s’immiscer politiquement dans les affaires des autres, et qu’il n’y avait pas de danger à mettre en place un organe supra-étatique en charge de la protection des droits fondamentaux au niveau international. Il est alors important de comprendre que le contexte a beaucoup pesé sur les négociations, une époque post-seconde guerre mondiale, mais également une époque de Guerre froide naissante[32]. Entre les deux positions très marquées est tracée une voie intermédiaire qui appuie le projet d’un mécanisme international de mise en oeuvre du pacte, mais qui en rejette alors un potentiel caractère judiciaire. Cette troisième voie représente donc un juste milieu, un compromis qui serait susceptible de gagner l’adhésion d’une majorité d’États. En effet, pour les représentants adeptes du compromis, le risque que le Pacte, s’il est trop ambitieux, ne soit pas ratifié par suffisamment d’États exige que l’on avance prudemment et de façon progressive dans l’intensité des mesures de mise en oeuvre[33]. Dans les mots de madame Roosevelt, représentante des États-Unis, « [i]l convient donc d’avancer sagement et lentement, avec la plus grande prudence et en cherchant à acquérir de l’expérience. Les États membres de l’Organisation des Nations Unies sont libres de ratifier ou de ne pas ratifier le pacte »[34]. Avec la décolonisation des années 50 et 60, la préoccupation de parvenir à un compromis qui puisse satisfaire à la fois les grandes puissances et les nouveaux États indépendants donne une nouvelle ampleur aux débats et la réalité de la longueur des négociations se fait pressante. Mme Kume, représentante du Japon, et M. Tekle, représentant de l’Éthiopie, font d’ailleurs tous deux part de leurs inquiétudes lors de la séance de la Troisième Commission du 9 novembre 1966 :

on ne peut élaborer des clauses de mise en oeuvre sans tenir compte de la situation intérieure des États susceptibles de devenir parties au pacte, et en particulier des pays en voie de développement. Si le pacte était assorti de clauses de mise en oeuvre trop rigides, seuls les pays qui ont déjà accepté des clauses analogues dans le domaine des droits de l’Homme seraient en mesure d’y adhérer. Mme Kume est en faveur de clauses de mise en oeuvre que le plus grand nombre possible d’États puisse accepter.[35]

Représentée principalement par la France, la Chine et le Royaume-Uni, cette tendance mitoyenne va auparavant et dans un premier temps, décliner. Au cours des années, lors des sessions et négociations, seront faites de nombreuses propositions pour la création d’un Comité des DH dont la nature et les fonctions varieront et évolueront. Pourtant, ce sont bien les propositions issues de cette troisième voie qu’il importe de détailler ici puisqu’elles constitueront finalement la matrice du Comité des DH tel qu’on le connaît aujourd’hui et, plus largement, des autres comités qui ont été créés par la suite afin de superviser l’application de leur traité respectif. Si, comme le fait souvent remarquer la doctrine[36], le texte des traités reste ambigu quant à la nature et la portée des décisions du Comité, la compréhension du déploiement historique de cette troisième voie permet à tout le moins d’arriver à recadrer le débat sur la valeur des interprétations mises de l’avant par ces comités. Dans cette troisième voie, la première proposition est avancée par la France. Elle soumet dès 1948 une proposition visant à créer une « commission de 11 membres élus (…) en raison de leur compétence et de leur autorité, en vue de veiller au respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales tels que définis par les articles du premier Pacte »[37]. La proposition se lit comme suit :

Cette Commission est assistée d’un Secrétaire général permanent, lui aussi élu, [qui] a une double mission :

a) En premier lieu, elle examine les dispositions d’ordre législatif et réglementaire en vigueur dans les différents Etats, celles des accords passés entre eux, les actes administratifs et d’exécution, ainsi que les actes juridictionnels en dernier ressort en vue de vérifier leur conformité avec les dispositions du Pacte. Sous cet aspect la nouvelle Commission qui se réunit au moins trois fois par an aura à exercer une activité encore plus importante que celle exercée au sein de l’Organisation internationale du Travail en vue de contrôler l’application par les Etats membres des Conventions ratifiées, en particulier d’examiner leur rapport annuel prévu par l’article 22 nouveau (du Statut de l’OIT) et de formuler des recommandations aux Etats qui n’ont pas encore ratifié certaines conventions : On pourra s’inspirer de ce précédent pour l’organisation de rapports périodiques.

b) La Commission prévue par le projet du Gouvernement français a une autre mission encore plus délicate, celle d’examiner les requêtes qui lui seraient adressées, même à propos d’un cas particulier, non seulement par un Etat partie au Pacte, mais encore par une organisation non gouvernementale ou un particulier. Pour 1'exécution de cette mission la Commission jouit d’un pouvoir d’enquête. Elle a recours aux moyens d’information qui lui paraissent nécessaires. Elle peut, si elle y a été autorisée par l’Assemblée des Nations Unies (Art 96, alinéa 2 de la Charte), demander à la Cour internationale de Justice des avis consultatifs sur des questions Juridiques qui se poseraient dans le cadre de son activité. Elle peut enfin adresser des recommandations soit aux Parties contractantes à la suite des examens auxquels elle procède et après discussion avec la ou les parties intéressées, soit aux autres organes des Nations Unies ou à d’autres organes internationaux [nos soulignés][38].

Une autre version de ce que pourrait être cet organe est proposée par les États-Unis et la Chine, également en 1948. Les États se chargent en premier lieu de résoudre tout conflit relatif à l’application du Pacte par la négociation directe, puis qu’ils aient recours à un Comité élu par les États parties au Pacte advenant que la négociation connaisse une impasse ou des délais déraisonnables. Ce comité serait alors habilité à formuler des recommandations aux États dans le but de trouver une solution à l’amiable. Le recours aux avis consultatifs de la Cour internationale de justice resterait disponible pour tout État accusé d’avoir enfreint le Pacte[39]. En 1950, les États-Unis clarifient leur position à l’occasion d’une proposition conjointe avec le Royaume-Uni. Celle-ci vise à établir un Comité des DH chargé de l’étude complète des faits en cause en cas de communication interétatique. Les constatations du Comité feraient l’objet d’un rapport publié par le secrétaire général[40]. Le Comité pourrait également avoir recours aux avis consultatifs de la Cour internationale de justice[41]. M. Hoare, représentant du Royaume-Uni, explique de la façon suivante la position de sa délégation :

En ce qui concerne la troisième question, le représentant du Royaume-Uni estime que la fonction primordiale de l’organe envisagé consistera à établir les faits et à tenter une conciliation ou une médiation. Cette fonction pourrait être assumée par une cour internationale - qu’il s’agisse de la Cour internationale de Justice existant actuellement ou d’une nouvelle cour internationale -, par un comité permanent ou par un comité spécial. Le calendrier de la Cour internationale de Justice n’est pas très chargé et on pourrait par conséquent envisager d’étendre sa compétence plutôt que de créer un nouvel organe, si ce dernier devait être un organe judiciaire. Mais le représentant du Royaume-Uni préférerait que l’organe en question soit, étant donné la nature de ses fonctions, un comité et non une cour ou un organe judiciaire.[42]

Bien que les deux options présentées ci-haut subsistent jusqu’aux séances finales de la Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1966, la position mitoyenne prend rapidement la place prépondérante. En 1955, la proposition qui figure dans le projet de Pacte présenté par la Commission des droits de l’Homme à l’Assemblée générale et annotée par le Secrétaire, est dans la logique de conciliation des deux propositions :

Article 43 tel que projeté par la Commission des droits de l’Homme : Examen par le Comité des affaires qui lui sont soumises et rapport du Comité sur ces affaires

1. Sous réserve des dispositions de l’article 43, le Comité établit les faits et met ses bons offices à la disposition des Etats en présence, afin de parvenir à une solution amiable de la question fondée sur le respect des droits de l’homme tels que les reconnaît le présent Pacte.

2. Le Comité doit dans tous les cas, et au plus tard dans le délai de dix-huit mois à compter du jour où il a reçu la notification visée à l’article, dresser un rapport qui sera envoyé aux Etats en présence et communiqué ensuite au Secrétaire général des Nations Unies aux fins de publication.

3. Si une solution a pu être obtenue conformément aux dispositions de l’alinéa 1 du présent article, le Comité se borne, dans son rapport, à un bref exposé des faits et de la solution intervenue. Si tel n’est pas le cas, le Comité établit un rapport sur les faits et indique si, à son avis, les faits constatés révèlent ou non, de la part de l’Etat intéressé, un manquement aux obligations découlant du Pacte. Si le rapport n’exprime pas, en tout ou en partie, l’opinion unanime des membres du Comité, tout membre du Comité aura le droit d’y joindre l’exposé de son opinion individuelle. Au rapport sont jointes les observations écrites et orales présentées par les parties à l’affaire en vertu de l’article 39, alinéa 2c), ci-dessus.

Ainsi, en 1955, la vision du Comité qui se dessine est celle d’un organe qui doit exercer des fonctions d’enquête et de conciliation. Ses pouvoirs ne doivent pas être de nature juridictionnelle et ses décisions ne doivent pas avoir un caractère obligatoire. Le Comité doit plutôt s’attacher à établir les faits de façon impartiale et à fournir ses bons offices. C’est en formulant ses conclusions et en les publiant dans des rapports, que ledit Comité contribuera efficacement à faire respecter le Pacte, les États ne se résolvant pas à admettre que les décisions dudit Comité présentent un caractère obligatoire. On a souligné toutefois la nécessité, pour assurer la mise en oeuvre efficace du Pacte, de conférer au Comité le droit de formuler des recommandations ou de proposer des solutions[43].

Contrairement à l’appréhension contemporaine que l’on a de la portée des décisions du Comité des DH, le débat lors des travaux préparatoires n’est pas essentiellement axé sur le recours à un contrôle judiciaire, donc contraignant, ou sur un mécanisme non judiciaire dont les décisions ne seraient donc pas contraignantes. Le débat est beaucoup plus complexe et se pose essentiellement dans une perspective interétatique. Néanmoins, comme il sera vu, la nécessité d’un contrôle est très vite reconnue. Les contours de celui-ci ont fait l’objet de longues discussions, pas uniquement sur sa nature judiciaire ou non-judiciaire, mais également, pour ne pas dire principalement, sur son caractère contentieux ou non contentieux. Il ressort des travaux préparatoires que les États vont rapidement s’entendre sur la nécessité d’établir un organe dont l’expertise, notamment dans l’établissement des faits, dans le soutien qu’il pourrait apporter aux États, ou encore dans l’évaluation des exigences du Pacte, ne saurait être remise en cause. Les discussions ont par ailleurs porté sur la nature de l’organe, sa composition et, finalement, sur le caractère judiciaire ou non judiciaire de celui-ci.

B. Un compromis insatisfaisant, mais nécessaire entre les propositions de la 1re et de la 3e Commission

La position soviétique initiale écartant tout contrôle international au profit d’un contrôle uniquement national est donc lentement écartée et en 1966, à la veille de l’adoption du Pacte, l’idée d’un mécanisme uniquement judiciaire est, quant à elle, tempérée. L’idée d’un tribunal des droits de l’Homme n’est plus, mais elle n’est pas exclue et la troisième Commission continue à étudier l’idée de recours possibles devant la Cour internationale de justice, sous la forme d’un droit d’appel ou encore d’avis consultatifs que pourraient demander à la fois le Comité et les États[44]. La nécessité de trouver un compromis est un impératif de prudence et de réalisme politique. L’objectif demeure avant tout d’assurer un meilleur respect des droits de l’Homme par les États. Il importe en conséquence que les États acceptent de s’engager à respecter ce Pacte. Il s’est donc agi de trouver un point d’équilibre entre la volonté générale d’établir un mécanisme international de mise en oeuvre et la nécessité que les pactes soient ratifiés par un nombre maximal d’États[45]. La Troisième Commission, qui avait pour tâche d’analyser les projets de pacte mis de l’avant par la Commission des droits de l’Homme et de proposer des amendements, a donc eu à négocier cet équilibre dans un contexte non seulement de Guerre froide, mais désormais, aussi de décolonisation. Cela va mener, tel que l’affirme monsieur Mirzan, représentant du Pakistan, à ce que « [l]e rôle du Comité des DH tel que l’avait conçu la Commission des droits de l’Homme [soit] radicalement modifié »[46].

1. Les plaintes interétatiques

Ainsi, en matière de plaintes interétatiques, la fonction judiciaire du Comité initialement évoquée est écartée au profit d’une fonction de conciliation et de bons offices[47]. Une concession importante que font les délégations partisanes d’un système de mise en oeuvre fort réside dans le caractère facultatif qui est donné à la procédure de communications étatiques[48]. Ainsi, le Comité ne sera compétent pour évaluer ces dernières et pour fournir ses bons offices que si les États concernés ont, par une déclaration, reconnu sa compétence en ce domaine[49]. Si les fonctions du Comité au regard des plaintes interétatiques connaissent une diminution importante par rapport à ce qu’elles étaient dans le projet élaboré par la Commission des droits de l’Homme, il revient cependant toujours à l’organe de traité d’établir les faits[50]. C’est d’ailleurs ce que précise M. Saskena, représentant de l’Inde, avant le vote de la Troisième Commission sur l’article relatif aux communications étatiques, modifié par un amendement corédigé par la délégation indienne[51]. C’est en raison des explications données par le représentant de l’Inde que la représentante de la Nouvelle-Zélande vote en faveur de l’article modifié[52]. Il est cependant vrai que l’alinéa du projet de pacte qui prévoyait que « le comité devait indiquer si, à son avis, il y avait ou non de la part de l’État intéressé un manquement aux obligations découlant du pacte » est supprimé dudit projet[53].

2. La procédure des rapports

Il n’en reste pas moins que si la Troisième Commission dilue les fonctions du Comité en ce qui a trait à la procédure de communications étatiques, elle met, dans une certaine mesure, sur pied un système de suivi et de contrôle beaucoup plus complet et exigeant que celui qui était envisagé par la Commission des droits de l’Homme initiale. En effet, bien qu’imparfait à d’autres égards, la Troisième Commission institue également une procédure obligatoire de rapports et l’adoption de ces nouvelles dispositions créant une procédure obligatoire de rapports n’est pas allée sans opposition. Outre le fait que certaines délégations auraient préféré que le Conseil économique et social se charge de leur étude, à l’instar de ce qui était prévu dans le Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels, certains ont, de manière très révélatrice, exprimé des craintes quant à la possibilité qu’un organe international puisse avoir le dernier mot sur la conformité des États au Pacte, au détriment des instances nationales. Ainsi,

M. Hanablia (Tunisie) estime que les rapports des États parties devraient être transmis par le Secrétaire général, non pas au Comité des DH, mais au Conseil économique et social. En vertu du nouvel article proposé, non seulement le comité recevrait les rapports, mais il serait libre ou non de les transmettre au conseil. Cependant, le comité doit être un organe autonome composé de 18 personnes siégeant à titre individuel. Pour des raisons de principe, la délégation tunisienne estime qu’il ne convient pas de demander aux États parties d’adresser des rapports à un tel organe. En outre, du point de vue pratique, on sait que des personnalités, venant d’autres pays, peuvent avoir des points de vue qui ne concordent pas avec les nôtres. En Tunisie, l’expérience de quelques années d’indépendance nous a montré que les avis des experts étrangers n’étaient pas toujours acceptables pour nous, parce que ces experts ne connaissaient pas très bien les conditions spécifiques de notre pays. M. Hanablia estime que le Comité des DH, tel qu’il doit être constitué, ne devrait exercer aucune fonction de contrôle qui le placerait au-dessus des institutions nationales et du Conseil social et économique.[54]

Cependant, si les délégations décident que le Comité pourra faire suivre ses « observations » aux États plutôt que ses « recommandations », les pouvoirs du Comité en vertu de la procédure de rapports restent pour le moins vagues[55]. Comme le fait remarquer M. MacDonald, représentant du Canada :

[l]es termes employés pour énumérer les fonctions qu’exercera le comité dans le cadre de l’examen des rapports sont par trop vagues. Au lieu de simplement les 'examiner' et les 'étudier', le comité devrait être autorisé à examiner, analyser, apprécier et évaluer les rapports, et cela d’une façon approfondie et critique. Bien que le projet d’article puisse être interprété dans ce sens, il serait utile de préciser davantage le texte.[56]

Il interprète par ailleurs l’article suggéré comme signifiant :

que le comité ne fait qu’accuser réception des rapports, mais aussi qu’il peut communiquer aux États parties ses suggestions et les résultats de ses évaluations techniques ; le comité doit, au besoin, leur signaler les insuffisances dans leurs législations et leurs pratiques. Si tel est le sens de cette phrase, il n’est pas nécessaire de modifier la disposition qu’elle énonce, mais, si il y a des doutes ou un équivoque possible, alors il conviendrait de préciser la signification du texte.[57]

Malgré ces oppositions et sans clarifier davantage les fonctions attribuées au Comité, l’article 39 bis du projet de Pacte instituant la procédure de rapports obligatoires est adopté par 82 voix contre zéro, avec 6 abstentions[58]. Comme l’explique Thomas Buergenthal, ancien juge à la Cour internationale de justice et membre du Comité des DH de 1995 à 1999, « [t]he language of article 40 indicates that those who drafted this provision did not wish to spell out very clearly what powers the Committee was to exercise in dealing with State reports »[59]. Il est toutefois possible de noter que la Tunisie, ayant énoncé son objection à l’extension de la compétence du Comité à l’étude des rapports des États, propose le 18 novembre 1966 que la transmission des rapports au Comité soit rayée du projet de pacte, proposition qui est rejetée à 87 voix contre 1, avec 2 abstentions[60].

Trois remarques peuvent ici être faites à propos des travaux préparatoires quant à la mise en place d’une procédure de rapports étatiques obligatoires. Tout d’abord, il faut rappeler l’esprit de compromis qui a présidé aux séances depuis le début des négociations. Vu la réduction drastique de la compétence du Comité en matière de plaintes étatiques, il est logique de penser que l’adoption d’une procédure de rapport visait à rééquilibrer le mécanisme général de mise en oeuvre, d’autant plus qu’une procédure semblable venait d’être adoptée dans le cadre du PIDESC. Un comité spécialisé, propre au Pacte relatif aux droits civils et politiques ayant été institué, il importait de lui donner des fonctions qui justifieraient sa création. Ensuite, l’importance accordée à la question de la mise en oeuvre des pactes, qui, pour aller plus loin que la DUDH, devaient avoir un caractère effectif et efficace, permet de croire que le Comité était davantage qu’un organe purement « cosmétique ». Par ailleurs, l’absence de réponse aux inquiétudes pourtant clairement formulées de certains États laisse entendre que les délégations, lors du vote, avaient conscience du fait que la procédure de rapports instituait effectivement un mécanisme de contrôle au-dessus des instances nationales. Enfin, l’accent mis sur la fonction d’établissement des faits du Comité, qui demeure une constante dans tous les projets soumis et amendés, montre que le Comité a été doté d’une autorité incontestée en la matière.

3. L’examen des communications des particuliers

Un autre ajout significatif de la Troisième Commission au projet du pacte consiste en des dispositions prévoyant la compétence du Comité des DH pour recevoir et examiner des communications provenant de particuliers sous la juridiction des États ayant ratifié le protocole[61]. Il va sans dire que si bon nombre de délégations appuient de façon enthousiaste cet ajout proposé par le représentant des Pays-Bas et soutenu par le Nigéria et le Canada, d’autres apparaissent bien plus rétives au mécanisme envisagé[62]. C’est en ce sens qu’intervient la déléguée irakienne à l’occasion de la 1439e séance de la Troisième Commission, le 30 novembre 1966 :

À propos de l’alinéa a du paragraphe 6 qui prévoit que le comité ne peut examiner une communication que si son auteur a épuisé tous les recours internes disponibles, la représentante de l’Irak fait observer qu’aucun gouvernement ne sera prêt à reconnaître que tous les jugements prononcés par ses divers tribunaux ont été erronés et à dire que la décision d’un comité international devrait l’emporter sur eux. [notre souligné][63]

Faisant écho à cette déclaration, la représentante soviétique a affirmé partager :

les arguments très convaincants exposés par la représentante de l’Irak et tient à ajouter que, si le Comité des DH doit être composé de 18 'personnalités de haute moralité et possédant une compétence reconnue dans le domaine des droits de l’Homme' (art.27 du projet de pacte), il est possible de trouver, à l’intérieur des États, un nombre bien des fois supérieur de personnes tout aussi qualifiées, qui ne s’intéressent certainement pas moins aux droits des citoyens que ne le feraient les membres de ce comité. Elle ne voit pas comment des États pourraient attribuer à ces 18 personnes une position plus élevée que celle qu’ils accordent à ceux de leurs propres ressortissants qui possèdent une compétence particulière dans le domaine des droits de l’Homme.[64]

Une concession est alors faite afin de permettre au Pacte d’être ratifié par le plus grand nombre d’États : la procédure envisagée sera exportée dans un protocole facultatif. Certes, le représentant de l’Inde déplore la faiblesse du mécanisme, c’est-à-dire un Comité qui n’aurait pas réellement un pouvoir de sanction, mais simplement la possibilité de faire à l’État une « suggestion » de réparation, mais le fait que la procédure de communications individuelles constitue un dernier recours ne sera remis en question par aucune des délégations présentes. Au contraire, faisant fi des objections soulevées par l’Irak et l’URSS, un vote est pris sur le protocole facultatif, qui est finalement adopté. Par ailleurs, bien qu’il ne puisse pas prononcer une sanction contraignante, le fait que le Comité puisse suggérer une réparation induit forcément le pouvoir de constater une violation, autrement dit, qu’après analyse il puisse constater qu’un État ne s’est pas conformé à ses obligations.

Il ressort ainsi des travaux préparatoires du PIDCP que, bien que détaillée en termes extrêmement prudents, la fonction qui revient au Comité des DH en matière de rapports étatiques et de communications individuelles va plus loin que la simple possibilité d’émettre des analyses dont la prise en compte est facultative. Il en va de même pour les organes de traités subséquents, inspirés de ce premier comité. Il faut en effet rappeler que la position soviétique, selon laquelle l’État serait le seul responsable de la mise en oeuvre du Pacte a été rapidement rejetée par les autres États au profit d’un mécanisme international. Affirmer que ce mécanisme ne propose que des analyses pouvant être déconsidérées par les États reviendrait à avaliser la position soviétique et à nier la réalité du compromis qui a permis la mise en place d’un organe international de contrôle, tout en écartant l’idée qu’il puisse avoir, dès l’origine, un caractère judiciaire véritable. Une telle affirmation serait, de surcroît, difficilement conciliable avec la raison d’être du droit international des droits de la personne tel qu’il s’est développé à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, celui-ci étant donc considéré comme une garantie ultime de protection des droits de la personne au niveau international lorsque des systèmes nationaux de protection faillissent.

Toutefois, il ne peut être nié que si l’on s’en tient à la lettre finale du texte du Pacte et de son protocole en omettant de se référer aux travaux préparatoires, celle-ci peut alors paraître imprécise et entraîner des interrogations quant à la nature et la portée des décisions du Comité.

II. Une imprécision rédactionnelle source de discussions

Le compromis auquel les négociations faites au cours les travaux préparatoires ont abouti va être la source d’ambiguïtés amenant certains à relativiser la portée des décisions du Comité. En premier lieu, le contraste entre les pouvoirs du Comité dans le Pacte, y compris dans les plaintes interétatiques et ceux qu’il tire du protocole, est une première source de confusion. En deuxième lieu, si ce protocole facultatif confère un rôle contentieux au Comité, comparable, dans une certaine mesure, à celui exercé par une juridiction internationale, celui-ci nie toute nature juridictionnelle au Comité et aux fonctions qu’il exerce. Il y a là une seconde source d’ambiguïté ou de confusion. Fort de cette volonté d’éviter toute référence juridictionnelle dans la formulation des compétences du Comité, certains minorent, voire nient toute autorité aux décisions de ce dernier. Enfin, le développement du droit international des droits de la personne, incluant la jurisprudence du Comité a amené, à l’inverse, certaines instances internationales à déduire de cette même ambiguïté, une appréhension bien moins souple des compétences du Comité.

A. Des fonctions du Comité des DH à géométrie variable…

Après les atermoiements relatifs à la nature des fonctions devant être octroyées au Comité des DH, visibles dans les travaux préparatoires, les États ont adopté une version du Pacte reprenant les propositions de la 3e Commission examinées précédemment. Ainsi, trois types de fonctions sont attribuées au Comité. Deux d’entre elles le sont par le PIDCP lui-même, la troisième faisant l’objet d’un protocole séparé. La première fonction en est une de contrôle et de surveillance. L’article 40 du PIDCP instaure en effet une obligation pour les États parties de « présenter des rapports sur les mesures qu’ils auront arrêtées et qui donnent effet aux droits reconnus dans le présent Pacte et sur les progrès réalisés dans la jouissance de ces droits »[65]. Par la réception et l’analyse des rapports présentés par les États, le Comité des DH[66] est en mesure de suivre la mise en oeuvre du Pacte par les États au niveau national. Cette fonction lui permet alors d’engager un dialogue avec les États parties et de formuler à ces derniers des recommandations pour une meilleure application des dispositions du traité. Cette procédure de présentation de rapport, permet au Comité des DH, à l’issue de leur examen d’émettre une « observation finale » – « concluding observation » en anglais dans laquelle il formule les recommandations faites à l’État partie. Mais cette procédure des rapports a incidemment également donné lieu à un autre type de décision de la part du Comité des DH, les « observations générales » – ou « general comments » en anglais. Cette pratique découle pour le Comité des DH de la nécessité de surveiller la mise en oeuvre du traité et d’accompagner les États en la matière. Par ces observations générales, le Comité fait une synthèse de ce qui est entendu (ou attendu) par une disposition du traité, non plus dans une situation donnée, mais de façon générale et abstraite. Ces observations générales sont l’expression du « pouvoir d’interprétation général »[67] de l’organe concernant une disposition de la convention dont il a la charge de suivre l’application. Dès lors, outre sa fonction de suivi des traités et la fonction contentieuse qui sera examinée subséquemment, il appert que le Comité des DH a également acquis une fonction d’interprétation des droits contenus dans le PIDCP et ses protocoles. Par la publication des observations générales, le Comité des DH établit et avise les États parties de l’interprétation qui doit être donnée aux différentes dispositions dudit Pacte. Il convient de ne pas minimiser l’impact normatif de cette fonction interprétative, car, dans une certaine mesure, elle contribue à fixer les limites des droits garantis par le PIDCP.

L’autre fonction attribuée au Comité des DH est cette fois-ci « contentieuse » dans le sens où elle requiert le dépôt d’une plainte devant le Comité des DH afin qu’il puisse rendre une décision. L’article 41 du PICDP prévoit en effet que « [t]out Etat partie au présent Pacte peut, en vertu du présent article, déclarer à tout moment qu’il reconnaît la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications dans lesquelles un Etat partie prétend qu’un autre Etat partie ne s’acquitte pas de ses obligations au titre du présent Pacte ». Mais c’est surtout la possibilité de recevoir des communications individuelles par le biais du protocole facultatif no 1 au PIDCP[68], longtemps débattue lors de la rédaction dudit traité[69], qui donne lieu de la part du Comité, après traitement de la plainte, à une constatation – ou « view » selon la terminologie anglophone – qui présente ici un grand intérêt. À la différence du rapport qu’il établit dans le cas d’une plainte étatique[70], les constatations qu’adopte le Comité des DH à l’issue de plaintes individuelles se caractérisent par un constat, de sa part, de violation ou de non-violation par l’État dans la mise en oeuvre de ses obligations au regard du PIDCP. Il y a là clairement une fonction supplémentaire accordée au Comité des DH dans le cadre de ces plaintes individuelles en comparaison des plaintes étatiques. Il en résulte une plus-value concernant ces décisions suite aux plaintes individuelles qui contribuent à renforcer leur force déclaratoire. Qui plus est, le Comité fait également des recommandations à l’État afin que celui-ci puisse faire cesser la violation d’une part et que la victime puisse obtenir réparation d’autre part.

La procédure mise en place par l’article 1 du Protocole facultatif no 1 relatif au PIDCP en vertu duquel « [t]out État partie au Pacte qui devient partie au présent Protocole reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d’une violation, par cet État partie, de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte »[71] voit ses modalités établies par le Règlement intérieur du Comité des DH[72], aux articles 84 à 104. Cette fonction contentieuse du Comité, tout particulièrement celle issue du protocole facultatif en matière de plaintes individuelles, et l’usage qu’il en a fait, ont contribué à ce que celui-ci se soit vu reconnaître la qualification d’organe « quasi judiciaire »[73]. Par cette fonction contentieuse, le Comité a développé une importante jurisprudence. Reconnaissant l’importance pratique et la place de plus en plus grande de cette fonction contentieuse, il a été désigné au sein du Comité des DH un rapporteur en charge de veiller à ce que l’État concerné prenne en considération les recommandations du Comité[74]. L’instauration d’un tel mécanisme de suivi est significative de l’attention contemporaine qui est portée aux décisions du Comité. En effet, le PIDCP et son protocole, comme la plupart des traités onusiens de protection de droit la personne, ne contenait aucune disposition relative à un mécanisme de suivi, ceci n’est d’ailleurs pas surprenant puisque lui était nié l’autorité relative de chose jugée pour ses décisions. Or, dans le cadre des Nations unies, ce mécanisme de suivi initié par le Comité a été repris par l’ensemble des organes de traité. Cet état de la mise en oeuvre des décisions des comités onusiens est régulièrement évoqué lors de la Réunion annuelle des présidents de Comités onusiens qui, depuis 2016[75], ont officialisé le recours aux institutions nationales des droits de l’homme pour s’assurer d’un tel suivi[76]. Si l’instauration d’un tel mécanisme de suivi ne remet pas en cause l’absence d’autorité de chose jugée des décisions du Comité, elle est en revanche révélatrice du poids du constat de violation des dispositions du PIDCP effectué par le Comité dans le cadre de la procédure des communications individuelles.

Ces fonctions contentieuses et non contentieuses sont évidemment liées entre elles, de telle sorte qu’elles forment un tout et contribuent à un effort d’interprétation organique. En effet, les observations générales font état de l’interprétation qu’il convient de donner aux droits contenus dans le PIDCP, mais elles sont en fait la synthèse des éléments sur lesquels s’est déjà prononcé le Comité des DH, notamment dans le cadre de l’examen des rapports périodiques. Par la suite, ces observations générales sont elles-mêmes utilisées par le Comité afin d’évaluer si tel ou tel État s’est conformé à ses obligations, que ce soit à l’occasion de l’examen de rapports ou dans l’exercice de sa fonction contentieuse. Il convient également de noter que dans l’exercice de cette dernière, outre les observations générales, le Comité n’hésitera pas à utiliser les observations finales qu’il a pu remettre à la suite du rapport périodique de tel ou tel État. L’importance de ce qu’établissent ces observations finales peut également être notée dans le recours systématique qui y est fait dans le cadre de l’examen périodique universel[77]. Le fait que les États les utilisent pour asseoir leur examen de l’État des droits de l’Homme sur le territoire de l’un d’entre eux montre que les analyses du Comité des DH font autorité.

Dès lors, il est permis de considérer, en raison de la combinaison de ces fonctions non contentieuse et contentieuse, et de la création même du Comité, que l’expertise en matière de droits contenus dans le PIDCP n’appartient non plus aux États, mais bel et bien au Comité des DH.

Ainsi, Kerstin Mechlem de mentionner,

[t]he responsability for determining how rights can be realized and whether or not states have fulfilled their obligations rests primarily with the treaty bodies rather than with the states parties. The treaty bodies hence assume to a large extent, among other roles, the interpretative role that is normally played by the states. As they act largely in lieu of states, they are bound to the same extent as states by the rules of interpretation by which the states would be bound. Regular references to the Vienna Convention by the treaty bodies indicate that they recognize the relevance of this instrument to their work.[78]

L’ensemble de ces éléments constitue autant d’arguments au soutien de l’idée que l’expertise en matière d’interprétation des obligations du PIDCP, et de ce qui peut en constituer une violation, appartient au Comité des DH. La distinction entre le Comité et les organes juridictionnels tiendrait alors simplement dans le fait que, si dans les deux cas l’analyse effectuée doit être considérée comme définitive, la décision ou la recommandation émanant du Comité n’est pas contraignante pour l’État, ce dernier pouvant choisir de donner suite ou non à l’analyse de celui-ci.

Si les recommandations suite aux rapports ainsi que les mécanismes de recours interétatique[79] sont des éléments fondamentaux pour le suivi de la bonne application du PIDCP, ce sont les observations générales et les décisions rendues suite à une plainte individuelle qui ont le plus d’intérêt pour la présente analyse non seulement en raison de leur portée, mais aussi parce qu’elles constituent une véritable jurisprudence[80]. La question de l’expertise du Comité, dont l’existence et la valeur vont ici être examinées, s’articule donc autour des décisions de ce dernier à la suite de plaintes qu’il aurait reçues, ou encore à travers les observations générales qu’il aurait formulées.

B. … Source d’ambiguïté quant à la nature du Comité

1. Une confusion sur la nature du Comité née du libellé utilisé

En adhérant au PIDCP[81], les États ont souverainement consenti à respecter les engagements auxquels ils ont souscrit. Or, la nature de leur engagement au titre dudit Pacte est double. D’une part, ils « s’engagent à prendre, en accord avec leurs procédures constitutionnelles et avec les dispositions du présent Pacte, les arrangements devant permettre l’adoption de telles mesures d’ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le présent Pacte qui ne seraient pas déjà en vigueur [notre souligné] »[82]. Il s’agit ici d’une obligation de mettre en oeuvre normativement les obligations du PIDCP en droit interne de façon à ce que les dispositions de celui-ci par les États et leurs démembrements, et éventuellement, que le respect de ces obligations puisse être invoqué devant les juridictions nationales. D’autre part, l’engagement des États se fait en ce qu’ils consentent à se soumettre à un contrôle exercé par l’organe prévu par le PIDCP[83]. Pour autant, les hésitations dont il a été question précédemment au moment de la rédaction du PIDCP[84], quant à savoir s’il devait y avoir un comité, quelles devaient être ses fonctions, ou encore quelle devait être la valeur de ses décisions, n’ont pas été dissipées par une définition claire de la nature du Comité lors de la rédaction finale. Présent dans deux traités, le Pacte et le Protocole, le Comité ne voit jamais ces deux textes précisément définir sa nature, celle-ci pouvant uniquement alors être déduite des fonctions à géométrie variable que lui attribuent ceux-ci. Un tel exercice ne peut conduire qu’à diverses appréciations de cette nature, source d’ambiguïtés, a fortiori si l’on omet de prendre en compte le contexte entourant les négociations. Les discussions relatives à l’étendue sibylline des pouvoirs du Comité des DH se sont effectivement poursuivies après l’adoption du PIDCP. L’argument le plus commun est essentiellement lié à la sémantique du PIDCP et de son protocole. En effet, il est institué un « Comité » et non un « tribunal » ou une « Cour ». Il est par ailleurs fait mention de « membres » et non de « juges ». Lors de la procédure des « Communications individuelles » (et non pas des « requêtes individuelles »), le Comité rend des « décisions »[85] ou des « constatations » et non pas des « arrêts » ou des « jugements ». Bien que les fonctions qui lui ont été conférées correspondent à celles dont pourrait disposer une véritable juridiction, les rédacteurs ont pris un soin tout particulier d’éviter tout vocabulaire judiciaire et juridictionnel. Il semble donc que les craintes avancées lors des négociations par le représentant canadien, M. MacDonald, quant à la clarté du texte[86] demeurent toujours en partie fondées considérant le libellé final du texte. Le second argument, ne tient pas tant à ce que le PIDCP et le protocole facultatif stipulent, mais davantage à ce qu’ils n’énoncent pas. Il est ici question du silence du traité sur certaines de ces questions, notamment quant aux effets légaux des « constatations » adoptées par le Comité lors de la procédure des communications individuelles et des « recommandations » qu’il propose afin de remédier à d’éventuelles violations. Le texte du protocole en lui-même ne précise pas si la décision du Comité des DH lie juridiquement l’État partir ou si elle ne fait que préconiser des solutions à envisager. En conséquence, la combinaison du silence du protocole et la volonté affichée de ne pas évoquer le Comité des DH dans des termes qui seraient ceux employés à propos d’une juridiction, sont les arguments utilisés pour justifier le défaut de juridicité des décisions du Comité des DH. D’ailleurs, dans sa première observation générale adoptée en 1996, le Comité des DH explique alors qu’il « n’est pas un organe d’appel ni un organe quasi-juridictionnel ou administratif »[87]. Il prend cependant soin de préciser qu’il est « un organe de surveillance créé par les États parties à la Convention elle-même, doté uniquement de pouvoirs déclaratoires [notre souligné] »[88]. Cette carence juridictionnelle conduit alors à dire que l’opposabilité de ses décisions aux États n’est pas celle d’une juridiction internationale, et qu’elles sont ainsi dépourvues de force contraignante. Cette absence de reconnaissance ab initio du Comité en tant que juridiction affecte négativement la force de ses décisions et conduit à ce que certains États non seulement considèrent qu’ils ne sont pas tenus de les suivre[89], mais surtout remettent en cause l’analyse et le constat faits par le Comité.

De plus, le fait qu’un mécanisme de plaintes individuelles ait été instauré dans un traité distinct est source d’enseignement. En effet, comme le montre l’étude des travaux préparatoires, les États parties au PIDCP qui ne souhaitaient pas voir la possibilité pour des personnes relevant de leur juridiction de déposer une communication auprès du Comité de DH n’y étaient pas contraints par le Pacte lui-même. A contrario, ceux qui aspiraient à ce que leurs justiciables puissent avoir accès au Comité des DH, adhéraient à ce protocole, et permettaient aux particuliers relevant de leur juridiction de déposer une requête devant lui. Cette option laissée aux États permet aisément d’affirmer que l’adhésion de tout État à ce protocole témoigne d’une volonté de leur part d’aller au-delà des fonctions du Comité telles qu’exclusivement prévues dans le texte du PIDCP. En décidant d’instaurer une procédure supplémentaire à celles prévues par le PIDCP dans un protocole facultatif, il est légitime de s’attendre à ce que l’État qui y adhère en supplément souhaite en respecter les implications, puisqu’il s’agit d’une option. Or, le but du protocole facultatif est de « mieux assurer l’accomplissement des fins du Pacte international relatif aux droits civils et politiques »[90]. Pour mener à bien cet objectif, l’article 1 du Protocole prévoit que « [t]out Etat partie au Pacte qui devient partie au présent Protocole reconnaît que le Comité des DH a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d’une violation, par cet État partie, de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte »[91]. En d’autres termes, comme le précise le Comité des DH, il ne peut être nié que « [l]’objet et le but du Pacte sont de créer des normes relatives aux droits de l’homme juridiquement contraignantes en définissant certains droits civils et politiques et en les plaçant dans un cadre d’obligations juridiquement contraignantes pour les Etats qui le ratifient, ainsi que de fournir un mécanisme permettant de surveiller efficacement les obligations souscrites [nos soulignés] »[92]. En ce sens, il semble que les États aient consenti à conférer au Comité des DH des pouvoirs quasi-juridictionnels, non seulement en ratifiant le PIDCP et en participant à sa création, mais surtout en adhérant au Protocole facultatif en raison du recours individuel qu’il crée. Considérant le principe d’application de bonne foi des traités[93], on est en droit de se demander s’il n’est pas surprenant que les États aient eu par la suite tendance à remettre en cause l’autorité à accorder aux décisions du Comité, tout au moins celles rendues dans le cadre du Protocole facultatif. Si les négociateurs ont choisi de ne pas inclure dans le PIDCP un recours individuel jugé trop contraignant pour les États, préférant le créer dans un traité distinct, il semble que les États souscrivant à ce dernier ne puissent nier cette contrainte.

Mais en réalité, comme nous l’avons vu, c’est davantage ce que la lettre du PIDCP et du Protocole facultatif ne dit pas, ou ce qu’elle « dit mal » qui a contribué à l’épanchement de ces doutes. Cette ambiguïté oppose alors la logique d’une création utilitariste du Comité des DH à un ensemble de considérations bien plus pratiques et pragmatiques. Finalement, si le Comité des DH a souffert initialement de cette absence de juridictionnalité, au point de reconnaître lui-même cette faiblesse[94], l’ambiguïté relative à sa nature et à la portée de ses décisions tend à être relativisée au fil d’un mouvement de diversification et de complexification du droit international[95], tel qu’il appert de l’attitude de certaines instances nationales à l’égard du Comité.

2. Une attitude plus ouverte et inclusive de la part de certaines instances internationales

Le développement de la normativité de protection des droits de la personne en droit international a engendré une explosion du contentieux en la matière, et corollairement de la jurisprudence notamment en raison de l’ouverture de recours internationaux accessibles aux particuliers. Si au niveau régional la voie judiciaire a été privilégiée[96], nous venons de voir que tel n’a pas été le cas au niveau universel, les États préférant y instaurer des organes de traités à l’image du Comité des DH. Qui plus est, rares étaient à l’origine les traités qui permettaient à une instance internationale d’entendre des recours individuels. Le Comité des DH faisait partie de ces derniers via le protocole facultatif au Pacte[97] et les États, à la fin du XXe siècle, ont progressivement accepté de donner la possibilité à la plupart des autres Comités onusiens de connaître de plaintes individuelles[98]. Cette multiplication des instances internationales de droit de la personne universelles et régionales, et corollairement le développement des recours individuels internationaux, ont non seulement provoqué un développement de la jurisprudence internationale des droits de la personne, mais ont inévitablement induit une prise en compte réciproque de la compétence et des décisions des uns et des autres[99]. Cette attention mutuelle au champ d’expertise réciproque s’inscrit tout naturellement dans le principe d’universalité des droits de la personne et a non seulement conduit ces instances à observer ce qu’effectuaient leurs homologues, mais plus directement à se référer à leurs décisions, reconnaissant par là-même l’autorité de ces derniers dans leur champ.

Ainsi, si les États ont été les acteurs majeurs du courant incitant à penser que les décisions du Comité des DH seraient dépourvues de toute autorité, il n’en va pas de même pour certaines instances internationales. Ces dernières ont une attitude bien plus nuancée, voire opposée à celle des États. De même que la doctrine s’accordait déjà à dire que les décisions du Comité des DH constituent une « jurisprudence » au même titre que celle d’une juridiction internationale[100], en 2010, la CIJ est venue corroborer cette analyse dans un arrêt Ahmadou Sadio Diallo. Dans celui-ci elle ne manque pas de souligner que

[l]e Comité des DH a, depuis sa création, développé une jurisprudence interprétative considérable, notamment à l’occasion des constatations auxquelles il procède en réponse aux communications individuelles qui peuvent lui être adressées à l’égard des Etats parties au premier Protocole facultatif, ainsi que dans le cadre de ses “Observations générales" [Nos soulignés][101].

De plus, si dans son Observation générale no 33, le Comité des DH rappelle que devant lui est introduite une « communication » et non pas une « plainte » ou « requête »[102], il prend bien soin d’ajouter, dans cette même observation, que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme fait apparaître le terme « requête » dans sa structure administrative actuelle « puisque les communications présentées en vertu du Protocole facultatif sont d’abord traitées par un service appelé Groupe des requêtes »[103].

Probablement que les instances internationales qui ont été le plus loin dans la reconnaissance de l’autorité du Comité des DH et de ses décisions sont les Tribunaux pénaux internationaux qui ont qualifié ce dernier « d’instance internationale » au même titre que la Cour européenne des droits de l’homme[104].

III. L’existence ad minima d’une force déclaratoire pour les décisions du Comité des DH

L’existence du Comité des DH, fait suite à une décision prise par les États en ce sens lors du PIDCP et du Protocole facultatif. Les États se sont alors entendus pour créer un organe qui serait en charge de l’interprétation et de la surveillance de la bonne application des dispositions contenues dans lesdites conventions. En acceptant la compétence du Comité en question, les États acceptent de se soumettre à l’examen que fait l’organe de la mise en oeuvre qu’ils font du traité. L’existence de mécanismes de recours contre les États est la preuve de la confiance dont font montre les États à l’endroit du Comité des DH et de ses semblables en la matière. Si cette confiance n’a pas été jusqu’à reconnaître aux décisions de ce dernier l’autorité relative de chose jugée, comme ce serait le cas pour une juridiction internationale, il n’en demeure pas moins que l’expertise délivrée par le Comité des DH dans ses décisions peut difficilement être remise en cause (a). En effet, seul celui-ci est autorisé par les États à examiner leurs comportements au regard des obligations du Pacte, après que les autorités nationales aient eu l’occasion de mettre en oeuvre ou de vérifier cette mise en oeuvre. Dès lors, il semble bien que le Comité des DH se soit vu conférer un véritable monopole d’expertise, ses décisions, bien que non contraignantes, revêtant néanmoins une véritable force déclaratoire (b).

A. La détention manifeste d’une expertise dans l’interprétation et la mise en oeuvre du PIDCP

Cette expertise quant à l’interprétation et la mise en oeuvre des obligations du PIDCP s’appuie non seulement sur les exigences de composition et de fonctionnement du Comité, exigences qui sont quasi-judiciaires, et d’autre part, sur la nature et la portée des compétences qui lui sont conférées.

1. Les garanties d’indépendance et d’impartialité des membres du Comité et son autonomie

L’existence d’une expertise au sein d’une instance, soit-elle internationale, commence avec un certain nombre de qualités que les membres qui la constituent doivent pouvoir offrir et garantir. Sans l’assurance que les membres du Comité des DH sont indépendants, impartiaux, et particulièrement compétents dans la matière concernée, la crédibilité de leurs décisions ne peut être ne serait-ce qu’envisagée. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une juridiction, en tant qu’organe possédant des compétences contentieuses, il est indispensable d’assurer l’indépendance de ses membres. En effet, « l’indépendance judiciaire est l’un des piliers de l’organisation d’une société démocratique régie par le principe de la règle de droit. Les deux valeurs fondamentales que sont l’état de droit et l’indépendance judiciaire sont interreliées »[105]. Ainsi, les règles entourant la composition et les qualités pour être membre du Comité telles qu’elles apparaissent dans le Pacte ne sont pas sans rappeler celles que l’on trouve dans le cadre d’une juridiction. Ces garanties sont indispensables pour considérer la valeur de l’organe, notamment parce qu’elles sont par la suite un gage de la qualité desdites décisions. En l’espèce, le cadre de ces garanties est fixé par la quatrième partie du PICDP. Les membres du Comité des DH, au nombre de 18, sont élus au scrutin secret pour une durée de 4 ans renouvelable[106] en tenant compte d’une répartition géographique équitable afin de s’assurer de la représentation des diverses formes de civilisation ainsi que des principaux systèmes juridiques[107]. Les membres du Comité des DH doivent être des juristes internationaux[108] « de haute moralité et possédant une compétence reconnue dans le domaine des droits de l’homme »[109]. Le Règlement intérieur du Comité[110] vient compléter ce cadre et prévoir la possibilité de destitution d’un membre du Comité des DH qui aurait « cessé de remplir ses fonctions pour tout motif autre qu’une absence de caractère temporaire »[111]. De plus, les membres du Comité des DH sont obligés de faire le « serment solennel d’exercer ses fonctions de membre du Comité des DH “toute impartialité et en toute conscience” »[112] et l’indépendance des membres du Comité des DH est assurée grâce à l’indépendance financière que leur offre l’article 35 du PIDCP puisqu’ils « reçoivent, avec l’approbation de l’Assemblée générale des Nations Unies, des émoluments prélevés sur les ressources de l’Organisation des Nations Unies dans les conditions fixées par l’Assemblée générale, eu égard à l’importance des fonctions du Comité »[113]. Les membres du Comité des DH ne sont donc pas tributaires de leur État d’origine concernant l’allocation de leurs ressources et peuvent donc exercer leurs fonctions en dehors de toute pression extérieure. Ceci est conforté par leur impossibilité de participer aux procédures qui impliquent leur État de nationalité. En effet, dans la procédure des rapports étatiques, ils ne peuvent « participer à l’examen des rapports de l’État partie ou au débat et à l’adoption des observations générales concernant l’État partie pour lequel il ou elle a été élu au Comité »[114]. Une disposition semblable est présente à l’article 90 §1a pour la procédure des communications individuelles et est complétée par l’impossibilité pour le membre de prendre part à l’examen d’une communication « si le membre a un intérêt personnel quelconque dans l’affaire ; ou si le membre a participé à un titre quelconque à l’adoption d’une décision quelconque relative à l’affaire sur laquelle porte la communication »[115]. Ces trois dernières dispositions permettent de prévenir d’éventuels conflits d’intérêts et garantissent ainsi l’impartialité indispensable à tout organe chargé de rendre des décisions juridiquement recevables.

Nonobstant ces précautions prises par les rédacteurs du Pacte, certaines premières nominations n’ont pas semblé entièrement répondre à la hauteur des exigences fixées par le Pacte. Or, soucieux d’assurer une telle indépendance, ce qui est une nouvelle fois, une marque de l’autorité qui doit être reconnue aux décisions du comité, les États, au travers la Résolution 68/268 de l’Assemblée générale des Nations Unies[116], ont entériné les critères, valables pour tous les comités, proposés par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, puis adoptés par les Comités avec les Principes directeurs d’Addis-Abeba en 2014[117]. De manière générale, il est réaffirmé, exigé dans une certaine mesure, de mettre fin à la tentation de nominations politiques quelle que soit la qualité des personnes concernées et de s’assurer dorénavant que l’expertise des candidats guide leur nomination. Par conséquent, malgré quelques errements des premières années, la lettre du Pacte corroborée et confortée par les critères d’Addis-Abeba, marque l’attachement des États à la qualité et à l’indépendance des membres du Comité comme socle de son expertise.

Non seulement une attention toute particulière a été et est portée à l’indépendance du Comité des DH, mais il a également été pris soin, à l’image de ce que l’on attendrait d’une juridiction indépendante, de s’assurer de l’autonomie organisationnelle du comité lui-même, gage de sa neutralité dans l’exercice de son expertise.

La possibilité qui est reconnue à un organe de s’auto-administrer est également un gage de confiance accordée aux membres de cet organe et donc un gage de qualité de ces derniers. Il est ici question de l’autonomie du Comité des DH. En ce sens, le Comité des DH élit lui-même son bureau[118], mais est surtout compétent pour adopter son propre Règlement intérieur[119]. Cette autonomie déjà conférée par la lettre du PIDCP a permis en effet au Comité des DH de prendre un certain nombre d’initiatives qui ont grandement affecté la perception de sa propre fonction et donc son fonctionnement. En effet, en élaborant lui-même son Règlement intérieur, et dans le silence du Pacte à ce propos, l’une des premières missions du Comité des DH a consisté à rédiger des règles pour la présentation et l’étude des rapports étatiques[120], ce qui lui a permis de s’approprier sa fonction principale : celle d’organe de surveillance de la bonne application du PIDCP. Ainsi, c’est le Comité des DH lui-même qui a pu décider du moment auquel l’État doit fournir un rapport périodique[121] : tous les 5 ans après le premier rapport, lorsque la situation des droits de l’homme est gravement compromise dans l’État sollicité ; ou chaque fois qu’il en fera la demande. Il est également le garant de sa propre crédibilité en ce que ses membres sont chargés de signaler à leur Président toute raison en vertu de laquelle ils considèrent qu’ils ne devraient pas prendre part, ou continuer à prendre part, à l’examen d’une communication[122]. Cette faculté de déterminer, dans une certaine mesure, sa propre fonction l’a également amené à être compétent quand il s’est agi de trancher la question des réserves faites au PIDCP (ou au Protocole facultatif du PIDCP) et ainsi d’apprécier sa propre compétence lorsque ces réserves visaient des dispositions du PIDCP qui le concernaient. Dans une Observation générale no. 22, le Comité des DH, reprenant des principes bien établis en droit international public indique que :

[p]our faciliter la réalisation de ses objectifs, le Pacte investit par ailleurs le Comité des DH d’une fonction de contrôle. Les réserves émises afin de se soustraire à cet aspect essentiel du Pacte, qui vise également à garantir l’exercice des droits, sont (…) incompatibles avec son objet et son but. Un Etat ne peut pas se réserver le droit de ne pas présenter de rapports et de ne pas voir ses rapports étudiés par le Comité. […] C’est pourquoi une réserve qui rejette la compétence qu’a le Comité d’interpréter les obligations prévues dans une disposition du Pacte serait aussi contraire à l’objet et au but de cet instrument [nos soulignés][123].

Ainsi, les réserves à la compétence du Comité sont considérées comme incompatibles avec le but et l’objet du Pacte. Comme il le dit lui-même, « le rôle du Comité au titre du Pacte, que ce soit en vertu de l’article 40 ou en vertu des Protocoles facultatifs, suppose nécessairement l’interprétation des dispositions du Pacte et l’élaboration d’une jurisprudence »[124]. Ceci illustre toute l’autonomie de celui-ci et la volonté d’éviter toute interférence ou limite dans ses fonctions et, par conséquent, dans l’exercice de son expertise dont ces règles sont les gardiennes. Mais il convient aussi de soulever que cette Observation générale no 22 traduit la possibilité pour le Comité d’être amené à vérifier la validité de toute réserve au Pacte. D’une certaine manière, ceci confirme la primauté de l’expertise du Comité sur toute autre entité, celui-ci ayant la compétence d’analyser les contours des limites que les États pourraient avoir voulu porter à leurs obligations du PIDCP. Dès lors, il pourrait être difficile d’affirmer que les analyses du Comité et le constat qu’il pose n’ont pas préséance sur celles posées par des entités étatiques.

2. La qualité des observations et des décisions du Comité

Outre la qualité des membres et l’autonomie du Comité, la qualité des décisions de ce dernier contribue à asseoir l’expertise qu’il détient dans l’analyse de la mise en oeuvre des obligations du Pacte par les États parties.

a) Les observations générales et l’interprétation téléologique du traité

Au titre de la qualité des membres qui le compose et grâce à cette autonomie conférée, le Comité des DH s’est employé, à travers ses observations générales, à préciser, à l’adresse des États, la portée et les contours des obligations auxquelles ils se sont engagés en devenant partie au Pacte. Cette possibilité d’émettre des observations générales, non prévue par le Pacte ou le Protocole, mais déduite des fonctions que ces derniers lui fixent, atteste également de l’expertise que celui-ci a en la matière. Non seulement les États ne peuvent-ils se permettre d’émettre n’importe quelles réserves au PIDCP, mais ils ne peuvent se permettre également d’en interpréter le sens, ceci appartenant au Comité au regard de son expertise.

Il a ainsi saisi l’occasion de préciser que « [l]’objet et le but du Pacte sont de créer des normes relatives aux droits de l’homme juridiquement contraignantes en définissant certains droits civils et politiques et en les plaçant dans un cadre d’obligations juridiquement contraignantes pour les Etats qui le ratifient, ainsi que de fournir un mécanisme permettant de surveiller efficacement les obligations souscrites »[125]. Conscient de la controverse existante concernant cette fameuse « force contraignante » de ses décisions, il semble que le Comité des DH reste prudent puisque la mention de la « force contraignante des engagements pris par les États parties au Pacte » ne sera toutefois pas reprise lorsqu’il s’agira, dans les Observations générales suivantes de déterminer l’étendue de ses fonctions de contrôle[126]. Pour autant, si ce dernier se refuse à affirmer le caractère contraignant de ses décisions, il ne s’empêche cependant pas de rappeler aux États la valeur de leur engagement pris au titre du PIDCP, quitte à faire jouer cette ambiguïté en sa faveur. L’appréhension large des possibilités offertes ou inspirées du PIDCP que le Comité des DH tente ici de faire valoir s’inscrit en réalité dans une interprétation téléologique du texte. Ceci permet d’éviter que le PIDCP ne devienne anachronique. Le Comité des DH l’a rapidement précisé lors d’une constatation rendue en 1982 en indiquant que « chaque traité international, y compris le Pacte […] a une vie propre et doit être interprété d’une manière juste et exacte, et lorsque cela est prévu, par l’organe qui est chargé de surveiller l’application de ses dispositions »[127]. Ainsi, les Observations générales ont une double fonction. Elles sont d’une part l’occasion pour le Comité des DH de faire une interprétation générale d’une disposition du PIDCP, qu’il s’agisse du sens à donner à un droit protégé[128] ou de la portée des obligations contractées par les États[129]. Les Observations générales représentent d’autre part la possibilité pour le Comité des DH de réinterpréter et d’actualiser les dispositions du PIDCP en fonction des évolutions de la société internationale de sorte à en faire un instrument vivant, concret, effectif et veiller à ce qu’il ne tombe pas en désuétude.

Si comme il a été dit précédemment le Comité, pour établir ses observations générales, s’est servi entre autres de ses observations finales rendues à la suite du rapport soumis par un État partie, dans les procédures de plainte, les observations générales viennent par la suite nourrir les analyses qu’il est amené à effectuer lors d’élaboration d’autres observations finales et constatations.

b) La mise en application du PIDCP et la procédure de rapport

La procédure de rapport instauré par l’article 40 du PIDCP a avant tout une fonction de dialogue. Cette procédure de rapport, initialement façonnée par l’Observation générale no. 2 du Comité des DH en 1981, précisée par les Directives unifiées concernant les rapports présentés par les États parties conformément au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est finalement bonifiée dans le cadre des mesures envisagées dans le sillage de la réforme visant le renforcement des organes conventionnels adoptées par l’Assemblée générale, dans sa Résolution 68/268 en 2012. Ainsi le « Comité souhaite que l’examen des rapports prenne la forme d’une discussion constructive avec la délégation, dans le but d’améliorer la situation des droits énoncés par le pacte dans l’État partie »[130].

En ce sens, le point de départ du rapport réside dans les observations finales formulées à la suite du rapport précédent ainsi qu’une liste fournie par le Comité des DH des points essentiels étant à l’examen. Que ce soit la compétence des membres de la délégation de l’État[131] convoquée par le Comité des DH et chargée de « répondre aux questions orales et écrites ainsi qu’aux observations du Comité sur tout l’éventail des droits reconnus dans le Pacte », ou encore la circonscription des points à aborder, les garanties d’une procédure de rapport efficace et efficiente résident donc dans l’ensemble des exigences formulées par le Comité des DH dans ses directives. La procédure s’achève par la publication des observations finales dans lesquelles le Comité des DH répertorie son évaluation du rapport étatique, le dialogue entretenu avec l’État en mettant en avant les lacunes et problèmes identifiés et formule ses recommandations[132]. Dès que le Comité des DH adopte des observations finales, une procédure de suivi est mise en oeuvre afin d’établir, de maintenir ou de restaurer le dialogue avec l’État partie. À cette fin, comme il a été mentionné précédemment, le Comité peut désigner un rapporteur spécial qui lui rend compte[133]. L’ensemble des observations finales adoptées est ensuite regroupé dans le rapport annuel du Comité des DH qui est transmis à l’Assemblée générale.

Il convient ici de constater que si les États se défendent parfois avec retard, il n’en demeure pas moins qu’ils acceptent la procédure et qu’ils s’y soumettent, consentant ainsi à entrer dans un dialogue constructif avec l’organe international, de répondre à ses questions, permettant à celui-ci d’établir ses conclusions quant au fait de savoir si l’État était ou non dans le respect de ses obligations fixées par le Pacte. Au-delà des critiques, Il y a là une l’acceptation d’une procédure répétitive qui témoigne également du rôle et de la fonction du Comité et de l’usage qu’il en fait, autrement dit, de son expertise.

La procédure des rapports est donc une procédure encadrée, qui cherche à aider l’État dans la réalisation de ses engagements pris au titre du PIDCP. Que ce soit lors du prononcé des observations finales, spécifiques et propres à la situation de l’État ayant soumis le rapport, ou de manière plus globale et abstraite, lors de l’adoption des observations générales, la procédure des rapports est une manifestation de la fonction interprétative du Comité des DH. Les garde-fous imposés par la procédure de rapport instaurent une certaine rigueur qui encadre cette procédure et qui démontre une volonté de conserver une crédibilité, le respect d’une expertise confiée à un organe de surveillance.

Les observations générales et finales sont certes assorties d’une grande autorité morale[134], mais outre le fait qu’elles attestent de l’expertise du Comité, elles ont également un impact décisionnel certain, puisque le Comité s’en sert pour appuyer ses analyses dans le cadre de sa fonction contentieuse.

c) Les constatations du Comité des DH au titre des plaintes individuelles

Dans le cadre de sa fonction contentieuse, « à l’inverse du contrôle sur rapports, le contrôle sur plaintes permet au Comité des DH de connaître de violations spécifiques des droits du Pacte »[135]. Si la portée des décisions[136] que rend le Comité des DH à la suite des communications individuelles qui lui sont soumises reste contestée de telle manière que la force contraignante ne leur est pas reconnue, l’autonomie du Comité des DH dans l’interprétation du PIDCP évoquée plus en amont[137] lui a permis de préciser à l’occasion de son Observation générale relative aux obligations des États parties en vertu du Protocole facultatif que « [m]ême si la fonction conférée au Comité des DH pour examiner des communications émanant de particuliers n’est pas en soi celle d’un organe judiciaire, les constatations qu’il adopte en vertu du Protocole facultatif présentent certaines caractéristiques principales d’une décision judiciaire » [notre souligné][138]. Si les principes devant conduire la procédure sont consignés dans le protocole facultatif, c’est le Règlement intérieur du Comité des DH qui détermine avec précision quelles sont les étapes du déroulement de la procédure des communications. Or, à la lecture de la Partie XVII du Règlement intérieur qui lui est consacrée, il est évident que le Comité des DH a veillé à préserver sa crédibilité en posant un certain nombre de règles très détaillées afin de prévenir toute critique qui pourrait venir déconsidérer son travail. Ainsi, les communications individuelles doivent respecter des conditions de recevabilité relatives à la forme de la requête qui sont familières à n’importe quelle juridiction. La procédure est écrite, il y a une exigence relative à l’identification des parties[139] et des conditions de délais à respecter[140]. Toute la procédure est contradictoire[141], il y a collégialité de la décision de recevabilité ou d’irrecevabilité[142], et confidentialité des échanges pendant la procédure[143]. De plus, l’article 2 du Protocole facultatif exige que la requête précise quelles sont les dispositions du PIDCP prétendument violées[144] ainsi que la démonstration de l’existence d’une « victime d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte »[145] et donc d’un préjudice dont le but de la communication est l’obtention d’une réparation[146].

S’il est donc bien évident que l’ensemble des garanties d’une procédure judiciaire ordinaire sont exigées lors de la procédure des communications individuelles devant le Comité, l’analyse détaillée des exigences liées à cette procédure des communications individuelles permet surtout de mettre en évidence qu’elle s’intègre complètement à une logique de protection internationale des droits de la personne. L’élément premier, caractéristique d’une procédure s’inscrivant dans une logique de protection internationale des droits de la personne, tient dans l’acceptation expresse de la compétence du Comité des DH pour recevoir et examiner ces communications. En effet, en plus de la ratification du protocole dont l’objet est « d’habiliter le Comité (…) à recevoir et à examiner (…) des communications émanant de particuliers qui prétendent être victimes d’une violation d’un des droits énoncés dans le Pacte », l’article 84 §3 du Règlement intérieur du Comité des DH rappelle qu’« [a]ucune communication concernant un État qui n’est pas partie au Protocole facultatif ne sera reçue par le Comité »[147]. Le deuxième élément, propre à une telle logique de droit international des droits de la personne, a trait à la souplesse de l’appréciation des conditions de recevabilité qui est observée par le Comité[148]. Finalement, c’est surtout le respect du principe de subsidiarité qui demeure l’élément le plus révélateur de l’appartenance à cette logique.

La procédure fixée dans l’examen de telles plaintes individuelles, qu’elle résulte du Protocole facultatif ou de son développement par le Comité, se rapproche des procédures pratiquées par les juridictions internationales de protection des droits de la personne. Il y a donc là une similitude indéniable avec un contrôle judiciaire, celui exercé par le Comité étant d’ailleurs déjà été qualifié de contrôle quasi judiciaire. Il est ici important de mentionner que la distinction entre le judiciaire et le quasi judiciaire relève principalement de l’absence d’autorité relative de chose jugée dans le second cas, ce qui ne remet nullement en cause dans les deux cas, l’expertise première, voire unique de l’organe de contrôle pour analyser les obligations de l’État et le constat selon lequel il les a, ou non, enfreintes. C’est en cela que l’on peut reconnaître aux décisions du Comité un caractère déclaratoire ad minima.

Concernant le fond de la décision du Comité, « [l]a nature d’un organe dépend de la fonction qui lui est dévolue : il est juridictionnel si celle-ci est de trancher un différend par une décision obligatoire et sur la base du droit »[149]. Or, le Comité des DH « dans ses décisions (…) énonce ses conclusions sur les violations alléguées par l’auteur de la communication et, quand il a conclu à une violation, énonce une réparation »[150]. Le Comité des DH se présente donc bien ici comme un organe quasi-juridictionnel puisqu’il rend ses constatations sur la base du droit[151], mais que sa décision n’est pas obligatoire. En réalité ici, il convient de nuancer entre le constat que porte la décision, et le respect des conclusions et recommandations de celle-ci. En effet, « [l]es constatations du Comité au titre du Protocole facultatif constituent une décision qui fait autorité, rendue par l’organe institué en vertu du PIDCP lui-même et chargé d’interpréter cet instrument »[152].

Une telle autorité de la qualité des décisions du Comité des DH a d’ailleurs été reconnue par la CIJ à l’occasion d’une affaire Ahmadou Sadio Diallo, précédemment évoquée, dans laquelle la Cour a dit que :

[l]e Comité des DH a, depuis sa création, développé une jurisprudence interprétative considérable, notamment à l’occasion des constatations auxquelles il procède en réponse aux communications individuelles qui peuvent lui être adressées à l’égard des Etats parties au premier Protocole facultatif, ainsi que dans le cadre de ses “Observations générales’’[153],

avant de préciser que :

[b]ien que la Cour ne soit aucunement tenue, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, de conformer sa propre interprétation du Pacte à celle du Comité, elle estime devoir accorder une grande considération à l’interprétation adoptée par cet organe indépendant [notre souligné][154].

Le Comité mentionne lui-même :

[m]ême si la fonction conférée au Comité des droits de l’homme pour examiner des communications émanant de particuliers n’est pas en soi celle d’un organe judiciaire, les constatations qu’il adopte en vertu du Protocole facultatif présentent certaines caractéristiques principales d’une décision judiciaire. Elles sont le résultat d’un examen qui se déroule dans un esprit judiciaire, marqué notamment par l’impartialité et l’indépendance des membres du Comité, l’interprétation réfléchie du libellé du Pacte et le caractère déterminant de ses décisions. (…) Les constatations du Comité au titre du Protocole facultatif constituent une décision qui fait autorité, rendue par l’organe institué en vertu du Pacte lui-même et chargé d’interpréter cet instrument. Ces constatations tiennent leur caractère, et l’importance qui s’y attache, du fait que le rôle conféré au Comité en vertu du Pacte et du Protocole forme un tout.[155]

L’existence de cette expertise permet par ailleurs de considérer que le Comité des DH bénéficie d’un certain monopole dans l’interprétation du PIDCP.

B. La détention d’un monopole d’interprétation du Comité des DH sur le PIDCP

1. Éléments déterminant l’existence de ce monopole

En premier lieu, il est possible de déduire que l’existence de ce monopole réside, comme il a déjà été mentionné, de la logique même du droit international des droits de la personne et conséquemment dans celle de l’existence d’un mécanisme de contrôle international. En effet, la mise en oeuvre du PIDCP, comme l’ensemble des obligations de droit international de droits de la personne, repose sur les États et il revient éventuellement à leurs juridictions nationales d’en sanctionner le non-respect. La volonté de mettre en oeuvre un mécanisme de contrôle international traduit la volonté des États de s’assurer de l’existence d’un filet de sécurité. Non content de fixer des obligations en matière de droits de la personne, le droit international, par l’existence d’un tel mécanisme, permet d’éviter les défaillances, les défauts, voire l’absence de volonté dans la mise en oeuvre de celles-ci. Il est opportun ici de ne pas oublier que ce développement du droit international des droits de la personne et de ces mécanismes de contrôles internationaux, tant au niveau universel que régional, s’est fait en raison de l’incapacité de régimes démocratiques (tout particulièrement la République de Weimar) d’enrayer les dérives totalitaires et les atteintes aux droits de la personne qu’elles ont engendrées. Dès lors, si ces mécanismes internationaux constituent l’ultime garantie, il est alors difficile de concevoir que les États puissent ne pas tenir compte des constats qu’effectue le Comité, en avançant simplement que sa propre analyse de la situation est différente. Le caractère subsidiaire de tout recours international, autrement dit l’exigence que tout plaignant s’adresse aux juridictions nationales au préalable traduit la volonté de permettre à l’État de rectifier la situation et de respecter ses obligations en droit de la personne. Si, une fois saisi, le Comité des DH en vient à la conclusion que tel n’a pas été le cas, il est pour le moins incongru que l’État puisse rester campé sur sa position quant à la conformité de la situation à ses obligations.

Cette affirmation est corroborée par le Comité des DH lui-même dans son Observation générale no. 24 dans laquelle il considère que « bien que certains Etats invoquent leur souveraineté pour affirmer qu’ils sont seuls à pouvoir interpréter le Pacte, le Comité des DH s’impose comme l’autorité interprétative du Pacte »[156].

En deuxième lieu, il convient également de préciser que le seul organe de contrôle compétent par rapport aux obligations du PIDCP et de ses protocoles est le Comité des DH[157]. Contrairement à la plupart des autres traités de droit de la personne du système onusien érigeant des comités qui mentionnent le recours à la CIJ, le PIDCP ne propose pas le recours à la CIJ en cas de différends[158]. En effet, bien que ces comités soient compétents pour examiner des rapports étatiques ou pour entendre des plaintes interétatiques, leur convention respective permet également aux États, dans certaines circonstances, de saisir la CIJ en cas de différend sur l’interprétation ou l’application du traité que des négociations n’auraient pas su résoudre.

Certes la CIJ ne s’interdit pas, à l’occasion d’un litige, de tenir compte d’une disposition du PIDCP. Elle a même précisé, dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo précédemment invoquée, qu’elle ne s’estime pas liée par l’interprétation que pourrait en donner le Comité. Toutefois, il est important de préciser d’une part, qu’elle affirme ceci non pas dans le cadre d’un recours interétatique relatif au Pacte, mais bien à l’égard d’un recours interétatique dans lequel le Pacte serait incidemment invoqué et d’autre part, qu’elle prend soin de réaffirmer du même souffle la déférence doit faire preuve le Comité des DH dans l’exercice de ses fonctions.

La Cour a reconnu, comme il a déjà été mentionné qu’elle estime :

(...) devoir accorder une grande considération à l’interprétation adoptée par cet organe indépendant, spécialement établi en vue de superviser l’application de ce traité. Il en va de la nécessaire clarté et de l’indispensable cohérence du droit international ; il en va aussi de la sécurité juridique, qui est un droit pour les personnes privées bénéficiaires des droits garantis comme pour les Etats tenus au respect des obligations conventionnelles [nos soulignés][159].

2. Des constats qui s’imposent

En ce sens, le Comité des DH dispose d’un « monopole d’expertise » puisqu’il est le seul, ultimement, à pouvoir interpréter le PIDCP, à examiner les rapports étatiques dressant un bilan de l’action ou de l’inaction dudit État quant à la mise en oeuvre et au respect des mesures prescrites par le Pacte, à évaluer des plaintes entre États ou des plaintes émanant d’une victime potentielle. À propos des rapports étatiques, le fait qu’ils lui soient effectivement adressés[160], est déjà en soi l’expression de la reconnaissance de la légitimité du Comité des DH quant à surveiller l’application et la mise en oeuvre du traité. Il convient ici de préciser que ni la procédure des rapports, ni celle des communications individuelles ne prévoit de droit de réponse des États, une fois l’Observation finale ou la constatation rendue. La subsidiarité induit que l’État a eu, au préalable toutes les occasions d’agir ou de se prononcer avant l’organe international. C’est donc ce dernier qui se prononce sur la situation de l’État ou sur l’affaire qui lui a été soumise et sa décision ne peut par la suite être remise en cause par l’État.

Une précision doit également ici être apportée. Dans son arrêt Lagrand de 2001, la CIJ a bien indiqué que « [l]’absence de voies d’exécution et le défaut de caractère obligatoire d’une disposition sont deux questions différentes »[161]. Cela signifierait donc qu’après avoir statué sur l’existence d’une violation, le fait que le Comité des DH ne dispose pas de la possibilité de faire exécuter ses décisions – quoiqu’il existe toutefois une procédure et un mécanisme de suivi, il est vrai, non-contraignant – ne les prive pas de toute conséquence juridique[162]. Si les décisions sont valables et qu’il est le seul à pouvoir les rendre, alors ces décisions sont déclaratoires. Elles peuvent ne pas être suivies par les États (en raison de l’absence de force contraignante), mais elles ne peuvent pas être remises en cause pour autant. L’interprétation, le contenu de la décision est un constat qui ne peut être ni débattu, ni démenti.

Ainsi, s’il est clair que la décision, l’instrumentum, l’acte en lui-même n’est pas contraignant, le fond de la décision, le contenu de l’analyse rendue par le Comité des DH est déclaratoire. Les interprétations formulées dans les décisions peuvent ne pas être suivies par les États – c’est la conséquence de l’absence de force contraignante – mais elles ne peuvent pas être remises en cause pour autant.

Le monopole d’expertise que détient le Comité, l’impossibilité pour les États de remettre en question l’analyse et le constat que fait celui-ci dans ses décisions, s’il confère une véritable force déclaratoire à celles-ci, ne remet pas pour autant en cause le fait qu’en tant qu’instrument juridique elles ne revêtent pas l’autorité relative de chose jugée. L’État, sans pouvoir remettre en cause le constat, pourrait en toute légalité, passer outre. Toutefois, il convient de noter que lorsque ce constat intervient à propos d’obligations constituant également des normes de droit international coutumier, a fortiori si celles-ci ont acquis le caractère de normes de jus cogens, il est alors difficilement envisageable que l’État concerné puisse passer outre la décision en s’appuyant sur le fait que celle-ci n’ait pas l’autorité relative de chose jugée.

IV. Le dépassement tangible de la simple force déclaratoire : l’impact du droit international coutumier et du jus cogens sur la portée des décisions du Comité des DH

Tel qu’il a été vu, les décisions du Comité des DH n’étaient pas contraignantes, notamment en raison de l’absence de force exécutoire. Cependant, si cette force exécutoire n’existe effectivement pas, la détention d’une expertise reconnue aux membres du Comité des DH et l’existence du monopole de ces derniers pour interpréter valablement le texte du PIDCP permettent de conclure qu’à défaut de présenter une force obligatoire, les décisions du Comité des DH sont pourvues d’une force déclaratoire. En effet, dans le cas d’une décision emportant le constat d’une violation du PIDCP par le Comité, le fond de la décision ne peut être remis en cause. Quand bien même, l’État ne donnerait pas suite à la décision du Comité, notamment par l’absence de mesures prises pour empêcher la violation à l’avenir, ou l’absence de réparation accordée à la victime, la reconnaissance de la violation en tant que telle ne peut être contestée.

A. Le caractère obligatoire des mesures provisoires prononcées par le Comité

À l’image de libellé du Protocole facultatif du PIDCP, qui évite toute terminologie judiciaire ou coercitive, le vocabulaire utilisé dans l’article 92 du Règlement intérieur du Comité DH[163] peut, à première vue, laisser penser que l’État concerné est libre de donner suite ou non aux « vues sur l’opportunité de prendre des mesures provisoires ». Ces dernières seraient ainsi souhaitables et non obligatoires[164]. Toutefois, le Comité des DH va, en s’appuyant sur le droit international coutumier, affirmer le caractère obligatoire des mesures provisoires qu’il prononce à l’adresse des États parties. Autrement dit, les exigences du droit international coutumier vont donc permettre au Comité DH de donner aux mesures provisoires qu’il prononce, une tout autre portée que celle initialement prévue. Il sera suivi, en cela, par la plupart des juridictions et quasi-juridictions internationales.

1. Le recours aux mesures provisoires en droit international

La possibilité pour les juridictions ou quasi-juridictions internationales de prononcer des mesures provisoires (ou « conservatoires ») trouve son fondement dans un principe général de droit[165]. La possibilité de prononcer de telles mesures découle donc du principe de restitutio in integrum[166] selon lequel une action en justice doit chercher à rétablir la situation, telle qu’elle était avant que les violations n’aient été causées. Ces mesures provisoires sont donc des mesures d’urgence, cherchant à éviter qu’un dommage irréparable ne soit causé pendant la durée de l’instance en raison de la longueur de celle-ci. Elles ont pour objet de « préserver les droits respectifs des parties, évitant un dommage irréparable aux droits en litige dans un procès judiciaire »[167]. Elles sont donc des mesures prises dans le cadre du déroulement de la procédure, par la juridiction et elles ne présagent en aucune manière de ses décisions ultérieures sur la recevabilité ni sur le fond de l’affaire[168].

Ainsi, la possibilité de prononcer des mesures provisoires existe pour les juridictions et quasi-juridictions internationales en raison d’un « principe universellement admis devant les juridictions internationales et consacré d’ailleurs dans maintes conventions »[169] que la Cour permanente de Justice internationale (ci-après CPJI) est venue affirmer dans une affaire Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie. La CPJI y indique en effet, qu’en vertu de ce principe : « les parties en cause [s’abstiennent] de toute mesure susceptible d’avoir une répercussion préjudiciable à l’exécution de la décision à intervenir et, en général, ne laisse[nt] procéder à aucun acte, de quelque nature qu’il soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend »[170]. Le principe étant posé, la plupart des instances internationales se sont par la suite octroyé cette compétence en vertu de leur règlement intérieur,[171] mais d’autres, comme la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples[172] et la Cour interaméricaine des droits de l’homme[173], se sont vu reconnaître cette faculté conventionnellement. Ces mesures ont donc pour objet et but de préserver les droits revendiqués par les parties à la procédure jusqu’à ce que le contentieux soit tranché par l’organe international compétent. Leur objet et leur but sont d’assurer l’intégrité et l’effectivité de la décision de fond, une fois prononcée, en évitant qu’un préjudice irréversible ne soit porté aux droits revendiqués par les parties pendente litis, afin de ne pas annuler l’action de l’organe compétent[174].

Bien que le caractère évident de l’importance du respect des mesures provisoires s’impose, notamment dans le cadre du contentieux des droits de la personne, le caractère obligatoire de ces dernières n’a toutefois pas été immédiatement reconnu. Cette reconnaissance progressive s’est fondée sur le principe de droit international coutumier – Pacta sunt servenda – autrement dit, le principe d’application de bonne foi des traités par les États parties. En cela le Comité DH a joué un rôle majeur au travers de l’affirmation du caractère obligatoire de ses propres mesures.

2. Le rôle déterminant du Comité DH dans l’affirmation du caractère contraignant des mesures provisoires en droit international

Comme il vient d’être mentionné, en vertu de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité des DH, celui-ci peut : « informer [l’]État de ses vues sur l’opportunité de prendre des mesures provisoires pour éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé à la victime de la violation alléguée »[175]. Le libellé de cet article semblait donc dépourvu de tout aspect contraignant et les commentaires, pour le moins timorés du Comité dans les premières affaires où des États refusaient de s’exécuter, semblaient confirmer de cette appréhension. Ainsi, dans le cadre de l’affaire Ng c. Canada, le Comité DH s’est contenté de « jug[er] regrettable que l’État partie n’ait pas accédé à la demande qu’il lui avait faite (…) de surseoir à l’extradition de [l’]auteur [notre souligné] »[176].

Mais la position du Comité des DH s’est par la suite, au milieu des années 1990, durcie. Dans une affaire Peter Bradshaw c. Barbade de 1994, le Comité des DH indiquait que « l’absence d’applicabilité directe »[177] du PIDCP par les tribunaux nationaux ne pouvait être invoquée « pour se soustraire à l’obligation d’observer les mesures conservatoires »[178] et qu’en raison de l’observation du principe de bonne foi[179] le manquement à la prescription d’une mesure conservatoire indiquait que : « l’État partie ne s’[était] pas acquitté des obligations qui lui incomb[ai]ent en vertu du Protocole facultatif et du Pacte »[180]. C’est donc du respect du principe d’application de bonne foi des traités, principe de droit international coutumier, que Comité DH en déduit l’obligation pour les États de respecter ses mesures provisoires. En effet, le non-respect de celles-ci conduit à priver de tout objet l’examen que pourrait faire au fond le Comité et donc de l’engagement des États parties d’autoriser leurs justiciables à s’adresser au Comité pour qu’il examine les griefs qu’ils soulèvent.

Il affirmera son raisonnement de manière bien plus tranchée dans l’affaire Piandiong c. Philippines[181] :

En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises (...) Pour un État partie, l’adoption d’une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance d’une communication et d’en mener l’examen à bonne fin, et l’empêche de faire part de ses constatations, est incompatible avec ces obligations. Indépendamment donc d’une violation du Pacte qui lui est imputé dans une communication, un État partie contrevient gravement aux obligations qui lui incombent en vertu du Protocole facultatif s’il prend une mesure qui empêche le Comité de mener à bonne fin l’examen d’une communication faisant état d’une violation du Pacte, ou qui rend l’action du Comité sans objet et l’expression de ses constatations sans valeur et de nul effet (…) L’adoption de mesures provisoires en application de l’article 86 du règlement intérieur conformément à l’article 39 du Pacte est essentielle au rôle confié au Comité en vertu du Protocole facultatif. Le non-respect de cet article, en particulier par une action irréparable comme l’exécution d’une victime présumée ou son expulsion, sape la protection des droits consacrés dans le Pacte assurée par le Protocole facultatif [nos soulignés].[182]

Cette évolution jurisprudentielle a d’ailleurs été reprise dans son ensemble à l’occasion de l’adoption de l’Observation générale no. 31 : La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte dans laquelle le Comité des DH précise qu’il :

est en outre d’avis que le droit à un recours utile peut dans certaines circonstances obliger l’État partie à prévoir et à appliquer des mesures provisoires ou conservatoires pour éviter la poursuite des violations et tenter de réparer au plus vite tout préjudice susceptible d’avoir été causé par de telles violations[183]

et qu’il complète dans son Observation générale no. 33 en indiquant que :

[l]’inobservation de ces mesures provisoires est incompatible avec l’obligation de respecter de bonne foi la procédure d’examen des communications individuelles établie par le Protocole facultatif.[184]

Le Comité des DH considère donc que lorsqu’il prescrit des mesures provisoires en vertu de l’article 92 de son Règlement intérieur, les États se doivent de les observer et ce, au nom de l’application de bonne foi du Protocole facultatif. Cette analyse sera corroborée par la CIJ et bien d’autres juridictions internationales qui ont fait en sorte que cette obligation de respecter les mesures provisoires soit « un véritable principe général du droit, commun à virtuellement tous les systèmes juridiques nationaux, et ratifié ou confirmé par la pratique des tribunaux nationaux, arbitraux, et internationaux »[185].

En effet, c’est dans l’arrêt Lagrand du 27 juin 2001 que la CIJ prendra une position claire et ferme concernant l’exigibilité des dispositions prescrites par les mesures provisoires, Fort de toutes ces évolutions, à la fois jurisprudentielles, conventionnelles et doctrinales, c’est sans équivoque que la CIJ affirme dans cette affaire qu’ :

(...) [i]l ressort de l’objet et du but du Statut, ainsi que des termes de l’article 41 lus dans leur contexte, que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires emporte le caractère obligatoire desdites mesures, dans la mesure où le pouvoir en question est fondé sur la nécessité, lorsque les circonstances l’exigent, de sauvegarder les droits des parties, tels que déterminés par la Cour dans son arrêt définitif, et d’éviter qu’il y soit porté préjudice. Prétendre que des mesures conservatoires indiquées en vertu de l’article 41 ne seraient pas obligatoires serait contraire à l’objet et au but de cette disposition.[186]

La CIJ met alors un terme à la controverse tant à l’égard des problèmes d’interprétation liés aux dissonances linguistiques de rédaction de l’article 41 du Statut, qu’à l’égard de la contestation de la légitimité de l’organe quant à prononcer de telles mesures, et ce, peu importe le fondement juridique lui permettant d’exercer cette faculté. La Cour EDH reprendra à son compte cette consécration jurisprudentielle de la portée des mesures provisoires[187]. Plus rétive à ce raisonnement, la Cour EDH, s’y résoudra à la suite de l’affaire Lagrand, dans un arrêt Mamatkoulov et Askarov c. Turquie de 2005[188].

Au-delà des mesures provisoires, le respect des normes droit international coutumier, a fortiori si elles ont acquis le statut de norme de jus cogens, pourrait conduire à reconnaitre, outre la force déclaratoire d’une constatation, que cette dernière doive être respectée par les États.

B. Les constats de violation d’obligations du PIDCP ayant acquis le rang de norme de droit international coutumier ou de jus cogens

1. Les obligations ayant acquis le rang de norme de droit international coutumier ou de jus cogens

Si le Comité des DH dispose d’un monopole d’expertise quant à l’analyse qu’il effectue de la conformité d’une situation aux exigences du PICDP, lorsque celui-ci en vient à un constat de violation d’une obligation du PICDP, qui serait par ailleurs reconnue comme une norme coutumière voire une norme de jus cogens, il semble alors difficile pour l’État en cause de passer outre la décision.

L’engagement des États à respecter les droits de la personne s’est effectué dans la deuxième partie du XXe siècle essentiellement par voie conventionnelle, après l’adoption de la DUDH. Le recours à la source conventionnelle pour affirmer de telles garanties présente bien évidemment le désavantage de rendre ces engagements tributaires de la volonté ou non des États d’être parties à telles conventions. Toutefois, la multiplication des traités internationaux de protection des droits de la personne au niveau universel et régional et la multiplication des ratifications ou adhésions dont ils ont pu faire l’objet, ont eu pour effet de voir certains droits de la personne acquérir le caractère de normes de droit international général, autrement dit de droit coutumier. Par ailleurs, certains de ces mêmes droits, outre le fait d’être dorénavant des normes de droit international coutumier, ont acquis le statut de normes de jus cogens au sens de l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[189].

Ainsi le Comité des droits de l’Homme dans son Observation générale no 24 relative aux réserves faites au PICDP en établit une liste. Il indique en effet que :

(...) les dispositions du Pacte qui représentent des règles de droit international coutumier (a fortiori lorsqu’elles ont le caractère de normes impératives) ne peuvent pas faire l’objet de réserves. Ainsi, un Etat ne peut se réserver le droit de pratiquer l’esclavage ou la torture, de soumettre des personnes à des traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants, de les priver arbitrairement de la vie, de les arrêter et de les détenir arbitrairement, de dénier le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, de présumer une personne coupable tant que son innocence n’a pas été établie, d’exécuter des femmes enceintes ou des enfants, d’autoriser l’incitation à la haine nationale, raciale ou religieuse, de dénier à des personnes nubiles le droit de se marier, ou de dénier aux minorités le droit d’avoir leur propre vie culturelle, de professer leur propre religion ou d’employer leur propre langue[190].

Il convient de noter que dans cette Observation générale no 24, le Comité des DH prend soin de préciser et de souligner que certaines de ces normes ont acquis le caractère de normes impératives, autrement dit de jus cogens. Il en va ainsi par exemple de la prohibition de la torture dont il peut effectivement être considéré qu’elle :

(...) est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère.[191]

L’énoncé quelque peu sommaire de l’article 53 de la Convention de Vienne relativement à la définition de ce que sont les normes impératives de droit international a nécessité l’intervention du juge international, afin de déterminer plus précisément quel était le contenu de ces normes. Le raisonnement des juges qui sont intervenus à ce propos a été dans un premier temps très prudent, voire réticent quant à l’utilisation du terme jus cogens, lui préférant des expressions telles que « obligations impératives »[192], « principes intransgressibles »[193], « principes d’une autorité particulière »[194], tout cela participant à la confusion et à la délicate détermination du contenu de ces mesures. C’est en réalité le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui a, le premier, utilisé cette notion, lorsqu’il a qualifié l’interdiction de la torture de norme de jus cogens dans son arrêt Furundzija de 1998[195]. Il sera suivi de près en 2001 par la Cour EDH[196], puis par la CIJ en 2006[197] à propos de l’interdiction du génocide.

Les mesures qui relèvent du jus cogens correspondent donc à « des règles que les États sont tenus d’observer en toutes circonstances et en dehors même de tout engagement conventionnel »[198]. Ces normes, universellement reconnues comme impératives, absolues, concernent, à l’unanimité, l’interdiction de la torture, de l’esclavage et le droit à la vie[199]. Les exemples les plus fréquemment cités de normes de jus cogens peuvent également être le principe de non-emploi de la force (règlement pacifique des différends)[200], le respect du droit diplomatique et consulaire[201], l’interdiction du génocide, de la discrimination raciale, de l’apartheid, ainsi que les règles fondamentales du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés, et le droit à l’autodétermination[202]. Ces normes s’imposent donc d’elles-mêmes et sont indérogeables. Aucune circonstance ne saurait justifier leur irrespect, à tout le moins en ce qui concerne l’interdiction de la torture ou de l’esclavage qui ne peuvent souffrir d’aucune limitation.

2. L’obligation de respecter les constats de violation d’obligations du PIDCP ayant acquis le rang de norme de droit international coutumier ou de jus cogens

Si le droit international reconnaît à certains droits garantis par le PICDP un caractère coutumier voire impératif, les États ne peuvent y déroger, à moins que l’État ait manifesté son opposition lors de l’émergence de la norme coutumière ou qu’il y ait l’émergence d’une nouvelle norme impérative de sens contraire[203], ce qui est difficilement envisageable considérant les droits concernés. Comme il a été mentionné, le Comité des DH précise dans son Observation générale no 24 que : « [d]es réserves contraires à des normes impératives ne seraient pas compatibles avec l’objet et le but du Pacte »[204]. Il insiste d’ailleurs en précisant que :

(...) les dispositions du Pacte qui représentent des règles de droit international coutumier (a fortiori lorsqu’elles ont le caractère de normes impératives) ne peuvent pas faire l’objet de réserves. (...) [notre souligné].[205]

avant d’ajouter qu’ :

(...) il est impossible de déroger à certaines dispositions précisément parce que la primauté du droit ne saurait être assurée en leur absence. C’est ce qui se passerait dans le cas d’une réserve aux dispositions de l’article 4, qui vise justement contrebalancer les intérêts de l’Etat et les droits de l’individu en période d’exception. Il en va de même de certains droits auxquels il n’est pas permis de déroger - interdiction de la torture et de la privation arbitraire de la vie, par exemple - 4/et qui, en tout état de cause, ne peuvent faire l’objet d’une réserve puisque ce sont des normes impératives. [notre souligné].[206]

Au regard de tout cela, il semble clair que, s’il revient au Comité des DH d’évaluer si oui ou non il y a eu un manquement de l’État par rapport à ses obligations issues du PICDP et qu’il est le seul à pouvoir l’examiner, l’État sera non seulement tenu par l’évaluation, mais il sera en plus, dans certains cas, tenu de respecter la décision elle-même. Par exemple, considérant les droits protégés par le PIDCP, le Comité des DH peut être amené à traiter de cas de torture, prohibé par l’article 8. Cette prohibition est absolue, elle a acquis le caractère de norme coutumière et par ailleurs est reconnue par le droit international comme norme de jus cogens[207]. Dès lors, il est difficile d’envisager une situation dans laquelle l’État pourrait passer outre la décision, prétextant que les décisions du Comité des DH ne sont pas contraignantes ou n’ont pas autorité de chose jugée. Une telle attitude, face à un constat de violation ou de risque de violation, reviendrait à se placer sciemment en violation d’une norme coutumière a fortiori de jus cogens. Autrement dit, quand bien même la décision du Comité DH n’a pas l’autorité relative de chose jugée le respect de sa conclusion devrait dans ces circonstances s’imposer à l’État.

***

L’ensemble des éléments qui viennent d’être soulevés tend à souligner qu’il n’est pas si évident que cela que les décisions du Comité des DH, et dans une certaine mesure celles des autres organes de traité, ne sont pas obligatoires et qu’elles n’auraient qu’une portée morale, politique ou diplomatique. Les travaux préparatoires, l’action du Comité et son évolution font que celui-ci est unanimement reconnu comme une quasi-juridiction, dont la simple différence avec ses consoeurs juridictions internationales est que ses décisions n’ont pas l’autorité relative de chose jugée. Il convient toutefois de minimiser cette différence.

En premier lieu, comme il vient d’être examiné, il semble qu’une autorité certaine s’attache à ses décisions en raison de son expertise et de sa capacité in fine de se prononcer sur le comportement des États au regard de leurs obligations au titre du PIDCP. Qui plus est, dans certaines circonstances, il est difficilement envisageable que l’État passe outre la constatation du Comité des DH en se retranchant derrière son absence d’autorité relative de chose jugée lorsque cette constatation fait état d’une violation du PIDCP qui constitue également une violation du droit international coutumier.

En second lieu, il convient également de relativiser l’importance de l’autorité relative de chose jugée pour asseoir une distinction entre les décisions du Comité et celles de ses homologues, par rapport aux arrêts de juridictions internationales. En effet, qu’il s’agisse de quasi-juridictions ou de juridictions, que leur décision ait ou n’ait pas l’autorité relative de chose jugée, ces institutions évoluent dans une société qui demeure westphalienne, où la volonté de l’État demeure incontournable. Ainsi, si les arrêts de la Cour EDH font autorité en matière de protection des droits de la personne, il n’en demeure pas moins que certains d’entre eux sont en but au refus des États de les mettre en oeuvre[208]. Cette coopération des États est indispensable et elle se manifeste dans le système européen de protection des droits de la personne par la procédure de suivi de mise en oeuvre des arrêts, qui est confiée à un organe politico-diplomatique, le Comité des ministres. Il est donc préférable de s’attacher à l’autorité des décisions plutôt qu’à leur absence de caractère obligatoire et il semble bel et bien ressortir de ce qu’il vient d’être exposé que les décisions du Comité des DH puissent prétendre à une telle autorité. Tout comme ses homologues judiciaires, seul un processus de négociation et de coopération indispensable avec les États permettra au Comité des DH de s’assurer que ces derniers donnent suite à ses décisions, et les principes directeurs élaborés à Addis-Abeba vont d’ailleurs dans ce sens.

À une heure où les populismes ont le vent en poupe dans nombre de pays démocratiques et où parfois les atteintes importantes aux droits de la personne et plus généralement à l’État de droit sont avérées, lorsque l’on s’interroge sur l’autorité à donner aux décisions de ces institutions, il est important de se rappeler la raison d’être de ces institutions et ce pourquoi les États ont accepté de les mettre en oeuvre à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : avoir un ultime recours, un filet de sécurité, assurant aux individus qu’une institution puisse entendre leur cause là où les institutions nationales pourraient faillir.